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Rose voilée: Les contes de la Forêt de la pierre dorée
Rose voilée: Les contes de la Forêt de la pierre dorée
Rose voilée: Les contes de la Forêt de la pierre dorée
Livre électronique546 pages8 heures

Rose voilée: Les contes de la Forêt de la pierre dorée

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À propos de ce livre électronique

Rose Rouge a un secret qu’elle ne peut révéler à quiconque. Elle se cache dans la forêt, le visage voilé par des chiffons, fuyant la compagnie de tous à l’exception de son vieux père et de sa chèvre-nounou. Son existence est morne et solitaire. Jusqu’au jour où elle fait la connaissance d’un jeune homme envoyé aux montagnes pour l’été. Le jeune et impétueux Léo étonne tout le monde lorsqu’il se lie d’amitié avec Rose Rouge et, ensemble, ils se mettent à la recherche du monstre qui, selon la rumeur, rôde dans ces lieux. Mais ce qui a commencé par un jeu devient une poursuite plus risquée que l’un ou l’autre d’entre eux n’aurait pu l’imaginer. Ils se voient bientôt obligés de mettre à l’épreuve leur confiance mutuelle alors qu’un fléau encore plus terrifiant met tout le pays en péril.
LangueFrançais
Date de sortie30 janv. 2013
ISBN9782896837151
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    Aperçu du livre

    Rose voilée - Anne Elisabeth Stengl

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    À mon David Rohan

    Prologue

    La Maison sur la colline, bien qu’abandonnée, était sortie indemne des années d’occupation du Dragon. Cette notion faisait plaisir au jeune homme qui gravissait le sentier désert menant au lieu où il avait passé de nombreux mois heureux. Il avait craint que la Maison sur la colline, malgré son emplacement isolé, ait été l’une des cibles principales du Dragon. Mais en traversant divers villages de bergers sur la route de la montagne menant à la maison, il avait retrouvé le moral. Et quand il a aperçu la maison toujours debout au milieu de ses jardins en pente intacts, quelque chose qui ressemblait à un sourire a éclairé son visage trop sérieux.

    De tous les lieux familiers qu’il avait visités depuis son retour à la maison, la maison était la seule à n’afficher aucune cicatrice visible de l’œuvre du Dragon.

    Il gravissait la montagne seul ; ses compagnons de voyage l’avaient accompagné jusqu’au pied, mais il avait demandé à faire la montée seul. Cela signifiait une longue et rude journée avec pour seule compagnie un poney à longs poils hirsutes. Mais le jeune homme était désormais habitué à ce genre de solitude.

    Dernièrement, la solitude lui pesait davantage dans une foule que lorsqu’il était seul.

    L’air de la montagne était frais, en comparaison avec la puanteur qui s’attardait dans chaque respiration prise dans le reste du pays. Le poney robuste en profitait aussi, frottant la tête contre son corps et remuant la crinière avec une vigueur renouvelée. Le jeune homme a attaché sa monture à la grille d’entrée avant de pénétrer dans les jardins envahis par les mauvaises herbes.

    Les fenêtres vides de la Maison sur la colline, semblables à des yeux tristes, le regardaient. Son regard s’est mis à la recherche des grandes fenêtres serties de tentures lourdes de la bibliothèque, pour s’arrêter sur une fenêtre plus petite, à l’étage au-dessus, qui s’ouvrait depuis son ancienne chambre à coucher. Si les carreaux de vitre étaient poussiéreux — fruit du temps et de la négligence —, ils n’étaient néanmoins pas couverts d’une couche de cendre, et les rideaux n’empestaient pas le poison.

    Le jeune homme n’est pas entré dans la maison, même si une partie de lui désirait ardemment parcourir de nouveau ses corridors pour éprouver un réconfort qu’il n’avait pas encore ressenti depuis son retour dans son pays natal. Non, il avait grimpé jusqu’à la Maison sur la colline pour une raison précise et il n’osait pas s’attarder.

    Il avait un monstre à pourchasser.

    Il a trouvé la remise du jardin, qui était verrouillée, exactement comme le vieux Campagnol, le jardinier, l’avait laissée. Le jeune homme savait qu’il n’arriverait jamais à défaire ces verrous compliqués. À la mort de Campagnol, son remplaçant avait été incapable de les défaire et s’était vu obligé d’en bâtir une toute nouvelle. Mais les outils disponibles dans la nouvelle remise ne suffiraient pas ; le jeune homme le savait. Il fallait respecter certaines traditions, pour traquer un monstre avec succès.

    La porte de bois avait ramolli à certains endroits. Il y a donné des coups de pied pour ensuite tirer plusieurs panneaux jusqu’à ce qu’il puisse se glisser à l’intérieur. Il n’a jeté qu’un regard furtif dans l’obscurité morose, comme si en surprenant les secrets du vieux jardinier, il profanerait une tombe sacrée. Il n’était à la recherche que d’une chose : l’arme d’un guerrier.

    Qu’il a trouvée sous la forme d’une perche.

    Ce n’était pas qu’une simple perche. Il l’a reconnue à l’instant où ses doigts se sont serrés autour de la mince tige de bois. C’était la perche des perches, redoutable et polie par un usage fréquent. Un autre sourire s’est dessiné sur les lèvres du jeune homme quand il est ressorti de la remise, arme à la main. À la lumière du jour, les gravures qui couvraient la perche d’un bout à l’autre étaient visibles ; irrégulières et sans attrait, mais sculptées avec soin. Au bout de la tige était noué un foulard rouge délavé.

    Ainsi armé, le jeune homme s’est dirigé vers la grille la plus éloignée du jardin, qui était désormais recouverte de rouille. Elle a émis un grincement de protestation quand il l’a poussée pour s’engager dans le sentier qui menait plus haut dans la montagne.

    Ce ne serait pas une chasse bien longue. Il avait une bonne idée de l’endroit où se trouvait le monstre. Ce n’était pas la première fois qu’il entreprenait cette quête.

    La première fois, il devait avoir environ onze ans.

    Première partie

    1

    L a rumeur courait qu’un monstre vivait dans les montagnes.

    Personne ne savait où il se cachait. Personne ne pou-vait dire à quel moment il était arrivé là. Personne ne pouvait certes dire à quoi il ressemblait, bien que les opinions à ce sujet fussent contradictoires. Mais tout le monde s’entendait pour dire qu’il était là. Quelque part.

    « Tout le monde » ne désignait personne en particulier et tous ceux qui travaillaient à la Maison sur la colline, là où Léo a passé l’été de ses onze ans. De prime abord, Léo a présumé qu’il s’agissait d’une de ces expressions que les adultes aimaient se renvoyer, un peu comme le juron « Dame silencieuse ! », poussé quand ils étaient effrayés, ou « Dents de dragon ! », quand ils étaient fâchés.

    — Vous feriez mieux de rentrer, il fait presque nuit, l’appelait sa nounou depuis la fenêtre de sa chambre quand il jouait sur les pentes de pelouse et dans les jardins de la Maison sur la colline.

    — Il ne faudrait pas que le monstre de la montagne ne vous enlève.

    C’était faux. Léo n’aurait pas été mécontent si le monstre l’enlevait réellement ou, du moins, essayait de le faire. Il prenait tout son temps pour rentrer et n’obéissait que lorsque sa nounou était à deux doigts de sortir dehors pour le ramener par le collet. Mais peu importait la longueur des ombres sur le flanc de la montagne, il n’avait jamais aperçu jusqu’à un poil du monstre.

    Puis un jour, il a emprunté, depuis sa chambre, l’escalier des serviteurs, car il menait plus rapidement aux jardins. Il y a surpris des voix furtives, et rien au monde n’aurait pu l’empêcher de tendre l’oreille.

    — Je suis prêt à mettre ma main au feu et à jurer l’avoir vu ! a fait la voix que Léo reconnaissait comme celle de Petit-Ours, le caléchier. Je montais le sentier de la montagne pour me rendre chez ma vieille mémé, quand je l’ai vu, aussi vrai que je te vois !

    Petit-Ours était un homme robuste, habitué à maîtriser les poneys de montagne qui tiraient les chariots dans cette partie sauvage du pays. Mais il parlait alors d’une voix basse et chevrotante.

    — À quoi ressemblait-il ? a demandé maîtresse Rouge-Gorge, la cuisinière, d’une voix trop sèche pour être sympathique. Était-il gros et poilu ? As-tu vu le fantôme du Seigneur des loups ? À une époque, on disait qu’il hantait la région.

    — Ce n’était pas un loup, Rouge-Gorge, je te le dis tout de suite, a dit le caléchier. J’ai chassé ma part de loups et je suis fier de dire que je n’ai jamais même senti un pincement au cœur à les entendre hurler par une nuit d’hiver. Ce n’est pas un loup que j’ai vu.

    — C’était quoi, alors ? a demandé Rouge-Gorge. Un troll ? Un diablotin ? Une sylphide ?

    — Cela se rapprochait davantage… d’un démon.

    Léo a frémi dans l’escalier sombre — un frisson de terreur délicieux que seuls les garçons ayant un esprit bien précis pouvaient ressentir. Mais maîtresse Rouge-Gorge a éclaté d’un rire sans ambages.

    — J’aurais préféré que tu parles d’un dragon, Petit-Ours.

    — Tu sais aussi bien que moi qu’il existe, a rugi le caléchier.

    Pendant un moment, maîtresse Rouge-Gorge a adopté un ton plus sérieux.

    — Je sais ce que je sais et je ne prétends pas comprendre le reste. Mais je dis qu’il est préférable que tu gardes de telles sottises pour toi, surtout avec le petit monsieur dans les parages.

    Petit-Ours a grogné, mais les deux interlocuteurs ont changé de sujet sans apercevoir Léo, qui se tenait dans l’escalier sombre.

    Léo n’a pas bougé pendant un bon moment. Il avait déjà planifié sa journée ; il avait emballé les beaux pions du jeu d’échecs de la bibliothèque dans sac en cuir pour les apporter en cachette dans les jardins, où il avait l’intention de creuser une forteresse dans la terre pour livrer une bataille qui n’avait absolument rien à voir avec les échecs. Mais un jeu aussi dérisoire n’avait aucun poids devant l’inspiration qui emplissait alors son âme.

    Les pions ont cliqueté dans le sac quand Léo s’est tourné pour gravir les marches en courant et gagner la bibliothèque de la Maison sur la colline, où il était certain de trouver son cousin, Fin-Renard.

    Fin-Renard était un soi-disant chérubin pâle et à l’air maladif que la mère de Léo affectionnait particulièrement. Elle voyait en lui une bonne influence sur Léo et insistait pour qu’ils deviennent les meilleurs amis au monde. Cela en soi n’aurait pas tellement dérangé Léo — pas même les remarques persistantes de sa mère du style « Pourquoi ne peux-tu pas ressembler davantage à ton cousin ? » —, si seulement il avait pu convaincre Fin-Renard de mettre de côté ses livres et de se lever de son fauteuil rembourré.

    — Fin-Renard ! s’est exclamé Léo en surgissant dans la bibliothèque.

    Son cousin a levé le nez de son livre. Il s’agissait d’un de ses bouquins pour « se parfaire » avec un titre comme Préoccupations économiques du statut de commerçant, rempli de chiffres et de dates et d’autres caractéristiques hideuses de la même nature. Fin-Renard faisait semblant d’apprécier sa lecture. En fait, il était si bon à ce jeu qu’il arrivait parfois que Léo le croie. Il avait même feuilleté un ou deux de ses bouquins pour finalement découvrir qu’ils ne valaient rien.

    — Fin-Renard ! a-t-il crié. Il y a un monstre dans les montagnes !

    — Non, ce n’est pas vrai, a dit Fin-Renard.

    La Maison sur la colline appartenait à la mère veuve de Fin-Renard, ce qui signifiait qu’en cas de désaccord entre les garçons, Fin-Renard arrivait normalement à gagner la manche par une simple salve :

    — Nous sommes dans la maison de ma mère, alors tu dois faire ce que je dis !

    Toutefois, des deux, Léo était celui qui avait la personnalité la plus forte, si bien qu’en y mettant l’effort, il pouvait parfois contrer Fin-Renard avec un tel enthousiasme que son cousin oubliait d’user de cette réplique redoutée.

    Fin-Renard a jeté un coup d’œil au visage rouge de Léo et à ses yeux qui brillaient à l’idée de partir à l’aventure avant de fourrer de nouveau le nez dans son livre comme s’il se mettait à l’abri d’un assaut.

    — Oui, c’est vrai ! a affirmé Léo. Le caléchier l’a vu !

    — Il voit aussi des fées danser quand il avale des rasades du cidre qui fermente depuis l’an dernier.

    — Nous devons le chasser !

    — Non, absolument pas, a fait Fin-Renard en se carrant davantage dans son fauteuil confortable. Tante Fleur-Étoilée n’aimerait pas ça.

    — Mère n’est pas ici !

    — Elle l’apprendra.

    — Et nous félicitera d’avoir attrapé un démon qui terrorise les campagnards !

    — Il n’y a pas de démon.

    — Comment le sais-tu ?

    Le visage de Fin-Renard est sorti de derrière le livre en affichant, cette fois, une expression patiente qui donnait envie à Léo de lui balancer un coup de poing dans l’œil. Puis Fin-Renard a dit :

    — J’ai vécu ici toute ma vie. J’entends les propos insensés des villageois depuis des années. Mais je ne l’ai pas vu. Je ne l’ai pas entendu. Il n’existe pas.

    Puis, après avoir enfoui de nouveau le visage dans son livre, il a ajouté :

    — Va-t-en.

    Léo a fixé du regard l’épaisse couverture rouge pendant plusieurs secondes de rage. Puis il a saisi le sac de pions accroché à sa ceinture et l’a lancé à la tête de Fin-Renard, qui a poussé un « Aïe ! » satisfaisant à ses oreilles.

    — Tu ne vaux pas mieux qu’une fille, Fin-Renard, a déclaré Léo en sortant de la bibliothèque en coup de vent.

    La journée était beaucoup trop belle pour la gaspiller sur son cousin.

    Une fois dans les jardins, Léo est resté immobile un certain temps, à quelques pas de la porte, survolant les alentours du regard. La Maison sur la colline portait ce nom parce qu’elle était perchée haut dans les montagnes, au sud du pays. Elle offrait une vue imprenable sur le paysage du pays natal de Léo. Le temps était clément en ce lieu ; plus froid en raison de l’altitude, mais frais et revigorant… L’atmosphère idéale pour un cœur aventureux.

    Normalement, les jardins en flanc de montagne de la Maison sur la colline suscitaient suffisamment d’intérêt chez le garçon. Mais depuis qu’il savait que le monstre ne se réduisait pas aux avertissements de sa nounou, les jardins lui paraissaient bien trop petits et étroits. Aucun monstre ne pénètrerait à l’intérieur des jardins de la Maison sur la colline. Il faudrait que Léo aille à sa rencontre.

    Mais d’abord, il lui fallait s’armer.

    — J’ai besoin d’une arme, a-t-il dit à Campagnol, le jardinier.

    Campagnol était probablement l’homme le plus vieux et le plus grinçant au monde, et son visage n’était qu’une barbe touffue. Aux paroles de Léo, la barbe s’est ridée, cachant probablement ce qui ressemblait à un sourire, et les petits yeux du jardinier ont clignoté.

    — Une arme, hein ? a dit Campagnol.

    — Oui. Une épée, si vous en avez une.

    Campagnol a grogné en marquant une pause pour contempler le rang de navets qu’il entretenait.

    — J’crois savoir ce dont vous avez besoin.

    Dans une cacophonie splendide de grincements, le vieil homme a déplié les genoux pour clopiner jusqu’à sa remise, Léo sur ses talons. En quelques instants, Campagnol a défait les divers loquets et chaînes qui avaient dérouté Léo chaque fois qu’il avait tenté de pénétrer dans la remise par lui-même, et la porte s’est ouverte en grinçant presque autant que les articulations de Campagnol. Le jardinier a pénétré à l’intérieur pour en ressortir avec son arme de choix, qu’il a tendue à Léo en grandes pompes.

    Léo a pris l’arme en fronçant les sourcils.

    — Une perche ?

    — Une puissante épée, mon bon seigneur, si vous la regardez du bon œil.

    Léo a plissé le nez.

    — Vous voulez dire en usant d’imagination ?

    — Peut-être que oui. Ou peut-être que non, a fait le jardinier.

    S’il y avait une chose que Léo n’appréciait pas chez les adultes, c’était leur tendance à le traiter comme un enfant.

    — Je pars à la chasse d’un monstre. Cette perche va-t-elle vraiment m’être utile ?

    Le jardinier a paru regarder réellement Léo pour la première fois. Il a posé une main noueuse sur le montant de porte pendant que ses yeux survolaient la silhouette frêle du garçon de la tête aux pieds. Son regard s’est arrêté sur ses beaux habits légèrement froissés par le jeu. Il s’est arrêté sur les égratignures sur ses mains qui soulignaient sa volonté à plonger tête première dans toute activité. Le jardinier a pris bonne note de la lueur qui brillait derrière la bouderie dans la paire de grands yeux noirs.

    — Quel monstre chassez-vous ?

    — Le monstre au haut de la montagne, a répondu Léo. En avez-vous entendu parler ?

    Le jardinier a hoché la tête.

    — Oui.

    — L’avez-vous déjà vu ?

    La barbe du jardinier a bougé, muée par sa bouche qui, quelque part dans ses profondeurs, remuait d’un côté et de l’autre à mesure qu’il réfléchissait.

    — C’que j’ai vu et c’que d’autres ont vu, c’n’est probablement pas la même chose.

    Léo a posé la perche sur son épaule.

    — Qu’avez-vous vu ?

    Campagnol a secoué la tête.

    — Vous devez le voir par vous-même, jeune homme. Ainsi, vous allez gravir la montagne, n’est-ce pas ?

    — En effet.

    — Votre nounou le sait ?

    Dents de dragon ! Il n’avait pas songé à ce détail.

    — Hum…

    — J’lui dirai que vous rentrerez avant la nuit, quand elle me posera la question, hein ?

    Léo a adressé un franc sourire au vieil homme ; un sourire que Campagnol, qui avait été un garçon plein d’entrain bien des années plus tôt, lui a rendu. Puis le jardinier a accompagné le garçon sur le flanc de la montagne jusqu’aux limites du jardin avant de le saluer de manière solennelle quand Léo a passé la grille.

    — Quelle est la voie la plus rapide pour atteindre le monstre ?

    — N’soyez jamais trop pressé d’atteindre le but de votre quête, mon jeune maître, a répondu le jardinier. L’aventure se trouve dans la chasse et non dans la capture, souvenez-vous-en.

    Puis il a pointé d’un doigt crochu par l’arthrite le sentier battu.

    — Suivez ce chemin sur une bonne centaine de lieues, puis cherchez un sentier emprunté par les cerfs à votre gauche. Il commence au pied d’un jeune arbre argenté autour duquel est noué un foulard rouge. Suivez ce sentier qui vous fera faire le tour d’la montagne pour vous ramener à votre point de départ. Prenez garde à n’pas vous éloigner du sentier.

    — Je ne trouverai pas de monstre en suivant un sentier.

    — Si votre destin est de rencontrer le monstre, vous l’croiserez sur ce sentier. Je vous l’jure. Me croyez-vous ?

    Ses yeux ont croisé ceux de Léo, et le jardinier a soutenu le regard du garçon bien après que ce dernier en ressente un malaise. Mais Léo n’était pas du genre à détourner le regard, alors il a étudié le vieil homme et réfléchi à ce qu’il avait dit.

    Curieusement, il s’est surpris à croire Campagnol.

    — D’accord, a-t-il dit. Je suivrai le sentier.

    Cela dit, il a resserré sa poigne autour de la perche, a carré les épaules et a entrepris de gravir la montagne.

    — Hé ! lui a crié le jardinier.

    Léo a jeté un coup d’œil au-dessus de son épaule.

    — Essayez de n’pas vous faire manger pendant votre promenade. Ce serait un peu difficile pour moi d’expliquer ça à vos parents, hein ?

    Léo a hoché la tête, salué le jardinier et suivi le chemin.

    D’abord, la sensation était fantastique. À cette époque de l’année, la forêt était un antre vert foncé où soufflait le mystère. Les oiseaux pépiaient des chants tentants comme des sirènes sans être trop joyeux pour détruire l’ambiance. Léo a ressenti cette bouffée de virilité répandue chez les jeunes aventuriers et a testé la fougue de son jeu de perche sur un jeune arbre provocant ou deux. Peut-être se sentait-il un peu solitaire, à se lancer seul dans la forêt. Peut-être aurait-il préféré avoir un compagnon d’armes. Mais il existe un certain esprit qui suit l’aventurier solitaire et l’empêche de se sentir trop seul.

    Le chemin était large, car nombreux étaient les habitants du haut de la montagne qui descendaient vers le village une ou deux fois par semaine. C’était loin d’être l’endroit idéal pour chasser des monstres, mais le périple demeurait excitant pour Léo. Il ne s’était jamais hasardé aussi loin de la maison seul. En fait, il n’avait jamais vécu une telle solitude.

    Il a été frappé par cette pensée au moment où il atteignait le jeune arbre aux branches argentées autour duquel était noué un foulard rouge. Il s’agissait d’un foulard élimé enroulé autour de l’arbre. Sa teinture rouge était si délavée que c’est par chance que Léo l’a aperçu. De toute évidence, quelqu’un l’avait placé là pour marquer discrètement le passage et non pas pour l’annoncer au monde entier. Léo aurait bien pu se demander comment le jardinier connaissait son existence ou pourquoi il avait partagé ce renseignement avec Léo… Mais il ne s’est posé aucune question. Son esprit était tout occupé à la décision soudaine qu’il devait prendre.

    Le sentier de cerfs faisait le tour de la montagne plutôt que de mener à son sommet et il plongeait au cœur de la forêt. La forêt sombre. À l’image d’un passage menant dans l’obscurité d’une mine ; la lumière se tamisait pour disparaître complètement quelques pas plus loin.

    Léo devait faire un choix. Désirait-il réellement vivre cette aventure ? Souhaitait-il plonger et chasser le monstre ? Ou préférait-il rebrousser chemin et clore la journée après une marche rapide et relativement intéressante ? Personne ne le blâmerait, après tout.

    L’espace d’un moment terrible, il s’est tenu immobile, indécis, doutant de son propre courage, trouvant des excuses pour justifier sa peur.

    Puis, depuis les profondeurs de la forêt de la montagne, à une si grande distance qu’on aurait dit un écho, il a entendu les notes argentées d’un chant d’oiseau qui aurait presque pu être des mots si seulement Léo en connaissant la langue.

    Et quelque chose dans cette chanson lui disait : « Tout va bien. Fais le plongeon. Pars à la chasse de ton monstre et tu verras bien ce que tu trouveras. »

    En poussant un cri puissant pour se prouver comme il n’avait pas peur, Léo a frappé de toutes ses forces sa perche contre le jeune arbre, et celui-ci a tangué et tremblé. Puis il s’est frayé un chemin parmi le feuillage jusqu’au sentier.

    Il avançait dès lors plus lentement, comme il devait garder les yeux sur le sol pour éviter les racines et se pencher pour empêcher que les branches ne lui fouettent les yeux. Son cœur battait la chamade, mais c’était une sensation agréable, et il a resserré sa poigne autour de la perche jusqu’à ce que ses jointures soient blanches. Dans son esprit, il s’imaginait le monstre encore et encore en se souvenant des bribes d’information qu’il avait entendues.

    « Un démon », avait dit Petit-Ours. Léo se représentait un monstre imposant à la démarche vacillante, aux épaules osseuses, aux yeux rouges et à la mâchoire écumante. Il imaginait que sa perche était réellement une épée qui entaillait des griffes crochues et qui perçait un cœur pour débarrasser le monde de cette abomination.

    « Un dragon », avait observé Rouge-Gorge. Dans son esprit, Léo voyait des ailes couvertes d’écailles, des narines remplies de fumée et une queue longue et sinueuse. Bien entendu, il serait difficile pour un dragon de ramper dans cette forêt pleine de végétation sans faire un boucan terrible.

    Peut-être une sylphide, une créature effroyable vivant dans le vent et munie de griffes blanches et affûtées. Léo préférait cette idée. Les monstres intemporels étaient effrayants, mais étaient moins susceptibles de provoquer des blessures physiques… Et lorsqu’on s’aventurait dans le vide avec pour seule arme une perche, ce genre de monstre était préférable.

    Les monstres se sont enfilés dans l’imagination de Léo. Le jour s’est allongé, et le sentier derrière lui aussi. Il n’aurait pu dire depuis combien de temps il avançait ; on aurait dit qu’une éternité s’était écoulée. Toute cette randonnée, même à l’abri du chaud soleil, avait creusé l’appétit de Léo, et les monstres occupaient moins de place dans ses pensées.

    — Bah !

    Léo s’est figé, sa perche placée dans un angle maladroit pour repousser une touffe d’ortie. Puis son cœur s’est mis à battre la chamade, mais il était toujours incapable de bouger. À l’exception des pépiements aléatoires des oiseaux et du craquement du sol accidenté sous ses pieds, il n’avait entendu aucun son à cette profondeur dans la forêt. Jusque-là, du moins.

    — Baaaah !

    « Le bruit s’était rapproché à présent », a-t-il songé. Approchait-il vers lui ? Jamais il n’aurait cru qu’un monstre aux dos épineux de plus deux mètres pouvait faire un bruit de la sorte, mais qui pouvait lui dire quel cri poussaient les monstres ? Il a brandi sa perche, libérant par le fait même la touffe d’ortie qui lui a mordu la jambe.

    — Dents de dragon ! a-t-il crié.

    — BAAAAH !

    Léo a pivoté sur lui-même, car le son venait de derrière.

    En regardant à travers les ronces où il venait de passer, il a aperçu de la fourrure et un corps inhumain. Et l’espace d’une seconde, il a entrevu la lueur d’un œil jaune maléfique.

    Puis la chèvre a poussé son museau dans les ronces.

    — Bah ! a-t-elle fait.

    Léo a freiné l’élan de sa perche à la dernière minute. Il a fixé la chèvre des yeux qui, elle, lui a rendu son regard, et le miroitement accusateur qu’il a vu dans ses yeux lui a donné l’impression d’être très stupide.

    — Pâture de dragon, a-t-il grogné. Que fais-tu là toute seule ? Tu ne portes même pas de clochette. T’es-tu éloignée de ton troupeau ?

    — Bah, a fait la chèvre en martelant le sol de son sabot.

    C’était embarrassant de sentir que son cœur battait toujours à toute vitesse. Léo s’est penché pour se frotter la jambe là où les orties l’avaient piqué en marmonnant quelque chose à propos d’un ragoût de mouton. Cet après-midi s’était soldé en une vraie perte de temps ! Il aurait dû jouer avec ses jetons d’échecs dans la boue comme un stupide petit garçon plutôt que de se lancer dans cette aventure idiote. Un monstre, et quoi d’autre ? Rien de plus qu’une chèvre idiote.

    Un craquement a résonné derrière lui. Léo s’est tourné.

    Il se tenait là, à moins de trois mètres. Emmailloté dans des voiles ; blanc, incorporel et horrifiant sous les ombres projetées par les plus grands arbres.

    Léo ne lui a pas accordé un second regard. Il a dépassé la chèvre en courant pour fuir, tête baissée, dans la forêt aussi rapidement que ses pieds pouvaient le porter, laissant sa perche derrière.

    2

    L es héros n’abandonnaient pas leurs armes.

    Le lendemain matin, une bruine tombait en bataille. Et offrait une belle excuse pour rester à l’intérieur toute la journée, s’est dit Léo. Mais les excuses, c’était bon pour les peureux et les enfants.

    Sa nounou était occupée, et Fin-Renard se distrayait en résolvant des équations algébriques et n’avait pas le temps pour une partie d’échecs ou une course effrénée dans l’escalier. Sans rien pour le distraire de sa conscience tenace, Léo était assis, troublé, devant le feu allumé dans le foyer de la bibliothèque, où il roulait des billes devant et derrière sans pouvoir arrêter son choix sur un jeu. Ses pensées le tourmentaient.

    Qu’avait-il aperçu sur la colline ? Quand il y réfléchissait, il n’arrivait pas à donner à sa vision une forme précise. Il se souvenait d’avoir été terrifié, mais qu’est-ce qui l’avait terrifié exactement ? Il n’avait certainement pas été question d’un monstre dans sa forme traditionnelle de géant de trois mètres à la mâchoire écumante de bave. Il se sentait ridicule. Pourquoi avait-il détalé de la sorte ?

    Et laisser derrière son arme.

    Il a songé aux héros qui pimentaient ses manuels d’histoire. La plupart des histoires n’avaient ni queue ni tête, il le savait, mais malgré tout ! Le roi Malicieux n’avait-il pas échangé ses deux mains contre la protection de son royaume assurée par une puissante reine de Féérie ? L’enfant Vision-du-jour n’avait-elle pas tenu tête à la Sorcière dragon même après que tout le monde eût abdiqué ? Dame Fleur-Étoilée — l’une des héroïnes les plus célèbres et adorées de la nation et dont la moitié de la population féminine portait toujours le prénom à ce jour — n’avait-elle pas livré bataille à l’abominable Seigneur des loups ? Et, bien, si elle n’y avait pas survécu, son histoire, elle, était toujours bien vivante et respectée dans les mémoires.

    Et ces deux dernières n’étaient rien de moins que des filles !

    Léo avait honte. Il n’y avait rien de plus horrible que des reines de Féérie, des sorcières et des loups géants. Il ne pouvait prétendre que ce qu’il avait vu dans la forêt les rivalisait en terreur. Surtout quand il lui était impossible de même dire ce qu’il avait vu. Comment pouvait-il espérer figurer parmi les héros si…

    C’était plus qu’il ne pouvait en supporter.

    Léo s’est levé. Comme Fin-Renard a gardé le nez dans ses équations, aucune explication n’a été nécessaire. Léo a déniché un manteau et un chapeau huilé — tous deux un peu trop grands pour lui — et s’est glissé dehors par la porte arrière. Personne ne l’a aperçu, à l’exception du jardinier à la barbe touffue qui sarclait la pelouse malgré la bruine. Léo a envoyé la main au vieil homme, mais a passé la grille du jardin pour s’avancer dans le sentier au-delà sans lui dire un mot.

    La veille, les premiers cent pas avaient été assez faciles à franchir, comme le soleil brillait et les oiseaux chantaient. Mais aujourd’hui, la voie était morne, et quand il est arrivé à ce tournant vers la forêt plus profonde, le cœur de Léo a failli flancher. Sa mémoire conjurait des images de cette chose flottante et voilée, et il a songé avec nostalgie à ses billes près du feu et même à la satanée algèbre de Fin-Renard.

    Mais les vrais héros ne laissent pas leurs armes derrière. Peut-être n’allait-il pas chasser un monstre, mais à tout le moins Léo allait récupérer sa perche.

    À mesure qu’il se frayait un chemin dans la forêt plus dense, des accumulations d’eau se déversaient sur son chapeau et ruisselaient du rebord. Des gouttes glaciales roulaient sur le dos de son manteau. Ses bottes étaient alourdies par la boue et les feuilles mouillées, et son esprit d’aventure recevait une douche froide. Seul l’entêtement le faisait avancer. Au moins, son état misérable le distrayait de sa peur. Il était difficile d’être effrayé par un prétendu monstre quand on souffrait l’agonie de l’eau froide qui coule dans son cou.

    Il a reconnu vaguement des parcelles du sentier. Il y avait cette ouverture dans les arbres où il entrevoyait la courbe de la montagne vers les vallées plus bas. Il y avait cet arbre étrange qui se pliait en un angle droit à un mètre du sol pour ensuite pousser vers le ciel jusqu’à ses plus hautes branches. Il y avait cette grosse pierre qui ressemblait au visage hideux d’un diablotin occupé à lorgner ou à sourire — difficile à dire.

    Et puis il y avait sa perche.

    Elle était posée contre un arbre et non pas étendue dans le sentier, là où il l’avait laissée. À mesure que Léo s’en approchait d’un pas incertain, il a vu qu’un foulard rouge était noué au haut de celle-ci comme un drapeau pour attirer son attention.

    La vue de ce foulard a mis son estomac à l’envers. C’était idiot, il le savait, mais il ne pouvait faire autrement. Qui l’avait noué là ? Il était du même tissu que celui indiquant le tournant vers ce sentier, quoique sa teinture fut plus éclatante. Quelqu’un savait qu’il se mettrait à la recherche de sa perche. Mais personne ne l’avait vu s’aventurer par là.

    Personne à l’exception de la chèvre… Et l’apparition, peu importe qui ou quoi elle était.

    Il pouvait pratiquement affirmer que la chèvre n’avait pas noué ce foulard. Mais pourquoi cette… chose le ferait-elle ? Si c’était bien elle. Mais qui d’autre cela pouvait être ?

    Hésitant, il a fixé sa perche du regard, et cette dernière, même dépourvue de traits, semblait le dévisager d’un air accusateur. Comme si elle lui disait : « Comment as-tu osé me laisser derrière de la sorte ? Imagine tout ce qui aurait pu m’arriver ! Tellement de choses ! »

    Léo s’est tordu les lèvres. Puis il a tendu la main pour prendre son arme en s’attendant presque à être frappé par la foudre dès que ses doigts toucheraient le bois. Il n’est rien arrivé. Il se tenait sous la bruine, dans la forêt humide, seul, perche à la main. Il s’est senti ridicule.

    — Les monstres, a-t-il grogné. Que les dragons les mangent !

    Puis il s’est tourné pour se retrouver nez à nez avec l’apparition voilée.

    — Dents de dragon ! a hurlé Léo.

    — Dame silencieuse ! a crié au même moment l’apparition, et ils ont tous deux fait un bon derrière.

    Léo a atterri sur une dalle de mousse humide, sur laquelle il a glissé pour tomber durement sur son postérieur. L’apparition a disparu derrière un arbre au tronc large.

    Léo est resté assis sur la mousse en serrant sa perche, le chapeau incliné vers l’arrière, la bouche béate, si bien que la bruine tombait sur sa langue. Son cœur battait tellement vite qu’il arrivait à peine à respirer.

    Mais l’apparition n’est pas sortie de sa cachette.

    Elle était toujours là. Il apercevait le bout de son voile blanc accroché à une branche, de même que le bord d’une manche. Après un moment, il aurait pu jurer l’avoir entendue respirer.

    Les apparitions respiraient-elles ?

    — Je n’ai pas peur de toi ! a-t-il lancé enfin.

    — Moi non plus, a fait une petite voix derrière l’arbre.

    — J’ai une arme !

    — Hum… j’en ai pas.

    Léo a froncé les sourcils.

    — Tu n’es pas censée être armée.

    — J’le suis pas.

    — Non, ce que je veux dire, c’est que les fantômes ne sont pas armés.

    — J’suis pas un fantôme.

    Eh bien, cela changeait la donne. Léo a remué sur la mousse et a remarqué que l’humidité se faufilait dans ses hauts-de-chausses. En prenant appui sur sa perche, il s’est relevé.

    — Si tu n’es pas un fantôme, qu’es-tu ?

    — J’sais pas.

    Léo a aperçu une main saillir pour saisir le voile prisonnier de la branche. Il s’agissait d’une main minuscule enveloppée d’un gant épais. Après s’être débattue un moment, la main a libéré le linge sale, et alors l’apparition a disparu complètement derrière l’arbre. Mais il entendait toujours sa respiration.

    — Es-tu un monstre ? a demandé Léo.

    — J’pense pas. Et toi ?

    — Non.

    Léo a froncé les sourcils.

    Il n’y avait rien d’horrible dans la voix de l’apparition. Elle ressemblait trop à celle d’un enfant. Les monstres prenaient-ils l’apparence d’un enfant afin d’attirer par la ruse des proies sans méfiance ?

    Puis une pensée terrible lui est venue, et il a su qu’il avait raison dès qu’il y a songé. Il a poussé un soupir et roulé des yeux ; à ce moment-là, même Fin-Renard n’aurait pas réussi à l’agacer autant.

    — Attends une minute. Tu n’es rien d’autre qu’une fille !

    La tête de l’apparition a pointé depuis le tronc.

    — Ouaip, a-t-elle dit.

    Et c’était exactement ce qu’elle était.

    * * *

    La dernière chose — absolument la dernière chose — dont Léo avait besoin était d’une fille sur ses talons. Surtout s’il voulait partir à la chasse du monstre.

    Et voilà ce qu’il allait faire. Dès lors qu’une explication aussi prosaïque se cachait derrière sa peur de la chose voilée, il se sentait motivé par une vigueur renouvelée. Il fallait que le monde soit plus excitant que les billes, l’algèbre et les filles larmoyantes, et il allait découvrir la source de cette excitation même s’il devait la chercher jusqu’à l’heure du dîner. Léo allait marcher — sur le sol détrempé, d’accord, mais marcher tout de même — dans les traces de ces prédécesseurs héroïques.

    Mais pas avec une petite fille étrange sur les talons.

    — Va-t-en, a-t-il dit après avoir franchi quelques pas spongieux dans le sentier de cerfs.

    — Pourquoi ? a-t-elle demandé.

    La bruine tombait en pluie désormais, et la patience de Léo était aussi aplanie que les cheveux sur son front. Était-ce trop demander que de désirer une ambiance quelque peu sombre sans entendre un bruit de reniflement tous les trois pas ?

    — Parce que. Tu te trouveras dans mon chemin.

    — Chemin vers quoi ?

    Léo n’a pas répondu. C’était déjà assez terrible quand Fin-Renard riait de ses idées. Mais comme Fin-Renard était son cousin et un garçon, rien ne l’empêchait de lui balancer une gifle au besoin. Si cette fille étrange — emballée dans des voiles et des foulards pour se protéger de la pluie, si bien qu’il était incapable de voir son visage — se moquait de son héroïsme, il ignorait ce qu’il ferait. Léo a pressé le pas à travers un large bosquet de pins qui l’éclaboussait de ses aiguilles mouillées. Mais la fille a suivi la cadence.

    — Vers quoi ? a-t-elle répété.

    — Rien, a grogné Léo.

    — Alors, pourquoi j’peux pas venir ?

    — Parce que c’est dangereux, voilà.

    Il a parlé en brandissant sa perche et en jetant à la fille un regard noir par-dessus son épaule. Elle se tenait là, immobile, alors que la pluie ruisselait de la bordure de ses voiles.

    — J’ai pas peur, a-t-elle dit.

    — Tu devrais.

    — J’ai pas peur.

    Léo n’avait ni petit frère ni petite sœur. Il était ami avec Fin-Renard et connaissait une poignée d’enfants de son âge que sa mère jugeait être des camarades « acceptables ». Il lui était assez facile de les faire plier à sa volonté, à l’exception de Fin-Renard, mais il ne comptait pas. Léo et son cousin pouvaient se flanquer quelques coups et parvenaient normalement à une solution rapide. Mais Léo n’avait jamais désiré apprendre l’art d’argumenter de façon rationnelle avec des enfants irrationnels.

    Il a essayé une méthode qui avait fait ses preuves.

    — Ta maman n’aimerait pas ça.

    — J’ai pas de maman.

    Léo a marqué une pause au milieu d’une enjambée, perche levée, pour repousser une branche de son visage. Un élan de sympathie l’a parcouru avant qu’il ne puisse l’arrêter. Il s’est surpris à la regarder sous un nouvel angle.

    — Tu n’as pas de mère ? a-t-il demandé.

    — Nenni, a-t-elle dit.

    — Et ton père ?

    Elle a penché la tête d’un côté.

    — Que veux-tu savoir sur mon père ?

    — As-tu un père ?

    — Juste mon vieux papa.

    — Il ne voudrait pas que tu fasses quelque chose de dangereux.

    La fille a haussé les épaules.

    — Papa s’en fiche. Il sait que rien peut m’arriver.

    C’était une enfant à l’allure étrange. Ses vêtements étaient en haillons, mais couvraient chaque centimètre de son corps, du haut de sa tête jusqu’au bout de ses doigts et la plante de ses pieds. Elle portait une robe de dessus d’un rouge mat sur une robe droite blanche et sale et une ceinture rouge effilochée de la même couleur que le foulard noué autour de la perche. Et par-dessus tout ça, elle était couverte d’un voile en loques qui, sous la pluie, collait sur le côté de son visage. Malgré tout, Léo n’arrivait pas à distinguer clairement ses traits.

    — Pourquoi portes-tu ce truc idiot ? a-t-il demandé en esquissant un geste vers le voile.

    Elle a croisé ses bras maigres.

    — Et toi, pourquoi portes-tu ce truc idiot ? a-t-elle rétorqué en pointant son chapeau à bords flottants.

    Léo a porté une main à sa tête pour redresser le bord de son chapeau, ce qui a provoqué un torrent d’eau sur sa manchette et sa manche.

    — Il me protège de la pluie, a-t-il dit.

    — Pas très bien, en tout cas.

    — Mieux que ces écharpes ridicules que tu portes !

    — J’suis pas mouillée.

    Léo a roulé des yeux et s’est retourné pour poursuivre son exploration du sentier.

    — Cela dérangera quelqu’un si tu m’accompagnes, alors il vaudrait mieux que tu t’en ailles, lui a-t-il lancé par-dessus son épaule.

    — Personne s’en souciera, a-t-elle insisté. Sauf Beana.

    — Qui est Beana ?

    — Ma nounou.

    Léo a répondu par une grimace. Impossible que cette petite montagnarde ait une nounou. Pas quand le fils de l’aîné du village n’en avait pas une. Les nounous étaient employées pour les enfants de familles riches, et cette fille ne pouvait même pas rêver à ce genre de fortune.

    — Tu racontes des menteries.

    — Non !

    — Oui.

    — C’est toi qui raconte des menteries !

    Il a haussé les épaules en roulant des yeux et a poursuivi son chemin dans le sentier étroit. Elle l’a suivi. À quelques reprises durant le trajet, il s’est retourné vers elle en lui montrant les dents et en la menaçant de sa perche. Chaque fois, elle s’est tenue aussi immobile que la pierre, bâillant pratiquement d’ennui. Quand il a laissé tomber pour poursuivre sa route, elle l’a suivi comme une ombre.

    La pluie a cessé après un certain temps, et peu après Léo a aperçu des rayons de soleil transpercer la voûte des arbres et celle des nuages, encore plus haute. Le sentier s’étalait sur une plus grande distance qu’il ne l’aurait cru. Le vieux jardinier lui avait bien dit qu’il faisait le tour de la montagne et le ramènerait ultimement à la Maison sur la colline, non ? Pas que Léo s’en souciait : il traquait un monstre, il ne faisait pas une promenade. Mais le soleil traversait le ciel, et l’absence de Léo serait remarquée à la table du dîner.

    Les guerriers ne devaient pas penser à cela. Il est donc parti en reconnaissance pour apercevoir un tronc d’arbre qui avait tout de l’apparence d’un troll. En saisissant sa perche comme un bâton, il a attaqué et frappé à quelques reprises le vieux tronc et, tout de suite après, il

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