Enjeux de la place des savoirs dans les pratiques éducatives en contexte scolaire: Compréhension de l’acte d’enseignement et défis pour la formation professionnelle des enseignants
Par Philippe Maubant
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Enjeux de la place des savoirs dans les pratiques éducatives en contexte scolaire - Philippe Maubant
Canada
LISTE DES FIGURES
ET DES TABLEAUX
INTRODUCTION
Nos sociétés postmodernes accompagnent leur évolution d’un vaste mouvement de transformation des pratiques des organisations et des acteurs, répondant ainsi à une réalité de mondialisation des échanges commerciaux, économiques et financiers. L’affirmation de cette réalité semble réclamer une forte adaptation de la main-d’œuvre induisant de fait une transformation des compétences des travailleurs, même si celles-ci peuvent parfois s’accompagner de précarité et de pauvreté. Ce phénomène de mondialisation et d’internationalisation des échanges conduit à reconnaître comme une évidence la circulation croissante des connaissances. La mondialisation n’aurait pas comme seul contexte de déploiement le commerce et la finance. Le Savoir est, lui aussi, objet de mondialisation, c’est-à-dire objet d’échange et objet de commerce. Si cette perspective est loin d’être nouvelle, l’argument avancé pour la défendre est nouveau. L’idée d’une société du Savoir, érigé parfois comme un slogan au service de la Vertu, semble devenir peu à peu un alibi pour masquer certaines zones d’ombre constitutives de la mondialisation (Freitag, 2008). Nous ne développerons pas ici les critiques de cette mondialisation des échanges et des marchés, marchés financiers tout autant que marchés du travail. Nous ne rappellerons pas certaines données mettant en évidence certains effets dévastateurs de cette mondialisation sur les populations et sur les paysages. Soyons pragmatiques. Sur l’autel d’une société du Savoir, les travailleurs sont invités à développer leurs compétences, à acquérir de nouvelles habiletés tant professionnelles que sociales. Les restructurations industrielles se poursuivent et produisent nécessairement des adaptations, souvent des renoncements, et parfois des deuils. Cette course au développement des compétences (ou à leur adaptation aux nouvelles formes d’organisation du travail) fait pression sur les dispositifs de formation tant initiale que continue, ce qui a pour effet de créer de fortes attentes chez les usagers. En effet, il est attendu de l’appareil de formation tant la reconnaissance des acquis des acteurs sociaux que la production, dans un temps de plus en plus court, de certificats, d’attestations et de diplômes constituant une monnaie d’échange sur le marché du travail. Les différents gouvernements des États dans les pays industrialisés, mais aussi dans les pays en voie de développement, conscients des défis posés aux systèmes éducatifs, ont cherché à penser autrement les programmes d’enseignement. Ainsi, ces gouvernements cherchaient à privilégier la recherche d’une synergie entre l’objectif traditionnel d’instruction et les objectifs de socialisation et de qualification. Autrement dit, comment assurer une compétence sans perdre de vue l’objectif de socialisation?
Les réformes éducatives s’inscrivent dans cette visée d’adaptation de l’appareil d’éducation et de formation aux contingences et aux objectifs de l’économie et de la finance internationale. La mise en œuvre de cette réforme, comme d’autres engagées ailleurs, révélera rapidement une tension entre les trois missions attribuées à l’École: la mission d’instruction, la mission de socialisation et la mission de qualification. Cette dernière met en avant de nouvelles attentes sur le plan des finalités éducatives, des apports des matières scolaires et des pratiques enseignantes, et souligne la nécessité de recentrer l’école sur le développement cognitif nécessaire à l’intégration des savoirs, à leur utilisation dans la vie courante et à leur réinvestissement dans des apprentissages ultérieurs. À cet effet, les nouvelles orientations pour la formation à l’enseignement préconisent, entre autres, le développement d’une compréhension approfondie au regard des différents savoirs à enseigner, ainsi que la capacité de les rendre accessibles aux élèves et de les mobiliser pour les actualiser au sein de compétences (Gouvernement du Québec, 2001b).
Le chapitre 1 présente les premiers résultats d’une recherche qui découlent de l’analyse d’un groupe de discussion montrant que pour les enseignants participants, les savoirs n’occupent pas beaucoup de place dans leurs pratiques comparativement au climat de la classe. La question qui se pose, en ce début d’application de ces curriculums d’enseignement et de formation à l’enseignement qui ont été conçus pour assurer un lien étroit entre eux sur le plan des orientations, est de considérer comment les acteurs de terrain, enseignants en exercice et enseignants en devenir, interprètent et actualisent ces orientations dans les classes. Et, parmi les différentes dimensions qui sont à analyser, celle des savoirs d’enseignement s’avère cruciale. Mais qu’est-ce que les savoirs? En proposant d’approcher le savoir non seulement en identifiant des définitions délimitées par leurs fondements épistémologiques et théoriques, mais bien en se saisissant du savoir dans toutes ses configurations, les auteurs du chapitre 8 dressent un état des lieux des écrits sur le savoir selon des perspectives épistémiques.
Dans le cadre du chapitre 2, les auteurs s’interrogent sur la tentative de concilier les savoirs scolaires disciplinaires et leur utilisation dans les situations de la vie courante et professionnelle.
Ainsi, ils remettent en question la notion de compétence en invitant en quelque sorte à dépasser les oppositions entre le sens commun et le savoir scolaire formalisé. Et en examinant la place qu’occupent les savoirs à l’éducation préscolaire, l’auteur du chapitre 3 tente d’explorer le processus favorisant la transition vers la 1re année du primaire.
Il importe en effet d’analyser la place accordée à ces savoirs dans les pratiques d’enseignement. Car ainsi que le montre l’auteur du chapitre 7, à l’école, les élèves ne peuvent accéder au texte qu’à travers des activités. Mais il arrive qu’ils restent prisonniers de l’activité et qu’ils concentrent leur attention sur les singularités anecdotiques de celle-ci, ce qui les empêche de saisir le savoir en jeu. Cependant, l’examen des recherches entreprises dans ce domaine se heurte à ce que les auteurs du chapitre 4 nomment les zones d’ombre dans l’analyse des pratiques d’enseignement. En exposant les résultats de recension critique de publications scientifiques, ils les ont identifiées et regroupées sous six aspects: la problématisation, le cadre conceptuel, les méthodes, l’analyse de données, l’interprétation, la diffusion et le transfert dans le milieu scolaire. Enfin, en cherchant à mieux connaître les pratiques d’enseignement en milieu autochtone ainsi que les caractéristiques des savoirs enseignants, les auteurs du chapitre 6 font ressortir un écart évident entre les savoirs que les enseignants mobilisent et ceux que d’autres acteurs éducatifs, notamment les parents, considèrent qu’ils devraient mobiliser.
Dans quelle mesure la reconfiguration curriculaire et la mission éducative de l’école primaire trouvent-elles leur prolongement dans les pratiques effectives des enseignants et des futurs enseignants au Québec? C’est la question que nous pouvons nous poser au chapitre 5, en considérant les résultats d’analyses d’entrevues de planification réalisées auprès de huit étudiantes de 3e et 4e années du baccalauréat en enseignement au préscolaire et au primaire. Ces résultats d’analyse témoignent en effet d’une pratique d’enseignement déclarée, caractérisée par une approche monodisciplinaire et des pratiques d’enseignement ambivalentes orientées à la fois vers la construction des savoirs et leur dévoilement.
Plusieurs travaux portant sur les pratiques des enseignants et des futurs enseignants au primaire soulignent un rapport au savoir de type réaliste, l’existence d’une forte hiérarchisation des matières scolaires, l’absence à toutes fins utiles de perspectives intégratives des savoirs et des pratiques centrées surtout sur le développement des habiletés instrumentales (Lebrun et Lenoir, 2001; Lenoir, Larose, Grenon et Hasni, 2000; Lenoir, Larose et Lessard, 2005; Lenoir, Hasni et Lebrun, 2005; Oliveira, Lisée, Lenoir et Lemire, 2005). Ces recherches viennent appuyer un récent rapport du Conseil supérieur de l’éducation qui met en évidence de nombreuses lacunes dans la formation disciplinaire et didactique des futurs enseignants (Conseil supérieur de l’éducation, 2004). Les résultats de recherches sur la place des savoirs dans les pratiques effectives des enseignants et des futurs enseignants du primaire soulèvent plusieurs questions, entre autres:
Quel statut les enseignants accordent-ils aux savoirs d’enseignement?
Quels sont les savoirs enseignés?
Quelle place les enseignants accordent-ils aux savoirs d’enseignement dans leur enseignement?
Comment les enseignants considèrent-ils que leurs élèves réalisent des apprentissages?
Quelles sont les visées éducatives que poursuivent les enseignants dans les relations d’enseignement-apprentissage qu’ils mettent en œuvre?
À quels dispositifs, situations et démarches recourent-ils?
Comment mettent-ils en œuvre ces situations, dispositifs et démarches?
L’objectif principal de ce livre est donc d’interroger, à partir des recherches scientifiques portant sur l’analyse de pratiques enseignantes, la place allouée par les enseignants aux savoirs à enseigner dans leurs pratiques professionnelles au primaire. Les différents auteurs proposent une réflexion qui vise à traiter des savoirs d’enseignement au sein des pratiques enseignantes sous l’une ou l’autre de ces quatre perspectives:
Selon la perspective épistémologique, l’accent est mis sur le rapport au savoir et sur les représentations du statut qui lui est attribué, du sens alloué aux savoirs enseignés et des modalités d’accession à ces savoirs.
Selon la perspective didactique, l’accent est mis sur le rapport aux savoirs et sur le traitement des savoirs sous l’angle de la transposition ou sous celui de toute forme autre d’aménagement des savoirs en vue de leur enseignement, incluant leur actualisation au sein d’approches par projet, interdisciplinaire, etc.
Selon la perspective cognitive, l’accent est mis sur les savoirs eux-mêmes, sur la maîtrise des différents savoirs par les enseignants et sur l’importance qu’ils accordent au développement cognitif.
Selon la perspective médiatrice, l’accent est mis sur l’intervention éducative de l’enseignant sous l’angle des situations d’enseignement-apprentissage proposées, des dispositifs utilisés, des démarches employées, des processus évaluatifs mis en œuvre, de la structuration des activités, etc.
Ces quatre perspectives sont abordées selon deux entrées, celle des pratiques d’enseignement et celle de la formation à l’enseignement. Elles font appel à des résultats de recherche recourant à des recueils de données empiriques découlant de l’observation directe ou indirecte.
PHILIPPE MAUBANT,
AVEC LA COLLABORATION DE BRIGITTE CASELLES-DESJARDINS,
PROFESSIONNELLE DE RECHERCHE, ÉQUIPE APECS,
UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE
ET LUCIE ROGER
PROFESSIONNELLE DE RECHERCHE, IRPÉ,
UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE
BIBLIOGRAPHIE
FREITAG, M. (2008). L’impasse de la globalisation, Montréal, Écosociété.
LEBRUN, J. et LENOIR, Y. (2001). Planifications en sciences humaines chez de futures enseignantes et les modèles d’intervention éducative sous-jacents. Revue des sciences de l’éducation, vol. 27, no 3, p. 569-594.
LENOIR, Y., HASNI, A. et LEBRUN, J. (2005). Resultados de vinte anos de pesquisa sobre a importância atribuída às disciplinas escolares que objetivam a construção da realidade humana, social e natural no ensino primário da província de Québec-Canadá, dans I. Fazenda et A. J. Severino (dir.), Interdisciplinaridade: saberes et competências, Campinas, Papirus.
LENOIR, Y., LAROSE, F., GRENON, V. et HASNI, A. (2000). La stratification des matières scolaires chez les enseignants du primaire au Québec: évolution ou stabilité des représentations depuis 1981? Revue des sciences de l’éducation, vol. 26, no 3, p. 483-514.
LENOIR, Y., LAROSE, F. et LESSARD, C. (dir.) (2005). Le curriculum de l’enseignement primaire: regards critiques sur ses fondements et ses lignes directrices, Sherbrooke, Éditions du CRP.
OLIVEIRA, A. A., LISÉE, V., LENOIR, Y. et LEMIRE, J. (2005). Connaissance et utilisation de manuels scolaires québécois: ce qu’en disent des futures enseignantes du primaire, dans M. Lebrun (dir.), Le manuel scolaire, un outil à multiples facettes, Québec, Les Presses de l’Université Laval, p. 301-328.
CHAPITRE 1
PLACE ET TRAITEMENT DES SAVOIRS DANS L’ENSEIGNEMENT AU PRIMAIRE
Résultats préliminaires d’une recherche
EL MOSTAFA HABBOUB
Doctorant en éducation
CRIE, CRIFPE-Sherbrooke, CRCIE, Université de Sherbrooke
PHILIPPE MAUBANT
Directeur de l’Institut de recherche
sur les pratiques éducatives
APECS, CRIE, CRCIE, CRIFPE-Sherbrooke
Université de Sherbrooke
YVES LENOIR
Titulaire de la Chaire de recherche du Canada
sur l’intervention éducative
IRPÉ, APECS, CRIE et CRIFPE-Sherbrooke
Université de Sherbrooke
ANNE CATHERINE
MCCONNELL
Chargée de cours
Université de Sherbrooke
RÉSUMÉ
Dans le contexte actuel des réformes des curriculums de formation que l’on peut observer depuis plusieurs années au Québec, au Canada et dans les pays industrialisés, les enseignants du primaire sont de plus en plus invités à adapter leurs pratiques d’enseignement aux nouvelles réalités éducatives. C’est dans ce cadre que ce texte présente les premiers résultats d’une recherche subventionnée intitulée Contribution au développement d’un référentiel professionnel basé sur la pratique enseignante: à quelles compétences professionnelles les enseignants du primaire recourent et disent recourir dans leur pratique? Les résultats de cette recherche mettent notamment en évidence que, pour les enseignants rencontrés, les savoirs ne semblent pas être présents dans la description de leurs pratiques d’enseignement. Pour ces enseignants, ce qui importe dans la conception et la mise en œuvre de leurs pratiques, c’est de construire un bon climat de classe, propice à créer des conditions favorables à l’apprentissage. À partir de ces données, ce texte propose de mettre en question le rapport entre instruction et socialisation.
Ce texte reprend les éléments d’une communication présentée dans le cadre d’un colloque intitulé «La place des savoirs dans les pratiques d’enseignements au primaire: quelles conséquences pour l’enseignement et la formation à l’enseignement?».
Dans le contexte actuel des réformes des curriculums de formation qui se réalise au Québec, au Canada et en Occident, les enseignants du primaire sont sollicités pour adapter leur pratique d’enseignement. C’est dans ce cadre que cette communication présente les premiers résultats d’une recherche intitulée: Contribution au développement d’un référentiel professionnel basé sur la pratique enseignante: à quelles compétences professionnelles les enseignants du primaire recourent et disent recourir dans leur pratique? (REFEPROF)¹. Celle-ci a pour but de connaître les points de vue des participantes et participants sur la profession d’enseignant (définition et caractéristiques), les changements repérés dans la profession et les transformations des pratiques d’enseignement qui font suite à la réforme.
Ce texte, quant à lui, présente et discute des résultats recueillis par un groupe de discussion. Ces résultats relèvent les premières perceptions des sujets participants à la recherche REFEPROF au regard de la profession enseignante, des changements qui touchent cette profession à la suite des réformes de l’enseignement au primaire, et au regard des pratiques actuelles de l’enseignement. Le document a pour but, à travers ces résultats, de s’arrêter sur la place et le traitement des savoirs dans le discours des sujets participants. Il faut préciser que ce travail se situe en amont d’une confrontation des résultats dégagés par le groupe de discussion avec ceux d’une ultérieure analyse par vidéoscopie (Habboub, Lenoir, Maubant, McConnell, Morales Gómez et Routhier, à paraître).
Après avoir très sommairement rappelé le contexte, la problématique qui sous-tend cette recherche, les éléments du cadre conceptuel, ainsi que les principaux éléments de la méthodologie, nous présentons les premières analyses et discussions des résultats de cette étude qui font suite à un groupe de discussion. Suivent des éléments de discussion visant à faire ressortir la place et le traitement des savoirs dans le discours des sujets participants.
1. APERÇU DE LA PROBLÉMATIQUE ET DU CADRE CONCEPTUEL
Dans cette section, nous présentons les grandes lignes de la problématique et du cadre conceptuel de la recherche REFEPROF telles qu’elles ont été présentées par le chercheur principal, Lenoir (2003). À la suite des orientations du ministère de l’éducation du Québec (MEQ) (Gouvernement du Québec, 2001a, 2001b), les programmes de l’enseignement primaire (Gouvernement du Québec, 2001a), ainsi que ceux de la formation à l’enseignement primaire connaissent des réformes (Gouvernement du Québec, 2001b). Dans celles-ci, il y a une centration sur le développement des compétences professionnelles, aussi bien chez l’élève que chez les enseignants. Le but est, entre autres, l’amélioration de la qualité de l’intervention éducative, laissant entrevoir l’évolution de la pratique de l’enseignement (ibid.). C’est dans cette perspective que les orientations du MEQ mettent en évidence la nécessité pour les enseignants de se professionnaliser, au sens où l’entendent Lang (1999) et Bourdoncle (1991). Dans le même sens, Altet (1994, 1998), Bru (1994), Perrenoud (1994) et Tardif et Lessard (1999) soulèvent que la nécessité de se professionnaliser demande une responsabilisation de leurs pratiques et des changements radicaux dans leurs interventions éducatives.
Cette prise de conscience de l’importance des pratiques enseignantes est due essentiellement au fait qu’il devient clair que l’adaptation de l’école à la société de demain et la promotion de la persévérance et de la réussite scolaire, entre autres, ne peuvent être atteintes sans l’expertise et l’engagement professionnel des enseignants, dont l’effet a été mis en évidence par plusieurs travaux, entre autres ceux de Bressoux (1994, 1996, 2002) et Bru (1997, 2002).
Il importe de souligner que plusieurs dimensions composent ces pratiques d’enseignement. Parmi ces dimensions, Lebrun, Hasni, Lenoir et Araújo-Oliveira (2011) en relèvent quatre, dont le «quoi enseigner?», le «pourquoi enseigner?», le «comment enseigner?» et le «à qui enseigner?». Nous nous centrerons sur la première, qui renvoie aux objets d’enseignement (Lenoir, Maubant, Hasni, Lebrun, Zaid, Habboub et McConnell, 2007). D’ailleurs, la tâche essentielle des enseignants que définit le curriculum (Gouvernement du Québec, 2001a) «renvoie traditionnellement aux savoirs d’enseignement» (Lenoir et al., 2007, p. 13). De plus, le «quoi enseigner» inclut aussi la socialisation des élèves, ainsi que le précise la deuxième des trois missions de l’école québécoise, «instruire, socialiser, qualifier», définies par le MEQ (Gouvernement du Québec, 1997; Lenoir et al., 2007). Or, cette question des savoirs d’enseignement soulève au moins deux questions. D’une part, si au Québec les savoirs à enseigner «ne semblent pas problématiques pour la vaste majorité des enseignants interrogés» (Tardif et Lessard, 1999, p. 258), quelle importance les enseignants accordent-ils aux savoirs autres qu’instrumentaux (apprendre à lire, à écrire, à compter) dans leurs pratiques d’enseignement (Lenoir, 2008)? D’autre part, des tensions semblent exister entre les trois missions de l’école. C’est pourquoi le texte en cours se donne comme mandat de relever les premières perceptions des sujets participants, au regard de la profession d’enseignant, des changements repérés dans celle-ci, des évolutions constatées et des transformations des pratiques d’enseignement qui font suite à la réforme. À travers ces résultats, il sera possible de dégager la place de la dimension d’instruction (savoir et traitement).
2. ÉLÉMENTS MÉTHODOLOGIQUES
Quoique, dans ce texte, nous présentons les résultats recueillis par un groupe de discussion, il paraît éclairant de situer celui-ci par rapport à l’ensemble du dispositif de la recherche REFEPROF.
La recherche est de type exploratoire (De Ketele et Roegiers, 1991) et descriptif, au sens où elle doit, de concert avec les enseignants, rendre au mieux la complexité de la pratique (Bru, 1997), dans le sens où elle contient une phase heuristique, celle de modéliser à titre hypothétique, toujours de concert avec les enseignants, un référentiel professionnel à partir des pratiques sociales de référence dégagées. Comme elle requiert la participation active des enseignants concernés, elle est donc aussi de type collaboratif (Desgagné, 1997; Desgagné, Bednarz, Couture, Poirier et Lebuis, 2001; Lenoir, 1996), au sens où elle ne peut se concevoir sans la participation active et directe d’enseignants à la collecte et au traitement des données.
Les sujets participants constituent un échantillon de convenance requis pour avoir une saturation théorique (Guba et Lincoln, 1989). Ces sujets sont au nombre de sept: quatre femmes et trois hommes (tableau 1.1). Remarquons que la taille de l’échantillon s’explique par la complexité des procédures méthodologiques (rencontre en groupes, entrevues de planification, de rétroaction et de validation, ainsi que vidéoscopies) et par la limite financière (Fortin et al., 2006). En effet, la complexité des procédures méthodologiques nécessite plusieurs déplacements des sujets et des assistants pour l’observation directe. L’âge des sujets se situe entre 26 ans et plus de 50 ans. Leur expérience en enseignement oscille entre 6 et plus de 21 ans. Quant à leur ancienneté dans leur école respective, celle-ci varie entre 5 et 15 ans. Au moment du filmage, deux sujets enseignaient en 1re année, un en 4e année, deux en 5e, un dans un niveau double de 5e et 6e et, finalement, un en 6e année.
Au sujet de la collecte des données, il importe de souligner que le groupe de discussion ne représente qu’un exemple de procédures auxquelles recourt la recherche REFEPROF. En effet, il s’agit d’une approche méthodologique mixte dans laquelle la collecte des données a été réalisée à partir d’une combinaison des trois principales méthodes présentées par De Ketele et Roegiers (1991), soit: 1) des entrevues semi-structurées et d’explicitation (Vermersch; 1993); 2) l’observation directe par vidéoscopie; 3) un questionnaire d’enquête.
Quant aux procédures de traitement des données recueillies lors des entrevues semi-structurées, celles-ci sont analysées en recourant à une analyse de contenu (Bardin, 1998, 2003; Pourtois et Desmet, 1997). Ce traitement nécessite la transcription du verbatim et le codage des éléments significatifs. Pour faciliter la tâche, nous avons eu recours au logiciel Nvivo pour effectuer une analyse catégorielle. Celle-ci, en tant qu’analyse descriptive, constitue la première phase de l’analyse de contenu (Pourtois et Desmet, 1997). Elle représente la phase objective et systématique de cette analyse. Comme technique proposée par Pourtois et Desmet (1997), inspirée de Bardin (1998), l’analyse catégorielle consiste en une analyse par catégories. Il s’agit «d’opérations de découpages de textes en unités et de classification de ces derniers dans des catégories. La catégorisation a pour but de considérer les données brutes pour en fournir une représentation simplifiée» (Pourtois et Desmet, 1997, p. 201). Elle «consiste à repérer dans des expressions […] textuelles des thèmes généraux récurrents qui apparaissent sous divers contenus plus concrets» (Mucchielli, 1979, p. 269).
3. PRINCIPAUX RÉSULTATS
Les principaux résultats relevés sont en lien avec les représentations initiales de la profession enseignante, de l’enseignement, des pratiques actuelles de l’enseignement et des changements qui y sont opérés.
En tant que représentations initiales du métier, les premiers résultats dégagés révèlent une centration sur l’élève dans le discours des sujets. Et plus précisément, le lien affectif avec l’élève, souvent désigné par le terme «enfant», semble constituer une priorité. Dans ce sens, une participante déclare: «Moi, là, la chose la plus importante dans une classe, c’est de créer un lien d’appartenance pour les élèves puis de créer un lien avec les élèves.» Aussi, les enseignants considèrent que leur métier permet le développement de l’estime de soi de l’élève, car «c’est la base de toute chose, si l’on compare de nous-mêmes. On veut être fier de ce qu’on va faire, on veut être fier de faire, que ce soit dans le sport, dans quoi que ce soit», dit un des sujets. Dans ce sens, une autre participante relève que les conseils de coopération constituent une des grandes valorisations en classe. C’est pourquoi il est important de guider l’élève dans un contexte de résolution de problèmes, d’où l’importance de la pratique et de l’expérience de l’enseignant, ainsi que la nécessité d’avoir un sens critique. En outre, les sujets relèvent les nouvelles exigences imposées par la réforme et le contexte sociopolitique (élèves en difficulté). Cela amène «l’épuisement des gens en place, quand t’as des enfants qui sont trop en demande et qui vivent des crises». Une autre participante ajoute:
Habituellement, on avait des cas, mais on n’avait pas des cas psychologiques. On avait des difficultés, des troubles de comportement. Puis ça, j’arrive à gérer. On est habitué à les gérer, entendons-nous, pas tous les jours. Mais là, maintenant, moi, je suis un peu démunie face à ça parce que je ne sais pas comment gérer mes cas psychologiques. Qu’est-ce que je fais?
Au regard de l’enseignement, celui-ci est défini principalement comme une question de relation éducative adulte-enfant. Ainsi, les sujets se demandent si l’enseignement est une profession, pour souligner qu’il s’agit d’une vocation, au sens où la profession implique un engagement de soi. Dans ce sens, souligne une enseignante, «c’était une vocation dans le sens que faut que t’aimes» et il «faut que tu aies une passion, sinon tu ne passes pas à travers», renchérit une autre.
Quant au rôle de l’enseignant, celui-ci est défini en tant que médiateur qui doit enseigner de manière différente en fonction des différences entre les enfants. Dans ce sens, un des sujets décrit son intervention en soulignant: «je les [élèves] laisse ramer, puis quand je vois qu’ils sont vraiment en difficulté, là je me dis OK. Là, c’est le temps. Quand ça commence à paniquer, c’est le temps de les aider». Cet enseignement doit s’effectuer avec une centration sur l’aspect affectif (leur apprendre à vivre en groupe, à vivre avec soi-même et à éprouver du respect). Ce métier nécessite de bonnes relations avec les élèves et une qualité de contact; autrement dit, il faut aimer les enfants. Ainsi, pour s’affirmer en tant que professionnel et pour le développement de l’estime de soi chez l’enseignant, il faudrait avoir de bons rapports et une communication plus soutenue et plus systématique avec les parents. En effet, le métier d’enseignant est imprégné de valeurs, dont la reconnaissance de l’autre. Toutefois, dans leurs discours, les sujets se centrent davantage sur le statut d’enseignant que sur l’acte d’enseigner des savoirs.
Quant à la définition de leurs pratiques actuelles, les sujets affirment que leur finalité principale est de rendre les enfants heureux à l’école. En effet, «l’objectif premier le plus important quand tu enseignes, c’est ton lien affectif», affirme un des participants. Une autre enseignante abonde dans le même sens: «j’ai un souci bien constant sur leur bien-être. L’estime d’eux, parce que je pense: quand un jeune a l’estime de soi, il peut déplacer bien des choses». En outre, une autre finalité importante qui se dégage est celle de valoriser les enfants. Dans ce sens, une participante souligne: «Je valorise beaucoup l’enfant qui est acteur, l’enfant qui est au cœur de ses apprentissages.» Dans cette pratique, il y a une référence principale au constructivisme. Lors de cette pratique, les enseignants recourent à des modalités didactiques faisant sens pour l’élève, comme les situations-problèmes, et à des modalités pédagogiques différenciées et personnalisées favorisant le développement des automatismes, par exemple la pédagogie du projet.
Au regard de leur profession, les enseignants participants relèvent des changements et en souhaitent d’autres. Ainsi, les sujets estiment que la profession est en changement, d’une part quant aux pratiques et aux techniques, d’autre part quant aux nouveaux rôles dévolus aux enseignants. Ces derniers deviennent de plus en plus des éducateurs, ce qui accroît leur tâche en classe et hors de la classe (réunions avec les spécialistes, par exemple). Dans cette perspective, une enseignante explique:
Comme on disait, on porte plusieurs chapeaux, on veut être bon, on veut être efficace dans différents domaines. On veut aider les enfants en difficulté, mais il y a une part de la tâche qui nous appartient, puis il y a une part de tâche qui ne nous appartient pas. Alors, jusqu’où on intervient, jusqu’où on adapte notre enseignement? Puis toutes les interrelations qui sont relativement nouvelles, parce que là, on a multiplié les rencontres autant avec les spécialistes de neurologie, d’ergothérapie, avec les parents, avec les techniciennes en éducation spécialisée intégrées dans les classes.
C’est ainsi que les participants reconnaissent les nouvelles pratiques qu’ils doivent acquérir. Nous en présentons quatre. Premièrement, les sujets sont d’accord sur le fait «qu’avant, il y a plus de dix ans ou quinze ans passées, on avait déjà des élèves en difficulté. Maintenant, nous en avons toujours, mais on a des diagnostics qui sont de plus en plus précis» (propos de l’une des enseignantes rencontrées). Deuxièmement, les sujets se questionnent par rapport à la crédibilité «par rapport au milieu, aux parents, à ma direction, même à mes collègues». Troisièmement, les participants identifient comme un des changements positifs, «l’utilisation du portefolio comme outil de communication et pour l’élève, parce qu’il y a un regard sur ses apprentissages, il y a une prise de conscience d’autant plus importante».