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Instruire, corriger, guérir?: Les orthopédagogues, l'adaptation scolaire et les difficultés d'apprentissage au Québec, 1950-2017
Instruire, corriger, guérir?: Les orthopédagogues, l'adaptation scolaire et les difficultés d'apprentissage au Québec, 1950-2017
Instruire, corriger, guérir?: Les orthopédagogues, l'adaptation scolaire et les difficultés d'apprentissage au Québec, 1950-2017
Livre électronique349 pages4 heures

Instruire, corriger, guérir?: Les orthopédagogues, l'adaptation scolaire et les difficultés d'apprentissage au Québec, 1950-2017

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À propos de ce livre électronique

Au Québec, le nombre d’élèves en difficulté est passé de 20 000 en 1964 à 200 000 en 2016. Les diagnostics se sont multipliés, créant une école complexe, peuplée d’une myriade de nouveaux métiers cliniques ou pédagogiques. Que penser de ces mutations ? Faut-il y voir un progrès, un risque de médicalisation abusive, ou les deux à la fois ? Comment les décideurs, le public et les professionnels peuvent-ils s’y retrouver ? Un retour s’impose sur les origines et sur les mécanismes – professionnels, politiques et scientifiques – qui façonnent cette ­évolution de l’école québécoise.

Le présent ouvrage raconte l’histoire des orthopédagogues du Québec. Ce corps de métier largement féminin, né de la Révolution tranquille, consacré aux élèves en difficulté d’apprentissage, présente un parcours atypique et franchit aujourd’hui des étapes décisives sur le chemin de la reconnaissance professionnelle. L’histoire de l’orthopédagogie embrasse celle de la difficulté scolaire et de ses ambiguïtés. Elle s’écrit autant dans les salles de classe que dans les sphères politique et scientifique. En retraçant le parcours d’un corps de métier, cette histoire nous aide à comprendre le passé, le présent et l’avenir de l’école québécoise.
LangueFrançais
Date de sortie25 avr. 2018
ISBN9782760549432
Instruire, corriger, guérir?: Les orthopédagogues, l'adaptation scolaire et les difficultés d'apprentissage au Québec, 1950-2017

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    Aperçu du livre

    Instruire, corriger, guérir? - Julien Prud'Homme

    Introduction

    Ce livre vise deux objectifs. Il raconte d’abord l’histoire des orthopédagogues québécoises, le parcours atypique d’un corps de métier féminin longtemps incertain, mal reconnu, mais qui franchit au moment d’écrire ces lignes des étapes décisives sur le chemin de la reconnaissance professionnelle. C’est une histoire jeune mais qui a tout de même passé le cap de la cinquantaine en 2017, un demi-siècle après la création du premier diplôme en orthopédagogie à l’Université de Montréal. Bien qu’il ne s’agisse pas ici d’un ouvrage commémoratif, ce jalon mérite d’être souligné et célébré.

    L’histoire de l’orthopédagogie ouvre aussi une fenêtre sur un objet plus vaste: l’histoire de la difficulté scolaire au Québec depuis le milieu du XXe siècle. Ainsi, ce livre raconte les mutations de ce qu’on appelait jadis «l’enfance inadaptée», et aujourd’hui l’«adaptation scolaire». Il éclaire trois moteurs de cette histoire. Le premier est l’évolution des catégories diagnostiques, qui déterminent le regard que pose l’école sur les enfants qui éprouvent (ou causent) des difficultés. Le second est la dialectique entre les politiques officielles, qui se succèdent et se contredisent parfois, et les pratiques plus informelles, qui évoluent aussi et qui en disent long sur les courants souterrains qui façonnent l’école, à l’ombre ou en dépit des grands discours. Le troisième concerne la place des «experts» à l’école, les nombreux bras de fer professionnels qu’alimente l’incertitude qui plane sur ce que devrait être une «spécialiste» des enfants en difficulté, souvent tiraillés entre l’éducation et la santé.

    Cette histoire est d’une grande actualité. En juin 2017, le ministre de l’Éducation annonçait la création prochaine d’un ordre professionnel des orthopédagogues. Si elle s’avère, cette mesure pourrait modifier en profondeur l’écosystème scolaire. Elle s’inscrirait dans une ambitieuse réforme de l’adaptation scolaire que le ministre lui-même qualifie de «révolution». L’initiative prend acte de la scientificité accrue de l’orthopédagogie au début du XXIe siècle. Elle fait surtout écho aux vives préoccupations du public face à la hausse du nombre d’enfants à besoins spéciaux, aux inégalités persistantes devant la réussite scolaire, et aux craintes simultanées d’un manque de services aux élèves et d’une «médicalisation» abusive de l’école. Que l’on soit chercheur, décideur ou citoyen, il vaut la peine de faire le point sur ces questions. Ce livre y contribue en risquant un tour d’horizon et une analyse des principaux ressorts de changement dans le monde de l’adaptation scolaire depuis les années 1950. Il adopte pour cela un plan essentiellement chronologique.

    Le chapitre 1 situe l’histoire de l’orthopédagogie à la lisière de deux champs de recherche: la sociologie des professions et l’histoire de la médicalisation. La sociologie des professions propose des pistes utiles pour suivre le parcours de l’orthopédagogie; en retour, celle-ci offre un cas d’espèce original, qui éclaire les rapports ambigus qui unissent l’éducation et un régime des ordres professionnels historiquement conçu pour le monde de la santé. L’histoire de la médicalisation campe des questions essentielles pour comprendre la difficulté scolaire, ses enjeux et ses ambiguïtés. Les dernières pages de l’introduction offrent des précisions sur les principaux choix de méthode et sur les sources employées.

    Le chapitre 2 raconte la mise en place du secteur de «l’enfance inadaptée» au Québec avant 1965. Dans un contexte hérité du XIXe siècle, c’est le vocabulaire de la «déficience mentale» et des tests de quotient intellectuel qui stimule l’ouverture de classes spéciales et d’instituts éducatifs, à l’initiative des religieuses et de quelques psychologues, puis sous l’impulsion de la Révolution tranquille, qui fait naître un ministère et renaître les commissions scolaires. La révolution scolaire des années 1960 laisse en héritage une politique de «l’inadaptation» volontaire mais vague, enchâssée dans les conventions collectives et qui stimule une efflorescence désordonnée de vocations professionnelles.

    Le chapitre 3 raconte la naissance de l’orthopédagogie, de 1965 jusqu’à la fin des années 1970. Projet original issu des jeunes sciences de l’éducation, les baccalauréats en orthopédagogie des universités de Montréal et de Sherbrooke trouvent leur place sur un marché de l’emploi tiraillé entre deux pôles: doit-on privilégier l’enseignement ou la «clinique»? Entre les deux, les professeures-chercheuses et leurs diplômées oscillent, s’appropriant des savoirs psychomoteurs qu’elles mettent en œuvre auprès des enfants. Les orthopédagogues se bâtissent ainsi une place, ou plutôt des places variées, dans le grand débat que devient l’enfance inadaptée. Elles contribuent à l’expansion et aux mutations du secteur, tandis que recule le diagnostic de déficience mentale et que se répandent les catégories du trouble d’apprentissage ou du comportement.

    Le chapitre 4 montre les paradoxes, de 1975 à 1995, d’une politique qui vise officiellement la normalisation de la difficulté scolaire et l’intégration des enfants. À l’université, un sévère désaveu entraîne l’abolition du baccalauréat initial en orthopédagogie et favorise une relative indifférenciation de l’orthopédagogue, désormais incitée à se fondre avec l’enseignement. Pourtant, sur le terrain, divers facteurs incitent les écoles à valoriser le diagnostic, l’expertise «clinique» et l’intervention individuelle. Dans ces conditions, les orthopédagogues explorent des avenues diverses, s’approprient certains savoirs, en rejettent d’autres. Elles forment une communauté de métier tumultueuse, devenue plus structurée avec la naissance d’une association professionnelle, l’Association des orthopédagogues du Québec (ADOQ), en 1988.

    Le chapitre 5 raconte l’intensification, de 1995 à 2017, des paradoxes apparus plus tôt. Alors que les autorités refusent l’idée d’une expertise proprement scolaire en évaluation et en intervention individuelle, une nouvelle génération de diagnostics, issus de la santé, vient combler le vide. Ces diagnostics modifient encore le visage de l’enfance en difficulté et justifient un afflux de professionnelles de la santé dans la vie des écoles. Du côté des orthopédagogues, de nouveaux savoirs se répandent et le projet d’une renaissance de la formation initiale en orthopédagogie se précise. L’écart se creuse entre deux expériences divergentes de l’adaptation scolaire, deux visions complémentaires d’un métier qui doit réinventer sa place dans un réseau secoué par les réformes. Après 2010, la «médicalisation» de la difficulté scolaire et ses effets provoquent des conflits politiques qui précipitent la recherche de nouvelles voies.

    Les pages de conclusion dressent un bilan de ce parcours. Il relève les pistes, pour la réflexion politique et scientifique, qu’a pu entrouvrir un récit, celui de l’orthopédagogie, qui se confond avec l’histoire des regards que nous portons sur nos enfants.

    CHAPITRE 1 /

    Les orthopédagogues, l’adaptation scolaire et les difficultés d’apprentissage au Québec, 1950-2017

    En mars 1951, Constance Lethbridge, directrice du centre qui portera un jour son nom, présente à un parterre de philanthropes le petit Jimmy, un jeune adolescent handicapé à qui des soins persistants ont permis d’atteindre «le but ultime: être capable de marcher et de travailler¹». Aujourd’hui, le «but ultime» est plutôt de scolariser l’enfant: dans les journaux des années 2010, le jeune dyslexique «modèle» est celui qui surmonte les obstacles, grâce au soutien indéfectible de sa famille et surtout de sa mère, pour décrocher son diplôme – idéalement collégial ou universitaire².

    L’école elle-même assume une plus grande responsabilité. L’école des années 1940 envoie volontiers l’élève indocile ou «retardé» au tribunal et à l’institut de réforme «pour apprendre un métier³». Au XXIe siècle, la commission scolaire est tenue d’offrir à l’enfant une éducation adaptée, fût-ce contre l’avis du parent. En témoigne, de 2010 à 2015, le cas de cette mère beauceronne qui, refusant de médicamenter son fils comme l’exigeait l’école, est dénoncée à la direction de la protection de la jeunesse… avant que ne soit annulé le diagnostic de trouble de l’attention, qui justifiait cette exigence⁴.

    L’opinion et les décideurs s’intéressent aussi davantage au problème de l’enfant qui peine à l’école – qui peine à s’intégrer, à diplômer, à «réussir». C’est que cet enfant devient omniprésent. En 1960, il ne compte que pour 0,28% des élèves du secteur public, mais il s’agit alors d’un autre monde, où l’enfant en difficulté n’est ni soutenu, ni bien recensé. En 1976, dans le Québec d’après la Révolution tranquille, la part d’élèves dits «inadaptés» est passée à 6,8%. Elle atteint 14,6% en 1988. En 2016, la part d’élèves «handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage» est de 20,4% dans l’ensemble du réseau, et de 29,5% dans les écoles secondaires publiques. À l’urgence d’agir s’ajoute une certaine perplexité.

    Le panorama se complexifie, également. En 1962, le Conseil des Œuvres de Montréal rédige un rapport dans lequel les mots mésadapté, déficient mental et lent suffisent à faire le tour du problème⁵. En 2015, il faut plus de vocabulaire: «Dyslexique, dysorthographique, dyspraxique, dyscalculique, TDAH: parfois, dans mon bureau, je me retrouve avec des enfants qui se sont fait dire qu’ils ont tout, tout, tout⁶!», lance une orthopédagogue et psychoéducatrice de l’hôpital Sainte-Justine, qui pourrait ajouter à la liste les diagnostics d’autisme, de trouble du langage, de santé mentale, sans parler des handicaps physiques, sensoriels ou intellectuels plus «classiques».

    Enfin, au foisonnement des labels correspond celui des spécialistes. Aux religieuses de l’après-guerre succèdent les orthopédagogues, les orthophonistes, les éducatrices spécialisées, les psychoéducatrices, les psychologues, les ergothérapeutes, les neuropsychologues et d’autres, sans parler des aréopages médicaux qui ajoutent leur grain de sel diagnostique. Cette kyrielle d’intervenants, soutenue par des rangs serrés de départements universitaires, accomplit beaucoup mais ne simplifie rien et se crêpe parfois le chignon. En décembre 2011, quand diverses professions s’affrontent en public pour déterminer si la dyslexie doit être rangée parmi les «troubles mentaux» (voir le chapitre 4), et avec quelles conséquences, les ministères concernés tombent vite à court de mots, et le public avec eux.

    La question sous-jacente à ces échanges est pourtant cruciale: que faire?

    1.1 /L’histoire des orthopédagogues, fenêtre sur l’histoire des difficultés d’apprentissage

    Que faire des enfants qui peinent à l’école? Existe-t-il des difficultés plus spéciales que d’autres? Qui devrait s’en occuper, comment? Ces questions paraissent bien générales, mais elles sont en fait très jeunes. On ne se les pose ni en Grèce antique, ni au Moyen Âge, si peu au seuil de la Révolution française. La question ne s’impose qu’à la fin du XIXe siècle, il y a moins de 150 ans, avec l’établissement de l’école pour tous. Depuis ce temps, ce sont les réponses qui ne cessent de changer. Les inflexions les plus significatives de cette histoire surviennent de 1950 à aujourd’hui, au moment où l’État intervient davantage, où l’économie postindustrielle rehausse l’impératif d’une scolarité réussie, et où la science de l’humain promet de meilleurs remèdes à l’inadaptation des individus.

    Le pari de ce livre est qu’une histoire de la difficulté scolaire au Québec de 1950 à 2017 aidera à démêler l’écheveau déconcertant des défis professionnels, politiques et conceptuels qui s’imposent à nous aujourd’hui. Il s’agit d’une histoire très humaine, dont les principaux ressorts échappent souvent aux autorités. Pour cette raison, elle ne peut se résumer à la succession des politiques officielles. Le récit doit faire une large place aux acteurs du terrain – des actrices, en grande majorité, ce qui justifiera dans le texte le recours au féminin, même si on ne trouve pas ici une analyse spécifiquement centrée sur le genre.

    L’histoire des difficultés scolaires est celle d’une constante incertitude. Agir auprès, sur, ou avec des enfants est un geste délicat qui comporte une part inévitable (et sans doute souhaitable) de doute. Pour en rendre compte, le livre prend pour fil conducteur le parcours d’un groupe qui a vécu et qui vit au plus près cette riche ambivalence: il s’agit des «orthopédagogues».

    Si l’on côtoie dans les écoles des orthopédagogues (près de 2 000 personnes en 2015), le sens du mot ne fait pas l’unanimité. Il désigne un métier aux contours flous, souvent débattus, jamais arrêtés. Travailler comme «orthopédagogue» implique une grande responsabilité (l’ortho-pédagogue aide l’enfant en difficulté scolaire), mais ne suppose pas, encore en 2017, une formation normalisée ou un profil de tâches bien identifié. Ce flou distingue l’orthopédagogie de métiers comme l’orthophonie, l’enseignement ou la psychologie, aux profils plus nets. Cela s’est révélé, pour les orthopédagogues, autant un tracas qu’une richesse. L’identité de l’orthopédagogie est d’abord une discussion sur la nature de l’aide à apporter aux enfants, un débat permanent forgé tant par la politique que par les contraintes et les opportunités de la pratique. Le personnage changeant qu’est l’orthopédagogue ouvre ainsi la meilleure des fenêtres sur l’histoire de la difficulté scolaire, dont elle vit tous les revirements depuis la Révolution tranquille. Ajoutons que le mot orthopédagogue est propre au Québec: il véhicule l’expérience québécoise d’une histoire partagée avec les métiers européens ou étasuniens de la «pédagogie corrective», de l’action «médico-pédagogique», de la «logo-pédie», de la «special education», de la «compensatory education» ou du «remedial teaching». Bref, alors que des groupes comme les enseignantes ou les psychologues ont pu jeter sur la difficulté scolaire des points de vue bien situés, les orthopédagogues en ont embrassé et vécu au plus près les incertitudes. L’histoire des orthopédagogues est ainsi le meilleur guide pour penser la difficulté scolaire.

    Pour en tirer le meilleur parti, il faut l’explorer au prisme de deux littératures croisées: la sociologie des professions et l’histoire de la médicalisation de la difficulté scolaire.

    1.2 /L’orthopédagogie et la sociologie des professions

    La sociologie des professions peut nous aider à mieux comprendre l’histoire de l’orthopédagogie, mais le contraire est aussi vrai. Les orthopédagogues, en 2017, ne sont pas membres d’un ordre professionnel. À divers moments de l’histoire, toutefois, et aujourd’hui plus que jamais, l’idée est envisagée avec sérieux. Cette longue relation, faite de distance et de proximité, entre l’orthopédagogie et le système des ordres professionnels, traduit une ambivalence fondatrice de l’histoire des difficultés scolaires, en même temps qu’elle s’inscrit dans l’évolution récente de la littérature en sociologie des professions.

    À ses débuts, cette sociologie s’imposait un cadre assez rigide⁷. Elle se limitait à l’étude d’un petit nombre de métiers, comme la médecine, à qui la maîtrise de savoirs peu répandus assure un statut social élevé et, surtout, des privilèges consentis par l’État: un monopole sur certaines tâches (seul un médecin peut prescrire divers médicaments) et le droit collectif de s’autoréguler et de définir le contenu de leur champ de compétence (par le biais d’un ordre professionnel, comme le Collège des médecins). Ces privilèges confèrent aux «professions» un avantage économique et une grande autonomie. Ils sont justifiés par le caractère exclusif des savoirs concernés: on présume que seuls des médecins sont aptes à évaluer leurs collègues. Le régime des privilèges et des ordres professionnels a pour but d’assurer la qualité des relations d’expertise de proximité, qui impliquent une inégalité de connaissance entre un expert et un particulier – lorsqu’un individu rencontre son médecin ou son avocate, par exemple.

    De 1940 à 1970, la sociologie s’intéresse surtout aux professions «traditionnelles» comme la médecine ou le droit, constituées au XIXe siècle, masculines et bourgeoises. Au milieu du XXe siècle, cependant, de nouveaux corps de métier, issus des classes moyennes, revendiquent à leur tour des privilèges légaux, comme les comptables ou les hygiénistes dentaires. Les professions établies, elles, font l’objet de critiques qui mettent en doute leurs privilèges: des études, par exemple, rappellent les manœuvres brutales ayant permis aux médecins d’exclure des concurrents, comme les rebouteux ou les sages-femmes. On commence dès lors à voir la «profession» non comme un statut naturel, mais comme une conquête politique dont on doit raconter l’histoire. Ce glissement de l’analyse a pris diverses formes depuis 1970. Trois pistes se révèlent précieuses pour saisir l’histoire des orthopédagogues.

    D’une part, les sociologues d’aujourd’hui veulent évaluer l’effet de la multiplication des groupes qui revendiquent un monopole d’expertise, que ce soit dans le domaine de la santé, de l’éducation, de la gestion ou de l’industrie. Au Québec, en 2016, les ordres professionnels reconnus regroupent pas moins de 385 000 personnes, soit 10% de la main-d’œuvre. Ces revendications d’expertise transforment la vie sociale, car le statut de professionnel se gagne en bâtissant des relations d’autorité auprès d’autres personnes: il implique qu’un corps de métier bâtisse des rapports d’autorité avec ses clients (qu’il faut prendre en charge), avec les administrations (de qui obtenir la latitude voulue) et avec des corps de métier concurrents (qu’il faut écarter ou diriger). Cette dynamique a divers effets sur l’histoire de l’orthopédagogie et de la difficulté d’apprentissage.

    D’autre part, ces projets professionnels plus nombreux poussent les sociologues à assouplir leur approche pour étudier un plus large éventail de métiers, dotés ou non de privilèges légaux, mais ayant en commun de se présenter comme des «expert occupations», qui utilisent un savoir abstrait pour résoudre des problèmes concrets. Les sociologues s’intéressent alors moins aux monopoles légaux qu’aux relations de proximité qui se bâtissent autour de formes d’expertise parfois fluides. Même en l’absence de monopole légal on constate l’influence du modèle de la profession sur les politiques du travail expert, qu’il s’agisse des stratégies adoptées par les corps de métier ou des choix politiques des décideurs⁸. Cette double évolution, entre fluidité des expertises et influence du modèle professionnel, marque aussi l’histoire de l’orthopédagogie. L’interaction entre les conceptions divergentes de l’expertise que sécrètent les mondes de l’éducation et de la santé joue un rôle important dans ce livre⁹.

    Enfin, l’histoire de l’orthopédagogie soulève la question, importante en sociologie des professions, de la place de l’expertise à l’intérieur des grandes organisations – ici, dans le réseau québécois de l’éducation. Les professions classiques avaient posé au XIXe siècle le modèle de l’expert indépendant qui travaille en cabinet privé (la «profession libérale»). Or, ce modèle est chamboulé au XXe siècle par l’essor des grandes organisations bureaucratiques, tant publiques que privées. Depuis 1950, plusieurs ont craint la fin du professionnel indépendant. La recherche actuelle offre un bilan nuancé, mais elle confirme la tension qui peut opposer des praticiens aspirant à une expertise distincte et des administrations qui préfèrent une certaine indifférenciation entre leurs employés. Cette tension s’accentue après 1980 alors que s’intensifient des tendances parfois contradictoires comme une volonté gestionnaire de normaliser les pratiques, un relatif effacement des frontières entre les secteurs public et privé, mais aussi l’imposition du professionnel comme agent de changement dans les institutions¹⁰. La façon dont les acteurs de terrain adoptent des connaissances (à l’université, sur le marché de la formation, etc.) et les utilisent est une variable clef de cette histoire¹¹. L’école en est un théâtre privilégié et les orthopédagogues y jouent, et joueront dans l’avenir, un rôle de choix.

    1.3 /L’histoire de l’éducation et de la médicalisation des difficultés scolaires

    Agir en professionnel, écrit A. Abbott, signifie utiliser un savoir exclusif (idéalement scientifique) pour «faire quelque chose avec un problème¹²» – au premier chef, le nommer et le classifier. Dire d’un individu qu’il est malheureux ou qu’il est dépressif, qu’il est autiste ou qu’il présente une déficience intellectuelle, qu’il a du mal en lecture ou qu’il est dyslexique, est un geste de conséquence, tant pour la personne classifiée que pour le «professionnel» qui classifie. Ces catégories ont une histoire. En la racontant, l’historien ne juge pas de leur validité scientifique, mais il montre l’évolution de leur «viabilité sociale», le caractère changeant des concepts, de leurs usages et de leur adoption, ou pas, par les acteurs sociaux¹³.

    Le versant le mieux connu de cette histoire des catégories est l’histoire de la «médicalisation», c’est-à-dire de l’interprétation de divers problèmes comme une maladie, une pathologie individuelle exigeant un encadrement par des métiers de la santé. Cette histoire touche beaucoup de monde, mais elle est indissociable des politiques professionnelles: comme l’indique E. Freidson, «même quand la médicalisation vise des buts humanitaires, son effet est d’étendre le contrôle social qu’assument les professions» de santé¹⁴.

    Du XXe au XXIe siècle, divers projets de médicalisation visent l’école et l’enfance: en 2017, des débats font rage sur l’emploi de diagnostics comme l’autisme ou le trouble de l’attention¹⁵. Ces débats sur les dénominations, les classifications, mettent en jeu nos conceptions de l’école, de la difficulté scolaire, de ses causes et de ses remèdes, suscitant une «mise en concurrence des diagnostics et solutions aux problèmes sociaux de l’enfance hors normes¹⁶». L’orthopédagogue québécoise monte à ce front, tous les jours, depuis cinquante ans.

    Les historiens français P. Pinell et F. Muel-Dreyfus ont été parmi les premiers à revisiter la «mise en problème» de la difficulté scolaire. Leur analyse repose sur la lutte des classes: après l’instauration de l’éducation obligatoire en France en 1882, l’échec scolaire, surreprésenté dans les classes populaires, aurait été réinterprété par les classes dominantes comme une anomalie, voire une tare individuelle, d’une manière qui assurait «la domination symbolique des couches populaires par le biais de la médicalisation et de la naturalisation des échecs scolaires¹⁷». Sans rejeter cette lecture, d’autres historiens, comme M. Vial ou l’Étasunien S. Tomlinson, l’ont nuancée en montrant l’importance des dynamiques internes à l’école elle-même, en insistant sur le rôle des spécialistes et de leurs projets professionnels dès le début du XXe siècle¹⁸.

    Les historiens des périodes plus récentes s’inscrivent souvent dans cette tendance, en étudiant l’action des groupes de métier. Ce choix jette des ponts avec la sociologie des professions. Surtout, il est adapté à l’étude d’une «médicalisation» de l’école qui s’intensifie après 1990 alors que, selon S. Morel, «le développement des neurosciences cognitives réactive… les interprétations biologiques des échecs scolaires» et stimule «un transfert de légitimité des métiers de l’enseignement vers les professions de soins¹⁹» pour aborder l’élève en difficulté.

    Cette histoire centrée sur les acteurs scolaires, comme les orthopédagogues, insiste sur les relations, faciles ou ardues, entre les groupes qui habitent l’école, comme les enseignantes, les directions, les parents et, quoique cela soit plus ardu, les enfants. G. Eyal, dans ses travaux sur l’autisme, a plaidé pour une «histoire des tâches et des problèmes²⁰» qui montre l’interaction des professionnels avec tous les acteurs concernés. Cela permet d’aborder la difficulté scolaire non pas de manière isolée, mais comme un marqueur des relations sociales²¹ qui font l’école au quotidien, pour montrer les liens unissant l’école «normale» et la «difficulté» qu’elle crée. Cette approche éclaire plusieurs phénomènes, dont l’usage souvent informel et non planifié des classifications²² ou les raisons qui mènent les enseignantes à adhérer à une vision «médicalisante» de la difficulté scolaire²³.

    Ici, l’insistance sur les intervenantes que sont les orthopédagogues permet de poser la question suivante: à quelles idées, à quelles personnes et à quelles formes d’expertise l’école québécoise a-t-elle fait une place depuis 1950, et comment ces idées, ces personnes et ces expertises ont-elles façonné l’école en retour?

    1.4 /Écrire l’histoire des orthopédagogues

    Les orthopédagogues sont un groupe difficile à cerner. Elles existent: des personnes qualifiées d’«orthopédagogues» vont chaque jour travailler dans des écoles ou dans d’autres lieux consacrés à l’apprentissage; depuis 1988, plusieurs se regroupent à l’Association des orthopédagogues du Québec; les commissions scolaires ouvrent et, trop souvent, suppriment des postes d’«orthopédagogue». Ceux d’entre nous avec des enfants d’âge scolaire en avons croisé en chair et en os. Ces réalités simples sont la pierre d’assise de ce livre. D’apparence triviale, cette base s’est révélée rassurante et même nécessaire tout au long de l’écriture. Car tout le reste se dérobe: jusqu’à tout récemment, il ne se décernait plus de diplôme en «orthopédagogie»; les descriptions de tâches qui se succèdent dans le temps et qui pullulent dans le présent sont variables et contradictoires; la probabilité qu’un enfant en difficulté rencontre une orthopédagogue, et ce qu’il fera avec elle, varient

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