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Alambre
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Livre électronique386 pages5 heures

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À propos de ce livre électronique

« Il avait envie de crier, il voulait vivre auprès de cette femme, construire son avenir avec elle, mais la situation de son pays le poussait à choisir une autre voie, à agir pour une vie meilleure. – Pour Antonia, murmura-t-il entre ses dents. Je dois me battre pour Antonia. »Au cœur de l'Andalousie, en 1936, alors que la guerre d'Espagne fait rage, le jeune Esteban rejoint les mouvements anarchistes espagnols, avec l'espoir de lutter contre le franquisme. Mais il va payer cher le prix de la révolte, bien au-delà de ce qu'il pouvait imaginer.Jusqu'à la Costa Brava, où, en 2022, Gustave et Léa s'emploient à aider les victimes de l'institut Perón. Leur quête de justice va vite être semée de peurs et de tragédies. Ils vont découvrir que le passé ressurgit parfois de manière cruelle.Pour les lecteurs de "Pour qui sonne le glas" d'Ernest Hemingway-
LangueFrançais
ÉditeurSAGA Egmont
Date de sortie8 mai 2023
ISBN9788727027548
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    Aperçu du livre

    Alambre - Céline Servat

    Céline Servat

    Alambre

    Saga

    Alambre

    Image de couverture : Gianluca Staderini

    Copyright © 2022, 2023 Céline Servat et SAGA Egmont

    Tous droits réservés

    ISBN : 9788727027548

    1e édition ebook

    Format : EPUB 3.0

    Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l’accord écrit préalable de l’éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu’une condition similaire ne soit imposée à l’acheteur ultérieur.

    www.sagaegmont.com

    Saga est une filiale d’Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d’euros aux enfants en difficulté.

    La dédicace de ce livre est transgénérationnelle :

    À mon grand-père Manolo qui a vécu un parcours qui ressemble à celui d’Esteban, luttant pour son pays et quittant tout à dix-sept ans,

    À mon père José qui nous a inculqué l’histoire de l’Espagne, en transformant les chansons de lutte en chansons familiales,

    À mon frère Thomas qui a construit, entre autres, sa carrière professionnelle et celle de musicien autour de l’Espagne et de son combat contre le franquisme.

    Prologue

    Sa main effleura un foulard en soie, ses doigts caressèrent le tissu. Il repensa à la comptine qu’il avait tant de fois entendue, enfant, lorsqu’il avait du mal à s’endormir.

    Elle évoquait des personnages paradoxaux : un gentil loup, un prince méchant, une belle sorcière et un pirate honnête... ¹

    Quelle ironie ! Le texte s’adaptait tellement à la situation actuelle... « Le loup », ou plutôt la femme qui se comportait comme une louve, avait péri sans comprendre ce qui lui arrivait. Sa naïveté avait eu raison d’elle. Il ferma les yeux, se remémora le corps s’affaissant brusquement, ainsi que la sensation de puissance qui l’avait envahi. Que c’était bon !

    Le « méchant prince », lui, se croyait en territoire conquis, bien mal lui en avait pris ! Il l’avait éliminé comme on écrase un cafard. L’image le fit sourire. Oui, c’était exactement ça.

    Il restait encore « la belle sorcière ». Sa chevelure rousse l’aurait conduite directement au bûcher à une autre époque. Sous ses airs innocents se cachait tout ce qu’il détestait. De quel droit s’autoproclamait-elle défenseur de l’humanité, censeur du bien et du mal, alors qu’elle ne faisait pas le ménage devant sa propre porte, refusant de baisser les yeux sur la poussière amoncelée ?

    Quant au « pirate honnête », ce Gustave débarqué directement de France, pour qui se prenait-il ? Le terme de pirate lui plaisait. Le Français n’avait pas de drakkar mais il avait parcouru l’Argentine, la Russie, l’Allemagne, et maintenant l’Espagne. Pourtant, il n’avait rien à faire ici. Il n’avait pas le droit de remuer les secrets enfouis.

    Personne n’échapperait à ses responsabilités.

    Première Partie

    Dans ce monde, moi je suis et serai toujours du côté des pauvres. Je serai toujours du côté de ceux qui n’ont rien et à qui on refuse la tranquillité de ce rien.

    Federico García Lorca

    Chapitre un

    19 juillet 1936

    « Mundo obrero

    Organo central del partido comunista

    Terror de la burguesia

    Mundo obrero » ²

    Penché à la fenêtre, Esteban esquissa un sourire. Comme chaque jour, Manolo vendait son journal avec conviction, sur la place du village.

    Il tira une dernière fois sur sa cigarette avant de jeter d’une pichenette le mégot dans la rue. Il embrassa la place du regard. C’était peut-être la dernière fois qu’il voyait son village et une bouffée de nostalgie l’envahit.

    En bas, des femmes rassemblées échangeaient bruyamment. Les tables du café étaient pratiquement toutes occupées. Les consommateurs jouaient au parchis ³ , ou aux dominos. Les conversations allaient bon train, dans une ambiance électrique. Un étranger aurait imaginé se trouver dans une ambiance de fête. À tort. Les habitants étaient agités par la situation de leur pays et leur conscience politique s’exprimait, surtout que les derniers événements, dramatiques, touchaient leur région de près.

    Esteban avait grandi sous la dictature de Primo de Rivera et ses parents, ouvriers agricoles qui se tuaient à la tâche, avaient toujours compté la moindre peseta.

    Le jeune homme avait connu les fins de mois où sa mère se privait de manger pour que son fils puisse avoir quelque chose dans l’assiette. À cette pensée, son indignation, qui ne se terrait jamais loin, ressurgit. Comment pouvait-on les traiter ainsi ? Esteban serra les poings. Injustice ! murmura-t-il, injustice...

    Pendant des années, ils avaient courbé le dos. Ils avaient survécu plus que vécu. Les propriétaires terriens les avaient renvoyés à leurs conditions, avec des menaces, des brimades, des maltraitances. Et puis, enfin, l’Espagne avait connu ce que ses habitants espéraient depuis longtemps : des élections.

    Esteban laissa échapper un soupir. Finalement, les dernières années n’avaient servi qu’à leur faire croire que le changement serait possible pacifiquement. Qu’il suffisait d’attendre en toute confiance. Preuve en était ! Ils n’allaient pas bien. Alors qu’une évolution se profilait avec un front populaire composé de politiciens de gauche, les Phalangistes s’étaient rebellés et avaient fomenté un putsch. Séville était l’une des premières cibles des Franquistes. Ils massacraient à tour de bras leurs opposants, provoquant la panique dans les villages alentour. La Campana était à soixante kilomètres de la grande ville mais des rumeurs se propageaient à la vitesse de la poudre. Ce n’était qu’une question de temps avant que le village ne soit lui-même la cible de la violence et de la fureur des Phalangistes. Ils n’avaient aucun moyen de lutter ! Comment réagir ? Il était plus que temps de s’opposer avant d’être écrasés et humiliés par leurs forces armées.

    Esteban se reconnaissait dans les idées de la CNT ⁴ . Il était sensible à l’appel de lutte du syndicat qui, depuis le résultat des élections, alertait ses sympathisants sur l’imminence d’une prise de pouvoir sauvage. Ses parents, quant à eux, s’opposaient à son implication, ils le trouvaient trop jeune, l’enjoignaient à rester près d’eux, à ne pas prendre de risque.

    L’adolescent jeta un œil vers la lettre qu’il leur avait laissée. Il n’arrivait pas à leur annoncer en face qu’il partait. Est-ce que cela signifiait qu’il était un lâche ? À coup sûr, sa mère pleurerait, elle s’inquiétait toujours beaucoup pour lui. Son père trouverait-il les mots pour la calmer ? Le rendrait-il furieux, ou bien, finalement, serait-il fier de lui ? Des larmes lui piquèrent les yeux. Il avait toujours voulu être la source de l’orgueil de son père. Serait-il à la hauteur ? Que c’était dur de partir !

    Les cloches de l’église Santa María sonnèrent. Il était temps. Il dirait au revoir à Antonia, puis il rejoindrait la milice.

    Chapitre deux

    Esteban déambulait dans les ruelles étroites de son village. Il avait toujours vécu à La Campana et l’habitude lui avait voilé la beauté des lieux. Il les découvrit à nouveau ce jour-là, alors qu’il devait partir, quitter les terres andalouses. Chaque détail se grava dans son esprit, des constructions à la blancheur des façades.

    Il dépassa la maison de Felipe, où il venait jouer quand il était petit. Il reconnut la porte de sa nounou, à qui il n’avait pas rendu visite depuis longtemps. La nostalgie le gagna à l’idée de tout ce qu’il aurait voulu accomplir et qu’il avait repoussé, pensant avoir tout son temps…

    Il arrivait maintenant à destination. Esteban ralentit le pas et se cacha à l’angle de la rue pour regarder discrètement. Antonia, assise sur un banc, l’attendait. Il aimait l’observer à la dérobée pendant quelques secondes, il agissait ainsi chaque fois.

    Esteban avait été amoureux d’Antonia depuis le premier jour, quand la petite fille aux boucles châtains et au regard sage s’était assise près de lui à l’école.

    Ils n’avaient jamais rien fait l’un sans l’autre et cette complicité les unissait plus fort encore.

    La petite fille à l’allure de poupée de porcelaine avait peu à peu laissé place à une adolescente magnifique, qu’il ne se lassait pas d’admirer. Antonia était sa princesse, et son adoration pour elle était sans limite. Elle était la fille du boulanger et non celle d’un noble de la région, toutefois son attitude avait tout de celle d’une reine. Son buste au port altier, son visage doux, ses yeux bleus d’une clarté telle qu’ils donnaient l’impression d’être délavés par le soleil. Il aimait se balader avec elle, imaginer leurs vies quand ils seraient adultes, dans un avenir plein de promesses. Qu’en resterait-il après son départ ?

    Le cœur d’Esteban se serra. C’était si dur d’assumer sa décision ! Bien sûr, il voulait se battre, même s’il craignait l’inconnu et ce qu’il trouverait en face. Il manquait tellement d’expérience, mais l’excitation de l’engagement pour une cause juste prenait encore le pas sur ses peurs. Quitter Antonia lui paraissait pourtant un si lourd tribut à payer... Il essuya une larme du revers de sa manche et lissa une longue mèche de cheveux le long de son front, avant de la rabattre vers l’arrière, à la mode des acteurs américains. Esteban soupira et se remit en marche. Il ne devait plus faire attendre sa belle.

    Perdue dans ses pensées, Antonia ne le vit pas s’avancer de prime abord. Quand elle l’aperçut, elle sauta sur ses pieds et courut vers lui, entourant son buste de ses bras frêles. Esteban se laissa aller dans cet « abrazo ⁵  » si doux contre son torse chaud, laissant libre cours à son émotion. Sa tristesse inhabituelle alerta la jeune fille et elle le saisit par les épaules pour mieux le regarder :

    – Que se passe-t-il Esté ? Tu n’es pas content de me voir ?

    – Tu sais Antonia mía qu’à chaque fois que je te vois, je suis le plus heureux des hommes. Mais aujourd’hui, je viens te dire au revoir.

    Antonia poussa un petit cri aigu, tel celui d’un oisillon tombé du nid et enferma son visage entre ses deux mains jointes. Des larmes coulèrent, silencieuses, et leur vue provoqua en Esteban une peine plus grande que s’il avait reçu des reproches.

    – Alors c’est aujourd’hui, c’est ça ? Tu pars rejoindre la milice ?

    Il n’y avait aucun jugement dans ses paroles, juste un constat. Elle savait que son amoureux tergiversait depuis quelque temps et elle n’avait pas voulu influencer son choix. C’était si douloureux de le perdre, son cœur se tordait comme si on le poignardait en continu. Pourtant, paradoxalement, elle était fière de lui, de son sens de la justice et du sacrifice. Elle l’enlaça encore une fois dans ses bras et lui murmura :

    – Mi querido⁶, tu es si courageux...

    Esteban avait tellement craint sa réaction qu’il se sentit soulagé. Il se laissa aller contre la douce poitrine de son aimée et la serra fort, s’accrochant à elle comme à une ultime bouée en plein naufrage. Elle caressa ses cheveux, les lissa entre ses doigts, mèche par mèche. Il aurait voulu ne jamais bouger.

    – Antonia, promets-moi de ne pas trop patienter, prononça-t-il avec difficulté. Quelques années, d’accord, car si je le peux, je t’épouserai, tu le sais, même si ton père ne m’aime pas. Mais si je ne reviens pas, tu devras construire ta vie avec un homme bien.

    Les mots avaient du mal à franchir ses lèvres, il hésitait à les prononcer ! Rien que le fait de l’imaginer dans les bras d’un autre, il en tremblait de fureur. La réaction de la belle ne tarda pas :

    – Et tu crois que je vais t’écouter ? Tu penses vraiment que je vais t’oublier dans deux ou trois ans, parce que tu l’auras souhaité ? Esté, je n’ai jamais aimé que toi, je n’imagine même pas vivre avec quelqu’un d’autre. D’ailleurs, puisque tu t’en vas, je viens de prendre une décision. Je veux être ta femme aujourd’hui.

    Le jeune homme ne comprit pas bien le sens de sa phrase. Être sa femme ? Aller voir l’Alcalde ⁷ serait une folie. Ils étaient tous deux mineurs et n’auraient jamais le consentement de leurs parents, surtout pas celui du père d’Antonia, un boulanger qui pensait qu’être gras et riche lui conférait l’autorité et la prestance des patrons qu’il admirait.

    La jeune femme saisit sa main et l’entraîna dans une grange poussiéreuse, à quelques mètres de là. Elle défit un ballot de paille qu’elle étala au sol, puis fit face à Esteban, hébété, qui la regarda sans dire un mot. Lentement, Antonia dénoua sa robe et la passa par-dessus sa tête. Son beau visage rosit d’embarras. Elle n’osait pas le regarder alors qu’Esteban, troublé, ne pouvait détacher ses yeux de son buste de reine, de sa poitrine menue fièrement dressée. Il avait tant de fois rêvé de ce moment, entre ses draps d’adolescent ! Pourtant, n’était-ce pas un geste désespéré ? Il ne voulait pas profiter de la situation. Il s’avança vers elle et se résolut à la toucher, même si ce contact représentait un pas de plus vers l’interdit. Antonia tremblait et la température n’y était pour rien. Le garçon, ému, l’entoura de ses bras, recouvrant sa nudité, se servant de son corps comme d’une couverture préservant la pudeur de la jeune femme. Il frémit en touchant son épiderme. Sa peau était si douce ! Sa main engagea des va-et-vient contre son dos, son bras, et il lui demanda enfin :

    – Antonia, tu es sûre de ce que tu veux ? On ne doit pas gâcher ce moment.

    Tout son corps réagissait et, blottie ainsi tout contre lui, la jeune femme sentait bien que son désir était réel. Elle se détacha de lui pour l’embrasser avant de confirmer :

    – Oui, je le veux.

    Après ces mots, dignes de ceux d’une mariée devant l’autel, Esteban enfouit sa tête dans la poitrine de la belle pour goûter avec délice au fruit défendu.

    Le moment fut doux et maladroit. Leurs deux corps inexpérimentés avaient besoin l’un de l’autre, alors ils s’unirent à nouveau dans une deuxième étreinte, pour mieux se rassasier avant l’absence. Quand l’heure fatidique vint, ils se quittèrent, en larmes.

    – Promets-moi que tu m’écriras, murmura Antonia entre deux sanglots.

    – À chaque fois que j’en aurai l’occasion ! Je te le promets.

    Esteban s’éloigna, se tournant tous les deux pas pour graver l’image de sa belle dans sa mémoire. Il avait tellement mal que la souffrance devenait physique, ses tripes se tordirent en spasmes douloureux alors que le sang martelait ses tempes violemment. Il avait envie de crier, il voulait vivre auprès de cette femme, construire son avenir avec elle, mais la situation de son pays le poussait à choisir une autre voie, à agir pour une vie meilleure.

    – Pour Antonia, murmura-t-il entre ses dents. Je dois me battre pour Antonia.

    Il n’avait pas vu l’ombre de celui qui le guettait depuis sa sortie de la grange. Une silhouette qui s’était faufilée près de l’ouverture et n’avait rien perdu de leurs ébats.

    Un voyeur malsain.

    Chapitre trois

    – Esteban, es-tu prêt ?

    Pablo jeta sa cigarette et se dirigea vers lui. Vu le nombre de mégots à ses pieds, il devait l’attendre depuis un bon moment et Esteban s’en voulut aussitôt. Il ne voulait pas que Pablo patiente, mais le souvenir des minutes passées avec Antonia balaya tout regret.

    – J’arrive, je prends mon sac et je te rejoins.

    Excité à l’idée de ce nouveau départ, il monta les marches quatre à quatre et l’odeur caractéristique d’oignons et de poivrons frits le submergea. Quand goûterait-il à nouveau la cuisine de sa mère ? La nostalgie gagna la partie, comme une vague dont l’écume franchit le cap de ses yeux pour s’échouer sur ses joues.

    Le cœur serré, Esteban laissa son regard errer sur les pièces qu’il voyait pour la dernière fois. Que c’était dur de partir !

    Mais il devait y aller. Pablo et l’aventure l’attendaient.

    ***

    Ils marchaient depuis deux heures et demie sous le soleil plombant de ce mois de juillet. Pablo souffrait davantage sous l’effort. Il était petit et ses jambes plus courtes l’obligeaient à faire un pas et demi quand son ami en franchissait un. Son ventre déjà rebondi témoignait de son goût pour les churros de sa mère. À la vue de sa silhouette un peu pataude et de son visage arrondi, on le pensait plus âgé, alors qu’il venait tout juste de fêter ses dix-huit ans.

    – Tu trouves ça normal toi, Pablo, que des généraux de l’armée espagnole se retournent contre le gouvernement élu ?

    – Non, tu as raison. En plus, ils possèdent les fusils et ils sont organisés. J’espère vraiment qu’ils ne viendront pas jusqu’à La Campana, mais j’en doute. J’ai peur pour nos familles. On doit les combattre avant qu’ils ne prennent toute l’Espagne.

    – Dis, Esteban, et si on n’arrivait pas à s’en servir, de nos armes ?

    – Ne t’inquiète pas, ils vont nous préparer, dans la milice ! On n’est pas les seuls paysans à rejoindre le camp des anarchistes, on va avoir droit à des cours.

    – Comme à l’école ? Moi je n’y suis allé que deux heures, alors je ne suis pas le meilleur candidat.

    – Mais non, tonto⁸, pas assis devant le tableau noir. Là, on va à l’école de la vie !

    Tout en parlant, ils restèrent aux aguets, vérifiant qu’ils n’étaient pas repérés, jusqu’à ce qu’ils arrivent à destination. Les deux jeunes hommes oublièrent alors leur lassitude à la vue de leur mentor.

    – Regarde, Caro est là, sous l’olivier, dit Esteban, soulagé.

    – Il m’avait dit qu’il s’arrangerait pour nous accueillir.

    – Hola⁹, Caro ! On est là !

    – Salut les gars. Nous vous attendions. Le trajet est encore long, vous êtes les derniers arrivés. Montez dans le véhicule.

    Les deux jeunes hommes échangèrent un sourire avant d’emboîter le pas à leur aîné. Caro était un cousin de Pablo. Sa grande carrure et son verbe haut avaient toujours suscité l’admiration du garçon qui considérait ses mots comme parole d’évangile, ce qui était un comble pour des sympathisants de la CNT. Esteban soupçonnait son ami d’être anarchiste car son cousin l’était, et non par choix pertinent et assumé. Mais lui-même, n’avait-il pas été influencé par les récits de Caro, ses revendications, ses combats ? Petit à petit, de discussions en explications, il avait trouvé un écho à son mal-être, à son envie de changer les choses. Il avait grandi en portant le poids d’un peuple écrasé et humilié. Quand les premières élections avaient eu lieu, il avait remarqué un changement dans l’attitude de ses parents, des propos moins mesurés, une envie d’y croire… Mais le premier gouvernement républicain n’avait pas tenu ses promesses, s’était enlisé dans ses paradoxes et l’hétérogénéité de ses membres et de leurs idées.

    Caro lui avait expliqué que « Républicains » ne voulait pas dire du même bord, surtout dans ce gouvernement. D’ailleurs, ils en avaient payé les frais. Le peuple en avait eu assez d’attendre et de souffrir, alors que les actions promises n’aboutissaient pas. Les Espagnols s’étaient exprimés, avaient fait acte de grève, puis voté à nouveau. Ils ne supportaient plus de courber l’échine. La seule option qui leur restait était de s’engager dans une guerre. Esteban le savait. Mais pendant combien de mois allait-il risquer sa vie pour cette cause ?

    « Tu n’es qu’une poule mouillée, se tança-t-il. Même pas arrivé, tu penses déjà à repartir. » Mais comment réagir à dix-sept ans, quand on n’a jamais quitté son village ni tenu une arme de guerre ?

    – Oh, Esteban, pourquoi tu ne réponds pas à Caro ?

    – Pablito, je n’ai pas besoin que tu parles à ma place, tempéra leur guide. Si Esteban ne veut pas me répondre, tu n’as pas à le forcer.

    – Désolé, j’étais ailleurs. Répondre à quoi ?

    Caro stoppa sa marche et se retourna. Il planta ses yeux dans ceux du garçon et lui répéta :

    – As-tu conscience qu’en rejoignant notre combat, tu peux mourir demain ? Tu as plus de chance d’y rester, une balle dans la tête ou dans le ventre, plutôt que de revenir chez toi.

    Esteban vacilla. Il revit ses parents, son appartement, repensa à Antonia et à leur étreinte…

    – Tu as encore la possibilité de stopper tout ça, Esté. Mais tu dois te décider.

    Esteban frissonna, mort de peur. Serait-il à la hauteur ? Et puis est-ce qu’un combattant de plus ou de moins changerait grand-chose ?

    – Je suis des vôtres, affirma-t-il avec conviction.

    Chapitre quatre

    Esteban, 20 juillet 1936

    Esteban et Pablo grimpèrent dans le camion déjà bondé, trouvant une place comme ils le pouvaient. Trois femmes étaient à leurs côtés et Pablo s’en étonna.

    – Vous êtes les cuisinières ? avança-t-il, avec sa fougue habituelle.

    La contestation fut immédiate.

    – Pourquoi ? Selon toi, parce que nous sommes des femmes, nous devons nous cantonner à des tâches ménagères ? dit la plus jeune d’entre elles.

    – Nous sommes des combattantes. Au même titre que toi ! contesta une petite rousse à l’air farouche.

    Gêné, Pablo bafouilla des excuses et se tut, maudissant sa spontanéité et ses préjugés.

    Esteban était assis près du bord et les mouvements du camion, guidés par les nids de poule de la route, manquèrent de le faire choir à plusieurs reprises.

    Il ne quitta pas le paysage des yeux. Lui qui n’avait jamais rien connu d’autre que son village découvrait une immensité aride et vallonnée, où les oliviers côtoyaient les champs de coton et de céréales.

    La brise provoquée par la vitesse que prenait le véhicule était agréable et soulevait doucement ses cheveux. Le jeune homme ferma les yeux et sourit : il était en route vers son destin.

    ***

    – Voici notre camp, expliqua Caro. Comme vous le constatez, nous sommes installés dans une caserne, pas loin du centre-ville de Jaén. Au rez-de-chaussée, vous trouverez les cuisines, le réfectoire et le local à matériel. Nous sommes nombreux à transiter ici, pour ces quelques semaines de formation. Il est donc important de respecter les différents espaces et que chacun s’investisse afin qu’ils restent propres.

    Les recrues acquiescèrent par un hochement de têtes.

    – Un peu plus loin se trouve le champ de tir, ainsi que celui pour les manœuvres, précisa-t-il. A l’étage, les dortoirs, à droite pour les hommes, au fond du couloir pour les femmes. Je vous laisse vous installer, visiter et poser vos affaires. Dans vingt minutes, vous me rejoindrez devant la porte pour que je vous conduise vers les extérieurs.

    Pablo et Esteban suivirent le mouvement et découvrirent de grandes pièces au mobilier minimal mais adapté à son usage. Ils posèrent leurs sacs sur deux lits voisins.

    – J’hésite encore à dormir près de toi, vu que tu ronfles ! plaisanta Esteban.

    – Moi, je ronfle ? Ça m’étonnerait, aucune de mes conquêtes ne s’est plainte.

    – Bien sûr, et qui sont-elles ? J’aimerais bien connaître les noms sur lesquels tu bases ton expérience. Et ne me parle pas de la fois où tu as dormi avec ta cousine quand tu avais dix ans. Ça ne compte pas !

    Pablo fit mine de jeter sa sandale sur son ami qui leva les bras en signe de protection, riant de sa blague.

    – Et toi, ta boulangère ? Tu attends le mariage pour la toucher ?

    Esteban faillit rétorquer qu’il n’avait pas eu à attendre, mais il s’arrêta in extremis. Il ne devait pas salir la réputation d’Antonia. Leur intimité ne regardait qu’eux.

    – Ma boulangère, comme tu dis, est une princesse et je te demande de parler d’elle avec respect et déférence. Le mieux serait que tu n’en parles pas, en fait.

    – Dis donc, on dirait que j’ai trouvé le point sensible !

    Esteban, gêné, s’élança vers les escaliers afin de rejoindre le groupe qui continuait la visite des lieux.

    ***

    Un homme en costume militaire les attendait. Il était imposant et la rareté de ses cheveux était compensée par une barbe fournie. Ses pectoraux étaient anormalement développés et son allure intimida les recrues qui baissèrent le ton, jusqu’au silence complet.

    – Bonjour, je suis le colonel Molinaro. Je suis là pour vous apprendre les rudiments militaires. À partir d’aujourd’hui, vous appartenez à la milice républicaine sous l’égide de la CNT. Par conséquent, vous allez participer à des combats. Certains d’entre vous ont-ils déjà porté une arme ou été préparés à combattre ?

    Un homme leva timidement la main :

    – Je suis allé quelques fois à la chasse, avec l’un de mes oncles, hasarda-t-il.

    – Un fasciste ne doit pas être plus difficile à dégommer qu’un sanglier, et il ne court pas aussi vite ! railla l’un des volontaires, provoquant les rires du groupe.

    – Eh bien, pour dégommer des fascistes, comme tu le dis, il faut apprendre à s’organiser et à obéir aux ordres, le recadra le gradé d’un ton sec.

    – L’obéissance, ce n’est pas mon fort, rétorqua la même recrue, un grand gaillard aux épaules carrées.

    – Tu t’appelles comment ? s’enquit le militaire.

    – Ramirez. Juan Ramirez.

    – Pour moi tu seras Bocasa ¹⁰ . Je préfère être précis : tu es venu ici de ton plein gré. Si ce que l’on te propose ne te convient pas, libre à toi de partir mais décide-toi vite, car nous n’avons pas de temps à perdre dans la formation de nos recrues.

    – On peut quand même plaisanter, colonel ? risqua un grand brun aux cheveux en bataille.

    – Si vous ne plaisantiez pas vous ne seriez pas espagnols, et l’humour est important au quotidien pour se donner du courage. En revanche, la guerre est sérieuse et il y a des moments où il faut juste obéir. Compris, Bocasa ?

    – Compris, mon colonel.

    Chaque jour nous allons vous apprendre des manœuvres ; marcher au pas, vous organiser sur un champ de bataille et comprendre ce que l’on attend de vous. Vous serez confrontés à des hommes dont c’est le métier, il est donc essentiel que vous ayez les bases nécessaires. Vous aurez aussi des séances d’entraînement concernant le maniement des armes. Dans un premier temps nous allons vous trouver des tenues adéquates, puis vous irez jusqu’au stand de tir. Votre formation durera un mois, il est important de mettre ce temps assez court à profit.

    Les hommes et femmes présents écoutèrent les consignes avant de se diriger vers le stock de vêtements. Les uniformes étaient dépareillés et usés, mais dès qu’ils les enfilèrent, Esteban et Pablo se sentirent investis d’une mission.

    ***

    Après deux heures de manœuvres assez catastrophiques, ils se dirigèrent vers l’autre partie d’un

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