Trois
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À propos de ce livre électronique
Trois est un recueil regroupant trois nouvelles consacrées à des hommes d'époques et d'origines géographiques différentes. L'histoire de l'Étrusque Vel Matuna est suivie de deux autres histoires, celle du dessinateur belge Pierre-Joseph Redouté (un personnage historique ayant réellement existé) et celle de Zlatko, un garçon malvoyant qui part pour l'Amérique avec l'espoir qu'il pourra y recouvrer la vue. C'est précisément le motif de la cécité et de la vue (retrouvée), abordé sous trois angles distincts, qui constitue la relation profonde entre les histoires pourtant très différentes à première vue.
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Aperçu du livre
Trois - Katarina Marinčič
Association
Katarina Marinčič : Trois
Titre original : O treh
Postface
Tina Kozin
Relecture de la traduction française
Laurent Guibelin
Éditeur
Društvo slovenskih pisateljev (Association des écrivains slovènes)
© Katarina Marinčič
© Florence Gacoin Marks (pour la traduction française)
Directeur de la maison d’édition et président de l’Association des écrivains slovènes
Ivo Svetina
Directrices de la collection Litterae Slovenicae
Tina Kozin, Tanja Petrič
Directrice du volume
Tina Kozin
Livre électronique
Disponible
http://www.biblos.si/lib/
Ljubljana 2017
Volume subventionné par l’Agence nationale du livre (JAK).
CIP - Kataložni zapis o publikaciji
Narodna in univerzitetna knjižnica, Ljubljana
821.163.6-32(0.034.2)
MARINČIČ, Katarina
Trois [Elektronski vir] / Katarina Marinčič ; traduit du slovène par Florence Gacoin-Marks ; postface de Tina Kozin. - El. knjiga. - Ljubljana : Društvo slovenskih pisateljev = Association des écrivains slovènes, 2015. - (Litterae Slovenicae : Slovenian literary magazine, ISSN 1318-0177 ; 2014, 1)
Prevod dela: O treh
ISBN 978-961-6995-01-6 (ePub)
COBISS ID 283508480
Katarina Marinčič
Trois
Traduit du slovène par
Florence Gacoin-Marks
Postface de
Tina Kozin
Društvo slovenskih pisateljev
The Slovene Writers’ Association
Ljubljana, 2015
Kazalo
Litteræ Slovenicæ
Colophone
Katarina Marinčič Trois
Vel Matuna, l’Étrusque
Redouté, le peintre
Zlatko, le gars de Litija
Postface: Les flammes élancées des histoires (Tina Kozin)
Katarina Marinčič
Bibliographie des œuvres littéraires de Katarina Marinčič
Florence Gacoin-Marks
Tina Kozin
Vel Matuna, l’Étrusque
I.
Le soleil de l’après-midi déclinait déjà quand Vel Matuna entreprit de se rendre dans son jardin. Il avait quitté sa maison avec peine. Alors qu’il était déjà en marche, il avait encore l’impression que quelque chose le retenait ; même après avoir renvoyé Tana.
Il s’était relevé depuis peu d’une maladie qui l’avait cloué au lit et les femmes avaient peur pour lui. Sa sœur, Velia, avait épié toute la matinée pour voir s’il sortirait vraiment. Fastia, sa mère, le lui avait longtemps interdit. Elle était accroupie dans l’atrium, près du petit bassin, et passait sa main sur l’eau verte, laissant échapper des soupirs et se plaignant de la chaleur. Si Vel veut vraiment sortir, qu’il aille plutôt rendre visite à quelqu’un. On est au frais entre les maisons. Oui, que Vel aille plutôt rendre visite à quelqu’un.
Fastia était grande comme les arbres des marécages ; quand elle s’accroupissait, elle ressemblait soudain à un olivier séculaire à la nodosité proéminente.
Vel Matuna aimait, adorait les plantes : les arbres, les arbustes, les fleurs, les aromates, les plantes grimpantes et les lichens. Depuis qu’il avait recouvré la santé, il se répétait qu’il les adorait. En réalité, depuis sa maladie, il n’avait pas encore éprouvé le désir de se rendre dans son jardin. C’est pour cela qu’il devait y aller. Le désir devait revenir comme l’appétit lui était revenu !
Pendant longtemps, trop longtemps, il n’avait mangé que de la bouillie. Un matin, il s’était fait violence et avait mordu dans sa première olive, une grosse olive charnue, noire, salée ; et les sucs lui étaient montés à la bouche avec une telle effervescence qu’il s’était laissé apporter encore des olives, du fromage, des câpres, du lait, du miel et des figues sèches sucrées.
Que renaisse ainsi aussi le plaisir des plantes ! Et que cesse la tristesse apparue après la maladie, cette mélancolie qui blesse son orgueil.
Peut-être était-il vraiment moins fort qu’avant la fièvre. Mais n’avait-il pas, le matin même, entendu sa mère et Tana vanter sa robustesse ? Il somnolait, nu sur sa couche blanche, et, en s’étirant de temps en temps, il sentait la fine laine lui caresser le dos. Il est beau, Maîtresse, beau comme le dieu Aplu, beau comme un jeune cerf, roucoulait la servante. Regardez ses bras, ses jambes, puissantes et souples comme des anguilles. (Seul son ventre refusait de s’arrondir, où mettait-il donc toute la nourriture qu’il avalait ?)
Quand il finit par se mettre en route, sa mère demanda à Tana de le suivre. Il se rendit vite compte que quelqu’un marchait derrière lui. Il s’arrêta au premier croisement et regarda avec dégoût et colère la vieille femme qui se dandinait au milieu de la rue déserte. Ses seins tapaient contre son torse, tels deux lourds triangles en cuir. Quand elle parvint à sa hauteur, il sortit de son embuscade en rugissant.
Il trépigna et grimaça. Tana lui demanda de ne pas se fâcher. Sa colère l’effrayait, car elle l’aimait comme un fils. Il était aussi irascible qu’avant sa maladie. Pourvu qu’il ne retombe pas malade.
Je m’en vais, Maître miséricordieux…
Les mots de « maître miséricordieux » le frappèrent au ventre. Il se troubla et sa colère n’en fut que plus grande.
Durant sa convalescence, il était resté des heures durant allongé, à demi éveillé, s’inventant des histoires derrière ses paupières closes.
Une seule et même histoire, ces derniers jours. Il se voit, lui, Vel Matuna, se reposant au milieu des racines moussues d’un vieux chêne ; une femme arrive, s’accroupit à côté de lui, se penche ; ses cheveux lui voilent le visage, son souffle est de plus en plus chaud, sa bouche se rapproche de son ventre.
Et maintenant, brusquement, après les mots de la vieille Tana, une nouvelle image. Vel Matuna est allongé sur le ventre, montrant son derrière ; deux forts gaillards le fouettent avec des lanières de cuir rouges ; ils rient, et lui, de son côté, se sent envahi progressivement par le plaisir ; il n’est pas un maître miséricordieux, il n’est qu’un petit garçon.
II.
Ensuite, en se dirigeant vers son jardin, il sentit à nouveau qu’il n’était plus un petit garçon, et cela aussi l’irrita. Il essayait de regarder droit devant lui, mais les images insistantes des autres petits garçons se glissaient par les côtés entre ses paupières.
Son petit frère malade, avec ses longs membres malingres. Fastia et Tana s’efforçant avec peine de faire plier ces membres toujours raides pour prendre l’enfant dans leurs bras. La bouche rigide de Larisa, droite comme un bâton et dont ne sortait aucun son. Ses yeux verts aux globes étonnants de blancheur. Le berceau de pierre à côté du sarcophage de l’aïeule Vahti, les pieds recourbés, les talons du petit garçon sur la pierre. (Il a rejoint une autre vie. Y marchera-t-il ? Y marchera-t-il ?)
Et puis, les yeux bleus du jeune Arunt aux cheveux blonds, consolateur.
« Mais d’où, chère dame, vous vient donc un enfant avec de tels yeux ? »
« Tais-toi, vieille idiote », dit Fastia d’une voix grinçante, « ce sont les dieux, les dieux miséricordieux qui me l’ont envoyé. »
Et quand l’enfant se réveille, Fastia court regarder si les yeux sont toujours bleus.
Elle embrasse le petit Arunt, elle ne cesse de l’embrasser. L’enfant est audacieux et rit de tout. Il se glisse sur ses genoux et noue ses jambes autour de sa taille, tandis qu’elle, de son côté, le serre dans ses bras et plonge son visage dans ses boucles blondes. Tous deux semblent ne former qu’un seul corps.
Ils sont parfois pénibles à regarder. Fastia porte sur son visage le triomphe dur des magiciennes, autour de ces deux-là plane un sort qui pourrait bien ne rien annoncer de bon. Non, il n’annonce probablement rien de bon.
Mais rien n’y fait. Lui aussi, Vel Matuna, aime l’enfant aux yeux bleus. Il le sait à présent, il en a conscience.
Les premiers jours de sa maladie, Fastia était restée assise à côté de lui et lui avait dit :
« Tu es resté longtemps alité. Tout l’été a passé. Pendant ce temps, nous avons dit adieu à… »
Elle était si malheureuse, et tellement plus âgée que ce qu’il imaginait au milieu de sa fièvre, qu’une conviction lui traversa l’esprit : l’autre petit frère était, lui aussi, parti pour l’autre vie. Une douleur sauvage le déchira. Il attrapa Fastia par les avant-bras.
« L’oncle Arunt Porsena est mort », dit-elle toute étonnée.
Et lui, soulagé, inspira une fois, deux fois, pour laisser l’air chasser la douleur. À la troisième inspiration, il se mit à rire. Fastia dodelina de la tête.
« Il t’aimait beaucoup. Il était toujours content quand tu venais le voir. »
III.
En descendant le chemin caillouteux qui menait à son jardin, Vel Matuna respira à nouveau profondément pour chasser son malaise. Mais l’air chaud ne lui était d’aucune aide, ses jambes chancelaient, son oreille droite était prise de bourdonnements. Malgré cela, il se mit à rire.
L’oncle Arunt Porsena !
Il se repose, il se repose encore et toujours ; accoudé, il regarde gravement devant lui, comme s’il posait pour le sculpteur chargé de réaliser le couvercle de sa dernière couche. Il aime l’air, la fraîcheur, la peau nue et les couronnes de fleurs. Son teint brouillé semble de pierre, son large ventre blanc brille comme la lune, traversé par des striures bleutées.
« Entre, mon chéri », dit sourdement l’oncle ; de tout son corps, seule une petite main bouge dans un geste d’invitation.
Vel s’avance ; affaibli, il s’allonge auprès de l’homme agréablement froid. Ce dernier fait tapoter ses doigts. La nuit tombe brutalement, les serviteurs apportent torches, aromates, mets et vins.
« Mange », lui ordonne doucement Arunt Porsena avant d’ajouter en pleurnichant : « Moi, je ne peux pas, mon estomac rétrécit, il me serre. »
En dépit de son estomac rétréci, Arunt Porsena adore la nourriture. Il demande comment est tel ou tel plat. Parfois, il prie Vel de lui mettre dans la bouche un petit morceau. Il goûte sans bouger, sans se salir les mains. Il soupire profondément. Il est envieux, mais aussi très bienveillant.
Ensuite, il appelle les musiciens et les danseurs. Deux hommes et une femme dansent au son d’une flûte, les torches s’embrasent, les ombres ondulent sur les murs. Vel inspire avidement les senteurs à la fois connues et étrangères : l’haleine stagnante et salée du corps de son oncle, le parfum des fleurs de laurier-rose entourant son cou, l’encens, l’odeur âcre de sueur jaillissant par instants des danseurs.
« Ils se meuvent comme des loutres », fait remarquer l’oncle.
Et il se met à bouger un tout petit peu, juste au niveau des mollets, ses jambes maigres et blanches. Ensuite, il lève lentement tout son bras avant de laisser retomber son avant-bras autour de la taille de son neveu. Les anguilles dansent, les mouvements ondulent. Vel ne sait jamais exactement avec quoi Arunt Porsena examine ses recoins cachés : avec un seul doigt, ou plutôt deux, car un seul serait trop fin, trop entreprenant. Un sourire circonspect flotte autour des lèvres blêmes de l’oncle. Ses yeux sont ronds et aimables, des yeux marron de petit garçon.
IV.
Arunt Porsena est donc mort, et c’est son épouse, Tanakvil, qui dirige la maison, une femme toute menue qui lui a donné onze filles et à qui un cheval a, il y a longtemps, donné un coup de sabot.
Vel Matuna ne s’imaginait pas qu’il penserait à quelque chose d’autre qu’aux plantes quand il se rendrait à nouveau dans son jardin. Mais, de toute façon, tout était différent de ce à quoi il avait rêvé pendant sa maladie.
Il était tombé malade au printemps, lorsque la floraison était à son paroxysme. Il voyait encore les narcisses, le bourdonnement des guêpes et des abeilles se paissant ivres dans les arbres fruitiers lui était resté dans les oreilles, il fut longtemps poursuivi par l’odeur corrompue de l’ail sauvage, cette odeur âcre qui s’élève soudain des boutons de fleurs blanc-bleuté, gorgées de pollen, quand ils ont été réchauffés par le soleil, puis arrosés par la pluie.
(« Quelle puanteur ! Quelle puanteur ! » hurlait en riant Arunt, le blondinet aux yeux bleus, quand son frère approchait ces boutons de son visage. La bouche du petit garçon laissait paraître des dents saines, une langue propre et rose.)
Mais la pluie. Pendant sa maladie, Vel rêvait que bientôt l’automne arriverait, puis l’hiver, qu’il marcherait dans la campagne nue, où seuls demeureraient encore les cyprès et les pins, que les lourdes gouttes le frapperaient au visage et que le vent soufflerait. Ses joues étaient en feu, sa peau couverte de pustules. La petite Ranti, qui l’éventait, l’humectait de temps en temps. Il aimait entendre l’eau couler de l’éponge lorsque la toute jeune fille l’essorait avant de la lui presser sur le front ou la poitrine. C’était un bruit de ruissellement, et cela durait. L’humidité à même la peau n’eut d’effet qu’un instant. Il faudra que vienne une longue période de pluies, divaguait Vel Matuna, alors je serai guéri, je marcherai, la peau de mon visage sera fine et pure, le froid me transpercera jusqu’aux os, profondément, jusqu’au creux de mes joues.
Ou peut-être même la neige.
Elle tombe du ciel en silence. Les collines grisonnent pendant une journée environ. (Autrefois, le Grec avait raconté qu’il y avait aussi des contrées où la neige persistait en couche épaisse, pendant longtemps.)
Et Vel Matuna restait couché, les yeux grand ouverts et immobiles. Les flocons blancs tournoyaient au-dessus de son visage, sur chaque pustule il en tombait un, puis un nouveau,