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Le bonheur en bouquet: Tome 1
Le bonheur en bouquet: Tome 1
Le bonheur en bouquet: Tome 1
Livre électronique483 pages7 heures

Le bonheur en bouquet: Tome 1

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À propos de ce livre électronique

De nouvelle en nouvelle, comme s’il égrainait les douze mois d’une année décisive, le lecteur s’immerge dans douze tranches de vie. S’écoulant entre 2012 et 2016, elles présentent d’étonnantes similitudes… La densité et la convergence des trajectoires individuelles atteignent un point d’orgue à l’occasion d’une chaude soirée de juin 2016 dans l’est parisien. Ce soir-là, à l’occasion d’une fête des voisins, toutes ces vies se croisent aux quatre coins d’une cour foisonnante de verdure qui les retranche de l’agitation alentour. Leur vérité se fait jour. Elle éclate comme le bouquet final d’un feu d’artifice qui crépite tout au long des 1200 pages d’histoires riches en émotion. Leur quête de bonheur a le parfum des fleurs, la forme d’un bouquet et une recette bien particulière que deux des protagonistes veulent livrer au plus grand nombre. Les ingrédients de cette recette, c’était impératif : il fallait les nommer, les écrire à deux mains, les chanter…
LangueFrançais
Date de sortie24 oct. 2019
ISBN9782312069302
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    Aperçu du livre

    Le bonheur en bouquet - Sabine de Romance

    cover.jpg

    Le bonheur en bouquet

    Sabine de Romance

    Le bonheur en bouquet

    Tome 1

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2019

    ISBN : 978-2-312-06930-2

    Le bonheur, c’est l’art de composer un beau bouquet avec les fleurs qui sont à notre portée.

    « Le même désir veille,

    là tout au fond des cœurs,

    tout changer en douceur,

    changer les âmes,

    changer les cœurs avec des bouquets de fleurs.

    Ah ! Sur la terre il y a des choses à faire !

    Moi, pour te donner du cœur,

    je t’envoie des fleurs. »

    Alain Souchon et Laurent Voulzy

    Être, ou ne pas être : telle est la question. Y a-t-il pour l’âme plus de noblesse à endurer les coups et les revers d’une injurieuse fortune, ou à s’armer contre elle pour mettre frein à une marée de douleurs ? Mourir… dormir, c’est tout… Calmer enfin, dit-on, dans le sommeil les affreux battements du cœur ; quelle conclusion des maux héréditaires serait plus dévotement souhaitée ? Mourir… dormir, dormir ! Rêver peut-être !

    William Shakespeare, Hamlet –

    Acte III, scène 1

    À tous ceux que j’aime.

    À mes enfants particulièrement, Apolline, Pierre, Constance, Maxime.

    Prologue

    Rien n’échappe au destin, pas même le hasard. Ni les rencontres, ni les événements heureux ou tragiques, ni les lieux où se trament les existences, ni le surgissement de la vie, ni la mort ne s’affranchissent du destin, ou plus exactement de la destinée humaine. Cela ne se démontre pas, cela s’expérimente. Le hasard ne suffit pas à réfuter l’idée d’un ordre du monde, il ne la rend que plus passionnante, ou désespérante, selon les événements qui adviennent… D’ailleurs, sans le hasard, on peut même affirmer qu’il n’y aurait pas de rencontres véritables, pas de recommencement possible après l’échec, pas d’aventure en somme. Pas de suspens, pas de rebondissements… Le destin, souvent, se joue à rien. Parfois une minute suffit pour faire une rencontre décisive, ou bien la rater de façon définitive. Cette minute, précisément, est trop précieuse pour être le fruit du hasard. Le temps n’est pas assujetti au hasard, il joue avec lui, il tisse ainsi des projets qui nous dépassent. Il faut juste de la patience, et une certaine sagesse, pour comprendre toute cette logique complexe…

    C’était en substance le résumé de la thèse qu’élaborait Isabelle en secret dans l’ombre de son esprit troublé, au fil de ses occupations futiles et de ses déambulations sans but où elle tentait en vain de dissoudre son angoisse existentielle. Elle venait de lire dans les rayons papeterie des Galeries Lafayette, sur une carte joliment illustrée, que le hasard, c’était peut-être le pseudonyme de Dieu quand il ne veut pas signer. C’était Théophile Gautier qui avait écrit cela dans La Croix de Berny. Et si c’était vrai ? Si le hasard c’était Dieu incognito qui passe parmi nous et qui traverse tous les jours notre quotidien ? Sur une autre carte, elle avait lu du même auteur que les âmes sœurs finissent par se trouver quand elles savent attendre. Et si c’était vrai aussi, ce destin amoureux plein de clémence qui demande juste de la patience car il écrit droit avec des lignes courbes ?

    Tout comme elle, depuis l’automne, l’année 2013 n’en finissait plus de se languir comme un agonisant que la vie retient encore par quelques fils ; chaque journée qui parvenait à s’achever selon la règle édictée par les lois de la nature lui donnait raison. À la fin du mois d’octobre, la nuit du vingt-six au vingt-sept très précisément, on était passé à cette lugubre heure d’hiver ; elle venait clôturer une semaine particulièrement éprouvante pour Isabelle. Depuis lors, plus rien ne semblait se passer dans sa vie. Elle était une sorte de nuit sans lune ni étoiles. Elle était exsangue, suspendue dans l’attente d’un événement fatal comme le dernier souffle dans les narines d’un mourant ou le fracas cosmique qui marquerait la fin du monde. Elle attendait confusément une immense déflagration puis le néant qui l’absorberait, puis peut-être une renaissance. Le vingt-quatre octobre, c’était la date anniversaire de la séparation de ses parents. Elle ne l’oubliait jamais ; elle voyait comme si elle y était sa mère quittant la maison en claquant la porte et ne revenant plus. Toute la nuit, elle avait été absente. Puis la journée suivante, et cela pour la vie entière… Et comme par une malédiction du sort, cette année-là, la treizième du troisième millénaire – et cela n’était sûrement pas le hasard que cela tombât cette année-là précisément –, le vingt-quatre octobre, elle avait compris que l’histoire se répétait dans les familles, qu’on avait beau espérer une situation meilleure que celle de ses parents, le poids de l’hérédité, ou celui du destin, pesait plus lourd que toutes les espérances. Un texto lu sur le portable de son mari lui avait suffi pour comprendre que la fin était imminente. C’était trop ambigu pour ne pas susciter de soupçons. C’était un message de sa secrétaire ; or il fallait toujours se méfier des secrétaires, sa mère l’avait suffisamment dit et répété. Jessica avait écrit : « Sébastien, n’oublie pas notre rendez-vous de demain matin. Bisous ». Bisous… Au pluriel en plus ! Avec un smiley qui envoyait un bisou. C’était trop familier pour ne pas révéler au grand jour tout ce que cela cachait dans le secret. Elle voyait Jessica appliquant sa bouche charnue partout sur le visage de Sébastien et cette vision l’horrifiait, la hantait, la désespérait… Quand les images de l’adultère avaient fini d’envahir tous les interstices de son imagination, alors la bande son prenait impitoyablement le relai et les cruelles réparties d’une dispute monumentale bondissaient dans son esprit fébrile, celle qui consommerait la rupture et qui ne tarderait pas à éclater. Tout partait toujours de la même phrase que Sébastien avait marmonnée quelques jours auparavant, après qu’elle lui eût adressé un reproche : « Depuis que je suis marié, je suis un homme mort »… Ils étaient tous deux comme morts, finalement, asphyxiés, enterrés sous les décombres pesants de leur vie conjugale ratée.

    Rien ne semblait se passer non plus dans la vie des parisiens. C’était tout au moins ce que pensait Isabelle qui, à cette heure-ci, déambulait parmi eux devant les vitrines de Noël des Galeries Lafayette, frigorifiée, transpercée par l’humidité de la bruine qui suintait sans répit du ciel grisâtre de novembre. Une horde de consommateurs avançait boulevard Haussmann, au niveau des grands magasins. Ils avaient l’expression renfrognée de ceux qui accomplissent une tâche nécessaire et ennuyeuse, l’air blasé, fatigué ; ils paraissaient défraîchis et déracinés, hagards comme des brebis avançant tête baissée vers l’abattoir. Ils se pressaient tous sur les trottoirs, agrégés les uns aux autres dans une foule compacte mais plongés dans la plus profonde indifférence au sujet de ce qui se passait autour d’eux. L’égoïsme et la consommation étaient les liens qui les attachaient ensemble autour des grands magasins, songeait Isabelle. Paris est-il vraiment une fête, même à l’approche de Noël ? Cette grosse peluche rose grimaçante, placardée en affiche publicitaire au-dessus de la porte d’entrée, ne parvenait pas à faire diversion dans cette ambiance morose. Elle était hideuse. Tout comme la fin de cette année. Bientôt une nouvelle année s’ouvrirait pour tous ces gens. Pour elle aussi peut-être. Qu’allait-elle donner celle-là ? Elle espérait un changement, en bien. Une vie meilleure, plus belle. Mais tout, pourtant, semblait indiquer exactement l’inverse. Elle venait de fêter ses quarante ans, le jour de la fête des morts. Quelle plaie d’être née un deux novembre ! Chaque année, cette date la poursuivait. Elle soufflait ses bougies comme on les souffle la nuit venue au chevet d’un lit de mort, après l’avoir veillé dans l’obscurité. La dispersion du petit nuage de fumée au-dessus du gâteau lui faisait penser à celle des cendres après la crémation. Cette fois-ci, ça avait été encore pire que d’habitude. Elle avait ouvert les yeux le matin en songeant à sa sépulture, imaginant le parterre de ses proches pressé autour du cercueil, ou du columbarium peut-être… Elle s’était couchée tôt le soir, déprimée d’avoir déjà quarante ans et d’attendre toujours le bonheur, refusant d’aller au restaurant en famille comme l’avait proposé Sébastien qui s’était tout à coup souvenu qu’elle passait une dizaine.

    Un silence paisible enveloppait toute chose, et la dernière nuit de l’année était au bout de son cours rapide. Le mercredi 1er janvier 2014, alors que le petit matin surgissait péniblement dans une pâleur mal assurée, Isabelle, qui s’était couchée fort tard et réveillée trois heures après seulement, sortit de chez elle en rasant les murs des jolies demeures du Vésinet bordées de vastes pelouses. Le soleil se lève aussi, s’était-elle dit pour trouver le courage de s’arracher à la chaleur de son lit. L’herbe blanchie par le gel luisait faiblement par endroits ; le paysage familier paraissait remodelé tout entier sous une brume aux contours incertains, effaçant presque tout ce qui demeurait de la réalité. Isabelle eut l’impression qu’elle touchait le ciel en même temps qu’elle marchait sur la terre, que la mort et la confusion étaient semées partout en embuscade, comme si le dernier jour avait fondu ce matin-là sur l’humanité, tel un guerrier impitoyable porteur d’un décret inflexible, déchirant un silence tonitruant. Son anxiété, en dépit du calme alentour, était ce matin portée à son paroxysme. Elle n’aurait même pas été surprise si, tout à coup, une assourdissante détonation avait éclaté, ou une fusillade. Surtout ne rencontrer personne, se disait-elle. Pas de « bonne année, bonne santé », ça me porterait malheur.

    À l’angle d’une maison, alors qu’elle constatait, soulagée, qu’il n’y avait pas un chat dehors, un de ces petits félins, noir, les yeux immobiles et jaunes, se faufila subitement entre ses jambes, puis stoppa sa course immédiatement, et s’assit exactement comme sur l’affiche de Théophile Steinlen « Tournée du chat noir ». Il la regardait, sur le qui-vive, les moustaches dressées, le poil hirsute sur le dos, la pupille dilatée, l’œil fixe, la queue crochetée. Elle s’arrêta brusquement, frissonnante. Elle avait en horreur ces bêtes sournoises. Croiser un chat noir le premier jour de l’année était assurément un très mauvais présage. Elle revit dans un flash son amie Amandine lui raconter au réveillon des choses dont elle n’avait plus qu’un très vague souvenir. Au fur et à mesure qu’elle absorbait le champagne copieusement servi dans de ravissantes coupes en cristal, son amie avait paru perdre pied avec la réalité et était devenue de plus en plus volubile, de moins en moins cohérente dans ses propos. Isabelle ne savait plus comment s’en dépatouiller quand, tout à coup, le mari d’Amandine avait surgi dans le cercle formé autour d’elles deux par le ronronnement ininterrompue de sa femme et la fumée des cigarettes. Il avait une mine catastrophée : leur fils avait appelé pour dire que la babysitteur qu’il payait ce soir-là à prix d’or avait giflé leur petite dernière qui, depuis, ne cessait d’hurler à la mort. Amandine avait mis quelques secondes avant de réaliser, puis elle avait eu une réaction étrange. Elle n’avait rien dit à son mari ; elle s’était retournée vers Isabelle et, la regardant fixement, elle avait posé l’index et la majeur sur la table du buffet en prononçant avec une expression stupide :

    – J’touche du bois : jusqu’ici, je n’ai jamais eu aucun problème de nounou et de babysitter.

    Son mari, agacé, avait répondu que maintenant les ennuis commençaient et qu’il fallait y aller… Ce chat noir qui déboulait sans crier gare, c’était comme le coup de fil du fils d’Amandine hier soir. Quelque chose de bizarre et d’inhabituel allait certainement se passer. Isabelle frissonna plus fort. Elle se remit en marche, trouvant très désagréable le crissement que provoquait sur le sol glacé les talons de ses escarpins. Ses pieds endoloris avançaient difficilement, sa marche était saccadée, fantomatique, hasardeuse sur ses talons aiguilles. Sans qu’elle sût pour quelle raison, elle repensa au jeu du chat perché qu’elle affectionnait beaucoup quand elle était petite ; on l’appelait aussi le chat glacé, ce qui, finalement, expliquait probablement le pourquoi de l’arrivée inopinée de ce souvenir à ce moment précis. Il fallait se figer dans des positions périlleuses, sur un pied, des positions un peu stupides, surtout sans bouger, de crainte d’être tué par le chasseur. Voilà qu’elle s’y retrouvait à nouveau… et pas seulement à cette heure-ci où il lui fallait faire de drôles de mouvements avec les bras pour tenter de conserver son équilibre, mais d’une façon générale. Elle traversait l’existence exactement comme maintenant, en retenant son souffle, sur un pied, comme un funambule qui fait semblant de faire son numéro mais qui ne trouve plus rien d’amusant à l’accomplir. Le dernier texte étudié par son fils en cours de français lui revenait nettement à l’esprit ; c’était un extrait de l’œuvre de Francis Ponge nommé « À chat perché » précisément, qui disait quelque chose de similaire à ce qu’Isabelle retranscrivait dans son esprit comme un parfait écho de ce qu’elle vivait elle-même :

    « S’il suffisait de s’allonger par terre, pour dormir, pour mourir. Si l’on pouvait se refuser à toute contenance ! Mais le passage du chasseur est irrésistible : il faut, quoi qu’on ne sache pas à quelle force on obéit, se lever, sauter, prendre des postures idiotes… »

    Quelle posture adopter face au destin qui vous rattrape forcément un jour ou l’autre avec ses mauvais coups ? Faire semblant que tout va bien et qu’on s’amuse bien, comme la veille, au réveillon, jouer une comédie pathétique ? Ou bien se forger une personnalité de héros tragique dont toute la grandeur dérisoirement grandiloquente tient dans ce qu’il tente d’affronter le destin avec brio et sérieux en paraissant tout maîtriser alors même qu’il est parfaitement conscient que cette entreprise de bravade est vouée à échouer lamentablement devant l’inéluctable accomplissement du destin ?

    Le fleuriste était fermé. Isabelle en fut contrariée. Elle avait eu envie de s’offrir un bouquet de roses rouges. Cela aurait sublimé son salon.

    Sur le pas de la porte de la pharmacie de garde, elle s’arrêta net une fois encore. Elle connaissait celle qui en sortait, avec une tête encore plus blafarde que la sienne. Elle avait l’air d’une condamnée à mort.

    C’était Camille.

    Elle se rappelait très bien de son visage. Aucune envie de parler avec elle…

    – Eh ! Isabelle ! Qu’est-ce que tu fais là ?

    Sa voix était surprise plus qu’enjouée. Impossible de l’ignorer maintenant…

    – Ah ! Bonjour Camille ! J’habite le Vésinet et je suis venue m’acheter des pastilles contre le mal de gorge et du Doliprane. J’ai dû attraper froid hier. Nous avions une soirée pour le trente-et-un, c’était mal chauffé. Je me suis réveillée comme si j’avais pris une cuite. Et toi, tu habites là aussi ?

    – Non je suis chez mes parents depuis Noël. J’habite à Paris.

    – Et que fais-tu depuis la fac ? Ça fait des années qu’on ne s’est pas vues !

    – À peu près vingt ans… Tu n’as pas tellement changé ! Je suis conservatrice au palais de Tokyo.

    – Quelle chance ! Ça doit être passionnant ! Tu dois beaucoup travailler, non ?

    – Oui mais je suis en arrêt maladie en ce moment.

    – Ah, je suis désolée… J’espère que ça n’est pas grave ?

    – Un cancer. On verra bien, dit Camille, la voix un peu étranglée.

    – Oh ! J’espère vraiment que cette année sera celle du rétablissement.

    – Merci. Je te souhaite à toi aussi une bonne année… et une bonne santé. C’est vraiment ce qu’il y a de plus important, je te l’assure…

    – L’amour aussi tout de même, répliqua Isabelle d’une voix mal assurée.

    – Oui, bien-sûr. C’est tellement évident qu’on n’y pense même pas. Bon, j’y vais, je dois rentrer à Paris. J’espère qu’on se reverra.

    – Oui, moi aussi. Tu veux me donner ton numéro de portable ?

    – Donne-moi ton numéro, je t’appelle, comme ça tu l’enregistres. Je m’appelle Camille Préaux maintenant.

    – Et moi Isabelle Camouflet.

    Isabelle rentra chez elle avec une boule dans le ventre, en plus de son chat dans la gorge et de son mal de tête. Retrouver une cancéreuse le jour de l’an, et qui vous souhaite une bonne santé par-dessus le marché ! C’était évident qu’il se passerait une catastrophe pour elle en 2014.

    En reprenant le chemin dans le sens inverse, les images des quelques jours passés au Touquet chez Amandine défilaient dans son esprit comme un mauvais film. Quelle idée d’être allés dans le Pas-de-Calais juste après Noël, quand il n’y a pas un chat pour mettre de l’animation dans les rues hideuses de cette station qui avait le toupet de se baptiser elle-même « Le Touquet Paris-Plage, la plus belle plage d’Europe »… Tout ce à quoi elle repensait était triste à pleurer. Sûrement sa déprime avait commencé là-bas. Ou s’y était renforcée. Déjà, elle s’était sentie mal à l’aise de poser ses valises avenue du chat noir, sur la D940 qui menait au centre du Touquet. Cela commençait mal. Son obsession des chats noirs avait repris corps à ce moment-là. Pendant ces quelques jours, elle n’avait prêté attention qu’aux maisons tassées, souvent modestes, grisâtres comme l’hiver, malgré les façades blanchies et les toits en tuiles grossières. Aux alentours, la morne campagne picarde n’était ponctuée que de panneaux indicateurs et de commerces populaires esseulés, Buffalo Grill, Mac Do, quelques petits centres commerciaux populeux… Amandine lui avait vanté la vie au Touquet, le Rottary club, le casino, le palais des congrès, la galerie d’art et le marchant d’antiquités, le Westminster hôtel, le club équestre, le mini-golf devant la plage, le centre de thalasso, le yachting, le musée et même l’aéroport ! Toute la mégalomanie bourgeoise s’étalait dans cette ville surfaite et banale. Amandine avait même dit que cela n’avait rien à voir avec Berck-Plage qui portait bien son nom… Pourtant, rien ne distinguait spécialement ces deux stations balnéaires, si ce n’est les gens qui les fréquentaient en s’agrégeant à ceux qui leur ressemblaient. Les mêmes barres d’immeubles laides et ternes s’alignaient en front de mer dans l’une et l’autre de ces villes voisines.

    Alors qu’elle ouvrait la porte d’entrée de sa maison, Isabelle espéra effacer bientôt ce mauvais souvenir en retournant à la « Commanderie », chez sa sœur. Ce lieu lui convenait infiniment mieux… Il lui fallait organiser un petit séjour là-bas.

    Camille était en train de rentrer chez elle. Elle abordait la rue des Petits Hôtels en resserrant son écharpe pour mieux calfeutrer sa gorge sensible. Le froid était mordant. Elle avait pris les transports en commun, Frédéric étant reparti quelques jours auparavant avec leur voiture. Pour lui faire plaisir, il avait accepté cette année de passer la veillée de Noël dans sa belle-famille mais il était reparti le vingt-six au matin, invoquant des cours à préparer. Elle revenait seule à Paris pour le rejoindre ; leurs deux garçons restaient chez ses parents jusqu’à la veille de la rentrée des classes.

    Frédéric l’attendait en lisant au coin du feu avec de la musique en sourdine. Il venait d’acheter quelques ouvrages intéressants à la librairie polonaise du boulevard Saint Germain mais il avait préféré reprendre Les misérables de Victor Hugo.

    Il lisait à cet instant l’épisode de la rencontre entre Cosette et Jean Valjean :

    Se rencontrer, ce fut se retrouver. Au moment mystérieux où leurs deux mains se touchèrent, elles se soudèrent. Quand ces deux âmes s’aperçurent, elles se reconnurent comme étant le besoin l’une de l’autre et s’embrassèrent étroitement.

    Après avoir relu trois fois ce passage, saisi d’émotion, il avait posé son livre et repensait au Noël de l’année précédente. La valse en la bémol majeur de son compatriote polonais Frédéric Chopin l’accompagnait agréablement dans ses pensées. Cette année, il se sentait nettement mieux qu’à Noël dernier en dépit de la maladie de Camille mais les médecins étant satisfaits de l’évolution du cancer, il était confiant.

    Sur le trottoir, presque au niveau de leur immeuble, Camille croisa Ludovic Tracon qui, à son habitude, marchait d’un pas vif, son portable à la main.

    Ne sachant que lui dire, elle lui lança :

    – Bonne année ! J’espère que vous avez pu prendre quelques jours de congé pour les fêtes…

    – Très peu, j’ai trop de travail. Je pars demain visiter une filiale à New York.

    – Encore ! J’ai l’impression que vous m’avez dit la même chose il y a peu de temps !

    – J’y vais souvent. Allez ! Je suis attendu au restaurant. Bonne soirée Camille !

    Elle trouva bizarre qu’il l’appelât par son prénom, mais c’était d’usage au 12 PH, le nom de code de leur immeuble. Quel séducteur tout de même…

    À peine avait-elle laissé la porte du porche se refermer derrière elle que Dominique Merlan se tournait dans sa direction en la saluant avec un accent chaleureux niché dans sa voix presque caverneuse. Il était debout devant les boîtes-aux-lettres, les mains chargées d’enveloppes :

    – C’est tout le courrier de deux semaines d’absence ! Regardez, j’ai reçu une carte de Laurence Sutini qui me souhaite la bonne année. Je crois que c’est la reproduction d’un de ses collages.

    – Elle nous en a glissé une pour nous aussi. C’est vraiment une femme sympathique… Sur la carte qu’elle nous a écrite, elle nous souhaite tout ce qui peut le plus nous tenir à cœur : la joie, l’optimisme, la tendresse… Elle a même ajouté l’audace !

    – C’est amusant, sur ma carte aussi !

    Camille sourit, supposant que Laurence avait dû écrire à peu près le même mot pour chacun mais la carte de Dominique Merlan était différente de la sienne, plus colorée.

    – Où étiez-vous pour Noël ? demanda-t-elle.

    – À Monte-Carlo, dans le petit pied-à-terre que j’ai là-bas. Vous savez, quand on est à la retraite, ce sont les vacances perpétuelles ! J’aime bien aller à Monte-Carlo à Noël. Il y fait très doux. Et il y a beaucoup moins de monde qu’en été.

    – Certainement, vous avez bien de la chance !

    – Et vous, avez-vous pu vous changer les idées ?

    Dominique Merlan n’osait pas lui demander comment elle allait. C’était embarrassant compte-tenu des circonstances : il avait appris par Odile Lagay que Camille avait aussi un cancer. Il appelait de temps en temps Odile à la Jonquière pour prendre des nouvelles. Les chimios se succédaient à un rythme terrifiant pour une femme de son âge…

    – Oui, oui, fit Camille, évasive.

    Dans l’ascenseur, ils parlèrent de choses et d’autres, évitant soigneusement les sujets qui auraient pu les troubler, la santé de l’un, la solitude de l’autre. Camille avait entendu dire qu’il était brouillé avec toute sa famille. Il était pourtant assez sympathique…

    Sur le palier du cinquième, Éric Busière sortait de son appartement. Il semblait épuisé.

    – Bonsoir ! Bonne année ! Je vous souhaite surtout de retrouver la santé. Vraiment. J’espère que vous êtes confiante, c’est la moitié du chemin pour y arriver.

    – Merci. En effet, je suis assez confiante. Ça m’a fait du bien de quitter Paris quelques jours !

    – Tant mieux ! Moi je n’ai pas eu cette chance.

    – Vous travaillez toujours autant… ?

    – Non, je n’en pouvais plus, j’ai donné ma démission en octobre. Mais j’ai le contre-coup… À vrai dire, je suis très angoissé d’être au chômage…

    Devant tant de sincérité, Camille ne sut comment réagir. Elle appréciait pourtant beaucoup son nouveau voisin et aurait voulu qu’il se sentît mieux.

    – Réfléchissez peut-être à changer complètement de vie professionnelle. Ça peut être une bonne résolution de début d’année ! En tout cas, vous avez raison de faire une pause. C’est souvent salutaire. Je sais de quoi je parle !

    – Oui j’y pense, répondit-il brièvement en se dirigeant vers l’escalier. Jamais il ne prenait l’ascenseur. Camille aimait ce dynamisme. Il était vivifiant, en quelque sorte. Il lui lança « Bonne soirée » en commençant à dégringoler les marches et en songeant que toutes les Camille qu’ils avaient connues étaient douces.

    Elle décida de sonner pour faire venir son mari.

    – Chérie ! Comment vas-tu ?

    Il l’enlaça.

    – Ça m’a fait beaucoup de bien ces quelques jours au Vésinet. Figure-toi que j’ai croisé une amie de la fac hier à la pharmacie. Elle avait fait histoire de l’art avec moi. Très sympa, cette fille. Elle a l’air de s’être pas mal embourgeoisée. En arrivant ici, j’ai croisé Ludovic, puis Dominique, puis Éric. Bref, l’immeuble n’est pas vide même si les vacances scolaires ne sont pas finies.

    – Que des hics…

    – Qu’est-ce que tu racontes ?

    – Tu as croisé que des hommes dont le prénom se finit en ic et tu en as encore un devant toi.

    – Oui, et alors ?

    – Rien, c’est amusant, c’est tout. Il vaut mieux rencontrer des hics que d’avoir des couacs dans la vie…

    Camille fit une drôle de tête :

    – Je ne comprends pas trop… Je mets ça sur le compte de tes quelques heures de solitude. J’ai trouvé qu’Éric n’avait pas l’air d’aller bien. Ça me fait mal au cœur pour lui. Il faudrait qu’il se trouve une femme.

    – Laurence Sutini m’a dit qu’il était divorcé…

    – Ah bon ? Le pauvre… Ça ne l’empêche pas de refaire sa vie ceci dit… Ça pourrait coller avec Sandrine, non ? Une jolie blonde comme elle, ça ne peut pas laisser un homme indifférent. D’ailleurs, Ludovic Tracon lui a bien tourné autour à la dernière fête de voisins. Il faut que je m’arrange pour qu’Éric discute avec elle quand on va tirer les rois tous ensemble.

    – Tu es incroyable, Camille, tu te préoccupes toujours des autres alors que tu as mille raisons de te préoccuper de toi d’abord !

    – Ça fait du bien de s’occuper des autres, ça a des vertus thérapeutiques. Je m’en suis rendue compte depuis que je suis malade. L’arrêt de travail, ça a eu ça de bon. J’ai enfin eu du temps pour renouer avec mes amies même si au début je me suis sentie terriblement seule.

    – La solitude, c’est probablement ce qu’il y a de plus cruel dans la vie…

    – Oui parce que c’est la privation de l’amour. Seuls les hommes sont capables de se priver d’amour. Écoute cette phrase sublime de Saint-Exupéry que j’ai apprise par cœur tant elle m’a marquée : « Dans un monde où la vie rejoint si bien la vie, où les fleurs dans le lit même du vent se mêlent aux fleurs, où le cygne connaît tous les cygnes, les hommes seuls bâtissent leur solitude. »

    Authenticité

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    Cette année, Isabelle et Sébastien Camouflet allaient fêter leurs quinze ans de mariage. Pourquoi fallait-il chiffrer la valeur d’un amour à l’aune du temps qui s’écoule ? Cela n’avait pas vraiment de sens. Isabelle remuait ça dans sa tête depuis quelques temps, comme une longue rumination, comme une macération putride. En attendant, janvier n’étant pas encore achevé, on lui souhaitait à n’en plus finir une bonne année et une bonne santé… Elle détestait cette coutume frelatée. En soi, c’était gentil mais tellement impersonnel, si peu authentique… Tous ces gens se fichaient bien de sa santé et personne ne s’apitoierait si l’on savait combien elle se sentait mal en ce moment. Et cette dent, pour couronner le tout, qui ne lui laissait plus de répit… Il allait falloir qu’elle prenne rendez-vous avec son dentiste mais cette perspective lui semblait pire encore que celle de continuer à souffrir. Isabelle trouvait parfaitement détestable cette propension qu’avait son dentiste à lui faire des remarques déplacées alors qu’elle était neutralisée, la bouche béante, par les tortures qu’il infligeait sans vergogne à ses gencives. La dernière fois, il s’était permis de lui dire que la douleur qu’elle sentait au niveau de ses molaires était uniquement due à la contracture de ses mâchoires, de jour comme de nuit, et que cela n’avait rien de surprenant qu’elles fussent crispées : il suffisait de voir comment elle était habillée pour comprendre d’entrée de jeu qu’elle faisait partie des femmes hyper perfectionnistes qui ne savent pas se vêtir sans réfléchir d’abord à la concordance des couleurs. C’était selon lui l’indice irréfutable qu’elle vivait dans la résistance et le contrôle. Quel goujat, quand elle y repensait… Il se prenait pour un psy ou quoi ! Elle aurait eu envie d’en pleurer ce matin-là. Il est vrai, à sa décharge, qu’elle débutait cette impitoyable période de cinq jours qui, chaque mois, lui imposait sautes d’humeur, mélancolies incontrôlables et douleurs abdominales.

    Isabelle contempla ses ongles. C’était affreux, ils se dédoublaient tous. Un signe qu’elle souffrait d’un trouble identitaire. C’était ce que lui avait dit l’esthéticienne qui avait toutes les peines du monde à lui poser correctement son vernis. Il allait falloir aborder ce sujet avec sa psy. Voilà qui était vraiment préoccupant, comme cette mèche de cheveux blancs qui était apparue du jour au lendemain. Si ça se trouve, elle allait se mettre à perdre ses sourcils et se verrait obligée de les dessiner au crayon, ce qui lui paraissait être le comble de la vulgarité. En tout cas, si elle partait prochainement au soleil, il lui faudrait bien préparer sa peau car elle avait aussi tendance à desquamer. Elle et son mari allaient-ils s’envoler vers une île paradisiaque tous les deux ? Ça se faisait pour fêter un anniversaire de mariage… Et il y en avait encore pas mal qu’ils n’avaient pas vues. Ce pourrait être l’occasion de s’installer une semaine au Dinarobin, à Maurice, cet hôtel au sujet duquel Margaux était dithyrambique. En même temps, se retrouver seuls, tous les deux, c’était presque impossible, c’était angoissant… Cela faisait trop longtemps qu’ils ne l’avaient pas fait. Cela remontait au voyage de noces et l’oubli de son appareil photo avait été une telle contrariété que cela avait gâché leur séjour sur l’île de Santorin.

    Depuis leurs noces de coton, elle organisait chaque année des vacances dans le sud avec des amis. À vrai dire, Sébastien ne s’y intéressait pas tellement, et se satisfaisait assez bien de ces vacances où il n’était pas seul face à sa femme. Les apéros à taquiner le charbon du barbecue, un verre de rosé à la main – un vieux relent des plaisirs du paléolithique comme Isabelle avait l’habitude de le souligner, un peu acerbe –, les longs repas qu’il ne préparait pas, les discussions de boulot au bord de la piscine, la lecture du journal sous un parasol, tout ça lui convenait assez quand il n’était pas en train de consulter ses mails professionnels en catimini. Il était toujours content de reprendre son travail, jamais heureux quand l’heure des vacances avait sonné. De temps en temps, ils partaient loin – toujours avec des amis –, car il est de bon ton de dire qu’on revient de Bora Bora ou des Seychelles.

    Comment allait-elle s’en sortir avec cette histoire de noces de cristal ? Une soirée peut-être ? Elle voyait déjà le carton d’invitation :

    Isabelle et Sébastien sont heureux de fêter leurs 15 ans de mariage.

    Venez vous amuser avec eux !

    On allait leur refaire le coup de Belle et Sébastien… On les avait assez taquinés avec ça. Maintenant elle voyait plus leur histoire comme celle de la Belle et la Bête… J’exagère, quand même ! pensa-t-elle. J’endosse le beau rôle que je ne suis pas vraiment sûre d’avoir. Mais, en tout cas, ça finit bien. La bête redevient le prince, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants… De ce côté-là, trois, ça suffira. Quand on s’en occupe seule…

    Les discours, la cagnotte pour le cadeau, les petits cartons de réponse, le champagne, la musique, les belles robes, les commentaires sous cape de ces dames, les mots d’esprit de ces messieurs… Elle voyait tout ce décorum comme si elle y était et cela ne l’enchantait guère. Pas dans ce contexte. Elle n’avait malheureusement personne auprès de qui s’ouvrir de ces affreuses tergiversations qui l’oppressaient. Isabelle ne pouvait se résoudre à s’épancher tant elle était pénétrée de la conviction que livrer ses états d’âme était la porte ouverte à s’attirer déconsidération et mépris. Ce que l’on aurait pu aisément prendre pour une forme de timidité n’était en réalité qu’une forme subtile d’orgueil, ce cruel bourreau des cœurs tourmentés qui se pavane sous les dehors d’une admirable réserve toute empreinte de prude modestie. Elle avait plusieurs amies qui critiquaient ouvertement l’incurie de leurs maris et se plaignaient sans retenue de leurs défauts mais, elle, elle répugnait à se livrer à cet exercice qui, en plus d’être un peu trop facile, comportait le danger qu’on vous rendît la pareille. Elle était toujours sidérée de la façon dont Amandine parlait de son mari… Elle trouvait indécent ce déballage de critiques. À écouter Amandine, son mari était dépourvu de tant de qualités qu’on se retenait toujours à la fin d’une diatribe particulièrement accablante de lui demander pourquoi elle l’avait épousé. Cela avait certes le mérite d’être franc mais elle n’aurait jamais pu s’adonner à la même liberté de propos. Peut-être était-elle trop pudique ? Elle admirait tellement la délicatesse dont Margaux faisait preuve à l’égard de son mari, comme si elle venait de le rencontrer et qu’elle cherchait à préserver un amour naissant, encore langé dans les ineffables vagissements de la candeur. Elle était douce, bienveillante et chaleureuse. Margaux titillait sa curiosité. Voilà pourquoi elle recherchait sa compagnie.

    Comme beaucoup de femmes, Isabelle avait coutume de sonder le bonheur de ses amies pour tenter d’en trouver la faille et s’en sentir ainsi réconfortée. Elle parlait dans leur dos, s’inquiétant de savoir comment elles allaient, avec une sollicitude un peu trop empressée pour être réellement authentique. Oui, Margaux l’intriguait : d’où lui venait cet entrain communicatif, cet indéfectible enthousiasme ? Il lui semblait qu’elle ne voyait pas elle-même les problèmes dont elle était chargée : un mari souvent absent, un enfant malade, l’autre qui était très difficile à l’école – un enfant précoce, selon ce qu’elle lui avait dit –, un physique pas très avantageux avec ce surpoids qui la contraignait à des régimes astreignants… Elle était pourtant loin d’être une imbécile puisqu’elle était rapporteur public au Conseil d’État, à la neuvième sous-section de la section du contentieux, une précision qui avait énormément impressionné Isabelle. Une mère qui travaillait à un poste important constituait en soi une énigme. Pourquoi rien n’entamait-il le moral de cette femme ? C’était presque énervant ; peut-être était-ce précisément parce qu’elle était épanouie au travail ? Isabelle continuait cependant à la voir pour tenter de percer à jour son secret et pour prendre un peu pour elle de cette formidable énergie de vivre. Jamais elle ne se serait ouverte de son mal-être à une femme si remarquablement bien portante. Elle conservait tous ses griefs conjugaux pour elle toute seule, et parfois, de façon parcimonieuse, et uniquement en privé, pour son mari. Ils demeuraient cachés, bien emballés sous des dehors de personnes pour qui tout va bien. Elle, contrairement à Amandine, elle voulait continuer à donner le change, à sourire en compagnie des autres. Les traits de son visage ne reprenaient leur expression douloureuse que lorsqu’elle était seule face à son miroir. Alors, elle se trouvait laide, fanée. Mais cela ne l’empêchait pas encore d’espérer qu’on la trouvât jolie quand elle était de sortie. Elle continuait de déployer tous les artifices nécessaires pour y parvenir le mieux possible, comme elle l’avait toujours fait depuis son adolescence.

    Isabelle demeurait debout, la figure en écho dans le miroir ouvragé de son salon. Elle pensait à tout cela et, en même temps, à la façon de réorganiser l’ameublement de cette grande pièce aux délicates moulures dont les portes-fenêtres s’ouvraient sur un parc verdoyant dans un coin charmant du Vésinet. J’aurais peut-être dû choisir une autre couleur pour la peinture, songea-t-elle. Je voulais un ivoire mâtiné d’un soupçon de jaune vanillé et le rendu est plus proche de la pierre de taille, avec ce côté un peu terne que je voulais pourtant éviter à tout prix. C’est trop tard maintenant… Il faudrait que je réfléchisse à la façon de rehausser avantageusement cette couleur. Tiens, peut-être que je trouverais de l’inspiration dans le bouquin sur les grandes demeures françaises que j’ai commandé sur Internet. Il ne devrait pas tarder à arriver. Ça promet d’être passionnant de plonger en photos dans ces maisons de vieilles familles.

    Isabelle ne parvenait jamais à se sentir totalement satisfaite de son intérieur en dépit de tous les efforts qu’elle faisait pour l’améliorer sans cesse. Elle était incapable d’embrasser du regard une pièce dans son ensemble, ou un paysage, sans repérer immédiatement quelques détails qui ne convenaient pas à l’harmonie du tout. Il lui semblait que, toujours, il faisait défaut un élément surérogatoire qui eût pu garantir une exhaustivité parfaitement équilibrée. Si elle avait pu faire astiquer ses meubles chaque jour, rectifier l’alignement des fleurs de son jardin et redresser l’herbe de sa pelouse, elle se serait sûrement sentie assouvie de son désir de perfection. Mais ce type de travaux n’était malheureusement pas envisageable…

    Tout en continuant à se livrer à ces réflexions, et en se figurant déjà les améliorations qu’elle pourrait prochainement apporter à l’agencement de son salon, Isabelle entreprit d’arranger mieux les rideaux de percale qui le séparaient du jardin d’hiver aménagé dans une véranda bâtie dans son prolongement. L’idée lui était venue subitement lors d’une visite du musée Jacquemart André. Elle aurait tant aimé reconstituer chez elle à l’identique le merveilleux vestibule couvert de marbre et jonché de plantes vertes, surplombé par cet escalier d’honneur absolument magnifique dont les sublimes courbures portaient le regard à s’élever au-delà des pilastres aux couleurs de framboises écrasées avant de succomber au charme de la grande fresque de Tiepolo. L’extension qu’ils avaient faite construire était percée d’une verrière arrondie et soutenue par des colonnes qui lui conféraient des allures de rotonde. Le soin qu’elle apportait aux plantes et aux fleurs qui garnissaient cette serre majestueuse relevait à la fois d’un sain loisir et d’une religieuse obligation, de celles qu’on hisse au rang des incontournables et cérémonieux devoirs d’état. Chaque espèce, chaque pot faisait l’objet de longues délibérations intimes et de conciliabules intérieurs qui se poursuivaient parfois tard dans la nuit, ayant pour effet de repousser l’endormissement aux confins du petit jour, une fois seulement que les agencements les plus raffinés avaient germé dans son esprit surchauffé comme une serre tropicale. Isabelle avait toujours raffolé des fleurs. Elle entretenait une vénération inconsidérée pour certaines fleurs dont l’aspect et les couleurs délicates lui enseignaient secrètement ce qu’il a de plus précieux à savoir sur la distinction. Plus une espèce était rare, plus elle en jouissait. En revanche, elle parvenait sans difficulté à se sentir dégoutée à la seule vue d’une fleur populacière recluse sur un coin de goudron, anémiée par l’air vicié des quartiers défraîchis des grandes métropoles. Le comble de la vulgarité restait bien-entendu la fleur artificielle, quelle qu’elle fût. Elle exécrait les bouquets poussiéreux composés de ces fleurs factices. Elle adulait en revanche l’étrange beauté sophistiquée des fleurs complexes comme les cardaires et leurs garnisons de bractées dressées comme des gardes armés tout autour des alvéoles duvetées de mauve, ou encore la fleur de la passion, cette passiflore ornementale baptisée ainsi parce qu’on y admire d’un seul coup d’œil les clous, les marteaux et la couronne d’épines de la passion du Christ, teintée d’un bleu tirant sur le violet qui évoque la couleur liturgique du Carême. Dans l’exact prolongement de cette véranda, au centre d’une pelouse posée dans le jardin comme un tapis rond de velours vert, doux et dru à la fois, se dressait une volière en bois, véritable œuvre d’art construite à la manière d’une de ces églises russes orthodoxes coiffées de dômes rebondis. Isabelle entretenait également la passion des oiseaux. Pas n’importe lesquels cependant. Comme l’impératrice Joséphine, elle s’extasiait sur les petits volatiles exotiques et chatoyants qu’on trouve sous les tropiques et qu’on capture dans de jolies cages ouvragées. Le ara, le cacatoès rosalbin, le perroquet amazone et la perruche à collier… Son projet initial, après avoir visité la Malmaison, avait été d’aménager dans son jardin un pavillon à colonnades abritant une oisellerie et un jardin botanique. Elle aurait voulu y répandre une atmosphère récréative et douce, propre à installer le calme dans l’âme des personnes tourmentées. Un sentiment de tendre complaisance l’échauffait toujours lorsqu’elle contemplait des fleurs ou des oiseaux gracieux. Elle rêvait alors d’une vie de château où, pleine d’une ronde et chaleureuse langueur, elle flânerait dans des allées ombragées d’un jardin tropical, tapissées d’arômes d’écorce humide et chaude, gorgée de suc, dévoilant derrière des branches fleuries et des feuilles de palmier le vert éclatant de pelouses embaumant la fleur d’oranger, où elle respirerait les suaves exhalaisons de lilas, de chèvrefeuille, de jasmin, et les senteurs subtiles et pénétrantes du musc ou de la rose. Partout les fleurs lui caresseraient les narines, des mimosas, des tulipes, des narcisses, des hibiscus, des anémones… Elles l’envelopperaient d’un baume odorant comme si elle baignait tout entière dans un pot-pourri brassé par des jets d’eau vive et de fraîches cascades bordées de statues de marbre blanc, déversant tous ces parfums dans des bassins moussus qui les diffuseraient continuellement, été comme hiver, jour et nuit, gonflant l’atmosphère d’effluves

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