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Prélude à une histoire d'amour
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Livre électronique691 pages9 heures

Prélude à une histoire d'amour

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À propos de ce livre électronique

Une histoire d'amour et de guerre entre 1912 et 1980.
LangueFrançais
Date de sortie5 févr. 2014
ISBN9782312020235
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    Aperçu du livre

    Prélude à une histoire d'amour - Louis Szlos

    cover.jpg

    Prélude

    à une histoire d’amour

    Louis Szlos

    Prélude

    à une histoire d’amour

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN : 978-2-312-02023-5

    1

    L’aventure humaine n’est pas une nouvelle histoire. Pour accéder à son stade d’évolution actuel, les 1400 grammes du cerveau humain ont bénéficié de 4 milliards d’années d’évolution. Presque 1 kg 1/2 de matière grise, comprenant 100 milliards de neurones, reliés entre eux par des synapses et dans lesquels l’imagination de l’homme trouve sa place. Avoir inclus dans l’espace restreint de la boîte crânienne la notion du temps qui passe et la mort, comme point final, n’arrange rien. Dans l’amalgame tortueux, labyrinthique, de l’encéphale, l’agencement, la juxtaposition des événements disparates qui s’y impriment durant les premières années de la vie, provoqueront bien avant l’adolescence un échafaudage de peurs mystiques, de croyances incontrôlées, de convictions bien accrochées, d’espérance irréaliste, de dégoût, de jalousie, de frustrations, de fantasmes, d’agressivité, de cruauté et un impérieux besoin de mysticisme, qui peut prendre n’importe quelle forme, se fixer sur n’importe quoi, n’importe qui : Dieu unique, dieux multiples, gourous, astrologues, magie, idéologies nébuleuses, pile ou face, etc. Bref, l’individu doit trouver son équilibre dans une communauté en déséquilibre et d’instabilité permanente. L’espèce dominante, en l’occurrence l’homme, occupe, peu à peu, toute la planète, la modèle à son propre usage. Les autres formes de vie, considérées comme inférieures, sont annihilées ou domestiqués. Rapport de force, sexualité, conflits, domination et soumission ; voilà, en résumé, ce qui nous caractérise. De deux choses l’une : ou l’évolution du cerveau n’est pas terminée – il lui manque encore quelques cases… – ou alors l’homme est une espèce inachevée et le processus n’ira jamais à son terme et terminera, comme beaucoup d’autres essais infructueux, dans les poubelles de la création. Depuis l’origine des temps, chaque société génère sa propre psychopathie, permettant à sa population qui en accepte les règles de vivre en une relative harmonie. Pour certaines raisons, la plupart du temps économiques, territoriales, religieuses ou idéologiques, parfois les trois à la fois, l’ordre établi est rompu, permettant la naissance d’une psychopathie nouvelle. On donne le nom de « révolution populaire » à ce chambardement qui n’a rien de populaire. Ce n’est qu’un subterfuge pour une minorité de prendre le pouvoir à ceux qui sont en place. Parfois, un concours de circonstances permet à un psychopathe isolé, potentiellement tueur en série, désaxé sexuel, pervers, possesseur d’un certain charisme, de prendre la tête d’une clique, d’une secte, d’un parti politique et, dans des situations extrêmes, avec l’aide d’autres asociaux et opportunistes, de devenir le maître à penser d’une population. Le sacré, le cérémonial et les lois en vigueur sont dévoyés. La consécration quasi religieuse, mystique ou intégriste d’un nouveau dieu, roi ou guide est acceptée par la majorité de la population ; les opposants sont éliminés. Une nouvelle démence dirige les hommes. Ainsi, de démence en démence, d’hystérie en hystérie, l’homme se dirige vers… nulle part.

    ***

    Freud : 1856-1939

    Hitler : 1889-1945

    Freud gardait un très mauvais souvenir de Linz et pourtant il n’y avait jamais mis les pieds. Il avait objecté un tas de raisons avant d’accepter l’invitation de son ami. La raison de sa rancœur pour Linz venait de loin et avait pour nom Elsa Schnitzler, une étudiante qu’il avait croisée à Vienne en 1873. Par son refus de le fréquenter (et de quelle façon !), elle l’avait humilié. Le souvenir de sa mésaventure était gravé dans ses neurones et avait renforcé une autre humiliation subie à Vienne lorsqu’il avait 13 ans. Il se promenait avec son père qui venait de lui faire un discours sur la démocratie autrichienne lorsqu’un homme traita son père de « sale juif » et lui intima l’ordre de descendre du trottoir. Son père avait obtempéré sans rien dire et continué la promenade comme si rien ne s’était passé. Sigmund blessé n’avait pas pardonné à son père. Bref ! Il s’était juré de ne jamais mettre les pieds à Linz, et pourtant, le 25 mai 1895, Freud, sur le quai de la gare de linz, donnait l’accolade à son confrère.

    – Tu tombes bien, tu vas m’aider à neutraliser une épidémie de grippe, claironna-t-il.

    – N’importe quoi me changera les idées, que j’ai plutôt noires en ce moment.

    – Tu as une sale gueule, en pleine déprime, je suppose ? Tou-jours dans tes recherches sur l’inconscient ?

    Karl avait pris le bagage de Sigmund. Les deux amis se dirigeaient vers une carriole attelée d’un cheval la tête plongée dans une mangeoire souple.

    – Oui, toujours, ça ne va pas très fort, mes recherches sur l’hypnotisme et l’hystérie sont dans l’impasse. Je ne sais pas comment organiser mes introspections.

    – Je ne suis pas étonné. Penses-tu vraiment pouvoir effacer les traumatismes du cerveau ? Personnellement, je ne pense pas. Si je me prends comme exemple, comme tout le monde, j’ai certains souvenirs de mon enfance et de mon adolescence que la société civile réprouve. Je vis avec, je les accepte. Aujourd’hui, je suis marié, j’ai deux beaux enfants et j’aide les gens dans leur détresse. Il faut savoir relativiser.

    – Leur détresse ? Quelle détresse ? Leur santé physique, peut-être, mais leurs angoisses, leur mal de vivre, tu l’oublies. C’est là que je pense pouvoir intervenir… par l’hypnose, peut-être. Tout le monde ne peut pas gérer ses troubles du psychisme. En les mettant à plat, en les extirpant, je dois pouvoir aider des malades, tout comme toi, mais à un autre niveau.

    – Ne prends pas ton cas personnel pour la généralité. Si tu tiens à les traiter de malades, alors nous sommes tous malades. Si tu crois que rendre conscients certains refoulements serait la potion magique qui donnerait au malade un cerveau neuf, tu es aussi fou que le reste de l’humanité. Je pense que tu devrais commencer par te soigner toi-même.

    Freud ne répondit pas. C’est l’année suivante qu’il inventa la psychanalyse et il fut son premier patient, qui ne guérira évidemment jamais. À quel moment s’est-il rendu compte que notre machine à penser imprimait, mais ne désimprimait pas. Le grand succès de Freud n’est pas la psychanalyse elle-même, mais que tous les bons psychanalystes, bardés de diplômes ou pas, devaient avoir un nom à consonance germanique. D’origine juive, c’était encore mieux. La cerise sur le gâteau, c’est d’avoir un accent autrichien et un divan pour allonger le patient.

    Freud tapa sur l’épaule de son ami. Quoi-qu’il en soit, je suis content d’être ici avec toi. Je me laisse guider. Quel est le pro-gramme ?

    – Ce soir, Hélène nous a préparé un bon petit plat. Demain, tu m’accompagnes dans ma tournée, j’ai pas mal de malades à voir. Freud était content d’avoir quitté Vienne pour quelques jours. Ce moment de sa vie était une plaie, rien n’allait. Il sortait d’une dépression et se sentait encore fragile, et puis il attendait de son ami quelques bons conseils qui l’aideraient à se défaire de son accoutumance à la cocaïne. En ce temps-là, entre 1860 et 1900, un grand nombre de personnes, surtout parmi les intellectuels et les artistes, étaient persuadées que la cocaïne était le remède universel et décuplait les capacités du cerveau. Elle était vendue sans restriction ; Freud lui-même en vantait les qualités thérapeutiques et la recommandait, comme étant tonique et sans danger. Tout avait commencé à Paris. D’octobre 1885 à fin février 1886, Freud avait suivi les cours du docteur Jean-Martin Charcot sur l’hypnose et les autopsies du docteur Brouardel sur des enfants décédés de suites de maltraitance et d’abus sexuels. Il avait pu observer à la Salpétrière beaucoup de dérangés du ciboulot. L’inconscient, voilà un terrain à explorer ; l’hystérie, voilà une pathologie intéressante. L’inconscient, l’hypnose, l’étude des rêves : vaste programme ! Avec son ami, le médecin Wilheim Fliess, un autre dérangé du ciboulot, ils échafaudèrent des théories plus farfelues les unes que les autres, basées sur l’astrologie, la numérologie et la sexologie pour justifier des pathologies somatiques. L’invitation de Karl Helfert, médecin à Linz, son condisciple de ses débuts à l’école de médecine de Vienne, tombait à point nommé. Breuer et Freud, amis de longue date, avaient publié en commun une étude sur l’hystérie. A la suite de ce travail, il avait une fois de plus, éprouvé un accablement profond. Chacune de ses publications le vidait complètement. Freud n’avait pas tord de penser que la sexualité dirigeait le monde. Son meilleur terrain de recherche était lui même. Le succulent dîner préparé par Hélène allait être la parfaite illustration de ses déreglements. Alors que Karl la remerciait avec des « Hum ! » et des « Ah ! », Freud prisonnier de ses fantasmes contemplait la large croupe d’Hélène qu’il imaginait nue dans sa robe de cotonnade à fleurs multicolores. Son opulente poitrine débordant de son corset le mettait dans un état second. Il en oubliait le repas. Freud passa une très mauvaise nuit.

    Le lendemain, sur la liste des malades à visiter, couchée avec une forte fièvre, une certaine madame Klara Hitler, épouse d’Aloïs, agent en douane nommé Leiter der Zollabteilung der Finanzdirektion de cette ville en 1892. Titre ronflant pour désigner un obscur fonctionnaire dans une petite ville du Sud de l’Allemagne. Les deux médecins sont introduits dans la chambre à coucher par un petit garçon en culottes courtes, les cheveux noirs bien plaqués sur la tête, portant un fusil de bois en bandoulière et une poignée de soldats de plomb dans une boîte en carton.

    Les présentations faites, Freud, souriant, complimente madame Hitler. – Vous avez un gentil petit garçon qui prend soin de la santé de sa maman, Madame Hitler.

    – Merci, Monsieur Freud. Se retournant vers son fils :

    – Adolphe ! va jouer ailleurs.

    – Oui, Maman. Adolphe se lève, ramasse ses soldats, et avant de quitter la pièce, son visage s’illumine d’un large sourire quand Freud lui passe la main dans les cheveux. Ce même petit garçon, à 49 ans, par son antisémitisme virulent, allait obliger le psychanalyste à quitter l’Autriche en 1938.

    Cette rencontre entre Adolphe Hitler et Sigmund Freud n’eut aucune influence sur l’avenir du petit Adolphe. Il était, en effet, impossible en 1895, même pour l’inventeur de la psychanalyse, de détecter dans un charmant petit bambin un des pires bourreaux, monstre sanguinaire et psychopathe meurtrier du 20e siècle. Rien en effet ne distingue les futurs tortionnaires de ses autres cama-rades de jeu. Staline, de 11 ans son aîné, son pendant de la grande Russie communiste, avait probablement été un petit garçon à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession. En 1934, Pol Pot, à 6 ans, devait également être un petit garçon angélique. De nos jours, rien n’a changé. En ce début du 21e siècle, il est toujours impos-sible de déceler dans les bambins les futurs bourreaux de leur sem-blable. Si nous évoluions dans une société matriarcale, je pourrais aussi bien parler des petites filles.

    ***

    Cxronk, explorateur extraterrestre de l’O. S. P. E. R. (Organisation des Systèmes et Planètes Évoluées Réunies), aimait son travail. Jeune homme plutôt solitaire, sillonner l’espace pour découvrir et répertorier les merveilles de l’Univers lui convenait parfaitement. Et puis, cette vocation, il la tenait de son père qui lui-même, avant sa retraite, avait également été un explorateur émérite. Son humour était au ras des pâquerettes et il ne manquait jamais de rajouter « Youp la Boum » chaque fois qu’on formulait le sigle de cette honorable institution plusieurs fois millénaire.

    Son travail consistait à découvrir des nouveaux mondes et à en étudier la flore et la faune, puis de les répertorier dans le grand livre de l’Univers. Cxronk, fonctionnaire zélé, explorateur de base, connaissait le règlement sur le bout des doigts. Le manuel d’exploration indique avec précision, au chapitre 15, paragraphe 12, alinéa 4, de ne pas prendre contact avec des extraterrestres avant d’être certain de leurs bonnes intentions. Le hasard voulut que Cxronk découvrît la Terre en survolant la Pologne en 1943 et que la première preuve d’une intelligence évoluée fût le parfait alignement des baraquements d’Auschwitz. Dans l’univers, il n’était pas rare de découvrir la vie, mais avoir devant soi la preuve d’une activité d’une intelligence supérieure et organisée était un vrai coup de chance. Il se tortilla les tentacules, bava sur les écailles de son abdomen qui rougissait de contentement. Avec jubilation, il pensa qu’il allait certainement passer à la postérité et qu’il allait montrer à son père qui il était. La plupart des explorateurs de l’Empire Zgud ne découvraient pas grand-chose. Beaucoup d’entre eux avaient sillonné le ciel pendant toute leur vie professionnelle, c’est-à-dire 5000 ans d’années zgudiennes (rien à voir avec les petites années terrestres), pour ne côtoyer que des systèmes planétaires instables et stériles. Donc il n’était pas étonnant que le cerveau de Cxronk fût le siège d’une grande excitation. Après plusieurs jours d’observation à distance, il lui semblait que les êtres qui évoluaient dans ce village se comportaient bizarrement. Dans la galaxie, si l’aspect physique des espèces était toujours différent, deux lois restaient immuables : la symétrie et un comportement de bienveillance, d’altruisme, de générosité envers ses propres congénères. Ici, ça ne semblait pas le cas. Certains semblaient être les maîtres et d’autres des esclaves. Avant d’en tirer une conclusion, il décida de continuer sa visite en d’autres lieux. Il approcha d’une autre preuve d’activité évoluée : sur une mer immense, deux flottes de plusieurs navires se faisaient face et se canonnaient dans le but évident d’envoyer l’adversaire par le fond. Partout, ce n’étaient que meurtres, malversations et filouteries. Il décida alors d’étudier brièvement l’histoire des civilisations de la planète. Des morts, des morts, rien que la mort. Des civilisations annihilaient d’autres civilisations plus anciennes pour les piller, occuper le terrain et réduire les habitants en esclavage. Le lucre et l’appât d’un métal jaune qu’ils entassaient dans des coffres gardés jalousement dirigeaient la vie des hommes. La religion et l’idéologie étaient des grands pourvoyeurs de génocides, de massacres, et d’exterminations en tous genres sur toutes les latitudes et à toutes les époques. Des guerres pour un oui ou pour un non : tous les prétextes étaient bons. Sans état d’âme, des êtres humains condamnaient des hommes, femmes et enfants à toutes sortes de supplices au nom de dogmes religieux ou politiques. Durant ses recherches, il découvrit une revue, dans laquelle étaient contés les exploits d’un être supérieur possédant des dons particuliers. Ce justicier exemplaire qui aidait la veuve et l’orphelin semblait trop beau pour être vrai. L’ensemble des caractères distinctifs des habitants de la planète étaient en opposition avec ce Superman : c’était son nom. Après tout ce qu’il avait vu, il pencha pour une fable.

    Cxronk exultait : il avait découvert la planète Enfer. Il y a 18500 ans, un mathématicien de génie avait prédit par des calculs savants, encore incompréhensibles pour la plupart des habitants de la confédération Zgud, que la planète Enfer devait se trouver quelque part dans l’Univers. Une chance sur des milliards pour que lui, Cxronk, petit explorateur débutant, fu le premier à la découvrir. Il allait devenir célèbre et en mettre plein la vue à son père qui le traitait de bon à rien. Le manuel d’exploration était clair : au chapitre 17, paragraphe 6, alinéa 2, il était indiqué qu’en cas d’une telle découverte, il était impératif d’indiquer la position de la planète afin d’isoler le secteur et de surtout dégagze au plus vite. Il expédia son rapport à O. S. P. E. R. (Youp la boum) et demanda expressément de consigner dans le grand ordinateur universel : « Enfer, 3e planète du système solaire », à la périphérie d’une petite galaxie en spirale entre Andromède et Orion. Il conclut son rapport en préconisant la mise en quarantaine et définitive de ce secteur de l’Univers. Puis, courageusement et avec témérité, son troisième tentacule actionna la manette qui lui permettait de traverser le continuum espace-temps en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

    2

    À Paris, au 4 de la rue du Renard, une boutique de retouche de vêtements à l’enseigne « Céline – Adrien ».

    Vendredi, 18 octobre 1946,17h45, le drelin… drelin de la clochette de l’entrée retentit. Une dame referma rapidement la porte à peine entrouverte. Dans son sillage, le froid glacé d’une pluie automnale l’accompagnait. Arlette, derrière le comptoir, terminait de plier des vêtements pour une cliente imposante, visiblement corsetée. Celle-ci se désolait de ne pouvoir respecter son régime et de devoir éternellement faire retoucher ses vêtements. Elle était dans sa phase sans volonté, donc en développement.

    – Et pourtant, je ne mange rien, conclut-elle. Arlette, en levant la tête au bruit de la sonnerie, se demandait ce qu’elle appelait « ne rien manger ».

    Les jours sombres de la guerre avaient aiguisé en elle un certain don d’observation. Tout en bavardant avec sa cliente, elle examinait du coin de l’œil une inconnue d’une cinquantaine d’années habillée sobrement, cheveux blond cendré, beau visage clair aux traits réguliers, les pommettes hautes. Un léger maquillage ne masquait pas des petites rides aux coins des yeux et aux commissures des lèvres. Son regard bleu, après avoir fait rapidement le tour de la boutique, croisa le regard d’Arlette. La dame sourit et, sans prononcer un mot, se mit discrètement en retrait dans l’ombre de l’abat-jour de l’éclairage central. Elle avait eu le temps d’étudier discrètement le visage d’Arlette. La description que lui en avait faite son fils était fidèle.

    Avant de partir, la cliente, visiblement une habituée, dit quelques banalités sur l’hiver précoce, paya et sortit.

    Arlette demanda :

    – Que puis-je pour vous ?

    Embarrassée par son silence, elle insista :

    – Que désirez-vous, Madame ?

    La dame, visiblement émue, prit une profonde inspiration et d’une voix douce, avec un accent allemand assez prononcé, dit : – Je voudrais simplement vous parler… c’est personnel…, si je ne vous dérange pas.

    Arlette, légèrement intriguée, haussa les épaules.

    – De toute façon, il est 6 heures et je vais fermer. Allons dans l’atelier. En disant ces mots, elle souleva un rideau de séparation donnant accès à l’arrière-boutique et invita la dame à s’asseoir sur une chaise qu’elle avait au préalable débarrassée de quelques robes à retoucher.

    – Je ne sais pas par où commencer… Veuillez excuser mon français… Comme vous l’avez sûrement deviné, je suis allemande… Le plus simple, c’est d’aller droit au but. Vous avez rencontré mon fils.

    – Je pense que vous devez faire erreur. Je ne connais aucun Allemand… Il ne s’agit pas de moi.

    Elle fit un geste pour se lever et écourter l’entretien.

    – Non, je vous en prie… J’aimerais que vous m’écoutiez… Je ne vais pas vous importuner longtemps… C’était pendant la guerre. Votre nom est bien Arlette Langier ? Et de toute façon, votre enseigne « Céline-Adrien » ne laisse aucun doute.

    Arlette rectifia :

    – Nimier, Langier est mon nom de jeune fille.

    – En 1942, vous avez été convoquée à la police militaire par le lieutenant Grünwald.

    Arlette, visiblement intéressée :

    – Ah ! oui. En effet, je m’en souviens… ou plutôt comment pourrais-je l’oublier. Elle se demanda où la dame voulait en venir.

    Elle se souvenait avec une étonnante acuité du visage de l’officier qui l’avait interrogée. Elle lui trouva une certaine ressemblance avec la femme face à elle.

    – Qui êtes-vous, Madame ?

    – Je suis Lucia Grünwald, la mère de cet officier. Il a disparu à Stalingrad début 1943. Je sais que je réveille en vous des souvenirs douloureux… ils ne sont pas gais pour moi non plus… mais en son nom… et celui de son père, il était important que je fisse cette démarche.

    Bien que la fin du lieutenant Grünwald la laissa indifférente, elle dit néanmoins :

    – Je suis désolée… je ne pense pas que vous soyez ici uniquement pour me parler de votre fils, mort sur le front russe.

    Lucia baissa les yeux et d’une voix sourde :

    – Non !

    – Je vous écoute.

    – Julius m’a rapporté votre entrevue dans le détail. Il vous avait convoquée parce que votre nom lui semblait familier. Ironie du sort, si votre dénonciateur vous avait connue sous votre nom d’épouse, la lettre de dénonciation qui vous livrait à la Gestapo, comme la plupart des milliers de lettres envoyées par les Français, aurait pris le chemin du panier.

    – Si vous voulez me faire remarquer que nous n’étions pas meilleurs que vous, ce n’est pas la peine, je le savais déjà, dit Arlette, agacée.

    – Je ne suis pas votre ennemie. Le destin en avait malheureusement décidé autrement pour beaucoup d’Allemands.

    Après un silence :

    – Ce qui, au début, avait été une simple curiosité se transforma en soupçon lorsque mon fils se rendit compte que vous n’étiez pas aussi innocente que vous en aviez l’air.

    – C’est vrai, nous étions jeunes, téméraires… naïfs… français. Au fur et à mesure de notre conversation, je savais que mes réponses à ses questions n’étaient ni claires ni plausibles. Je revois très nettement la scène. Votre fils… puisque c’était votre fils, s’est levé, son regard toujours fixé sur moi. Puis il a quitté le bureau pendant une dizaine de minutes, les dix minutes les plus longues de ma vie. Je savais que j’étais dans de mauvais draps, que j’avais agi comme une petite sotte. Lorsqu’il revint, il resta devant moi, impassible, pendant encore un temps qui me sembla durer une éternité. D’une voix sourde, sans explication, il me dit de disparaître. Avant de fermer la porte derrière moi, il ajouta :

    – Ne revenez plus ici. La prochaine fois je ne pourrai rien pour vous.

    – Je profite de mon passage à Paris pour tenir une promesse. Mon fils avait découvert votre identité. Une chance extraordinaire de se retrouver face à face avec la fille d’Adrien Langier.

    Arlette ne masqua pas sa surprise, – Qu’avait-il à voir avec mon père ?

    – Lui, rien, mais mon mari, oui.

    Lucia parla pendant deux heures. Les lettres. L’espoir d’un pardon de Céline. Le silence de celle-ci. Lorsqu’elle eut terminé, elle se leva pour partir.

    – Voilà, vous savez tout. Probablement que si vous êtes devant moi en ce moment c’est grâce à votre père. C’est en sa mémoire qu’il vous a laissée partir.

    Arlette, émue, s’était radoucie au cours du récit :

    – Vous restez longtemps à Paris ?

    – Non ! je prends le train de nuit à la gare Saint-Lazare. Il y a 6 mois, j’ai rencontré un soldat de l’armée américaine… un veuf, un Allemand émigré dans les années vingt… Comme pour s’excuser elle ajouta : Il a combattu le nazisme. Ses parents n’avaient pas voulu quitter l’Allemagne, ils ne sont pas revenus de déportation. Nous sommes mariés depuis 3 mois et je rejoins le Havre pour embarquer pour New York.

    Elles se regardèrent en silence.

    Arlette serra affectueusement les mains de Lucia et lui dit d’une voix chaleureuse :

    – Dommage, j’aurais aimé vous connaître davantage. Vous n’avez rien à vous faire pardonner. Ni vous ni moi ne sommes responsables des guerres entre nos deux pays. Le petit atelier était chargé d’émotion.

    Après un silence, Arlette dit :

    – Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez.

    Deux femmes émues, deux femmes blessées par la bêtise et la cruauté des hommes se serrèrent dans les bras…, se dirent adieu.

    3

    Monsieur Santon avait au moins deux certitudes. Primo : que l’évolution du peuple passait par l’instruction et que la loi promulguée 31 ans auparavant par Jules Ferry sur la réforme de l’enseignement primaire, obligatoire et laïque était la plus belle amélioration apportée par un gouvernement de la République. Fier d’appartenir à l’École Normale d’instituteurs, il estimait l’éducation des enfants comme un sacerdoce. Les préparer à affronter une vie d’homme lui semblait le plus sacré des devoirs.

    Deuzio : il ne se souvenait pas à quel moment les conjectures sur la situation en Europe qui le préoccupait depuis un certain temps l’avaient amené à penser que, dans un prochain avenir, la France allait subir des turbulences dramatiques.

    Les mains croisées derrière le dos, debout devant la fenêtre de son bureau, monsieur Santon regardait, trois étages plus bas, les jeux de ses protégés dans la cour de l’établissement.

    La cloche de fin de récréation retentit. Il soupira, une question le taraudait : quels seraient les survivants de cette belle jeunesse au nouveau règlement de compte qui se préparait en Europe.

    Passionné d’histoire, la manie de monsieur Santon était d’élaborer des échafaudages d’événements d’où il tirait des conclusions, parfois justes. Alors, persuadé de détenir la vérité, monsieur Morin l’entendait exulter :

    – Je vous l’avais dit, je vous l’avais bien dit.

    Parfois inexactes : il les oubliait rapidement.

    – On ne se trompe pas souvent en prévoyant le pire, lui avait rétorqué monsieur Morin.

    L’actualité de ces dernières années combinée à certains épisodes dispersés dans le temps, et les discussions animées avec monsieur Morin sur les rapports houleux entre la France et l’Allemagne, l’avaient convaincu que l’Europe était prête à en découdre.

    Monsieur Morin prétendait que les problèmes actuels venaient de la raclée qu’avait reçue la France à Waterloo.

    – Peut-être que si Napoléon avait gagné, il aurait réussi à construire une Europe unie, et nous n’en serions pas là, avait-il dit d’un air songeur.

    – Vous êtes parfois d’une naïveté déconcertante. On ne fera jamais l’Europe par la force. Parlons-en, de la force, voilà un mot que Bonaparte a bien utilisé pour prendre le pouvoir. Le 9 novembre 1799 ou, si vous préférez, le 18 Brumaire de l’an VII, votre possible fondateur de l’Europe, par un coup d’État, avec l’aide de Seiyès, instaure le premier Consulat, une dictature qui en remplaçait une autre et qui ne disait pas son nom.

    Le totalitarisme au nom du peuple, au nom de la République, croyez-moi, ça fera sûrement usage dans le futur.

    Monsieur Morin retira ses lorgnons et se frotta l’arête du nez :

    – Le Directoire était gangrené par la corruption et les intrigues. Sieyès l’avait bien compris. Il a mis fin à une révolution qui se dénaturait.

    – Il y a longtemps qu’elle était dénaturée, votre révolution. Sieyès, ce défroqué, était un comploteur pire que les autres. Il ne voulait pas de Bonaparte. C’est un concours de circonstances qui porta le général Bonaparte au pouvoir. Sieyès avait d’abord pensé à Joubert, malheureusement tué à 30 ans, à la bataille de Novi. Puis à Moreau : celui-ci se déroba. C’est en désespoir de cause qu’il se tourna vers Bonaparte.

    – Je pense qu’il était l’homme idéal pour mettre un peu d’ordre dans le pays.

    – Oui, et l’homme idéal pour mettre le désordre ailleurs. Par son entrain à guerroyer en toutes contrées, il provoqua, après sa défaite à Waterloo, le traité de Vienne en 1815. Exit Napoléon.

    – L’Europe entière s’était liguée contre lui.

    – À juste titre. Après l’avoir mise à feu et à sang, vous ne pensez quand même pas qu’il n’aurait que des admirateurs.

    Monsieur Santon dominait monsieur Morin d’une bonne tête. Portant noblement une barbe à la Karl Marx, il en imposait plus à son secrétaire qu’aux élèves. En le tirant par le revers de sa veste, il l’approcha d’une carte géographique sur le mur face à son bureau et, avec sa certitude habituelle, lui asséna :

    – Cet accord, mon cher ami, créa à l’Est de l’Europe un vaste empire composé d’un agrégat de petites nations, presque autant d’ethnies que de villages, partagées entre trois religions, différentes langues, plusieurs dialectes et autant de cultures. À l’aide d’une règle, il ponctua chacun de ces mots les différentes régions d’Europe centrale : Monténégro, Serbie, Croatie, Kosovo, Macédoine, sans compter la Roumanie, la Bulgarie et l’Autriche. Pourtant, c’est de l’Autriche que viendront les problèmes. Monsieur Morin avec une grimace se frotta le nez et réajusta ses lorgnons.

    – Vous savez qu’il existe des lunettes ?

    – Je suis habitué à mes lorgnons.

    – Vous êtes habitué à souffrir, oui. Bref ! Dans ce méli-mélo de petits États hétéroclites, l’empereur François Joseph pensait à tort que l’animosité mutuelle de ces communautés allait neutraliser et maintenir l’ordre et la paix dans cette région du monde.

    – Il fallait faire un rempart contre les Turcs.

    – Parlons-en, des Turcs. En 1908, les troubles dans l’Empire ottoman voisin permirent à François-Joseph d’annexer la Bosnie Herzégovine, petit État musulman des Balkans : un plus pour accentuer l’aversion réciproque dans cette région. Aujourd’hui, ces peuples sont prêts à se lancer dans un conflit autodestructeur. L’Europe a une grande tradition guerrière et le chauvinisme exacerbé qui monte entre la France et l’Allemagne va nous entraîner dans la même poudrière que les Balkans. La guerre est inévitable.

    Entraîné par son discours, monsieur Santon parcourait maintenant son bureau de long en large.

    – Arrêtez, vous me donnez le tournis.

    – Je vous donne peut-être le tournis, mais c’est comme ça. Nous éduquons nos enfants dans la haine du boche avec en toile de fond la récupération de l’Alsace et de la Lorraine.

    – Nous n’allons quand même pas abandonner les Alsaciens ?

    – Non, évidemment… Combien d’hommes devront mourir pour ce territoire de 14 511 km² : voilà ce qui est à mettre en balance, et je ne connais pas la réponse.

    – Question difficile. Qui peut la connaître ?

    – Les morts.

    – Nous n’avons pas les mêmes raisons que Guillaume II de faire la guerre. Ce qui l’intéresse, ce sont nos colonies.

    – Oui, et pour cette raison, nos ex-ennemis héréditaires, les Anglais, sont nos alliés, après un silence…, je l’espère.

    Monsieur Morin sarcastique :

    – Alliés par nécessité, eux aussi craignent de perdre leurs colonies.

    Monsieur Santon avait enfourché son dada et plus rien ne l’arrêterait.

    – Mais, remonter pour remonter, allons un peu plus loin. Pensez-vous que la Révolution française soit issue de la volonté d’un peuple ? Non, mon cher. Ce sont les caprices de la météorologie qui sont les véritables causes d’une des plus grandes tragédies de notre pays. Les trois années de famines précédant le soulèvement de 1789 ont été un des principaux facteurs de l’insurrection sanglante dans notre pays.

    – Que faites-vous du trop-plein des injustices, des privilèges ?

    – Oui, bien, sûr, et le manque de courage de Louis XVI à faire des réformes. Mais les raisons premières, ce sont la faim, le froid, la sécheresse.

    Après un court silence, il rajouta :

    – Pensez-vous que les privilèges et les injustices aient disparu ? Non, mon cher Morin, ils ont changé de camp, c’est tout.

    – Vous ne voulez quand même pas me dire que Louis XVI et Marie-Antoinette ont eu la tête tranchée pour cause de mauvaise météo.

    – Non, bien sûr, et ce ne sont pas les seuls à avoir été suppliciés avec l’invention de ce cher docteur Guillotin. Combien de morts, combien de ruine et de malheur pour en arriver à la situation actuelle ? Ils ont même tué les rois morts depuis des siècles, enterrés à la cathédrale Saint-Denis. Était-il important pour la Révolution de profaner 51 tombes ? De préparer une fosse commune pour recevoir les ossements des hommes qui avaient fait la France ? Que venaient faire dans cette galère le bon roi Dagobert, mort en 638, et le connétable Duguesclin, mort en 1380 ?

    – Et bien d’autres. Henri IV, si mes souvenirs sont exacts.

    – Oui, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, etc., etc. Quels étaient leurs crimes aux yeux des destructeurs de la France ?

    Les deux hommes restèrent un moment silencieux. La douceur de cette après-midi d’avril ne laissait pas prévoir que la première guerre des Balkans débuterait en octobre de la même année.

    Monsieur Morin contemplait les hirondelles, indifférentes aux manigances et intrigues des hommes. Elles fendaient les airs, virevoltaient, et, d’une pirouette élégante, en douceur, déposaient délicatement leurs contributions à la construction de leurs nids contre le mur de l’annexe de l’orphelinat.

    Voulant sortir de l’exposé négatif de la Révolution française de son supérieur, monsieur Morin lâcha brusquement :

    – Admettez que la Révolution était nécessaire. La liberté et l’égalité sont ses fruits… l’école pour tous…

    Monsieur Santon sourit en pensant qu’heureusement il n’avait pas le culot d’ajouter la fraternité.

    – Croyez-vous que la France avait besoin de cette guerre civile ? Révolution ne veut pas dire évolution. Parfois, comme vous, en ce moment, nous voulons nous convaincre qu’on ne pouvait pas faire autrement, et pourtant, d’autres pays vivent dans un État de droit sans le carnage de sa noblesse, sans le pillage de ses châteaux, ses églises, sans le massacre vendéen. En un mot…, monsieur Santon cherchait un mot plus précis, plus adéquat et qui correspondait parfaitement aux pires exactions des années de la terreur, l’élimination systématique d’un groupe humain, national, religieux ou ethnique, sans autre raison que l’appartenance à l’un de ces groupes.

    Ce mot n’existait pas encore. 38 ans plus tard, un certain Lemkin parle de « génocide » pour désigner l’extermination des juifs par les nazis, des tziganes, des handicapés mentaux, et tout ce qu’ils considéraient comme sous-hommes et opposants à leur secte.

    Il fut introduit définitivement dans tous les dictionnaires, encyclopédies et autres, entre génito-urinaire et génois, génoises.

    Monsieur Morin têtu :

    – L’élimination de la noblesse, la dévastation de la Vendée furent des actes révolutionnaires. Les sacrifices sont parfois nécessaires.

    – Oui, quand il ne s’agit pas de vous.

    – La terreur fut une pénible parenthèse.

    – Vous appelez ça une parenthèse, des femmes, des hommes, des Français arrêtés par d’autres Français, emprisonnés sans procès, emmenés dans des charrettes sous les huées de la foule vers le lieu de leur supplice. Une parenthèse, les condamnés montant les marches de l’échafaud, posant la tête dans la lunette de la guillotine avant qu’elle ne bascule dans un panier sanguinolent après avoir été tranchée. Une parenthèse, le bourreau, sortant la tête de sa dernière victime pour l’exhiber devant une foule excitée, hurlante et avide de sang.

    – Vous avancez des détails morbides.

    – Ces détails morbides ont été vécus. Une parenthèse, « Les années de Terreur ». Dès que les mots entrent dans les livres d’histoire, ils perdent leur véritable sens dans le méandre des dates. Batailles, exterminations n’ont plus de signification concrète. Juste une liste que nous apprenons par cœur, que les enfants ont intérêt à retenir s’ils ne veulent avoir un zéro en histoire. La saga humaine n’est assurément pas un conte de fées, on n’y raconte pas le bonheur des peuples, mais plutôt une compilation chronologique de l’anéantissement des plus faibles par les plus forts.

    Après un silence :

    – Sans cette succession de conflits armés, quels seraient nos points de repère ? En dehors de la bataille de Trucmuche, le sac de la ville de Bidule, l’assassinat de chose… Avez-vous d’autres points de repère, Monsieur Morin ?

    Monsieur Morin chercha en vain. Il ne dit mot.

    Monsieur Santon poursuivit :

    – Comment expliquer aux jeunes élèves tout le mal qu’a fait la République à sa naissance ? Ils me prendraient pour un réactionnaire, penseraient que je suis royaliste… ou bonapartiste, dit-il en souriant. De toute façon, je ne suis pas sûr qu’ils comprendraient.

    – Oui, mais aujourd’hui, nous vivons dans le pays des droits de l’homme. Le Code Napoléon est quand même une étape importante de notre évolution.

    – Vous êtes un utopiste, Monsieur Morin, certains hommes, Bonaparte y compris, sont de grands opportunistes, des apprentis sorciers. Ils sont à l’affût, l’Histoire les fait sortir du bois. Créer au nom d’un ordre nouveau laisse présager beaucoup de destructions, et pourtant, ces deux mots sont souvent associés.

    À bout d’arguments, monsieur Morin dit :

    – Les politiciens ne sont quand même pas des imbéciles au point de vouloir un conflit armé.

    – L’intelligence n’est pas une condition nécessaire pour gouverner les hommes. C’est comme courtiser une femme, mon cher, il suffit d’être beau parleur.

    – Si j’étais à la place de nos dirigeants…

    – Vous n’êtes pas à leur place, mon ami. Deux des grandes spécialités françaises sont si et ilyaqua fauquon. Souvenez-vous de la conférence internationale pour la paix à La Haye, en 1907.

    D’une mimique, monsieur Morin fit un geste évasif.

    – Je vais vous rafraîchir la mémoire. Les délégués admirent le principe de l’arbitrage obligatoire entre nations. L’Angleterre, la Russie, la France, les États-Unis proposèrent d’aborder la question de la limitation des armements. D’après les représentants des états, la force destructrice des armes modernes devait conduire à une catastrophe dont les horreurs faisaient frémir d’avance. Les parlementaires de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie déclarèrent avoir reçu de leurs gouvernements l’ordre de ne point entamer ce sujet.

    Monsieur Morin laissa vagabonder son imagination :

    – Je vois le carnage, bombes lancées par avion, canons de gros calibre à longues portées, mitrailleuses… Non, je ne veux pas y croire. Serions-nous devenus fous ?

    – Non, nous ne sommes pas fous. Simplement humains.

    Se redressant de sa petite hauteur, monsieur Morin dit :

    – Mais, la civilisation occidentale, ça veut quand même dire quelque chose.

    – Elle a bon dos, la civilisation occidentale. Il y en a eu d’autres. Toutes se sont toujours fait la guerre. Nous n’avons rien à leur envier. L’histoire humaine est une longue suite de civilisations assassinées, massacrées, annihilées.

    Tenez ! prenons la Préhistoire. Pour les paléontologues, la disparition des hominidés qui nous ont précédés est, paraît-il, un mystère.

    Pour moi, ça n’a rien de mystérieux, Monsieur Morin, ils se sont joyeusement, férocement exterminés les uns les autres.

    Les plus forts, les plus malins, les plus sanguinaires ont anéanti les plus faibles. Nous, les homo sapiens, sommes sortis vainqueurs de ces tueries collectives.

    – La Terre était suffisamment vaste pour tout le monde. Quel besoin avions-nous d’éliminer les autres espèces d’humanoïdes ?

    – L’herbe est toujours plus verte chez le voisin. Le prétexte de ces tueries ? Probablement un salmigondis de bonnes raisons : le territoire, le terrain de chasse, l’anthropophagie ou tout simplement le racisme ordinaire inscrit dans nos gènes. Cette belle histoire de l’humanité, d’évolution en évolution, de massacres en massacres, a commencé il y a environ 4,5 millions d’années… Et ce n’est pas près de s’arrêter.

    Il y a environ 36 000 ans, nous avons sûrement exterminé le dernier des néandertaliens. Lui aussi était persuadé de tenir le monde dans le creux de la main.

    Sans cette haine à faire disparaître tout ce qui ne nous ressemble pas, la grande famille des hominidés serait peut-être presque au complet et on ne se creuserait pas la tête pour trouver le chaînon manquant. Nous n’avons pas beaucoup changé, nous aussi, nous sommes certains d’être éternels, et les massacres, ça nous connaît.

    – Vous avez raison, et le goût du meurtre est certainement proportionnel à la taille de la boîte crânienne.

    – Monsieur Morin, craignons la prochaine mutation de notre cerveau. Pour donner une pointe d’humour à notre conversation, imaginons une scène antédiluvienne.

    Au milieu de nulle part, dans la forêt profonde, une horde de néandertaliens et une horde d’homo sapiens tombent nez à nez. La Terre était vaste, la rencontre imprévue… fortuite. Une laie d’une centaine de mètres à gauche ou à droite et leurs descendants se seraient peut-être croisés plusieurs centaines d’années plus tard.

    Ils s’épient… s’approchent lentement… se jaugent… s’arrêtent à une distance respectable… hors de porté d’un jet de pierres ou de lances.

    Les néandertaliens :

    – Que font ces métèques sur notre territoire. Ils veulent sûrement occuper nos grottes, manger notre gibier, violer nos néandertaliennes.

    Les prêtres homo sapiens en contact permanent avec les dieux détenaient la vérité :

    – C’est la volonté du Tout-Puissant, tuez toutes ces créatures. Nous, homo sapiens, sommes les seuls à l’image des dieux, prêchaient les intermédiaires avec le divin.

    Sans mauvaise conscience, en toute impunité, ils lancent des cris et se ruent, la massue haute, sur les néandertaliens et joyeusement massacrent hommes, femmes et enfants.

    Il y a 36 000 ans nous restâmes enfin entre gens de bonne compagnie. La Terre nous appartenait. Oui, mais voilà, nous nous aperçûmes que le goût du sang était en nous.

    Alors, massacrer qui ? Au nom de quoi ?

    Nos meneurs trouvèrent la solution. Ils décelèrent de multiples différences suffisamment importantes justifiant d’autres tueries.

    La race : sous-rubrique : la couleur de la peau, l’ethnie.

    La religion : sous-rubrique : des faux dieux, les us et coutumes, l’idéologie.

    Nous avions tous les éléments pour débarrasser nos territoires de nos ennemis, tuer les impies, étriper les sacrilèges.

    La prochaine mutation verra probablement l’extinction de l’Homo sapiens.

    Monsieur Morin sourit.

    – Vous avez raison. L’Homo Futuris, en créant un nouveau isme, va sûrement nous éliminer de la surface de la Terre.

    – Les règles sont simples, Monsieur Morin. Traiter un homme d’inférieur, d’hérétique est le début d’un processus justifiant le pillage et l’extermination d’une civilisation souvent plus brillante que celle des assassins. En s’appuyant sur les dogmes d’une base légale, religieuse, idéologique ou politique, ou les trois à la fois, il n’y a aucun risque de traumatisme psychologique.

    Minorités de la Terre, les pourfendeurs, les étripeurs et les égorgeurs de toutes sortes ne vous laisseront jamais en paix. À un moment donné de votre existence, vous serez sur la route des « Ayants droit » plus puissants. Vous êtes condamnés.

    Voulant se dégager d’un certain malaise, monsieur Morin extirpa la montre de son gousset.

    – Vous avez peut-être raison, mais en attendant, aujourd’hui, j’ai beaucoup de travail.

    – Attendez, je veux vous parler d’une lettre reçue ce matin. Elle a été expédiée par un couple de commerçants de Beauvais. Ils ont une chambre de libre et me proposent de la louer pour une somme modique à l’un de nos protégés.

    Relevant la tête :

    – Vous voyez quelqu’un ?

    Monsieur Morin sortit plusieurs papiers d’une de ses poches gousset. Il en tendit un à monsieur Santon.

    – Nous avons l’homme tout indiqué : Adrien Levesque. Vous lui avez trouvé un emploi à Beauvais, dans cette usine d’outillages et de moteurs électriques… j’ai oublié le nom.

    – La Compagnie des Moteurs Lambert. Il n’a pas de logement ?

    – Si, mais provisoire… au presbytère, il me semble. Il faut que je compulse mes dossiers.

    Monsieur Santon repoussa son papier et lui donna la lettre.

    – Faites le nécessaire.

    Drôle de personnage, pensa-t-il. Sans âge, petit, chauve, maigre dans son costume noir étriqué, une barbichette qu’il avait la manie de caresser en parlant. En qualité d’économe d’internat, monsieur Morin, fonctionnaire zélé, prenait son travail à cœur. On le voyait circuler dans les couloirs, marmonnant dans sa barbe en consultant ses notes qu’il entassait dans les poches déformées de sa redingote. Les jeunes orphelins s’en amusaient, l’imitaient, mais l’aimaient bien.

    4

    Adrien savait que jamais il ne n’arriverait à donner une représentation du visage qui l’obsédait : sa maman. Combien de fois avait-il tenté d’imaginer la chaleur d’un foyer, le simple bonheur d’une réunion de famille : un père, des frères, des sœurs. Les questions qu’il se posait seraient toujours sans réponses. Il ne saura jamais pourquoi il avait été abandonné à sa naissance.

    Il se souvenait du jour, il devait avoir 9 ou 10 ans, où le nouveau maître d’école, sans trop réfléchir que la plupart de ses élèves étaient orphelins, avait demandé de décrire, dans une rédaction, une soirée d’hiver au coin du feu. Certains, assez imaginatifs, racontèrent n’importe quoi. D’autres se souvenaient d’une famille avant qu’un drame ne les conduise à l’orphelinat. Adrien, resté bloqué devant sa page blanche, ne savait pas par où commencer ni quoi raconter. Pouvait-il parler de certains soirs, lorsque sans rien pouvoir y changer il était envahi par une profonde mélancolie ? Pouvait-il parler des nuits, dans le vaste dortoir, blotti dans le noir, au fond de son lit, les yeux humides, serrant sur sa poitrine sa seule richesse, un carton à chaussures contenant les quelques objets sans valeur glanés au fil des ans ? Sa vie était vraiment loin de la soirée familiale au coin du feu.

    Orphelinat, orphelin sont, dans l’imaginaire humain, synonymes de tragédie et de tristesse. Pourtant, Adrien estimait qu’il avait eu de la chance. Enfant abandonné, l’Assistance publique, par le biais de monsieur Santon, lui avait donné une identité et s’était chargée de son éducation.

    Sa famille, ses compagnons de chiourme, comme le clamaient ses amis sur le ton de la dérision, était Benoît Taillandier, à l’orphelinat depuis l’âge de 6 ans. Son père, mineur de fond à Bruay-en-Artois, avait été foudroyé par l’éboulement d’une galerie de mine. Sa mère tenta vainement de noyer son chagrin dans l’alcool et la débauche. C’est vers ses 14 ans que Benoît apprit par un cousin éloigné qu’après une ultime beuverie, en traversant la chaussée, une voiture de charge lui avait broyé les jambes ; elle avait été emportée par la gangrène à l’hôpital de Saint-Quentin. Lisez les faits divers dans les journaux si cela vous semble trop mélodramatique.

    Olivier Charpentier, originaire d’Arras, et Jérôme Villedieu, d’Amiens, clôturaient le quatuor. Je ne vais pas vous faire pleurer avec les tristes déboires de leur enfance, mais pour terminer à l’Assistance publique, vous pensez bien qu’à l’origine il y a forcément une sombre histoire.

    D’un pas allègre, sa précieuse adresse dans la poche, Adrien dévalait la rue Jeanne d’Arc. Mince, plus grand que la moyenne, ses cheveux noirs bouclés émergeaient d’une casquette à carreaux. Son regard bleu souriait à sa vie nouvelle. Son port altier exprimait de la dignité, pour autant, ses effets témoignaient d’une origine modeste.

    Le matin même, Adrien avait reçu les recommandations de monsieur Santon.

    – Tu vas te présenter à la « Quincaillerie du Centre », 40 rue Jeanne d’Arc. Tu demanderas monsieur ou madame Langier. Ils ont une chambre pour toi. Présente-toi avec cette lettre, lui dit-il en lui tendant une enveloppe.

    Adrien se souvenait parfaitement du jour où monsieur Santon, dans un énorme fauteuil de cuir, derrière un grand bureau en chêne massif aux pieds lourds et tarabiscotés, à peine visible, dissimulé par des piles de dossiers et de journaux, l’avait convoqué. Ce qui se passait derrière la porte du fond du couloir avait toujours impressionné chacun des 172 pensionnaires de l’orphelinat, qui sortaient pour la plupart de milieux modestes sinon misérables. Des livres, ils n’en avaient jamais vu autant. Il y en avait partout : en piles sur le parquet. Sur les murs, entassés, serrés, sur des rayonnages qui ployaient sous le nombre. Il flottait dans l’air une odeur d’un mélange de papier poussiéreux, de lampe à pétrole et de mauvais cigare refroidi.

    Comme une mère poule, monsieur Santon surveillait de près l’évolution et les progrès de ses pensionnaires. Il avait à cœur de leur offrir ce que des parents n’avaient pu leur donné : une instruction nécessaire pour qu’ils puissent faire leur chemin dans une vie. Adrien se souvenait de ce 22 novembre 1906, non pas à cause de sa convocation, mais pour la bonne raison que, ce jour-là, une commission internationale avait adopté le SOS – trois points, trois barres, trois points – comme signal de détresse en mer. Le morse, il connaissait, cela faisait 3 mois qu’il avait entrepris, dans ce langage mystérieux, l’écriture de « Robinson Crusoë ». Son habileté augmentait avec le nombre des pages. A la 15e page il savait qu’il n’irait pas beaucoup plus loin.

    – Assieds-toi. J’ai consulté ton carnet de notes. Adrien, tu as 12 ans. L’année prochaine, tu vas débuter une formation professionnelle. Tu es bon en calcul, tu es agile de tes mains, tu t’intéresses à beaucoup de choses. Je pense que tu devrais faire ton apprentissage dans l’électricité. C’est un métier d’avenir et je suis certain de te placer dans une bonne entreprise. Penses-y et donne-moi ta réponse le plus vite possible.

    C’est ainsi qu’à 18 ans, Adrien avait été embauché à la Compagnie des Moteurs Lambert à Beauvais.

    ***

    Entre 14 heures et 16 heures, les clients étaient rares. François semblait concentré sur son travail, qui consistait, ce jour-là, à trier des vis et des boulons étalés sur le comptoir, mais le silence de ce début d’après-midi conduisait à revasser sur son enfance. C’était un nostalgique François. Combien de fois n’avait-il pas raconté son enfance à Lucienne. Ces deux-là étaient vraiment fait pour s’entendre. Elle aimait ce côté sentimental de son mari, c’est pouquoi elle l’écoutait sans l’interrompre prenant à son compte ses souvenirs du passé. C’est généralement lors du dîner qu’il racontait. Aussi loin que François Langier remontait dans ses souvenirs, son enfance n’avait été que des journées heureuses. Aussi bizarre que cela aurait semblé à un observateur étranger, de toutes les saisons, il avait particulièrement apprécié les hivers. Les intempéries empêchaient son père de quitter la maison, et le repas du soir, habituellement silencieux, était animé par les histoires de voyages dans le Grand Nord canadien, les déserts d’Arabie ou la Chine mystérieuse. Son père n’avait jamais sillonné que des routes de campagne du Nord de la France. Il n’avait jamais dépassé Dieppe, Lille ou Tourcoing, et connaissait beaucoup mieux Oisemont sur la départementale 936 que Pékin ou Vancouver. Son imagination aidant et les livres d’aventures qu’il lisait durant ses tournées solitaires en faisaient un merveilleux conteur.

    François soupira : à qui allait-il transmettre ces merveilleux ouvrages que son père lui avait légués ?

    Lucienne, je me souviens avec précision le protocole de la fin du dîner. Ma mère, nettement la plus réaliste de la famille, coupait les élans lyriques de mon père.

    – Vincent, il se fait tard, tu raconteras la suite de tes aventures demain. François débarrasse la table, et dans une demi-heure, au lit. Cette demi-heure était un autre de mes plaisirs hivernaux. Je m’allongeait devant l’âtre, fasciné par les bûches sifflantes et crépitantes, en rêvant aux merveilles de ce vaste monde. Ma mère, jamais inoccupée, rapiéçait, ravaudait ou repassait. Mon père somnolait dans un fauteuil, sa pipe coincée entre les lèvres.

    C’était le bonheur.

    – Et aujourd’hui, demanda Lucienne légèrement vexée.

    – C’est toujours le bonheur…pas le même mais le bonheur quand même…Lorsque mon père n’était pas sur les routes du Nord de la France, le rituel du matin était chaque jour le même. Vers 6 heures du matin, d’un pas lourd, il faisait craquer les marches de l’escalier. Blotti bien au chaud sous les couvertures, je devinais chacun de ses gestes. Dans l’âtre, il enfouissait quelques brindilles sous la cendre pour ranimer le feu qui couvait, puis fixait la boucle de son ceinturon à l’espagnolette de la fenêtre, assurait sa prise et d’un mouvement souple du poignet affûtait la lame de son rasoir.

    Le cérémonial du rasage était toujours le même. Du début à la fin de l’opération, sans aucun sens musical, il chantait d’une voix tonitruante Rigoletto ou La Traviata. Dans sa jeunesse, son patron, un passionné d’art lyrique, particulièrement le répertoire de Guiseppe Verdi, l’avait amené deux fois à l’Opéra de Paris. Mon père avait gardé précieusement les livrets. Ah ! Paris disait mon père en laissant plané un mystère. Jamais il nous donnait une explication sur ce ah ! Paris.

    Chaque matin, ma mère se mettait la tête sous l’oreiller, et criait : – Vincent, je t’en supplie, laisse-toi pousser la barbe.

    Par n’importe quel temps, mon père ne sortait jamais sans son éternel chapeau à large bord.

    Mes meilleurs moments, c’était lorsqu’il m’invitait à le suivre.

    – Habille-toi et viens.

    Alors, tout en enfilant mes sabots et en arrachant ma pèlerine de la patère, je laissais éclater ma joie et m’époumonais,

    – Maman, Maman, je sors avec Papa.

    Du fond de la cuisine me parvenait la voix prévenante de ma mère.

    – Vincent, fais attention que le petit soit bien couvert, le vent est glacé.

    Je n’écoutais pas. Avec mon père, rien de fâcheux ne pouvait m’arriver.

    La nature n’avait aucun secret pour lui.

    Parfois, il me questionnait :

    – Que vois-tu dans le buisson, à gauche du

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