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Occupés
Occupés
Occupés
Livre électronique505 pages7 heures

Occupés

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À propos de ce livre électronique

CERTAINS VIVENT SOUS L’OCCUPATION.
CERTAINS S’OCCUPENT EUX-MÊMES.
PERSONNE N’EST LIBRE.

Entrez dans une fiction à la fois magique et frappante de réalisme, relatant les vies d’un réfugié, d’un natif, d’un occupant et d’un migrant économique. Voyez le monde se transformer sous vos yeux à mesure que le temps de l’insouciance laisse la place à un futur dystopique.

Inspiré par l’occupation de la Palestine, du Kurdistan et du Tibet, et par l’occupation de l’Occident par les corporations, « Occupés » propose un aperçu terrifiant d’une société bien trop familière.

Puissant, sombre, dystopique et magique ; « Occupés » est une œuvre de fiction littéraire véritablement unique...

LangueFrançais
ÉditeurJoss Sheldon
Date de sortie5 avr. 2024
ISBN9798224111046
Occupés
Auteur

Joss Sheldon

Joss Sheldon is a scruffy nomad, unchained free-thinker, and post-modernist radical. Born in 1982, he was raised in one of the anonymous suburbs that wrap themselves around London's beating heart. Then he escaped!With a degree from the London School of Economics to his name, Sheldon had spells selling falafel at music festivals, being a ski-bum, and failing to turn the English Midlands into a haven of rugby league.Then, in 2013, he stumbled upon McLeod Ganj; an Indian village which is home to thousands of angry monkeys, hundreds of Tibetan refugees, and the Dalai Lama himself. It was there that Sheldon wrote his debut novel, 'Involution & Evolution'.Eleven years down the line, he's penned eight titles in total, including two works of non-fiction: "DEMOCRACY: A User's Guide", and his latest release, "FREEDOM: The Case For Open Borders".

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    Aperçu du livre

    Occupés - Joss Sheldon

    SOMMAIRE

    SOMMAIRE

    PREMIÈRE PARTIE

    1. TAMSIN

    2. ELLIE

    3. ARUN

    4. CHARLIE

    DEUXIÈME PARTIE

    5. TAMSIN

    6. ELLIE

    7. ARUN

    8. CHARLIE

    TROISIÈME PARTIE

    9. TAMSIN

    10. ELLIE

    11. ARUN

    12. CHARLIE

    PREMIÈRE PARTIE

    L’ENFANCE

    1. TAMSIN

    Papa Tamsin demanda à sa fille aînée :

    — Sais-tu pourquoi notre village s’appelle Doomba ?

    Il était allongé sur un tapis, au milieu des tasses vides et des coussins.

    — Non, papa, répondit Tamsin. J’ai toujours trouvé ce nom un peu bête.

    — Bête !

    — Oui, papa. « Doomba », c’est bête comme nom.

    Papa Tamsin sourit.

    Il recracha une bouffée de fumée à l’odeur de pomme, se caressa le menton et égrena une perle de son chapelet.

    La flamme d’une bougie vacillait ; une lanterne répandait sa lumière.

    — Sais-tu ce que sont les doombas ?

    — Non, papa.

    — Ah bon ! Voilà donc pourquoi le nom de Doomba te paraît saugrenu ! Vois-tu, les doombas sont des animaux. On dirait un peu des renards, mais avec des rayures rouge vif et des barbiches grises en pointe. Ils sont d’une grande rareté. Ces êtres à part protègent quiconque a la chance de les voir !

    Tamsin gloussa.

    — Tu en as déjà vu un ?

    — Oh, oui ! Une seule fois par contre. Il y a longtemps, quand j’avais ton âge.

    — Et alors, il était comment ?

    — Aussi avisé qu’un sage, rusé comme un raton laveur et vieux comme le monde. Il m’a regardé droit dans les yeux, puis il m’a fait un clin d’œil avant de disparaître dans un nuage de fumée ! Je ne l’ai jamais revu, mais souvent, je peux sentir sa présence. En fait, je suis sûr qu’il vit encore là-haut, dans les collines. Un jour, en jouant, tu le verras peut-être.

    — Peut-être, papa. J’aimerais bien. Si un doomba se cache dans les collines, je le trouverai. C’est obligé ! Je suis la plus forte à cache-cache !

    Papa Tamsin émit un petit rire, tira sur son narguilé et regarda sa fille. Il sourit. Les rides de son visage se creusèrent. Ses lèvres à la peau coriace laissèrent entrevoir ses dents saillantes.

    — Il y a bien longtemps, nous vivions dans un village plus au sud. La terre y était fertile. Année après année, elle donnait des fruits juteux et des légumes bien charnus. Seulement, notre clan n’était pas plus gros qu’une tête de chat, et un autre, plus important, convoitait notre territoire. Armés de lances et hurlants comme des hyènes, ils ont réussi à nous faire fuir. Nous avons dû nous réfugier dans les collines, derrière les hautes herbes. C’est là qu’après de longues heures, une fillette a vu un doomba. Cette petite fille joufflue aux cheveux de jais avait un petit nez tout rond. Exactement comme toi ! Bon.

    Elle a regardé le doomba. Le doomba l’a regardée. Puis il a cligné de l’œil et il a pris la fuite. Mais la petite fille ne l’a pas laissé s’éloigner. Elle a passé une semaine entière sans dormir, à le suivre partout où il allait. Elle a sillonné les collines, traversé les vallées et gravi les sommets enneigés. Notre clan, sachant bien que les doombas portaient chance, lui emboîtait le pas. Au bout de plusieurs jours, le doomba est allé trouver le sommeil au creux d’une belle vallée. Nos aïeux, exténués, ont fait de même. Leurs vêtements, du raisin et du pain : voilà tout ce qu’ils avaient. Mais ils étaient heureux d’avoir survécu. Alors, ils ont fait de beaux rêves ; des rêves dans lesquels la vallée qu’ils venaient de découvrir laissait place à un village florissant peuplé de leur descendance.

    Leur sommeil a duré quarante ans ! À leur réveil, le pain et le raisin étaient toujours là. Le doomba, lui, avait disparu, et ils se trouvaient à présent au milieu d’un village. Frottant leurs yeux ensommeillés, ils se sont épris de ce territoire allant des montagnes, à l’est, jusqu’à la côte, à l’ouest. Ils ont décidé de donner au village le nom de l’animal qui les avait guidés. Et voilà, nous vivons dans ce Jardin d’Éden depuis lors !

    Tamsin levait vers son père des yeux ébahis.

    Elle aimait passer du temps avec lui sous la tente accolée à la maison familiale. De même, elle aimait s’occuper des invités, remplacer le charbon de leur narguilé, leur servir de la bière artisanale et leur tendre des coussins matelassés.

    Ces hommes rendaient visite à Papa Tamsin chaque soir. Ils jouaient aux cartes jusqu’à ce que leurs poches soient vides. Ils fumaient jusqu’à en avoir les yeux rouges. Et ils parlaient jusqu’à en avoir la gorge sèche.

    Tamsin était friande de leurs conversations. Comme le village était dépourvu d’école, elle allait puiser toute son instruction dans leurs récits. Elle y apprenait des leçons d’une histoire que seuls les vieillards conservaient dans leur mémoire.

    — Mais papa, notre territoire, il va pas jusqu’à la mer, observa-t-elle.

    — C’est exact, dit Papa Tamsin avec un petit rire. Plus aujourd’hui.

    Tamsin avait les yeux rivés sur son père, un homme tout fripé dont se dégageait une odeur de thé et de tabac. Sa silhouette faisait penser à une bouteille de Coca Cola. Son visage semblait avoir échappé à l’emprise du temps. Ni jeune ni vieux, Papa Tamsin pouvait bien avoir vingt ans, cinquante, ou même quatre-vingts. Tamsin ne savait pas trop.

    — Qu’est-ce qui s’est passé, papa ?

    — Eh bien, ici, autrefois, il n’y avait pas de policiers. Il n’y avait ni prison, ni tribunal, ni juge. Pas de gouvernement non plus. Nous n’en avions pas besoin. L’ordre était maintenu sans intervention extérieure. Nos seuls problèmes venaient des conflits avec les villages alentour.

    Un jour, il y a longtemps, trois voleurs venant d’un village voisin se sont introduits dans la maison d’un paysan. Il les a attrapés la main dans le sac ! Il s’est glissé derrière l’un d’eux et lui a tranché la gorge d’un coup de faux. Son larynx était sorti de son cou, et du sang giclait partout ! Après ce meurtre, Doomba courait un grave danger. En guise de représailles, les habitants du village voisin avaient l’intention de tuer l’un des nôtres. Ils exigeaient une vie contre une autre, de façon à régler cette dette de sang. Alors, nos anciens ont arrangé une réunion de réconciliation. Après des jours et des jours de négociations acharnées, ils se sont mis d’accord sur le versement d’un dédommagement s’élevant à une centaine de pièces d’or. Notre clan ne disposait pas d’une telle somme d’argent, mais nos anciens étaient résolus à payer malgré tout. Ils souhaitaient voir le sang s’arrêter de couler une bonne fois pour toutes. Alors, pour cent pièces d’or, ils ont vendu les terres côtières à un clan de Vénérables et ont donné l’argent à nos voisins. Voilà pourquoi aujourd’hui, notre territoire ne va plus jusqu’à la mer.

    Pensant avoir satisfait la curiosité de sa fille, Papa Tamsin était sur le point d’aller se coucher. Tamsin, elle, avait d’autres choses en tête :

    — Ces terres, elles appartenaient sûrement à des membres de notre clan. De quel droit est-ce que les anciens les ont vendues ?

    Tamsin posait maintenant sur son père un regard impatient.

    La lumière d’une lanterne tremblait et vacillait.

    Papa Tamsin ébouriffa les cheveux de sa fille.

    — Tu as vraiment l’esprit curieux, n’est-ce pas ?

    Tamsin ne répondit rien.

    — Eh bien, en ce temps-là, le sol n’appartenait à personne en particulier. Il appartenait à tout le monde. Chacun était libre de travailler la terre là où personne ne la cultivait déjà. Ainsi, nul ne s’enrichissait, nul ne s’appauvrissait. Dieu pourvoyait aux besoins de tous. C’est seulement à partir de la colonisation que l’on nous a imposé la propriété individuelle. Les Colonisateurs ont octroyé un morceau de terrain à chacun des villageois de façon à lever un impôt foncier. De nos jours, nous sommes toujours soumis à cet impôt, même si notre argent n’est jamais investi ici. Les Colonisateurs le gardent pour eux. Mais ça, c’est une autre histoire. Je la garde pour une prochaine fois.

    * * *

    Lorsqu’elle n’était pas en train d’écouter les histoires de son père, Tamsin jouait. Et quand elle n’était pas occupée à jouer, elle travaillait. Tous les habitants de Doomba travaillaient, de leur naissance jusqu’à leur dernier souffle.

    En été, les hommes fauchaient les céréales, les femmes les mettaient en gerbes, les anciens battaient le grain, et les enfants le passaient au tamis. Les hommes récoltaient les légumes que les femmes faisaient ensuite sécher au soleil. Les enfants cueillaient les fruits que les anciens mettaient en conserve.

    Au printemps venait l’époque des plantations. Les hommes labouraient la terre, les femmes arrachaient les mauvaises herbes, les enfants semaient les graines. En hiver, les hommes s’entraidaient pour la construction des maisons, et les anciens tressaient des paniers en roseaux. Les enfants allaient chercher du bois à brûler pendant que les femmes préparaient des repas traditionnels.

    Même les animaux devaient travailler. Les chevaux tiraient les charrues, les poules pondaient des œufs, et les chiens tenaient les bêtes sauvages à l’écart du village. Seuls les chats passaient leurs journées à ne rien faire.

    Chacun avait de quoi s’occuper, et nul ne restait jamais inactif. Le travail était pénible. Bien souvent, les adultes restaient à l’œuvre de l’aube au crépuscule ; pourtant, les gens vivaient heureux. Chacun d’eux était son propre chef. Ils ne recevaient d’ordres de personne et produisaient presque tout ce dont ils avaient besoin.

    Même si la plupart du temps, les tâches s’effectuaient en commun, chacun assumait des obligations à titre individuel. La sage-femme avait surnommé sa maison « le ministère de la Vie », en référence aux nombreux enfants voyant le jour à Doomba chaque année. Il y avait aussi le chaman. Aidé par les voix qu’il entendait dans sa tête, il éloignait les mauvais esprits en faisant appel à un mélange de sorcellerie et de magie. Et puis il y avait le prêtre bossu, ministre du culte fidèle chargé d’invoquer la grâce du Seigneur au nom de tous les villageois.

    Tamsin, elle, devait se lever au point du jour, à l’heure où les étoiles brillaient encore, pour aller traire les yaks de la famille. Quand elle avait fini, elle leur donnait une tape sur l’arrière-train. Les bêtes couraient alors vers les bois, où elles se régalaient d’herbes et de fleurs sauvages.

    Disciplinées, elles revenaient à Doomba pour quatre heures précises tous les jours. Elles se tenaient bien alignées en attendant la deuxième traite de la journée. Puis elles prenaient le chemin du retour de la maison, où elles cohabitaient avec Tamsin et sa famille.

    Tamsin ne rencontrait jamais de problème avec ces puissantes bêtes. Elle leur avait même donné des noms. Sa préférée s’appelait Zébrelle, en raison des deux rayures verticales qu’elle avait sur le ventre. Les autres s’appelaient Tilly, Nébuleuse et Tigrette.

    Son travail ne s’arrêtait pas là. Plusieurs fois par jour, elle devait se rendre à la source de Doomba pour y puiser de l’eau. Elle la transportait sur sa tête, dans un pot en terre cuite.

    Tout le monde racontait que la source de Doomba possédait le pouvoir magique de guérir les maux de tête, de dos ou de dents. Certains affirmaient même que son eau pouvait vaincre n’importe quel mal. Papa Tamsin, lui, disait qu’elle avait une histoire bien particulière.

    Un soir, il raconta à Tamsin :

    — Quand notre clan est arrivé à Doomba, aucune source ne coulait dans les parages. Nos ancêtres devaient parcourir plusieurs kilomètres pour aller chercher de l’eau. À cette époque, deux jeunes hommes se disputaient la main d’une belle demoiselle. L’un a décoché une flèche à l’autre ! Seulement, il a manqué sa cible. Sa flèche est venue se ficher dans la gourde en cuir de son adversaire. Celle-ci s’est déchirée, et l’eau s’est répandue sur la paroi rocheuse. Elle coulait sans s’arrêter. Et elle ne s’arrêta jamais ! Ainsi est née la source que nous utilisons aujourd’hui. En revanche, depuis cette regrettable affaire, les mariages d’amour sont interdits à Doomba. De nos jours, les mariages sont arrangés.

    Papa Tamsin semblait connaître une histoire au sujet de tout ce qui existait à Doomba : les pêchers, qui donnaient des fleurs d’un blanc rosé, et la douce odeur de thé flottant dans l’air ; les pâquerettes sauvages qui poussaient dans les oliveraies, et les panoramas semblables à des peintures. Ses ancêtres vivaient à Doomba depuis si longtemps que son clan faisait partie du paysage. Les villageois connaissaient chaque morceau de terre.

    Tamsin l’aimait, cette terre. L’ombre que projetait le grenadier du village dont les branches s’ouvraient comme un parapluie ; les couchers de soleil printaniers qui coloraient de mauve le dessous des nuages et parfumaient l’horizon avec des notes de gingembre ; les tapis de fleurs violettes recouvrant les vergers, les abeilles qui butinaient, et les nuées de papillons blancs voletant au-dessus des têtes.

    Tout cela, elle le chérissait.

    Mais une chose intéressait Tamsin par-dessus tout : jouer.

    Les vêtements de sa mère, bien trop grands pour elle, lui servaient de déguisement. Elle enfilait une robe à l’envers et portait sa coiffe dans le mauvais sens. Des poupées de brindilles tenaient le premier rôle dans les contes qu’elle avait inventés et qu’elle mettait en scène pour ses jeunes frères et sœurs. Elle jouait au loup avec ses amis et les poursuivait en brandissant de la sève irritante extraite de cactus sauvages.

    À Doomba, les enfants n’étaient pas les seuls à s’amuser. Un après-midi par semaine, les adultes avaient le loisir de s’octroyer eux aussi quelques moments de distraction. Les filles affrontaient les garçons lors d’épreuves rythmées de tir à la corde qu’elles remportaient à égalité. Puis les adultes prenaient part à des combats de lutte.

    Tamsin venait toujours encourager sa mère, Maman Tamsin, l’une des meilleures lutteuses du village. Cette femme robuste avait une forte carrure et des yeux cobalt. Elle se déplaçait avec l’aisance d’une gazelle en liberté. Sa peau ressemblait à la surface rugueuse d’un canyon.

    Les autres villageois poussaient eux aussi des cris d’encouragement, et pour cause. Avant chaque combat, on déposait des noix, des abricots et des pommes dans une grande coupelle en bois. En cas de victoire des femmes, elles avaient le droit de se partager cette récompense. En revanche, si les hommes gagnaient, le butin leur revenait.

    De tous les jeux, cependant, Tamsin préférait jouer à cache-cache. Cela lui permettait de découvrir les moindres recoins de son village.

    Champs, vergers et grottes lui servaient de cachette. Elle grimpait aux arbres, se faufilait entre les plantes et se tapissait derrière les rochers. Elle se figeait et restait ainsi, silencieuse, pendant de longues minutes tandis que ses amis s’efforçaient de la trouver. Anticipant leurs moindres gestes, elle filait dès qu’elle risquait de se faire repérer.

    De retour à la maison, elle s’écria :

    — Papa ! Papa ! J’ai encore gagné ! Personne ne peut m’attraper ! La prochaine fois, tu viendras jouer avec nous ? Si quelqu’un est capable de me trouver, c’est bien toi ! Je t’aime papa. Tu es le meilleur !

    — Allons, allons, l’interrompit Maman Tamsin, ton père a beaucoup à faire. Il n’a pas de temps à perdre avec des jeux d’enfants.

    Ce genre de remarque n’empêchait pas Tamsin d’aller jouer avec ses amis. Elle ne l’empêchait pas non plus de croiser des adultes chemin faisant. Au détour de ses rencontres avec les gens de la région, elle avait lié connaissance avec le Bédouin, un homme à la barbe blanche et flottante comme sa robe.

    Le Bédouin menait une vie simple. Il allait méditer dans sa grotte, préparait le thé dans une théière noircie et jouait de l’oud pendant que ses chèvres se promenaient. De temps en temps, il venait à Doomba pour échanger de la viande et de la laine contre du grain. Mais le plus clair de son temps, il le passait dans les collines, où il vivait avec sa tribu dans une tente recouverte de fourrure de yak.

    Tamsin avait du mal à concevoir que le Bédouin puisse être heureux sans demeure fixe. Non pas que la maison de Tamsin fût un palace, loin de là. Elle comprenait une grande pièce et une annexe pour les bêtes. Le toit de chaume reposait sur une charpente en bois. Les murs étaient faits de pierres, de boue et de feuilles. Mais Tamsin et sa famille s’y sentaient en sécurité, une chose dont le Bédouin devait forcément rêver, pensait-elle.

    — Ça te dirait pas d’habiter dans une vraie maison ?

    — Non.

    — Pourquoi ?

    — Parce que j’aime me déplacer. Comme ça, je me sens libre. J’habite où bon me semble. Je suis chez moi n’importe où dans le monde ! Aucun gouvernement ne peut me diriger ! Aucune frontière ne peut me confiner !

    — Ah.

    Tamsin se mit à jouer avec un brin d’herbe. Elle leva les yeux pour regarder un aigle s’élever dans les airs et changea de sujet.

    — Mon papa, il joue jamais à cache-cache avec moi, dit-elle, pensive.

    Le Bédouin regarda Tamsin et lui fit un sourire.

    — « Ne t’en fais pas, sois heureux ! », dit-il.

    — Ne pas s’en faire et être heureux ?

    — « Ne t’en fais pas, sois heureux ! »

    Le Bédouin but une gorgée de thé, renversa la tête et ferma les yeux.

    * * *

    Tamsin remplit le foyer du narguilé de son père avec du tabac à la pomme et déposa dessus quelques charbons ardents. Elle tendit l’embout au chaman. Il le porta à ses lèvres.

    Des lèvres bien crispées. Comme son visage tout entier, d’ailleurs. La peau lui collait fermement aux os, si bien qu’il avait toujours l’air perplexe. Seulement là, Tamsin voyait bien qu’il était d’une humeur de chien.

    Il venait de passer sa journée à saigner à blanc un cadavre.

    Le mort s’était réveillé en pleine nuit. Il s’était assis au coin du feu pour fumer la pipe. Sa veuve avait donc dû faire appel au chaman.

    Après avoir frappé le cadavre au niveau du torse avec un tibia de yak, il avait collé ses lèvres contre les siennes et s’était mis à aspirer.

    Au bout de longues heures, le sang avait commencé à gicler de la bouche de la dépouille. On aurait dit une fontaine diabolique.

    Le chaman avait alors tracé des motifs spirituels sur un morceau de parchemin. Il l’avait fait dissoudre dans du vinaigre pour le donner à boire à la veuve. Avant de partir, il avait dû attendre qu’elle soit calmée.

    En arrivant chez Papa Tamsin, le chaman, lui, était à mille lieues d’être serein.

    — Comme à son habitude, le prêtre bossu a rappliqué, dit-il, grognon. À marmonner et à vouloir se quereller. D’après lui, il aurait fallu couper le cadavre en petits morceaux et le donner à manger aux aigles. Qu’est-ce qu’il en sait ? Sous prétexte qu’il se promène avec son livre des Fidèles, il se croit capable de communiquer avec le monde des esprits. Cet illettré ! Si on l’avait écouté, on aurait fini avec un esprit malin errant dans le village pour l’éternité. C’est moi qui vous le dis : les hommes comme lui n’ont rien à faire à Doomba, avec leurs livres sacrés, leurs temples et leurs prophètes. Pfff ! Et puis quoi, encore ?

    Papa Tamsin tâcha d’apaiser le chaman. Il servit de la bière artisanale et souhaita la bienvenue à chaque nouvel arrivant.

    La voix d’un ancien tout frêle s’éleva :

    — Puissent les meilleurs auspices veiller sur cette assemblée.

    À son tour, un villageois gringalet déclara :

    — Je salue le Dieu qui est en vous.

    Un villageois corpulent ajouta :

    — Que la paix soit avec vous !

    Tous, ils portaient des pantalons bouffants avec d’étroites chaussures en toile. Tous, ils se relaxaient autour du feu flamboyant. Et ensemble, ils fumaient le narguilé.

    Le chanteur ne tarda pas à entonner une succession d’odes. Les notes d’une douce musique s’élevaient pour former une mélodie qui dansait dans toute la pièce.

    Cet homme à la petite tête chantait de sa voix suave.

    Le berceau de la civilisation, c’est ici.

    Ici, où nous vivons depuis aussi longtemps que le Soleil

    Et plus longtemps que les étoiles.

    Notre clan est vieux comme le monde !

    Alors que la soirée suivait son cours, le mari de la sage-femme fit irruption. De ses mains abîmées et tremblantes, il grattait sa peau marbrée. Ses yeux aux pupilles contractées papillotaient sous son front trempé de sueur. De ses lèvres tremblotantes, il dit à mi-voix :

    — Les Colonisateurs ont perdu leur guerre. Les Coloniaux sont en train de diviser leur empire. Ils vont donner nos terres aux Vénérables !

    Le villageois gringalet laissa choir le narguilé.

    L’ancien tout frêle renversa sa bière.

    Les yeux posés sur Papa Tamsin, le chanteur lança :

    — Cela fait des années qu’ils convoitent nos terres. Notre pétrole, nos minéraux et notre or les intéressent.

    — Et notre magnésium, enchérit le chaman. N’oubliez pas le magnésium. Notre magnésium a des pouvoirs magiques !

    — Je n’en crois pas un mot, contesta Papa Tamsin. Nous sommes amis avec les Vénérables du littoral depuis huit générations. Ils mangent notre nourriture, portent nos vêtements et parlent notre langue. Ils achètent nos fruits et nous vendent leur engrais. Leur engrais de première qualité ! Non, ils ne nous veulent aucun mal.

    Ces commentaires de Papa Tamsin suscitèrent un murmure d’approbation.

    Le villageois gringalet saisit le narguilé et le passa à son voisin. Le mari de la sage-femme attisa le feu. Tamsin fit un sourire. Même le chanteur acquiesça d’un hochement de tête.

    — Un jour, ajouta l’ancien tout frêle, je me souviens, un de leurs prêtres est venu prospecter notre vallée. « La mariée est belle, mais elle est unie à un autre homme. » Voilà ce qu’il allait rapporter à ses compatriotes. Il était bien conscient que cette contrée nous appartenait.

    — C’est vrai, acquiesça le mari de la sage-femme. Cependant, les Coloniaux ont promis nos terres aux Vénérables. Leurs diplomates ont signé une déclaration. Elle prévoit la création d’un nouveau pays. Il va s’appeler Protokia.

    — « Protokia » ? répéta le villageois gringalet sur un ton moqueur. Pfff ! Arrêtez vos sottises. Qu’est-ce que c’est que ce nom ? De quel droit un diplomate étranger donnerait-il nos terres à quelqu’un d’autre ? Les Vénérables ne représentent que cinq pour cent de la population. Jamais ils ne pourront nous gouverner. Ils n’ont aucun droit sur nos terres. Ils ne sont installés ici que depuis quelques centaines d’années.

    — Eux, ils affirment que leurs aïeux ont vécu ici il y a des milliers d’années de ça, expliqua le mari de la sage-femme.

    — D’après ce que j’ai entendu, nous avons les mêmes ancêtres, ajouta le chanteur. Nous sommes tous frères, taillés dans la même étoffe. Nous sommes des cousins éloignés !

    — Foutaises ! répliqua l’ancien tout frêle. Pour la plupart, ils appartiennent à une lignée de convertis. Mon grand-père se souvenait du jour de leur arrivée. Il avait décrit une foule bigarrée. Une vraie bande d’étrangers venus d’un million de nations différentes. S’ils ont pu s’installer ici, c’est uniquement grâce à notre aide.

    Il secoua la tête.

    Le mari de la sage-femme émit un petit bruit désapprobateur.

    Le chanteur leva les yeux au ciel.

    Le narguilé s’éteignit ; le feu était mourant ; des chats de gouttière miaulaient.

    La tente plongea dans un silence inquiétant.

    Seul le chaman avait encore la force de parler.

    — C’est notre magnésium qu’ils veulent. Il a des pouvoirs magiques !

    * * *

    Tamsin était restée muette toute la soirée. Elle alla se coucher, silencieuse et en proie à un sentiment de peur mêlé de confusion. D’une part, elle craignait que son clan ne se voie contraint de quitter Doomba ; de l’autre, elle était désorientée, car tous les Vénérables qu’elle connaissait étaient gentils.

    Elle en apercevait à chacune de ses sorties de pêche en mer. Il y avait aussi le Vénérable rondelet. Cet homme chaleureux aux airs de père Noël vendait de l’engrais à Papa Tamsin.

    « Il est orphelin, lui avait raconté son père. Nous l’avons recueilli à l’âge de quatre ans alors qu’il errait dans les collines. J’avais cinq ans, à l’époque. Et pour moi, il est devenu comme un petit frère. C’est comme cela même que nous le traitions. Tout ce que nous faisions, il le faisait avec nous. Comme toi, il allait cueillir des tomates et il jouait à cache-cache. Notre famille s’est occupée de lui pendant trois ans en tout. Les Vénérables du littoral l’ont adopté à l’âge de sept ans. Ton grand-père jugeait que l’enfant serait mieux auprès des siens. Mais même depuis tout ce temps, nous sommes restés amis. C’est un brave homme. »

    Tamsin l’appelait « mon oncle ». Car pour elle, c’est bien ce qu’il était. Il lui offrait des bonbons pour son anniversaire, lui ébouriffait les cheveux et lui en mettait plein la vue avec ses tours de magie. Qu’il soit un Vénérable, et qu’elle soit une Fidèle importait peu : pour elle, ils faisaient partie de la même famille.

    Il lui était donc impossible de comprendre pourquoi son clan à lui pourrait bien vouloir s’emparer des terres de son clan à elle. Son estomac chavirait tant elle se sentait perdue.

    Elle ne ferma presque pas l’œil de la nuit. Quand elle trouva enfin le sommeil, celui-ci était peuplé de cauchemars. Elle y voyait une milice sainte de soldats de Dieu avancer vers elle au pas de l’oie, se frappant le torse avec leurs livres sacrés. Ils tiraient des salves enflammées avec leurs yeux. Une nuée de chauves-souris aux crocs sanguinolents et aux ailes hérissées de piquants pulvérisant de l’acide descendait du ciel. Elle voyait des escadrons d’ours aux griffes acérées comme des poignards, des bataillons de sorcières aux ongles entortillés et des légions de tigres à l’air dément avec leurs têtes tournoyant comme des toupies.

    Elle se réveilla prise de sueurs froides. Elle tremblait comme une feuille.

    Le lendemain matin, pendant la traite des yaks, elle frissonnait encore. Elle fit son travail dans les champs en grelottant.

    De même, elle resta silencieuse jusqu’à ce qu’elle se retrouve enfin seule avec Papa Tamsin. À l’ombre d’un chêne, père et fille se restauraient d’un déjeuner fait maison. Pendant ce temps, les autres villageois arrachaient des carottes.

    — Les Vénérables, ils vont nous prendre Doomba ?

    Tamsin n’avait rien dit de la matinée.

    — Quoi ? demanda Papa Tamsin. Ha ! ha ! ha ! Les Vénérables, nous prendre Doomba ? Ha ! ha ! ha ! C’est trop drôle. Les Vénérables, prendre Doomba ? Et puis quoi encore ? Vraiment, tu me fais rire !

    Il ramena Tamsin tout contre lui.

    — Mais papa, tes amis parlaient de ça hier soir, protesta-t-elle. J’ai tout entendu.

    — Oh ! Ma fille, que tu es sotte ! Tu les as pris au sérieux ?

    Tamsin se figea. Elle ne souhaitait pas paraître naïve.

    — Non, papa. Je ne suis pas idiote. Mais je ne voyais pas où ils voulaient en venir. Ils parlaient de choses vraiment très bizarres.

    — Ils mettaient en place le jeu qui a lieu pendant chaque festival du serpent.

    — Ah, dit Tamsin, gênée.

    Avec un petit rire, Papa Tamsin caressa les cheveux de sa fille et ajouta quelques noix à sa mélasse de raisin. Son regard balaya les champs, puis la vallée, pour aller se poser en direction de la mer. Au loin, il pouvait apercevoir le village des Vénérables. Il pouvait distinguer leurs temples, leurs tentes et leurs arbres.

    — Le festival du serpent, tu connais son origine ?

    Tamsin secoua la tête.

    — Cette histoire s’est passée il y a fort longtemps. Doomba n’était qu’une vallée inhabitée. À cette époque régnait un méchant roi. Il était tout juste humain. Des griffes lui poussaient à la place des orteils, son corps était recouvert d’écailles et il avait des serpents en guise de bras !

    Chaque jour, son cuisinier devait attraper deux enfants, leur couper la tête et donner leur cervelle en pâture aux reptiles. Il les servait dans une soupe à base de sang rouge comme du jus de grenade ! Mais il broyait du noir. Il se sentait vraiment coupable !

    Une nuit, un ange lui est apparu en rêve. Il avait des ailes en barbe à papa et un rayon de miel pour auréole. Il a demandé au cuisinier de remplacer les cervelles d’enfants par des cervelles de chèvres et lui a offert sa protection. Le cuisinier a continué d’attraper des enfants comme si de rien n’était, mais il les relâchait à chaque fois. « Courez vers les collines, leur disait-il. Là-haut, vous serez en lieu sûr. »

    Deux enfants s’échappaient ainsi tous les jours. Ils se sont rassemblés dans les hauteurs. La journée, ils restaient cachés dans les grottes, et la nuit, ils partaient chercher de la nourriture. Leur communauté prenait de l’ampleur et gagnait aussi en force. Les enfants pratiquaient la lutte et la boxe. Ils se sont armés d’épées. Quand ils ont été au nombre de mille, ils se sont rués tous ensemble vers la ville en brandissant leurs épées. Ils ont pris le palais d’assaut et ont assassiné le méchant roi. Ils lui ont coupé les bras-serpents et les ont jetés dans un immense brasier ! Ce despote n’a plus jamais tué un seul enfant !

    Des vers sortaient du sol boueux.

    Des villageois arrachaient des carottes.

    Des oiseaux gazouillaient.

    — Et donc, pour commémorer cette grande victoire, nous reproduisons l’histoire de nos ancêtres pendant le festival du serpent. Les Vénérables jouent le rôle du méchant roi, et nous, nous jouons le rôle des enfants. Les Vénérables nous chassent vers les collines où nous allons nous cacher dans les grottes. C’est un peu comme une partie de cache-cache pour adultes ! Chacun emporte avec soi une grenade juteuse. Quiconque se fait attraper doit l’écraser de toutes ses forces de sorte à avoir la tête recouverte de jus, puis se rouler en boule sur le sol. Surtout, il faut rester aussi immobile que possible, retenir sa respiration et faire le mort. Dès lors que l’on atteint le nombre de mille, on redescend tous ensemble en courant. On crie, on hurle, on chasse les Vénérables hors de nos villages. Ensuite, place à la fête ! On jette des serpents au feu et on chante autour d’un festin colossal. On s’amuse énormément !

    Tamsin affichait un sourire en coin. Voilà qui prenait tout son sens. La conversation de la veille faisait tout simplement partie d’une mise en scène élaborée visant à planter le décor du jeu.

    Et quel jeu ! Tamsin avait vraiment hâte de commencer. Elle se réjouissait à l’idée de pouvoir enfin jouer à cache-cache avec son père. Elle avait cependant une dernière question :

    — C’est vrai qu’hier, un mort s’est réveillé ? Ou alors, ça faisait aussi partie du jeu ?

    — Non, ça ne faisait pas partie du jeu. Cela dit, l’histoire était légèrement tirée par les cheveux, je l’avoue. Moi non plus je ne crois pas que ce soit réellement arrivé !

    * * *

    Pendant les préparatifs, Tamsin était surexcitée. Elle portait une grande admiration aux adultes de Doomba, très doués pour insuffler un réalisme palpable aux festivités. Elle devait faire l’effort de se souvenir que cela n’était qu’un jeu.

    Certains avaient les yeux cernés de noir. D’autres affichaient une mine lugubre. Une jeune mère s’arrachait les cheveux par poignées.

    Le prêtre bossu priait des heures durant. Il faisait semblant de lire en tournant les pages de sa Bible fidèle. Le chaman se rendait de maison en maison. Il aspergeait les murs avec du sang de bélier mélangé à du vinaigre. La sage-femme s’était réveillée au beau milieu de la nuit en hurlant :

    — Ça y est ! Ça y est ! J’entends vrombir leurs moteurs. Ils ont des chevaux, des trompettes et des fusils ! Les voilà ! Les voilà ! Les voilà !

    Mais le vrombissement ne venait ni des chevaux, ni des trompettes, ni des fusils. Le bruit ne venait même pas du tout des Vénérables. Il venait des moustiques, présents en nombre cette nuit-là pour pomper le sang de leurs victimes.

    Tamsin grattait ses bras couverts de piqûres. À cause de ses démangeaisons, elle ressemblait à un flamant rose.

    — Arrête donc ! lui ordonna Papa Tamsin. Tu vas t’arracher toute la peau !

    Il tira longuement sur son narguilé et recracha en l’air un nuage de fumée à l’odeur de pomme. Il regarda le mari de la sage-femme avant de proposer :

    — Nous devrions constituer une garde villageoise.

    — C’est vrai, nous devrions défendre Doomba, dit le villageois gringalet. Par contre, nous ne devons pas tirer les premiers. La guerre, ce n’est pas nous qui la voulons.

    Tous acquiescèrent d’un hochement de tête.

    — À parler autant de combats, vous frisez le mélodrame, rétorqua l’ancien tout frêle. En premier lieu, nous devrions nous assurer d’avoir suffisamment de vivres. L’état de siège pourrait bien durer des semaines. Il ne faudrait pas que la nourriture vienne à manquer.

    Une nouvelle fois, tous hochèrent la tête.

    — La récolte de carottes est d’aujourd’hui, annonça le chaman. Demain, on ramasse les choux. Nos réserves regorgent déjà de céréales.

    — Ces sacs de grain peuvent nous servir à protéger nos fenêtres, dit le villageois gringalet, pensant à voix haute.

    — Tout à fait, acquiesça le villageois corpulent. En plus, hier, j’ai vendu l’un de mes yaks. Avec l’argent, j’achèterai du riz, du sucre, du jus, du chocolat et des bonbons. Il y aura de quoi faire un festin.

    Papa Tamsin regarda sa fille en souriant. Il murmura :

    — Je t’avais bien dit qu’il y aurait un festin. Sois patiente et tu verras !

    Tamsin adressa un clin d’œil espiègle à son père. Le visage enfoui dans ses mains, elle gloussa.

    * * *

    Le lendemain, les préparatifs avaient mis tout Doomba en effervescence. Les femmes empilaient des sacs de grain devant chaque fenêtre, les hommes récoltaient tous les légumes leur tombant sous la main, et les anciens se tenaient postés sur tous les chemins de Doomba.

    Le villageois corpulent partit acheter des friandises. Il s’en revint avec une carabine et huit cartouches.

    Tamsin, elle, parla du jeu du serpent aux autres enfants. Jon, un garçon d’allure gauche, à la dentition proéminente et atteint de strabisme, la dévisageait.

    — N’importe quoi, dit-il avec un petit rire dédaigneux. Les Vénérables vont nous attaquer, tout le monde le sait. Les adultes ne sont pas en train de s’amuser.

    — C’est toi qui dis n’importe quoi ! rétorqua Tamsin. Les Vénérables sont nos amis, comme chacun sait. Jamais ils ne nous attaqueraient.

    Les autres enfants regardaient Tamsin. Puis ils regardèrent Jon. Ils se grattèrent la tête et haussèrent les épaules.

    — Tu dois bien la connaître, cette histoire, lança Tamsin avec un air de défi. Tu sais, celle du roi qui avait des serpents à la place des bras et de l’ange avec son auréole en rayon de miel.

    Jon devint blême.

    — Tu connais pas ? demanda Tamsin sur un ton moqueur. T’es un peu neuneu sur les bords ou quoi ? Pfff ! Quel abruti ! Avec toi, ce mot prend vraiment une toute nouvelle signification !

    Tamsin affichait un petit sourire satisfait. Elle savait qu’elle avait pris le dessus.

    Elle regarda ses camarades, croqua dans sa pomme et leur raconta l’histoire qu’elle tenait de son père. À la fin de son récit, les enfants de Doomba étaient captivés.

    Un garçon boutonneux tremblait d’excitation.

    Une fille couverte de taches de rousseur aspira l’air entre ses dents.

    Tamsin leva un doigt menaçant.

    — Mais les adultes ont oublié une chose ! Récolter des grenades !

    Tamsin mena donc ses amis jusqu’au grenadier de Doomba. Les enfants se firent la courte échelle et cueillirent tous les fruits. Ensuite, deux par deux, ils partirent les distribuer à tous les adultes qu’ils apercevaient en chemin.

    La plupart des villageois acceptèrent

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