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L'homme pâle
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Livre électronique349 pages5 heures

L'homme pâle

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À propos de ce livre électronique

Héritier du seigneur Kardar, la vie du jeune Lug semblait toute tracée : devenir un gentilhomme digne de ce nom, un Chevalier, épouser une damoiselle judicieusement choisie par son père et, le moment venu, prendre sa suite et tâcher de se montrer aussi noble que lui.
Malheureusement pour sa famille, le Destin en décida autrement et le voilà lancé sur les routes, sans un sou en poche, frayant avec la pire engeance, car il est
L'HOMME PÂLE.
Il n'en naît qu'un par siècle.
Il ne fait qu'un avec la magie.
Une vie pas tous les jours facile à assumer pour l'adolescent.
LangueFrançais
ÉditeurBookmundo
Date de sortie20 janv. 2024
ISBN9789403710693
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    Aperçu du livre

    L'homme pâle - Phoebé .

    I - Les paladins

    Présent

    ― Je hais les paladins, avait-il lâché comme un imbécile…

    … Alors qu’ils se trouvaient dans une auberge située juste en face du temple de Braval, temple servant de quartier général à la principale force armée de paladins au service du Bien.

    Leurs ennuis avaient commencé là.

    Pas moins de quinze paladins en armes et armures rutilantes, aux couleurs or et blanc du susdit dieu du bien et de la bravoure, s’étaient levés en l’entendant et approchaient des deux amis. Gwenva essaya de faire taire son compagnon.

    Trop tard. Ils étaient cernés.

    ― Veuillez mesurer vos propos, articula une voix guindée.

    Chaldaric les salua de sa chope avant de la vider d’un trait. Il leur rota sa bière au visage :

    ― Vous autres, bandes de décérébrés, ne savez qu’obéir en bons petits toutous bien dressés.

    Il posa violemment sa chope et se redressa de toute sa hauteur, ce qui donna à réfléchir même aux plus audacieux, car, debout, il dépassait le plus grand des chevaliers d’une bonne tête, sinon plus. Ses cheveux bruns frôlaient les poutres soutenant le plafond.

    ― Pour parader, vous êtes champions, poursuivait-il. Mais quand il faut se battre, vous vous planquez dans les jupes de vos moines obèses.

    Le poing de l’autre partit si vite qu’aucun œil humain n’aurait pu le voir.

    Chaldaric para avec la paume. Il plaqua son autre main sur le coude de son agresseur et poussa. L’armure craqua et se déchira. L’articulation se déboîta avec un petit bruit sec et le paladin hurla. Alors, la bagarre commença.

    Avec un soupir de lassitude, Gwenva se jeta dans la mêlée ; il fallait bien se soutenir entre amis !

    Contrairement à son gigantesque compagnon de route, Gwenva jouait en finesse. Plus souple et fuyant qu’une anguille, il se faufilait entre les combattants. Sa dague sectionnait les sangles de cuir qui retenaient les pièces d’armure, laissant des ouvertures pour son complice. Elle trancha également les bourses exposées afin de rentabiliser leur déplacement, ainsi que les bourrelets des combattants trop bien nourris et un ou deux tendons pour finir le travail.

    Une épée frôla le flanc du jeune homme. Il l’esquiva en se contorsionnant, se glissa sous le bras armé et planta sa lame dans le défaut de l’armure situé sous l’aisselle. Le paladin écarquilla les yeux de stupéfaction. Gwenva acheva de le contourner. D’une main, il lui saisit le menton. De l’autre, il l’égorgea sans remords.

    Un chevalier souleva une lourde table. Il allait la fracasser sur Chaldaric quand Gwenva, au ras du sol et en appui sur un bras, lui faucha les chevilles de ses jambes tendues. L’autre s’effondra. La table lui retomba sur le crâne, l’assommant pour le compte.

    ― À la Garde ! À la Garde !

    Gwenva jura. Deux contre quinze dans un espace confiné, ils pouvaient s’en sortir. Si la garde intervenait, ils ne feraient plus le poids.

    ― Chald !

    Le géant lui répondit :

    ― On s’arrache !

    Gwenva atteignit la porte le premier. Il l’ouvrit en grand et se précipita dehors. Il entendit Chaldaric le suivre bruyamment. Sur sa droite, entre les échoppes, il aperçut les soldats accourir, une main sur leur casque à nasal pour l’empêcher de tomber, l’autre sur leur fourreau garni pour ne pas se prendre les pieds dedans. L’adolescent s’enfuit sur la gauche, le pas lourd de son compagnon sur ses talons. Il remonta la rue alors que les badauds apeurés se rangeaient pour les laisser passer. Derrière lui, Chaldaric renversait tout ce qu’il trouvait afin de multiplier les obstacles sur la route de leurs poursuivants, provoquant vociférations et malédictions de la part des marchands.

    Ils dévalèrent ainsi la grande rue. À peine sorti du quartier religieux, Gwenva obliqua dans une venelle si étroite que la lumière du soleil n’en éclairait jamais le sol de terre piétinée. Les soldats perdaient du terrain.

    Il repéra une vieille demeure décrépie dont le toit en terrasse convenait à ses plans. Aussi se jeta-t-il dans le cul-de-sac. Comprenant le but de la manœuvre, Chaldaric s’arrêta. Il croisa ses doigts pour lui faire la courte échelle. Son souple comparse y prit appui et il le propulsa sur le toit. À l’abri, Gwenva se retourna immédiatement. À quatre pattes, il tendit le bras vers le géant qui bondit, heurta le mur d’en face avant de se retourner comme un chat et d’agripper fermement cette aide bienvenue. Il se hissa sans peine à ses côtés et lui tomba plus ou moins volontairement dessus. Sous son action, ils s’écroulèrent sur la terrasse, Gwenva coincé dessous, les fesses écrasées contre les dalles sales. De sa main libre, ce dernier lui asséna un bon coup dans les côtes :

    ― Tu pèses trop lourd, râla-t-il.

    Chaldaric ne bougea pas. Tous les sens en alerte, il écoutait les bruits provenant de la ruelle en contrebas. Apparemment, les soldats ne les avaient pas vus grimper. Ils pestaient et frappaient à toutes les portes à la recherche des fugitifs. Le plus gros de la troupe avait poursuivi son chemin, persuadé qu’il fallait vraiment être le dernier des crétins pour se jeter dans une impasse lors d’une fuite.

    Ils cherchèrent encore un peu, puis, jugeant qu’ils en avaient assez fait pour une simple bagarre de taverne, rebroussèrent chemin.

    Rassuré, Chaldaric reporta son attention sur son compagnon, toujours coincé sous lui. Profitant de la situation, il posa ses lèvres sur les siennes. Le combat et la poursuite l’avaient excité. Un flot d’adrénaline irriguait ses veines. Aussi se sentait-il plus vivant que jamais et avait-il besoin d’évacuer le trop-plein d’énergie.

    Il l’embrassait goulûment à présent alors que ses mains exploraient son corps souple à la recherche de la ceinture du pantalon. Elles atteignirent leur but, ôtèrent la sangle avec fébrilité, mais échouèrent à descendre plus bas ; d’insupportables lacets noués trop serrés leur barraient l’accès. Impatient, Chaldaric utilisa sa terrible force de Bafomey pour arracher l’impudent rempart de cuir. La cordelette résista… pas les œillets qui se déchirèrent.

    Gwenva lâcha une bordée de jurons où il était question des ascendants barbares de son compagnon. Il râlait, mais davantage pour la forme et le regret de perdre ainsi son dernier pantalon, car la précipitation de son amant lui plaisait.

    ― Continue, lui susurra Chaldaric à l’oreille, et je te prouve que je suis aussi sauvage que mes ancêtres.

    L’adolescent blond envisagea l’idée avec envie. Il reprochait souvent à son partenaire d’être trop sage, trop conventionnel dans l’intimité. Si le géant laissait ressortir sa nature profonde de pillard… Gwenva en frémit d’avance.

    Gwenva.

    Dans l’ancien langage bafomey, ce mot signifiait paradis.

    Jamais un nom ne fut mieux porté, songeait Chaldaric alors qu’il admirait le corps offert de son compagnon et s’immisçait dans son paradis personnel.

    II - L’Homme Pâle

    Passé

    Un antique sort de surveillance se déclencha.

    L’homme se précipita vers une large vasque de pierre blanche. Dans l’eau d’une clarté limpide, alors qu’elle croupissait là depuis un siècle, une vision se matérialisa et il l’examina avec attention.

    Une forêt éclatante de vie jouxtait des champs où les premières pousses sortaient d’une terre riche et grasse. Des clôtures de fortunes empêchaient les bêtes sauvages d’y venir brouter et ruiner les cultures naissantes, alors que vaches et moutons s’activaient à tondre ras le moindre brin d’herbe des surfaces laissées en jachère un peu plus loin. Plus loin, un village s’étalait au pied d’une formidable muraille abritant un château impressionnant. L’image changeait comme la vision devenait plus précise. Elle se précipitait désormais vers l’un des étages de la demeure seigneuriale. Elle traversa la fenêtre munie de carreaux de verre scellés au plomb ; un véritable cachet de luxe. D’épais rideaux rehaussés de cygnes brodés protégeaient les lieux du froid et de la lumière. Là, un homme de grande taille, habillé de pied en cap pour la chasse tenait dans ses bras un nouveau-né. Il l’examinait avec un visage rayonnant. Enfin ! Enfin, le seigneur avait un héritier mâle ! Sa jeune épouse, qui maintenant se reposait sur la vaste couche à baldaquins, lui avait donné jusqu’à présent trois filles et serviteurs et paysans commençaient à cancaner sur le peu de faveur que les dieux accordaient à leur maître. Ce dernier balaya ces pensées désagréables. Il regarda son héritier avec beaucoup d’attention. L’enfançon avait le cheveu rare et pâle, et ses yeux qu’il n’avait ouverts qu’une seule fois, semblaient très clairs presque blancs. Non. Il ne fallait pas qu’il fût aveugle ! Curieux tout de même que le fils d’un Kardac soit blond. Le seigneur avait d’épais cheveux bruns et son épouse, d’un noir aile de corbeau.

    Il poussa un soupir résigné et teinté de dépit :

    ― Eh bien, nous l’appellerons Lug, homme lumière.

    Puis il refila le marmot aux nourrices et quitta la pièce.

    À mille lieues de là, le mage abandonna son poste d’observation au-dessus de la vasque. Il retroussa le bas de sa robe pour courir plus vite et, faisant fi de sa dignité, se précipita dans les couloirs en hurlant la terrible nouvelle.

    ― L’Homme Pâle est né ! L’Homme Pâle est né !

    Sur son passage, les portes s’ouvraient. Des têtes apparaissaient ; la plupart appartenaient à des vieillards chenus, d’autres semblaient plus jeunes, mais fort peu. Deux ou trois n’avaient pas vingt ans, mais ceux-là devaient être des serviteurs.

    Les robes se multipliaient dans le couloir. Elles se rassemblaient et commentaient l’événement. Et quel événement ! Il ne naissait qu’un Homme Pâle par siècle. Et chacun s’était révélé un magicien aux pouvoirs sans limites. Cette puissance incommensurable se doublait généralement d’une terrible malédiction. De mémoire d’historien, aucun Homme Pâle n’était mort dans son lit. Tous avaient connu une mort violente. La plupart avaient sombré dans la folie. Certains avaient servi le Mal. Beaucoup trop en fait. Le nouvel Homme Pâle venait de naître et il fallait le récupérer et l’éduquer au plus vite, avant qu’il ne grandisse, avant qu’il ne suive la voie obscure et ne détruise le monde.

    On parla peu. On parla bien. Un serviteur des mages se trouvait à proximité du territoire des Kardac. Il irait quérir l’enfant. Il expliquerait la situation aux parents et si ceux-ci ne comprenaient pas, alors il volerait le nouveau-né. Pas dans l’immédiat, car même un génie de la magie avait besoin d’en passer par les premiers âges peu ragoûtants de la vie. Ils patienteraient cinq ans. Mais dans cinq ans, ils en firent le serment, l’Homme Pâle leur appartiendrait d’une façon ou d’une autre.

    Grâce à un enchantement des plus complexes, l’envoyé des mages reçut des instructions plus nettes et précises que s’il les avait pensées lui-même. Prêt à l’action, il quitta l’auberge après avoir payé son dû. Il ajusta son havresac sur son épaule et prit la route de la seigneurie de Kardac. Il lui fallut plus de deux semaines pour y parvenir, sans encombre heureusement, car il paraissait trop pauvre pour intéresser les brigands. Même ses bottes ne valaient plus une agression depuis belle lurette, aussi voyagea-t-il tranquillement. Arrivé aux portes de la muraille extérieure protégeant le corps principal du château, il eut bien du mal à convaincre les gardes de faction qu’il ne venait pas pour mendier. Il leur brandit sous le nez le médaillon frappé du pentacle et parvint à se faire ouvrir la petite porte réservée aux domestiques. On l’escorta sous bonne garde jusqu’au logis seigneurial où il lui fut signalé que le jour des doléances était à chaque nouvelle lune et qu’il lui faudrait repasser. Usant du peu de patience qui lui restait et de sa diplomatie vacillante, il exposa les raisons de sa venue au vieux serviteur qui le dévisageait, soudain inquiet à la vue du médaillon gravé du signe des magiciens. Après mûres réflexions, le vieillard introduisit le visiteur. Il le guida vers une chambre sordide et sans fenêtre qui sentait le renfermé et la poussière. Un grabat défoncé l’encombrait.

    ― Je ne quémande pas l’hospitalité, répéta l’envoyé des mages. Je dois parler à votre seigneur.

    ― Pas dans cette tenue, trancha le domestique. Prenez un bain, changez de vêtements, coiffez-vous et alors notre seigneur consentira peut-être à vous recevoir.

    L’homme dut se résigner. Il avait réussi à atteindre le château et à y pénétrer, il se contenterait de cette maigre victoire pour l’instant. Après tout, il avait cinq ans pour mener à bien sa mission alors une nuit de plus ou de moins…

    ― Où sont les bains ?

    ― Dans les sous-sols. Passez par les cuisines, au fond de la grande salle, à gauche du hall.

    « Passez par les cuisines », comprendre : « Ne vous faites surtout pas voir ! »

    Le lendemain, l’envoyé se présenta vêtu d’un pourpoint neuf acheté en ville, les cheveux soigneusement brossés et collés sur un crâne qui commençait à se dégarnir. Le seigneur l’attendait assis sur un siège à haut dossier, placé devant une cheminée capable de contenir un tronc entier. Son épouse en occupait un similaire posé à côté. Dans ses bras, le bébé qui deviendrait l’Homme Pâle, objet de toutes les convoitises, dormait.

    ― Monseigneur. Je suis ici à la demande du Hiérarche de l’école de Haute Sorcellerie, Tour de l’Est. Nous recherchons l’Homme Pâle de ce siècle et nous pensons que votre fils est l’Élu de la Magie. Si tel est bien le cas, nous aimerions lui enseigner les arcanes. Afin de nous en assurer, j’aimerais procéder à un test, si vous m’y autorisez.

    ― Hors de question, trancha le seigneur. Peu importe qu’il soit votre élu ou non. Il est avant tout mon héritier et demeurera dans ce château pour me succéder.

    L’envoyé ne se laissa pas abattre. Il lui restait des arguments et du temps :

    ― Mon Seigneur, permettez-moi de vous rappeler qu’un seul Homme Pâle naît par siècle. Il est l’enfant de la magie. Elle l’aime et le sert. Il en possède tous les pouvoirs, mais doit apprendre à la dominer s’il ne veut pas finir comme son esclave. Lorsqu’il commencera à grandir, les phénomènes inexplicables se multiplieront autour de lui : tempête lorsqu’il s’énervera ou pleurera, accidents funestes sur ceux qui le contrarieront… Si vous avez de la chance, il restera un adorable petit garçon dont vous pourrez être fiers. Dans le cas contraire, il se muera en un monstre sadique et assoiffé de sang, totalement soumis à ses pulsions et que nul ne pourra contrer. Durant le millénaire qui vient de s’écouler, dix Hommes Pâles sont nés. Quatre sont morts avant leur majorité, pendus ou décapités, condamnés à mort pour meurtres ou crimes monstrueux. Trois ont semé mort et destruction sur leur passage. Un est devenu un tyran qui a soumis plus de la moitié du monde connu sous son joug. Il s’appelait Zerth.

    Un frisson d’horreur parcourut le couple. Zerth demeurait gravé dans les mémoires même aussi loin dans le sud. Et pas en bien.

    ― Il a fallu l’aide d’un dragon pour le tuer.

    Le serviteur des magiciens marqua une nouvelle pause dramatique avant de poursuivre :

    ― Est-ce l’avenir que vous souhaitez pour votre fils ?

    Le visage du seigneur se ferma :

    ― Rien ne prouve que Lug soit votre Homme Pâle.

    ― Vous êtes bruns de poils et de peau alors que son épiderme est blanc ainsi que ses cheveux et ses yeux. Inutile de le nier : je le sais et pourtant, vous ne m’avez pas laissé l’examiner. Sa naissance, il y a deux semaines, a réveillé un sort plusieurs fois millénaire qui ne s’active qu’à l’apparition d’un élu.

    Il laissa le doute s’immiscer avant de poursuivre :

    ― Je ne vous suggère pas d’abandonner votre enfant aujourd’hui, ni jamais : je veux juste m’assurer que vous sachiez quoi faire si un jour la situation vous échappait. Ses pouvoirs vont nécessiter une éducation toute particulière que seuls des mages peuvent lui dispenser. Je vous demande de bien y réfléchir, de choisir ce qu’il y a de mieux pour votre enfant et pour l’avenir du monde.

    Il s’inclina respectueusement.

    ― En cas de problème, vous pourrez vous adresser à n’importe quel mage qui nous transmettra votre décision.

    Il salua à nouveau.

    ― Si vous me le permettez, je vais me retirer.

    Le seigneur Kardac acquiesça, mal à l’aise.

    Le message parvint à l’école de Haute Sorcellerie trois ans plus tard : le seigneur Kardac remerciait les mages de l’attention qu’ils portaient à son fils et consentait à le laisser poursuivre ses études dans leur établissement.

    Afin d’escorter le jeune seigneur, le conseil des mages décida de lui envoyer deux des leurs ainsi qu’une poignée de serviteurs et une dizaine de soldats. Ils choisirent le plus érudit et le plus puissant de leurs confrères au cas où un recours à la force s’avèrerait nécessaire, car il fallait beaucoup d’habileté et de pouvoir pour venir à bout d’un Homme Pâle s’il empruntait déjà la voie obscure… même s’il n’avait que trois ans !

    La troupe ainsi formée se mit en marche.

    À deux lieues du château de Kardac, les ennuis commencèrent. Visiblement, leurs pires craintes se révélaient fondées : le jeune Lug ne cherchait pas la voie obscure, il s’y précipitait.

    Un vent de tempête soufflait avec rage sans parvenir à disperser d’épais nuages noirs que la sorcellerie rassemblait. Furieux, il se vengeait sur la forêt et la ville, arrachant branches, tuiles et volets. Impossible aux cavaliers de demeurer en selle. Les émissaires abandonnèrent leurs montures aux bons soins d’un fermier terrifié qui habitait à l’entrée de la vallée et continuèrent à pied, malmenés par les éléments. Ils devaient lutter pas à pas pour avancer malgré toute la magie protectrice qu’ils déployaient autour d’eux pour contrer les éléments déchaînés.

    Quand ils parvinrent aux portes du château, ils n’eurent pas besoin de se justifier auprès des gardes, car on les attendait avec impatience. Le même vieux serviteur qui avait fait la leçon au premier émissaire, les accueillit tout à la fois apeuré et euphorique. Il les conduisit aussitôt auprès du seigneur, tout crottés de boue et ruisselant de pluie qu’ils fussent.

    Dans l’immense cheminée, le feu ronflait et dispensait une chaleur bienvenue. Des domestiques terrorisés allaient et venaient, dressant la table avec maladresse et jetant des regards autour d’eux comme si un danger pouvait survenir à tout instant et de n’importe où. Sur un geste de leur maître, ils posèrent des couverts supplémentaires. Sur une couverture, un enfant jouait avec des personnages de bois peints. Ses cheveux blancs flottaient sur ses épaules et il ne s’intéressait pas le moins du monde aux activités des adultes. Un peu plus loin, ses trois sœurs bavardaient sous la surveillance attentive d’une nourrice qui portait un bébé assoupi.

    La délégation de l’école de Haute Sorcellerie mangea en silence alors que dehors, l’orage empirait. Le tonnerre grondait. La foudre tomba, pulvérisant le sommet d’une tour. Les éclairs illuminaient la salle par intermittence et le vent hurlait dans les étages.

    Lorsqu’ils se furent restaurés, le seigneur Kardac convia les mages dans une bibliothèque chaleureuse où ils s’installèrent dans de confortables fauteuils garnis de cuir. Ayant satisfait aux lois de l’hospitalité, les trois hommes oublièrent protocole et préambule pour s’attaquer au cœur du problème, car la survie même du domaine en dépendait désormais.

    ― Tout s’est déroulé exactement comme votre messager l’avait annoncé. Au début, il s’agissait juste d’objets que l’on retrouvait dans son berceau alors que la nourrice jurait les avoir rangés. Un jouet. Une cruche de lait. Puis les phénomènes inexplicables se sont multipliés. De plus en plus dramatiques.

    Le seigneur reprit son souffle.

    ― Un chat qui l’avait griffé a été retrouvé écrasé par la meule. Un chat. Un jeune chat vif et plein de vie. Pas un vieux matou estropié. Une meule avance très lentement, surtout lorsqu’elle est actionnée par un âne. Aucun chat n’aurait dû se laisser happer par cette énorme roue de pierre… Non, aucun.

    Il s’interrompit pour rassembler ses pensées.

    ― Une nourrice qui l’avait grondé est tombée des remparts. Un garde qui lui avait fait peur a été égorgé. D’après les hommes qui l’ont découvert, il se serait infligé ça lui-même.

    Nouvelle pause.

    ― Au cours de l’année écoulée, dix-huit personnes l’ayant contrarié sont mortes. Et il n’a que trois ans. Mes gens jasent. Certains ont quitté mon service, trop effrayés pour continuer à vivre près de lui. Et maintenant cette tempête qui dure depuis un mois.

    Il secoua lentement la tête.

    ― Je ne comprends pas. Il est si gentil. C’est un petit garçon adorable, toujours souriant. Il connaît déjà ses lettres et commence à compter.

    ― Monseigneur…

    L’homme redressa la tête. Il semblait avoir vieilli de vingt ans depuis la naissance de son fils. De larges cernes sombres soulignaient ses yeux caves. Du gris tachait ses tempes. Des rides marquaient les commissures de ses lèvres. Sa fierté se désagrégeait.

    ― Monseigneur, vous n’êtes aucunement responsable de ce qui se passe. Pas plus que votre enfant. La magie le protège. Un chat l’a griffé. Il a eu mal et la magie a éradiqué le danger en tuant l’animal. Votre fils n’y est pour rien.

    ― Vous allez le soigner ?

    ― Non. Il n’est pas malade. Nous allons essayer d’éloigner la magie jusqu’à ce qu’il soit en âge de la maîtriser.

    ― Je comprends.

    ― Je dois vous prévenir que le processus sera probablement douloureux pour l’enfant et par conséquent dangereux pour son entourage.

    ― Oui, je… je comprends.

    Sur ordre du maître des lieux, la cérémonie, qui verrait la neutralisation de l’enfant, se déroulerait dans la grande salle de réception du château. Les domestiques l’avaient entièrement vidée, allant jusqu’à éteindre le feu et récurer l’âtre, afin de ne laisser aucune arme potentielle à l’Homme Pâle.

    L’enfant se tenait debout, en chemise de nuit blanche. Le froid n’avait aucune emprise sur lui alors que le mage lui faisant face grelottait dans ses robes de laine. Ce dernier avait tracé au sol un pentacle orienté plein nord avant de le doubler d’un cercle de protection. D’autres charmes avaient été répartis dans toute la pièce et devant chaque ouverture.

    L’homme et l’enfant se tenaient au centre du symbole magique, éclairés par quelques bougies parfumées. Le mage se baissa pour se mettre à la hauteur du jeune garçon. Il avait marmonné ses incantations toute la journée et le sort était prêt.

    Prêt à amputer l’Homme Pâle de sa raison d’être.

    ― Ça va, Lug ?

    Le gamin hocha la tête, l’air grave.

    Le mage posa un doigt sur la gorge de l’enfant. Il lui avait expliqué ce qu’il allait faire sans lui en donner la finalité, ni mentionner la souffrance qu’il ressentirait. Il lui avait présenté la chose comme un jeu un peu particulier.

    Il reprit son incantation alors que son doigt descendait sur le torse imberbe. Il écarta en passant le col ouvert de la chemise, repoussant les lacets dénoués. Il s’immobilisa sur le plexus solaire, le centre de l’énergie mystique. Là, il appuya brutalement. Son doigt s’enfonça de deux phalanges dans la chair tendre.

    Lug hurla.

    Une incommensurable puissance arracha son tortionnaire du sol, le projeta contre le mur de pierre qui se fissura sous l’impact, avant de le laisser retomber au sol, inerte. Une traînée de sang frais marquait désormais la cloison du plafond jusqu’au plancher où le corps du pauvre thaumaturge gisait en un tas pitoyable, tous les os brisés et la boite crânienne explosée.

    Agenouillé au milieu du cercle, l’enfant pleurait, ses petites mains pressées sur son torse brûlé.

    Ils enterrèrent le corps disloqué du magicien dès le lendemain alors qu’une aube radieuse dispersait les derniers nuages. Avec le retour de la lumière, l’espoir renaissait dans les cœurs, car les magiciens semblaient avoir tenu leur promesse de neutraliser les pouvoirs de l’enfant.

    Seul Lug pleurait.

    La marque dans ses chairs se consumait encore, lui infligeant de cruelles souffrances.

    ― Lug, gronda son père. Tu es un homme et un Kardac. Tu n’as pas le droit de pleurer.

    Alors, comme Lug était un petit garçon courageux, il renifla un grand coup et ravala ses larmes.

    Le second magicien, devenu le chef par défaut des émissaires de l’école de Sorcellerie, prit l’enfant par la main après un ultime hommage à la tombe fraîche. Le Seigneur n’esquissant pas le moindre geste pour retenir son fils ou l’embrasser une dernière fois, l’homme de pouvoir le guida gentiment jusqu’aux chevaux. La mère ayant préféré demeurer au château, l’enfant partit sans un au revoir.

    La troupe de la Tour de Haute Sorcellerie quitta alors le domaine, au grand soulagement de tous ses habitants.

    III - Le bourgeois

    Présent

    Le riche bourgeois se sentait délicieusement ivre en quittant l’auberge animée. Il aurait pu faire appel à l’un des coches qui stationnaient à proximité ou plus simplement à l’une des chaises à porteurs, mais l’idée d’être bringuebalé lui donnait la nausée. Il opta donc pour une balade à l’air libre, à défaut de pur, dans les rues de la cité. Il abandonna les grandes avenues pour prendre un raccourci qui le ramènerait jusque chez lui. Bientôt, il se retrouva seul dans les ruelles désertes. Loin de songer aux dangers qui l’épiaient dans l’ombre, il commença par fredonner pour se tenir compagnie puis, l’alcool aidant, haussa peu à peu le ton sans s’en rendre compte.

    Il chantait gaiement lorsqu’il aperçut, à quelques pas à peine, une ravissante silhouette de femme fort élégante. À n’en point douter, à la richesse de sa mise, à la délicatesse de sa démarche, il s’agissait d’une personne de qualité. La pauvre devait s’être perdue. Il était donc de son devoir de lui porter secours.

    Il s’approcha, guilleret.

    ― Gente Dame.

    Elle sursauta, poussant un petit cri terrifié.

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