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Le sarin
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Livre électronique366 pages5 heures

Le sarin

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À propos de ce livre électronique

Vysper est mort, les empoisonneurs de guerre sont triomphants et l’alliance entre Vipéridae et Arachnide est rétablie, mais les marécages n’ont pas dit leur dernier mot…

Les élapidéens disposent désormais de l’arme secrète des empoisonneurs, le gaz neurotoxique «sarin», capable de raser des armées entières en quelques secondes seulement. L’armée vipéridéenne est en déroute et l’unité de Giacomo doit s’empresser d’atteindre les villes hautement stratégiques de Belladonna et de Veyziek afin de les protéger. Alors que Vivianne compte faire face à son passé ainsi qu’à son ancienne mentore, Élodie infiltre la guilde des voleurs de Veyziek et découvrir le complot de Fiora, assassin de haut calibre à la solde du mage gris. Quant à Skill, il se retrouvera confronté à des épreuves qui menaceront de le transformer à tout jamais…
LangueFrançais
Date de sortie25 oct. 2019
ISBN9782898038464
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    Aperçu du livre

    Le sarin - Francis Leblanc

    jC843/.6—dc23

    CHAPITRE 1

    LE BANQUET

    — Arrête de bouger, Serpenteau ! lui ordonna Vivianne d’un ton agacé. Si tu continues comme ça, je vais finir par te brûler la rétine !

    — Alors, laisse-moi faire ma belladone tout seul ! Je ne suis plus un enfant, tu sais ?

    Vivianne esquissa un sourire et, sans avertissement, vint déposer la gouttelette de poison dans l’œil de son ami, qui grogna de mécontentement. Le jeune homme se frotta frénétiquement les paupières tandis que son alliée refermait son flacon.

    — Bien sûr que tu n’es plus un enfant, mais cette soirée est très importante et on ne peut se permettre ce genre d’erreur. Ces nobles ne plaisantent pas avec l’apparence et il suffit d’un bouton mal dissimulé pour qu’ils te ridiculisent jusqu’à la fin de tes jours !

    La jeune femme approcha son visage de son ami et le fixa dans les yeux d’un air expert. En remarquant le souffle de Vivianne sur ses lèvres, Skill sentit une chaleur se répandre dans ses joues et sa nuque. Les battements de son cœur s’accélérèrent à la vue de ces pupilles bleutées plongées dans les siennes.

    — C’est bon pour la belladone. Par contre, un peu de talc ne ferait pas de mal à ton teint. Ton visage me paraît plutôt… écarlate.

    — Un effet de la lumière, se défendit l’empoisonneur de guerre en jetant un bref regard à la torche qui illuminait le dortoir. C’est bon, je suis prêt. Allons-y avant que le général s’impatiente.

    Vivianne opina et entraîna son ami à l’extérieur de la pièce, où les attendaient leurs frères d’armes. Ceux-ci étaient tous soigneusement maquillés et avaient revêtu leurs plus beaux apparats. Leur charisme aristocratique contrastait avec l’apparence sobre et austère de la bibliothèque, dans laquelle ils avaient passé des nuits blanches à travailler. Les odeurs de leurs thés s’y trouvaient encore, imprégnées dans les murs et dans les pages parfois tachées des manuels.

    Quelques jours plus tôt, peu avant le départ prévu des empoisonneurs de guerre pour Vipéridae, Giacomo avait reçu de nouveaux ordres de la part du roi. Leur unité avait dû rester dans la ville de Maran jusqu’à l’arrivée du prince Élias, qui deviendrait le nouveau monarque d’Arachnide. Ils devraient assister au couronnement d’Élias et participer au banquet, puis au bal qui s’ensuivrait. Il leur faudrait représenter l’armée de Vipéridae lors de la cérémonie. Leur mission ? « Complimenter les robes des dames de la cour, discuter de la décoration avec les dignitaires et faire semblant de s’intéresser aux propos des comtes et des comtesses. » C’étaient les mots exacts qu’avait employés Giacomo auprès de ses hommes.

    Le général-empoisonneur faisait les cent pas d’un air maussade dans le hall. Il était un soldat dans l’âme ; les cérémonies diplomatiques ne l’intéressaient guère et il les considérait comme inutiles.

    — Mon royaume est en guerre et on me demande de danser et de boire du vin ! répétait-il inlassablement.

    Tout empoisonneur qui avait le malheur de lui prêter oreille se voyait obligé d’assister à un pamphlet exposant la façon dont les nobles préféraient les spectacles à la gestion de leur royaume. À vrai dire, Skill était d’accord avec lui, mais il était soulagé de pouvoir participer à ce bal. Les derniers mois avaient été éprouvants et cela lui ferait du bien de pouvoir se reposer et se contenter de boire, de discuter et de danser. Cette fête lui permettrait de relâcher toute cette anxiété qui — Vivianne l’avait remarqué en le coiffant — lui avait blanchi quelques cheveux.

    — Enfin, tu es prêt ! s’exclama Jasper en s’approchant de son ami. Ton uniforme te va à merveille !

    Le jeune homme s’observa rapidement : il était vêtu d’une chemise et de pantalons vert absinthe ainsi que d’une mince cuirasse violette décorée d’améthystes. Une cape brune tachetée de noir, fabriquée avec la peau d’une vipère, venait compléter l’accoutrement officiel des empoisonneurs de guerre. Les femmes, pour leur part, avaient été obligées de revêtir des robes en raison des règlements de la cour, mais Giacomo avait tenu à manifester que ses empoisonneuses étaient, elles aussi, des soldates à part entière qui risquaient leur vie autant que les hommes. Il leur avait donc trouvé des robes mauves simples, courtes et minces, adaptées au combat comme à la danse. Enfin, leurs bottes et leurs longs gants avaient été fabriqués en peau d’aspic, comme les capes de leurs confrères.

    Skill sentit le gant froid de Vivianne lui prendre la main et l’entraîner auprès des autres. Ils rejoignirent Élodie, qui secoua la tête en fixant son frère.

    — Bravo, Vivi ! Il n’a même pas les cheveux ébouriffés, pour une fois !

    — Ni les vêtements froissés. Je crois que j’ai fait un bon travail.

    — Si vous avez terminé de vous moquer de moi, je crois que le général aimerait prendre la parole, remarqua l’empoisonneur avec agacement.

    Les deux femmes s’adressèrent un sourire complice, mais gardèrent le silence. Sans parvenir à dissimuler son irritation, Giacomo rappela à ses troupes les règles de bienséance qu’il leur avait ordonné d’étudier toute la journée, puis leur répéta de ne parler de leur précédente mission à personne. Une fois qu’il fût certain que ses consignes avaient été comprises, il se dirigea vers la sortie du quartier général.

    Skill, Vivianne, Élodie et Jasper entrèrent dans l’une des carrioles qui les conduiraient au palais. Tout au long du trajet, Élodie s’émerveilla de la douceur des coussins de soie et du paysage lumineux au travers des fenêtres. Lorsqu’elle s’extirpa de la carriole, aidée par un valet, elle ne put retenir un hoquet, impressionnée. Elle avait certes déjà vu le palais de Maran ; elle y était même entrée lors de sa dernière mission. Mais sans l’adrénaline pour l’obliger à se concentrer sur ses tâches, elle était subjuguée par l’immensité du château et par la beauté de ses décorations. Deux imposantes statues d’araignées errantes formaient une haie d’honneur à l’entrée, redressées sur leurs pattes arrière comme si elles tentaient d’intimider un ennemi. Quant aux murs de pierres, ils étaient recouverts de lierre ainsi que de bannières de soie noire et pourpre.

    Les empoisonneurs de guerre furent guidés jusque dans un hall d’entrée luxueux, surplombé d’un gigantesque chandelier en or massif. Élodie prit le temps d’observer les fresques autour d’elle, qui racontaient la légende derrière la fondation du royaume. Apparemment, ces terres avaient été jadis envahies par les moustiques à l’instar d’Insectia, si bien qu’elles avaient longtemps été déclarées inhabitables. Un jour, un groupe de marchands de soie avait néanmoins décidé de s’y installer avec l’idée de substituer l’élevage de vers à soie, pourtant beaucoup plus rentable, à l’élevage d’araignées. Toutes leurs tentatives pour produire une soie de qualité à l’aide de veuves noires avaient échoué, mais les marchands avaient persisté si longtemps que l’infestation de moustique avait cessé, raréfiant de même les épidémies de malaria. C’était donc par entêtement, par persévérance et par domination de la nature que le royaume avait vu le jour ; des qualités qui circulaient dans le sang des Arachnéens depuis des générations.

    L’adolescente sourit, amusée par l’histoire. Un serviteur demanda aux empoisonneurs de guerre de patienter et disparut derrière les deux portes cérémonielles qui menaient au banquet. Giacomo ordonna à ses troupes de se tenir en rang et se posta devant eux.

    — N’oubliez pas : vous devez dégager force, discipline et coordination. Avancez un pas à la fois, comme nous l’avons répété ensemble. Gardez votre posture droite et regardez devant vous. Je sais que vous avez faim et que la nourriture attirera votre attention, mais restez concentrés. Enfin, je ne veux entendre aucun murmure. Lorsque le roi aura terminé son discours, vous irez vous asseoir aux tables qui vous auront été assignées et vous complimenterez les coiffures des dames. Si elles sont laides, évitez le sujet. Si on vous demande votre opinion, mentez. Tout est clair ?

    Le serviteur revint et indiqua à ses invités de s’avancer ; ceux-ci s’exécutèrent sans hésitation. Skill fit un effort surhumain pour garder les yeux devant lui, mais ce ne furent pas les arômes de viandes grillées et des desserts sucrés qui le déconcentrèrent le plus : ce furent plutôt les centaines de regards hautains fixés sur eux en silence. Le jeune homme resta néanmoins concentré, non sans sentir quelques gouttes de sueur chaude lui couler dans le dos. Les empoisonneurs de guerre s’arrêtèrent devant le roi Élias et s’agenouillèrent d’un seul mouvement, les yeux rivés au sol.

    — Je vous en prie, relevez-vous ! leur ordonna le monarque d’un ton chaleureux.

    Les empoisonneurs de guerre obéirent, au grand enthousiasme d’Élodie qui put enfin observer à sa guise les magnifiques robes rouge et noire de soie, aux motifs de toiles d’araignées, que portaient les dames, ainsi que le généreux buffet qui offrait sans discrimination volailles, gibier, poissons, viandes d’élevage, tartes, gâteaux, galettes, fromages exotiques et fruits variés — oranges, mangues, bananes, noix de coco et ananas. Nul n’aurait pu croire qu’à peine une semaine plus tôt, la ville avait été en situation de famine…

    — Général-Empoisonneur Giacomo ! l’interpella le roi. Je vous souhaite la bienvenue à Arachnide ! Les Vipéridéens auront toujours leur place sous ce toit. Mon prédécesseur, Kelleas, a voulu rompre l’alliance entre nos deux royaumes, mais il a contracté la faux fantôme et en est mort avant d’avoir pu porter son projet à terme. Ce ne peut être une simple coïncidence, n’est-ce pas ?

    Soudain, Giacomo fut parcouru d’un éclair de panique et serra les poings en sentant tout son corps se tendre. La vérité, c’était que ce décès n’avait rien d’un hasard. La dernière mission des empoisonneurs de guerre avait eu pour but l’assassinat du monarque à l’aide du poison secret, cette mystérieuse substance que les Marécages avaient utilisée pour créer une épidémie fictive : la faux fantôme. Cette infection factice, dont la particularité était de se résorber dès que la population mondiale atteignait moins de cinquante millions d’habitants, était devenue un prétexte pour obliger les royaumes à autoriser les empoisonneurs à disperser leurs assassins dans les villes et les villages afin d’éliminer ceux qui étaient de trop. Quelques mois plus tôt, un traître du nom de Vincent avait dérobé une fiole de la toxine à ses maîtres et, par un curieux concours de circonstances, celle-ci était tombée entre les mains de Skill, qui l’avait ensuite apportée aux Vipéridéens.

    Heureusement, Élias rassura le général-empoisonneur avec un sourire bienveillant :

    — Cela ne peut qu’être le châtiment des dieux protecteurs d’Arachnide ! Ceux-ci ont manifesté leur volonté, et je ferai tout en mon pouvoir pour leur obéir. D’ici un mois, je rassemblerai mon armée et je l’enverrai à votre aide. Mes hommes, que vous rencontrerez aujourd’hui, se battront bientôt à vos côtés. Dites à votre roi que je souhaite construire une alliance durable avec lui. Ce soir, frères vipéridéens, célébrons ensemble en l’honneur de nos deux royaumes et de notre victoire future !

    — Nous sommes ravis de votre invitation et nous vous remercions sincèrement de votre hospitalité, répondit Giacomo d’un ton neutre. Nous sommes impatients d’assister à ce banquet auprès de vous !

    Élodie fit un effort surhumain pour ne pas éclater de rire, et elle vit plusieurs de ses frères d’armes s’échanger des sourires complices. Elle devait le concéder à son général : pour un homme qui avait passé les derniers jours à pester contre ce qu’il jugeait être « une perte de temps », il mentait avec grande aisance.

    Les empoisonneurs de guerre se dirigèrent vers leur table, comme prévu, et Skill se sentit déçu de devoir se séparer de Vivianne et de sa sœur. Il s’installa près de deux frères d’armes à une table d’aristocrates aux mines hautaines. Le jeune homme ne se sentait pas particulièrement jugé : cette prestance austère et froide semblait être leur expression habituelle. Il s’était assis en face d’une noble d’un âge qu’il ne parvenait pas à définir : ses cheveux noirs qui tiraient sur le gris et ses traits semblaient appartenir à une femme d’une cinquantaine, voire d’une soixantaine d’années, mais la vigueur qui brûlait dans son regard et sa silhouette athlétique la rajeunissaient. Malgré son ample robe écarlate, ses bras et ses épaules trahissaient un corps beaucoup plus musclé que la moyenne, surtout selon les standards féminins de la noblesse. En remarquant le regard du jeune homme posé sur elle, la femme sourit et se présenta :

    — Bonjour, jeune empoisonneur. Je m’appelle Eldéa. Puis-je te demander ton nom ?

    — Skill… Je suis une nouvelle recrue parmi les empoisonneurs de guerre.

    Intéressée, Eldéa posa sa paume sur sa joue et l’interrogea en ouvrant de grands yeux effrayés :

    — Est-ce vrai que vous élevez et manipulez les serpents, les araignées, les scorpions et toutes sortes de bestioles ? Vous êtes si courageux !

    Mal à l’aise, Skill baissa le regard et balbutia :

    — Enfin, elles ne font pas si peur une fois qu’on les connaît un peu… la plupart sont même très pacifiques !

    — Ah bon !

    La conversation s’interrompit brusquement et le jeune homme se sentit embarrassé. Avec ses frères et ses sœurs d’armes, il n’avait aucune difficulté à entretenir une discussion, mais comment faire avec ces nobles nés dans des draps de soie, qui ne savaient rien des Marécages outre ce qu’en relataient les livres et les chansons ? Il n’allait tout de même pas discuter des habitudes alimentaires du cobra royal avec une aristocrate ! Heureusement pour lui, un homme vint à son aide :

    — Ce que ces dames veulent entendre, c’est à quel point leur beauté nous embrase, de quelle façon leur belladone a été fabriquée, comment nous sommes de dangereux séducteurs, dont les baisers interdits risquent d’amener leur cœur à cesser de battre…

    Comme pour appuyer ses dires, Eldéa releva la tête et fixa le nouveau venu avec un intérêt ravivé. L’inconnu prit place à côté de Skill, qui fronça les sourcils en l’observant. Au début, il avait cru qu’il s’agissait de l’un de ses frères d’armes, étant donné son aveu d’être un empoisonneur et sa voix familière, mais à présent qu’il le voyait de près, il n’en était plus aussi certain. Le mystérieux inconnu semblait avoir une soixantaine d’années et avait des cheveux gris attachés en queue-de-cheval. L’aspect le plus étrange de ce personnage était le masque de bal blanc qui lui recouvrait le front, les yeux et le nez. Celui-ci versa une coupe de vin à Eldéa, puis à Skill, et enfin à lui-même.

    — Les baisers interdits qui ne servent qu’à nous empoisonner, ce n’est pas aussi agréable que ça en a l’air, répliqua l’empoisonneur de guerre en fronçant les sourcils.

    — Je le sais, jeune Venial. Vysper m’a raconté ta petite mésaventure avec Cynthia avant de partir avec toi pour Syrak. Si cela peut te rassurer, pareille situation est déjà arrivée à Kazec lors d’un festival de la baie, et nous parlons d’un empoisonneur légendaire ! Celui-ci a toujours été plutôt sentimental…

    Soudain, Skill avala de travers et immobilisa sa coupe juste devant ses lèvres. Il s’efforça de fouiller sa mémoire pour reconnaître l’inconnu, mais n’y parvint pas. Il fallait dire que le masque qui dissimulait ses yeux, son front et son nez n’aidait guère… Alors, une idée lui vint en tête. Il y avait bien une personne qu’il connaissait qui avait coutume de se dissimuler le visage. Cette pensée lui donna des frissons dans le dos…

    — Je vois que tu commences à comprendre qui je suis. Mais par courtoisie envers cette charmante dame, je veux bien me présenter…

    Sur ces mots, l’homme se tourna vers Eldéa, qui affichait un sourire indéchiffrable, et porta un baiser à sa main.

    — Je m’appelle Trevor et je suis un élite au service des Marécages. À présent, trinquons ensemble à la prospérité d’Arachnide ! Et, bien entendu, de Vipéridae !

    CHAPITRE 2

    UNE NOUVELLE ALLIÉE

    Skill tenta de garder son calme. Il chercha ses alliés des yeux et réalisa avec soulagement que ses frères d’armes lui jetaient des regards discrets. Ils avaient tous remarqué la présence de l’intrus et attendaient le moment opportun pour agir. Le jeune homme déposa sa coupe sur la table.

    Trevor était l’un des plus anciens empoisonneurs travaillant pour les Marécages, en plus d’être le meilleur ami du président. Aveugle en raison d’une blessure qui lui avait été infligée lors d’une ancienne mission, il compensait néanmoins son handicap grâce à son grand esprit de stratège ainsi qu’à ses sens développés. Les rumeurs racontaient qu’il était capable de détecter l’odeur et le goût de toutes les toxines, quelles que soient les épices utilisées pour les dissimuler. Ce talent était précieux pour effectuer son travail d’élite, dont le rôle principal consistait à éliminer les traîtres et les contre-empoisonneurs.

    — Que faites-vous ici ? demanda Skill à Trevor, d’un ton farouche.

    — Les représentants de tous les royaumes ont été invités pour le couronnement, à l’exception de ceux d’Élapidae. Les Marécages sont également un territoire, après tout.

    -Ah, le mage gris est ici en personne ? voulut savoir Eldéa, intriguée. Je donnerais cher pour me retrouver en sa présence !

    Le « mage gris » était le titre qui avait été octroyé au président des Marécages en raison des nombreux exploits que celui-ci avait accomplis. Souvent accusé de sorcellerie en raison d’empoisonnements imprévisibles, il avait approprié ces accusations et avait contribué aux légendes en précisant que la « magie des poisons » n’était ni noire ni blanche ; les toxines pouvant autant tuer que soigner selon la dose, le gris la caractérisait beaucoup mieux.

    — Malheureusement, Kazec est en mission confidentielle. C’est moi qui le représente, aujourd’hui.

    Skill voulut l’interroger davantage, mais la noble intervint une fois de plus en susurrant :

    — Vous voulez trinquer, mais dites-moi… Devrais-je vraiment boire dans un verre servi par l’un des empoisonneurs les plus talentueux des Marécages ?

    Trevor retrouva son sourire séducteur, qu’il adressa à Eldéa. En trempant une tranche de pain dans son ragoût de bœuf, il lui raconta :

    — C’est justement pour cette raison que je souhaite trinquer, Madame. Saviez-vous que cette formule de politesse était née afin de limiter les empoisonnements au sein de la cour ? Je vous en prie, cognez votre coupe contre la mienne et vous comprendrez.

    En haussant les sourcils d’un air curieux et quelque peu enfantin, Eldéa s’exécuta. Skill fut surprise de la brusquerie avec laquelle Trevor, qui s’était pourtant montré d’une galanterie exceptionnelle envers la femme, heurta les coupes. La noble passa près de renverser son vin, et l’éclaboussement vint projeter quelques gouttelettes rosées d’une coupe à l’autre. Surprise, Eldéa poussa un cri aigu.

    — À présent, quelques gouttes de votre coupe se sont glissées dans la mienne, expliqua l’élite en souriant devant la réaction de la noble. Et quelques gouttes de la mienne se sont glissées dans la vôtre. Si j’avais l’intention de vous empoisonner, je provoquerais ma propre mort en buvant ce délicieux liquide, et vice-versa. Venial ? Aidez-moi à faire ma démonstration…

    Sans attendre l’approbation de celui-ci, Trevor cogna la coupe de Skill, forçant l’échange des gouttes de vin. Puis, il avala deux gorgées de sa coupe en désignant Eldéa.

    — Vous voyez ? Vous n’avez rien à craindre de moi. Depuis l’instauration de la sélection artificielle, les assassinats politiques ont grandement diminué, et c’est pour cette raison que ce qui était jadis une précaution n’est aujourd’hui plus qu’une formule de politesse. Alors, buvons, mes chers amis ! À la santé du roi Élias !

    Le jeune homme hésita. L’attention de tous les convives avait été attirée vers la voix de l’élite et chacun fixait Skill d’un air désapprobateur. Celui-ci savait très bien qu’il était impoli de refuser de boire, mais en même temps, sa réputation méritait-elle qu’il risque sa vie ? D’un autre côté, ce n’était pas sa réputation personnelle qui était en jeu, mais celle du royaume de Vipéridae tout entier. Que devait-il faire ? Giacomo avait bien insisté sur le fait que ses troupes devaient respecter tous les caprices de ces aristocrates, et Trevor venait de prouver que le vin était sans danger…

    Lentement, Skill porta la coupe à ses lèvres…

    — Arrête.

    La poigne étonnamment ferme d’Eldéa agrippa son avant-bras et l’immobilisa brusquement. Estomaqué, le jeune homme la fixa avec incompréhension tandis que l’élite serrait les poings. Le visage de la noble n’affichait plus cette candeur naïve qu’il avait conservée tout au long de la conversation. Une sévérité militaire se dégageait de son regard.

    — Le vin n’est pas empoisonné, c’est certain, affirma-t-elle d’un ton sérieux. Mais qu’en est-il de la coupe ? Le rebord sur lequel tu dois poser tes lèvres… est-il vraiment sécuritaire ?

    Eldéa arracha la coupe de la main du jeune homme et frotta celle-ci à l’aide d’un mouchoir de soie. Elle fixa ensuite le tissu, humecté, et respira son parfum.

    — Plutôt amer… À l’odeur, je dirais qu’il s’agit de batrachotoxine, n’est-ce pas ?

    Trevor était bouche bée. Skill se montrait tout aussi surpris. Seule la noble affichait un petit sourire innocent, comme une enfant fière d’avoir répondu à la question d’un adulte. Elle replia tranquillement son mouchoir et le déposa sur la table.

    — Vous n’êtes pas une aristocrate, je me trompe ? conclut enfin l’élite. Et si vous faisiez les présentations ? Vous ne m’avez toujours pas dit votre nom…

    — Bien sûr que je suis sotte ! Je m’appelle Eldéa. Nous nous sommes évidemment déjà rencontrés, mais cela doit bien faire une trentaine d’années…

    En voyant l’expression de Trevor se démonter à vue d’œil, Skill comprit qu’une réputation précédait cette femme. À présent qu’il y réfléchissait, ce nom lui était également familier. Juste un peu. Il lui semblait l’avoir entendu deux ou trois fois dans le quartier général des empoisonneurs de guerre…

    — Eldéa ! s’exclama l’élite. La Eldéa ? Commandante en chef des empoisonneurs de guerre de Vipéridae ?

    Skill hoqueta de surprise.

    — En personne. J’étais censée accompagner l’unité de Giacomo vers notre royaume, un ordre direct du roi. Imaginez mon étonnement lorsque j’ai appris que mon général avait reçu une lettre du monarque lui ordonnant d’assister à ce banquet ! Je transmets mes compliments à la personne qui a imité sa signature, en passant. Dans tous les cas, je m’ennuyais un peu, alors je suis venue moi aussi, et j’en ai profité pour inspecter les coupes de tous mes hommes.

    — C’est pas vrai…, grogna Trevor en se levant d’un bond. Kaz avait bien raison : je n’aurais jamais dû venir ici !

    — Estimez-vous chanceux : je ne souhaite pas gâcher le couronnement de mon prince avec un assassinat, alors ce vin que vous avez volontairement mélangé au mien en trinquant et que je n’ai pas bu, notez-le bien, se contentera de vous plonger dans un sommeil profond. Je vous conseille de partir à l’instant, car personne ne viendra vous sauver si je décide de vous égorger pendant vos songes. Sur ce, je vous souhaite une bien bonne nuit !

    — Lemstel ! s’écria Trevor, s’attirant les regards désapprobateurs de la plupart des convives.

    Un jeune homme de l’âge de Skill se leva de sa chaise et vint cueillir le bras de l’élite, qu’il traîna jusqu’à l’extérieur de la pièce d’un pas affolé. Les nobles le fixèrent avec stupeur, outrés qu’un invité les quitte sans avoir salué le roi auparavant.

    — Quels sauvages, ces empoisonneurs ! plaisanta Eldéa en se servant une autre coupe de vin. La vie dans les Marécages finit toujours par les rendre rustres et impolis.

    Elle rapporta son attention vers le jeune homme qui, les yeux toujours écarquillés, était incapable de prononcer un seul mot.

    — Heureusement, tu sembles les avoir quittés avant qu’il soit trop tard. Je te souhaite la bienvenue parmi nous, Skill Venial.

    Les empoisonneurs de guerre étaient revenus dans la bibliothèque de leur quartier général, où les femmes se démaquillaient avec déception. Tous avaient souhaité participer au bal qui suivait le banquet, mais Eldéa avait ordonné à Giacomo de rassembler ses hommes et de quitter la cérémonie — en prenant le temps de saluer le roi, bien entendu. Vivianne, en particulier, bouillait sur place et refusait d’adresser la parole à ses frères d’armes. Elle savait qu’elle agissait de façon immature, mais elle avait réellement espéré danser. Pas pour la musique ou les belles robes, mais bien pour se rapprocher de Skill et partager un moment avec lui.

    La jeune femme soupira. Parfois, un empoisonneur ne trouvait aucune occasion d’assassiner ses cibles. Alors, c’était sa responsabilité d’en créer une. C’est ce qu’elle ferait. Dès qu’elle aurait un peu de temps, elle organiserait sa propre soirée. Et si ses frères d’armes ne voulaient pas participer…

    « Alors ce sera juste nous deux, Serpenteau. »

    Cette idée lui fit esquisser un sourire. Elle se sentait si puérile ! Mais en même temps, c’était ce qu’elle appréciait le plus chez le jeune homme : avec lui, elle pouvait oublier ses responsabilités, être elle-même, faire des blagues idiotes, rire, se coucher trop tard, simplement… vivre sans se poser de questions. Il n’y avait pas de plan complexe à suivre, de possibilités à anticiper, de journées parfaitement organisées, ennuyantes et routinières. La présence de Skill lui apportait une spontanéité et une innocence qui manquaient cruellement à sa vie. À force d’empoisonner et de côtoyer les serpents, son sang s’était glacé dans ses veines, et elle était devenue froide, froide comme la peau d’un mamba. La compagnie de son ami faisait fondre toute la glace qui s’était logée dans son cœur.

    Vivianne termina rapidement de se démaquiller et revint dans la bibliothèque, où Eldéa sermonnait Giacomo pour avoir manqué de vigilance lors du banquet. Le général-empoisonneur hochait passivement la tête à tout ce qu’elle disait, mais la façon dont il serrait les dents trahissait l’orgueil qu’il tentait de dissimuler. Les empoisonneurs de guerre couraient dans toutes les directions afin de rassembler leurs sacs aussi rapidement que possible. Ils partiraient dans moins d’une heure pour la ville portuaire de Kyrie, à cinq jours de chevauchée, où ils prendraient le bateau jusqu’à Vipéridae.

    Dans le monde, il existait six royaumes et un territoire. À l’extrême sud était situé le royaume d’Élapidae, et juste au nord de celui-ci se trouvait la destination des empoisonneurs de guerre : Vipéridae. Arachnide, pour sa part, était juste un peu plus au sud et côtoyait Insectia, Terria ainsi que les Marécages. Enfin, le royaume de Marine occupait entièrement la côte nord du continent.

    Les empoisonneurs de guerre n’avaient pas une seconde pour se reposer. Eldéa interrompait de temps en temps son sermon pour aboyer à certains de ses hommes de se dépêcher. La jeune femme détailla sa nouvelle supérieure avec curiosité. Celle-ci semblait intelligente, compétente et expérimentée, mais elle était sévère, exigeante et austère. Bien davantage que Giacomo. Vivianne n’avait qu’un mot pour la décrire : froide. Était-ce à cette femme qu’elle ressemblerait plus tard si elle n’apprenait pas à mordre dans la vie ? À une tueuse professionnelle admirée de tous, mais seule et chargée de regrets ? La jeune femme haussa les épaules et alla s’occuper de ses propres sacs. Une heure plus tard, les empoisonneurs de guerre quittèrent la ville en direction de Kyrie.

    Kyrie était l’un des lieux les plus animés du royaume d’Arachnide. Ce port imposant donnait un accès direct sur la mer des Méduses, la principale voie commerciale entre Arachnide et Vipéridae. Outre la pêche, qui constituait néanmoins une activité économique importante et qui donnait à la cuisine locale une saveur fraîche de crevettes, de langoustes et de dorades, le commerce maritime était ce qui faisait réellement vivre les habitants de la cité.

    C’était pour cette raison qu’en arrivant à Kyrie, les empoisonneurs de guerre avaient été accueillis avec une chaleur et une hospitalité déstabilisantes. Tous se réjouissaient de la mort du roi Kelleas, et surtout du maintien de l’alliance entre Vipéridae et Arachnide, qui assurait leur subsistance et celle de leurs familles. Ils ignoraient peut-être l’implication des empoisonneurs de guerre dans cet évènement, mais ils tenaient à montrer aux Vipéridéens qu’ils les aimaient comme des frères et qu’ils ne souhaitaient pas de tensions entre leurs peuples. Ainsi, dès leurs premiers pas dans la ville, des femmes étaient sorties de leurs maisons pour

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