Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Les Gens De Moëncoëtt
Les Gens De Moëncoëtt
Les Gens De Moëncoëtt
Livre électronique700 pages9 heures

Les Gens De Moëncoëtt

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Bretagne 1924 : Simon a vingt-huit ans, lorsqu’il perd son père, le baron de Romaric, seigneur de Moëncoëtt. C’est au moment de la lecture du testament que sa vie bascule et d’héritier du fabuleux domaine, il est déchu au rang de régisseur et celui qu’il croyait être son demi-frère, l’ignoble Thibault, devient quant à lui le maître de Moëncoëtt. Les deux jeunes gens se vouent depuis toujours une haine féroce, savamment entretenue par le baron et la baronne de Romaric.

Désormais, Simon n’aura qu’un but : élucider le mystère de sa naissance ; mais le destin pourrait en décider autrement...

"Dans cette épopée romantique, les personnages de Brittany Chateaubourg cherchent le chemin de leur destin, sur une terre battue par les vents. Captivant et envoûtant." Marie-Claire Potier, Indablog.fr

LangueFrançais
Date de sortie16 août 2013
ISBN9781301492169
Les Gens De Moëncoëtt
Auteur

Brittany Chateaubourg

Brittany Chateaubourg est née voici quelques décennies dans une charmante région de France, entre vignobles et montagnes.Enfant, elle est très vite attirée par la musique classique (Beethoven) et le chant ; mais c’est à l’âge de onze ans que la lecture va s’emparer d’elle. Elle trouve dans une malle du grenier de la maison familiale « Les Hauts de Hurlevent » et là, c’est le déclic ! Désormais, tous ses loisirs seront en grande partie consacrés à lire : littérature française avec les grands classiques et un Amour platonique pour François-René de Chateaubriand, littérature russe du XIXe, la poésie française et anglaise, et les auteurs contemporains qui narrent tout simplement de belles histoires dans lesquelles chacun peut se reconnaître, retrouver l’un des leurs et laisser voyager ses pensées par-delà les frontières et les océans, sans quitter son fauteuil !

Auteurs associés

Lié à Les Gens De Moëncoëtt

Livres électroniques liés

Romance historique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Les Gens De Moëncoëtt

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Les Gens De Moëncoëtt - Brittany Chateaubourg

    PARTIE I

    Simon

    BRETAGNE – JUIN 1924 –

    Simon rentrait. Marchant d’un pas nonchalant, s’aidant à peine de sa canne. Ses yeux clairs admiraient avec un profond bonheur cette campagne baignée par un coucher de soleil flamboyant sur fond de ciel tourmenté.

    La campagne sentait bon, embaumée de ces odeurs du soir après une journée ensoleillée et chaude. Les champs de blé, d’orge et de maïs promettaient de belles récoltes et les arbres, les prairies et les champs de luzerne offraient au regard du promeneur toute une palette de verts. Il sourit et s’arrêta afin de mieux contempler un troupeau de vaches paisiblement allongées sous un chêne qui déployait son feuillage majestueux, semblable à une coupole de basilique byzantine. Elles étaient une vingtaine à jouir de cette belle fin de journée et une vingtaine de paires d’yeux s’étaient paresseusement tournées vers Simon. Elles n’étaient pas inquiètes les vaches, oh non. Simon, elles le connaissaient bien et aucune d’entre elles ne cessa de ruminer malgré sa présence ; puis, comme si elles l’avaient assez vu, elles détournèrent la tête l’une après l’autre. Il leur adressa un signe amical de la main :

    — Bonsoir les vaches ! Belle fin de journée, n’est-ce pas ?

    Puis regardant le ciel, il ajouta rêveusement :

    — Je crois que moi aussi, je vais dormir à la belle étoile ce soir.

    Oubliant les vaches, il reprit sa marche :

    Oui, pensa-t-il, il fait bon, trop bon pour passer une nuit entre les quatre murs d’une chambre. Cette nuit encore, je veux m’imprégner tout entier de l’odeur de la terre mouillée de rosée, sentir autour de moi le parfum de l’herbe et des fleurs endormies, que seule la nuit fait connaître. M’endormir sous les voiles légers du firmament, lorsque les crapauds et les grenouilles du marais se seront tus…

    C’en était décidé ! Cette nuit-là, il dormirait au bord du marais, roulé dans une couverture entre les hautes herbes  et comme à chaque fois, il fixerait le ciel et les étoiles, rêverait que par quelque moyen magique il réussissait à les rejoindre, à se perdre parmi elles et devenir lui aussi pour l’éternité un petit point lumineux, là-haut… tout là-haut, si loin d’ici… Si loin d’ici…

    Il fuirait une fois encore Moëncoëtt, le domaine, le château et surtout ceux qui l’habitaient et il oublierait enfin toute les difficultés qu’il rencontrait pour éviter à la vieille demeure un délabrement rapide et certain.

    Moëncoëtt ! Il y était attaché tout autant qu’il le détestait, tout comme il détestait ceux qui y vivaient ! Il éprouvait une fois encore ces sentiments sans rougir, sans éprouver la moindre honte. Et pourtant, il savait que, excepté un événement grave ou exceptionnel, il ne l’abandonnerait jamais, il savait qu’il irait jusqu’au bout de ses forces pour le sauver de la mauvaise réputation qui le gagnait au fil des ans et de la ruine certaine qui le menaçait.

    Moëncoëtt ! Pourquoi diable était-elle venue se perdre entre ces murs ? Comment une telle femme avait-elle pu aimer et suivre un homme tel que Louis de Romaric ? Pourquoi lui avait-elle donné ce fils appelé Simon et s’en était-elle allée le jour-même, rejoindre la longue lignée poussiéreuse des Romaric dans le caveau familial ? Pourquoi ?

    Et comme à chaque fois qu’il évoquait le souvenir de sa mère, dont il ne possédait qu’une miniature délicatement et précieusement posée entre deux rangées de livres sur une commode de sa chambre, il se mit à étouffer de rage et d’incompréhension. Jamais il n’avait pu admettre qu’une femme si jeune et si belle comme il la contemplait chaque jour dans son cadre doré, ait pu épouser ce baron bouseux de Moëncoëtt et pire encore, lui donner ce fils qu’il était, lui, Simon, et s’en aller aussitôt après, libérée, sa mission accomplie !

    Non Eve d’Ormond ! Non ma Mère, vous n’aviez pas le droit de me laisser, de m’abandonner entre les mains de votre rustre époux, pour qui vous fûtes si vite oubliée ! Non, une mère n’abandonne pas son enfant. Vous auriez dû me faire mourir dans votre ventre pendant qu’il en était encore temps ! Qu’est-ce pour moi que la lumière du jour, quand l’astre merveilleux que vous étiez, plus rayonnant que le soleil, plus doux que la caresse de ses rayons un matin d’été, disparaît à jamais ?

    — Bonsoir Monsieur de Romaric. Nous avons eu là une belle journée, n’est-ce pas ?

    Plongé dans ses pensées, Simon n’avait pas entendu approcher son interlocuteur sur lequel il posa d’abord un regard flou qui se précisa une fois l’effet de surprise passé ; c’était Pierre Levain, l’instituteur du village.

    Ils devaient avoir le même âge ; Pierre Levain était en poste depuis Pâques et il était déjà bien estimé pour le travail qu’il accomplissait tant à l’école qu’à la Mairie où il assurait le secrétariat. Estimé certes, mais craint par les enfants comme il l’était des parents, il retirait une certaine puissance mêlée d’orgueil de cette situation qui ne lui déplaisait pas, loin de là.

    Depuis quelques temps déjà, Simon avait deviné en l’instituteur une envie irrésistible de se lier avec les gens du château et depuis, avec un certain plaisir, il faisait volontairement échouer toutes les tentatives de celui-ci, qui malgré tout ne renonçait pas !

    — Belle journée, en effet, répondit évasivement Simon, dont le regard fuyait au-delà de la petite tête ronde de Pierre Levain. Simon brusquement mécontent contre ce petit bonhomme qui venait le déranger en pleine méditation intime !

    Mais l’autre ne sembla pas s’en apercevoir, ou ne voulut pas admettre que Simon de Romaric n’avait aucune envie de lier conversation en ce moment avec Monsieur l’instituteur et poursuivit comme si de rien n’était, sur un ton qu’il voulut gai :

    — Aujourd’hui, j’ai fait faire une grande promenade à toute la classe ; les gamins étaient ravis. Vous pensez, dès qu’arrivent les beaux jours et le mois de Juin, ils n’ont plus envie de travailler. C’est un véritable exploit de ma part que d’attirer leur attention sur leurs livres et leurs cahiers.

    Alors Simon se campa devant l’instituteur, le regarda cette fois-ci, droit dans les yeux, avec la ferme intention qu’il fallait en terminer avec ce Pierre Levain, dont il avait trop souvent entendu la voix mielleuse louer les maîtres de Moëncoëtt :

    — Mais Monsieur l’instituteur, à quoi bon enfermer les enfants entre quatre murs et face à un tableau noir, quand la nature se montre si belle, si riche, si généreuse, si vivante et a tant de choses à leur apprendre ? Des choses qu’ils retiendront toute leur vie. Pourquoi n’enseigneriez-vous pas l’Histoire sous les remparts et dans les ruines du vieux château fort ? Pourquoi ne pas leur apprendre la Géographie au bord de nos belles rivières, ou là-haut au sommet du Roc de la Huette d’où l’on domine presque toute notre belle région ? Tout est dans la nature Monsieur l’instituteur : l’Histoire, la Géographie, la Botanique, toutes les Sciences et la Poésie… Oui, la Poésie… Il suffit de savoir regarder autour de soi, de se pénétrer l’esprit de ce que nous voyons et de l’interpréter. La vie est là, Monsieur l’instituteur, devant nos yeux, à l’extrémité de nos doigts.

    Pierre Levain sourit à ces paroles, malgré le ton de réprimande de Simon :

    — En effet, ce serait-là une bien agréable façon d’enseigner, Monsieur de Romaric ; mais je craindrais fort que mes élèves ne laissent vagabonder leur attention, alors qu’en classe, je les ai tout de même bien à l’œil.

    — A l’œil et à la baguette, d’après ce que l’on dit, Monsieur l’instituteur…

    — Il faut savoir se faire obéir et respecter Monsieur de Romaric et quand l’autorité verbale n’a pas l’effet escompté, il est bon d’avoir recours à des moyens plus convaincants.

    Simon haussa les épaules et répondit amèrement :

    — Vous me rappelez les Jésuites chez lesquels j’ai été enfermé dès mes sept ans et pendant d’interminables années ! La baguette… Marcher à la baguette ! Filer à la baguette ! Les séances de morale dont on nous rebattait les oreilles pendant des heures entières, des heures où nous devions demeurer agenouillés et immobiles sur les dalles glacées, même en plein hiver ! Les punitions que l’on nous infligeait pour un oui ou pour un non, ou tout simplement pour le plaisir sadique de nous faire souffrir encore un peu plus, nous les sans visites, les laissés pour compte, pendant que nos camarades plus chanceux étaient en promenade ou rentrés chez eux pour les vacances… Les semaines au pain sec et à l’eau parce que vous avez cru en vos idées qui n’étaient pas celles que l’on vous enseignait et que l’on voulait vous fourrer dans le crâne à tout prix ! Ce qui comptait, c’était le résultat !

    Pierre Levain fronça les sourcils et regarda avec étonnement Simon de Romaric, qui lui apparaissait soudain sous un jour nouveau, baigné d’une lumière moins lumineuse que celle qu’il avait toujours imaginée depuis son arrivée au bourg.

    — Comment, Monsieur de Romaric, vous êtes allé chez les Jésuites ?

    — Cela vous étonne, n’est-ce pas ? Questionna-t-il sèchement.

    — Oui, Monsieur, je l’avoue. A vous écouter parler de la façon dont d’après vous il faudrait enseigner aux élèves, c’est-à-dire avec la plus grande liberté, je pensais que vous-même Monsieur de Romaric aviez bénéficié…

    — Bénéficié de quoi, Monsieur l’instituteur ? Insista Simon.

    De son regard bleu virant au gris, il toisait le petit bonhomme bien droit en face de lui ; pour sa part, Pierre Levain pensait déjà avoir un pied chez les Romaric, mais l’attitude hautaine et soudain glaciale de Simon à l’évocation de ses souvenirs de pensionnat, lui firent comprendre qu’il n’en était rien, une fois encore !

    D’un geste agacé, Simon agita nerveusement sa canne :

    — Eh bien, Monsieur l’instituteur, précisez votre pensée. La nuit tombe et nos chemins ne vont pas dans la même direction !

    Pierre Levain se sentit cette fois-ci bien remis à sa place ! Décidément, ce ne serait pas par l’intermédiaire de Simon de Romaric qu’il réussirait à faire son entrée à Moëncoëtt et pourtant, si tout le village était d’accord sur un même point, c’était bien pour reconnaître que le plus sociable des gens du château était Monsieur Simon !

    — Sociable, Simon de Romaric ? S’interrogea Pierre Levain en le regardant à son tour bien droit dans les yeux… Eh bien…

    Cependant, prenant son courage à deux mains devant l’air impatient de Simon, il débita soudain :

    — Je pensais… qu’à juste titre Monsieur de Romaric, vous aviez bénéficié d’un précepteur à Moëncoëtt et que plus tard… seulement plus tard, vous aviez connu la pension dans une noble institution digne de votre rang et de votre nom…

    Le ton doucereux de sa voix, son regard fuyant eurent pour effet d’accroître l’impatience de Simon, qui avec un sourire à la fois amer et moqueur répéta :

    — Une institution digne de mon rang… et de mon nom…

    Il se souvenait encore de l’institution digne de son rang et de son nom !…

    L’instituteur ne doutait plus qu’il venait de commettre une grosse gaffe et cela était très ennuyeux, car Monsieur de Romaric paraissait vraiment fâché cette fois-ci.

    Pierre Levain se rendit compte que tous les jalons qu’il avait minutieusement et patiemment posés depuis son arrivée au village pour franchir les portes de Moëncoëtt, semblaient avoir été soudainement arrachés par une main invisible et rageuse, semblaient s’être volatilisés sous le feu du regard du fils aîné des Romaric.

    — Je suis désolé, Monsieur, si je me suis trompé, si j’ai dit… Enfin je pensais sincèrement que… de toute évidence…

    En fait, il ne savait plus quoi dire. La haute silhouette de Simon de Romaric le désarmait soudain. Son regard d’acier le tétanisait ! Des excuses ? Lui faire des excuses, oui, peut-être que tout n’était pas perdu… Ce n’était qu’un léger malentendu…

    Mais à quoi bon, Simon de Romaric ne l’écoutait déjà plus.

    Appuyé sur sa canne, il avait repris sa marche. Pierre Levain lui emboita le pas, tenta de bredouiller quelques excuses qui lui venaient à l’esprit… Cette magnifique journée ne pouvait pas se terminer en une telle catastrophe !

    Car c’en était vraiment une pour lui : ne pas avoir d’entrée à Moëncoëtt était déjà bien ennuyeux et cuisant pour son ambition personnelle, mais être en froid avec quelqu’un du château et en particulier avec le sociable Simon de Romaric… Non, un tel état de fait devait être tiré au clair sans tarder, à l’instant même !

    Tout bouillonnait dans la tête de l’instituteur et il avait soudain le feu aux joues. Comment aborder de nouveau Monsieur de Romaric qui semblait avoir oublié sa présence, sans se montrer une fois encore ridicule à ses yeux ?

    Mais à sa grande surprise, ce fut Simon qui se retourna vers lui et le salua d’une voix neutre dans laquelle aucune colère n’apparaissait :

    — Ce fut une belle journée, Monsieur l’instituteur et vous avez eu une riche idée d’emmener vos garnements respirer le bon air de notre campagne. Je souhaite pour eux, que pareille initiative se renouvelle souvent de votre part.

    Il se moquait ! Simon de Romaric se moquait de lui, Pierre Levain ! Oh disgrâce !

    Satisfait d’avoir remis ce petit bonhomme à sa place et amusé par le visage pétrifié d’horreur de l’instituteur devant ce nouveau coup de malchance qui desservait son ambition, Simon continua son chemin à travers champs, sentant plus que jamais la nécessité de s’appuyer sur sa canne.

    Aujourd’hui encore, il avait marché trop longtemps et maintenant il en ressentait l’effet dans cette maudite jambe ! Mais comme à chaque fois, c’était un défi qu’il se lançait à lui-même : se prouver que malgré le handicap de sa jambe raide, qui le faisait boiter et souvent souffrir, il arriverait à avoir le même usage de ses membres que quiconque !

    « Le bancal » l’appelait son demi-frère Thibault, « Le diable boiteux » l’appelait pour sa part sa belle-mère Pauline, Jambe de Bois, l’infirme, ajoutait parfois son propre père, Louis de Romaric. Bien qu’il soit habitué à ces sarcasmes depuis toujours, Simon en souffrait encore cruellement lorsque l’un d’eux lui était jeté au visage.

    Comme à chaque fois, dès qu’il évoquait ces surnoms, le sceptre de la vengeance se dressait en lui. Oui, un jour, il leur montrerait à tous, à Thibault, l’affreux Thibault, à Pauline, la mégère de Moëncoëtt et à lui, le baron, son père, ce que serait capable de faire le bancal, le diable boiteux, cette jambe de bois que grâce au ciel il ne portait pas !

    — Je les hais tous !, jura-t-il entre ses dents en levant son regard dans la direction du château dont il apercevait maintenant les toits d’ardoise des tours émergeant des feuillages.

    Là-bas, au clocher du village, dix heures sonnèrent, mais loin de presser le pas pour rentrer, Simon se dirigea vers les bâtiments de la ferme Bertin.

    Arrivé dans la cour principale, il remarqua une effervescence inhabituelle pour l’heure et presque aussitôt, une femme, puis une autre, l’apercevant, se mirent à courir vers lui, l’une gémissant, l’autre en pleurs :

    — Oh Monsieur… Oh Monsieur, dit la première, quel malheur !…

    — On vous cherchait partout, Monsieur, dit la seconde. On dit que c’est très grave, acheva-t-elle en essuyant ses larmes du revers de son tablier.

    Un groupe d’hommes et de femmes s’était rapidement formé autour de Simon, qui demanda tout étonné :

    — Mais qu’est-il donc arrivé ? Un incendie ? Je n’ai pas vu la moindre fumée… Une épidémie soudaine dans l’un de nos troupeaux ?

    — Oh non Monsieur, rien de tout ça, dit un homme trapu, son chapeau à la main et secouant tristement la tête.

    Alors un éclair jaillit dans les yeux de Simon et une lance le frappa en plein cœur :

    — C’est Arcole. Il a eu un accident et il faut l’abattre, c’est ça, n’est-ce pas ? Arcole est mort ? Mon Dieu ! Arcole ! Où est-il ? Où cela s’est-il passé ? Conduisez-moi vite…

    Oubliant les souffrances que lui infligeait sa jambe, il s’apprêtait déjà à aller du plus vite qu’il le pouvait en direction de l’enclos de son cheval, mais un valet lui fit signe qu’il se trompait :

    — Oh non, Monsieur, ce n’est pas à Arcole qu’il est arrivé malheur, c’est à Monsieur le baron, notre maître…

    — Oui, ajouta un autre, on dit qu’il a pris comme une attaque… Le docteur est encore près de lui au château.

    Les explications des deux hommes semblèrent seulement atteindre le cerveau de Simon :

    — Le baron ? répéta-t-il, simplement étonné et ne l’appelant même pas « mon père ».

    — Il revenait de la foire de Feyolles, ajouta une femme en chiffonnant un pan de son tablier.

    — La chaleur, sans doute, osa avancer une autre…

    Simon haussa les épaules et se dit en lui-même la chaleur, la bonne chair et le vin ! Il connaissait trop bien la façon dont le baron passait ses journées lorsqu’il lui prenait fantaisie de se rendre pour un ou plusieurs jours aux foires de la région.

    — J’y vais, dit-il sur un ton ferme, comme s’il venait de se rendre compte de la gravité de la situation ; après tout le baron était son père et les gens de la ferme n’avaient pas à connaître ses sentiments les plus profonds envers son géniteur !

    Maître Bertin, le métayer de la ferme, avait remarqué la grimace de Simon lorsque celui-ci s’était à nouveau appuyé sur sa canne afin de reprendre sa marche et sans hésiter il lui proposa :

    — Je vais atteler la voiture, Monsieur, votre jambe a l’air de vous faire des misères ce soir.

    En temps normal, qu’on lui rappelle son infirmité, qu’un fermier se permette de lui rappeler que sa jambe ne fonctionnerait jamais plus comme avant, n’aurait pas manqué de le mettre dans toute sa colère, comme cela lui arrivait trois ou quatre fois par an, lorsqu’il s’empoignait avec son frère au sujet de la gestion du domaine et des lourdes dépenses à prévoir pour l’entretien du château.

    Mais ce soir-là, en apprenant que son père était peut-être gravement malade, un calme froid, glacial même l’avait pénétré tout entier. Levant les yeux vers le ciel, il remarqua la multitude d’étoiles qui le peuplait, ce soir plus que jamais peut-être et l’esprit toujours un peu rêveur, il crut voir là un signe du destin.

    Peu à peu, l’attroupement autour de Simon s’était dispersé, mais lui demeurait là, seul au milieu de cette cour de ferme, appuyé sur sa canne, la tête levée vers les étoiles, immobile comme une statue… Devant la porte de leurs logis, fermiers, servantes et valets le regardaient en silence, certains avec étonnement, d’autres avec une soudaine inquiétude.

    Pourquoi restait-il là, immobile, à regarder les étoiles, alors que son père était peut-être déjà mort ?, se demandèrent-ils.

    L’arrivée de la carriole menée par Maître Bertin mit fin à toutes les questions que la domesticité aurait encore pu se poser quant à l’étrange comportement de Simon de Romaric en de tels moments.

    En dévoué serviteur, Bertin voulut aider son jeune maître à monter sur le siège, mais d’un geste vif, Simon le repoussa :

    — Merci Bertin, mais j’y arrive bien les autres fois, pourquoi pas ce soir ?

    Le fermier n’insista pas, il connaissait la fierté intérieure de Simon. Celui-ci grimpa dans la voiture et ressentit une douleur plus vive qu’à l’ordinaire, comme lorsque s’annonçait un changement de temps ; mais ce soir-là tout annonçait pourtant que demain il ferait beau, aussi beau qu’aujourd’hui.

    Simon fit claquer le fouet qu’on lui tendait et dans la nuit profonde, son chemin éclairé par deux lanternes, il prit le chemin du château.

    La grande demeure carrée, à l’allure sévère sous la lumière du jour, paraissait sinistre dans le halo de la lune. Il y avait de la lumière à l’étage, dans la chambre de Louis de Romaric justement. Devant le perron en forme de fer à cheval, Simon reconnut la Berliet du Docteur Toret ; apparemment, le médecin semblait être le seul étranger au château. A peine Simon eut-il mis pied à terre, qu’une servante apparut dans l’encadrement de la porte d’entrée, tenant une lampe à pétrole d’une main et se frappant la poitrine de l’autre ; elle accourut au-devant du nouvel arrivant :

    — Oh Monsieur, se lamenta-t-elle, c’est affreux, Monsieur le baron était comme… paralysé. Il ne pouvait plus bouger, plus parler, Oh Monsieur…, geignait-elle en essuyant ses larmes avec un mouchoir empestant la violette.

    — C’est ça, Fany, pleurez et priez pour votre bon maître, qui sait ? Cela aura peut-être plus d’effet sur lui que les soins du Docteur Toret ? Donnez-moi cette lampe et préparez quelque chose pour le médecin… un alcool, une tisane, que sais-je, mais cessez de vous lamenter de la sorte !

    Il lui arracha plutôt qu’il ne lui prit des mains la lampe à pétrole et commença l’ascension de la montée d’escaliers ; le bois sentait bon la cire, les marches craquaient.

    Il savait que de la chambre de son père, la mégère avait déjà reconnu sa claudication alors qu’il gravissait l’une après l’autre les nombreuses marches du grand escalier, puis lorsqu’il avança dans le couloir dont le parquet se mit à grincer sous chacun de ses pas.

    Devant la porte close de la chambre de son père, il s’arrêta un instant, sans émotion, juste le temps de se remémorer le visage du baron encore vivant, la dernière fois qu’ils s’étaient vus, il devait y avoir cinq jours de cela ; puis il entra après avoir frappé légèrement.

    L’électricité ne desservait que partiellement le château et au train où les finances allaient, le courant électrique dans tout Moëncoëtt ressortait presque de l’imaginaire !

    Dans son lit, Louis de Romaric semblait plus imposant que jamais ; cependant, le découvrant immobile et les yeux clos, Simon pensa d’abord qu’il arrivait trop tard et que son père était déjà mort. Mais en approchant du lit, sous le regard haineux de sa belle-mère et sous celui impuissant du Docteur Toret, Simon remarqua que les paupières de son père se soulevaient brièvement pour se refermer aussitôt et tenter à nouveau de s’ouvrir. Tout n’était donc pas détruit dans le cerveau du baron de Romaric, pensa-t-il, puisque son père essayait encore de garder les yeux ouverts sur le monde des vivants. Mais ces efforts paraissaient peu à peu au-dessus de ses forces.

    C’est alors que Pauline de Romaric débita d’une voix sèche et coupante :

    — Enfin, te voilà ! C’est toujours la même chose ; quand on a besoin de toi, impossible de te trouver !

    Comme s’il n’avait pas entendu les propos acerbes de sa belle-mère, Simon s’adressa au médecin :

    — Est-ce grave, Docteur ? demanda-t-il à mi-voix.

    La soixantaine, les cheveux grisonnants et le ventre bien bedonnant, Amédée Toret fit la moue avant de répondre. Mais Simon avait déjà compris :

    — Vu son âge… murmura le médecin d’un air navré ; mais prenons garde à nos propos, il peut encore nous entendre.

    Alors Simon s’avança jusqu’à toucher le lit et un court instant il croisa le regard sombre de son père, un regard qu’il ne lui connaissait pas. Un regard que Louis de Romaric n’avait jamais eu pour lui, Simon, mais avec lequel il avait constamment regardé son deuxième fils, Thibault !

    En une fraction de seconde ces yeux avaient adressé à Simon tout un flot de tendresse dont il avait été privé pendant tant d’années. Mais dans son état, le baron de Romaric ne confondait-il pas Simon et Thibault ?

    Se penchant sur le malade, il lui murmura en insistant sur chaque mot :

    — C’est Simon, père ; c’est Simon qui est près de vous, Simon, votre fils aîné, me comprenez-vous ?

    Alors les paupières s’entrouvrirent à nouveau, laissant apercevoir le même regard, la même tendresse dans les yeux sombres et sur le drap blanc, Simon remarqua un mouvement à peine perceptible des doigts de son père :

    — Docteur Toret, regardez, ses doigts bougent… Regardez… C’est bon signe, non ? S’exclama-t-il soudain avec une ferveur toute nouvelle chez lui, comme si ce simple geste renvoyait la mort chez elle.

    Le vieux médecin acquiesça :

    — Prenez-lui la main Simon… Il veut que vous lui preniez la main.

    — Allons donc ! lança Pauline de Romaric ; voulez-vous nous faire croire Docteur que vous communiquez avec l’esprit des… malades ?

    Elle allait dire l’esprit des morts, mais s’était reprise juste à temps.

    La détermination du Docteur Toret surprenait également Simon et s’il disait vrai, se serait bien la première fois de sa vie que Louis de Romaric prendrait la main de son fils aîné ; à moins qu’il ne le confondit encore avec Thibault !

    Le temps de cette réflexion, Simon entendit le médecin répliquer à Pauline :

    — Ce n’est pas un effet de télépathie, Madame la baronne, mais l’expérience du vieux médecin que je suis, seulement l’expérience et l’état de Monsieur le baron me laisse à penser…

    L’état de Monsieur le baron…, cette phrase percuta brutalement l’esprit de Simon alors que, comme guidée par un aimant, sa main effleurait celle de son père. Ce contact-là fut un choc aussi ! La première fois que leurs mains se rencontraient, se touchaient vraiment !…

    Regardant les doigts que son père tentait d’articuler dans sa main à lui, jeune et bien vivante, Simon ressentit une chose étrange fondre en lui. Cet homme qui par moments le regardait et tentait d’accrocher ses pauvres yeux aux siens n’était plus celui qu’il avait connu depuis vingt-huit ans…

    Alors, la haine et la rancune qui l’avaient habité depuis toutes ces années s’évanouirent aussitôt devant l’image inerte de son père, son père qui allait mourir. Il le savait, il en avait le pressentiment. La mort était déjà entrée dans cette chambre, elle approchait à pas feutrés près de ce lit et comme pour tenter de la repousser une nouvelle fois, Simon posa un regard interrogateur sur le Docteur Toret qui tristement secoua la tête, laissant comprendre qu’il n’y avait plus rien à faire pour sauver le baron.

    Cette certitude que son père allait bientôt mourir l’affligea cruellement ; c’était bien la première fois qu’il éprouvait de la peine pour lui ; et quelle peine ! Sa main gardant toujours celle de Louis de Romaric, il se mit à penser que tout à l’heure, en regagnant le château, il avait encore haï cet homme ; que depuis son enfance il l’avait haï, parce-que lui-même, Louis de Romaric n’avait jamais donné à son fils aîné le moindre signe d’affection, aussi loin que remontaient ses souvenirs !

    Fixant le mourant, dont les yeux demeuraient fermés, Simon se demandait, lui demandait, pourquoi, lui son père, ne l’avait jamais aimé, l’avait continuellement repoussé, chargé des tâches les plus rudes et les plus ingrates, s’était débarrassé de lui pendant de longues années en le cloîtrant chez les Jésuites. Pourquoi ce père l’avait-il tant détesté, maltraité, oublié même, pour se consacrer et ne donner son affection qu’à son second fils : Thibault !

    Etait-ce parce que Louis de Romaric avait toujours tenu Simon comme seul et unique responsable de la mort de sa mère, la radieuse Eve d’Ormont ?

    Mais au souvenir de la jolie tête blonde souriant à jamais dans le seul portrait qu’il avait de sa mère, Simon eut un sentiment de refus : – Non ! Non ! Un homme comme Louis de Romaric n’avait pas pu aimer jusqu’à la passion cette femme qu’Eve avait dû être, au point de venger sa mort sur ce fils qu’elle lui avait laissé ! Non ! Sa mère avait dû être belle et délicate comme l’étaient les bonnes fées, c’est ainsi qu’il se l’était toujours imaginée, rien de commun avec cet homme aux allures d’ogre, aux manières si peu raffinées, au langage grossier.

    Pourtant, lui Simon, était le fruit de ces deux êtres si différents l’un de l’autre, ça il ne pouvait le nier. La belle et douce Eve avait été sa mère et lui, ce rustre baron de Romaric était resté son père !

    Et comme à chaque fois qu’il lui arrivait de se retrouver confronter à cette réalité, un haut le cœur le saisit. Plus d’une fois il s’était observé dans un miroir, cherchant et craignant de découvrir la moindre trace de ressemblance avec son père ! A chaque fois, il avait ressenti la même appréhension ; mais à chaque fois, il avait conclu son minutieux examen par un profond soupir : Je ne lui ressemble pas, je n’ai rien de lui. Rien ! Rassuré, il ne pouvait malgré tout nier l’évidence : c’était bien le sang de Louis de Romaric mêlé à celui d’Eve d’Ormont qui coulait dans ses veines et cette réalité le rendait irascible tant que les questions sur ses origines qu’il aurait souhaité autres, le poursuivaient. Puis il oubliait, se calmait, jusqu’au prochain examen que provoquerait une occasion quelconque.

    Rompant le silence, le Docteur Toret vint encore prendre le pouls du malade, Pauline de Romaric sur ses talons :

    — Et alors, Docteur, vous pensez vraiment… qu’il n’y a rien à faire ? Plus rien à faire ? Demanda-t-elle de sa voix sèche.

    — Aucun espoir, Madame la baronne, je suis formel, hélas, murmura le médecin, Il peut durer… jusqu’à demain peut-être ; même à l’hôpital ses chances ne seraient pas…

    Mais au seul mot hôpital, Pauline de Romaric sembla être piquée par un insecte invisible et se dressa devant le Docteur Toret, s’agita et cria, sans aucune retenue pour son mari mourant :

    — A l’hôpital ? Un Romaric à l’hôpital ? Mais vous n’y pensez pas Docteur ! Le baron Louis de Romaric sur un lit d’hôpital au milieu de tous ces crève la faim, de tous ces paysans… Oh mon Dieu, quelle honte pour nous !

    Alors Simon intervint rudement :

    — Au diable vos préjugés d’un autre temps Madame, si le Docteur Toret pense que… mon père peut avoir une petite chance de s’en sortir en étant à l’hôpital, pourquoi perdons-nous notre temps à le garder ici,  à le veiller comme un mort qu’il n’est pas encore et qu’il ne sera peut-être pas !

    Sentant l’orage venir, Amédée Toret posa amicalement sa main sur l’épaule du jeune homme :

    — A l’hôpital, ils ne le sauveront pas ; ils le prolongeront, c’est tout. Son moindre mal sera de rester paralysé. Regardez, Simon, son côté gauche ne réagit déjà plus. Le baron n’arrive plus à s’exprimer. Même à l’hôpital, l’hémorragie cérébrale ne pardonne pas vous savez… Durer un ou deux jours de plus dans un tel état et sur un lit d’hôpital, Monsieur le baron le souhaiterait-il vraiment ? Le supporteriez-vous, connaissant l’issue du mal ?

    Derrière eux, Pauline de Romaric eut un sourire de vainqueur :

    — Moi je maintiens qu’il ne quittera ni le lit de sa chambre, ni son château ! Quant à vous, Docteur Toret, puisque vous nous avez prévenus de la triste issue qui attend mon pauvre époux, inutile que vous passiez la nuit à son chevet ; vous pouvez vous rendre utile ailleurs.

    — J’avoue humblement que j’ai fait tout ce que je pouvais pour Monsieur le baron. Cela m’est très pénible en ce moment de constater que la science ne nous offre pas plus de moyens et de connaissances pour faire face à un tel accident… Nous sommes désarmés devant le mal, comment pouvons-nous lutter contre lui ?

    Néanmoins, Simon intervint une nouvelle fois sur le sujet brûlant :

    — J’aurais tout de même souhaité que mon père soit emmené à l’hôpital, Docteur ; on ne sait jamais…

    — J’ai trop l’habitude à ce genre d’accident cérébral, Simon ; mais si vous insistez vraiment…

    — Non ! hurla Pauline de Romaric. Mon mari ne quittera pas Moëncoëtt pour aller rendre son dernier soupir dans un hôpital ! C’est dit !

    Alors Simon se dressa face à sa belle-mère :

    — Etes-vous donc si pressée d’enterrer votre époux, Madame ? N’oubliez pas qu’il est aussi mon père et que je suis l’aîné des fils, j’ai moi aussi mon mot à dire il me semble !

    Brusquement, Simon eut une étrangère devant lui ; ce n’était plus la mégère qu’il connaissait depuis tant d’années, mais une sorcière, sortie tout droit des plus sordides cauchemars ; son rire strident traversa la chambre comme un accord de violon mal exécuté et sa voix cria :

    — Non, tu n’as rien à dire Simon ! Rien !

    Et désignant d’un index fourchu son époux mourant, elle ajouta :

    — Et quand celui-ci ne sera plus de ce monde, non seulement tu n’auras rien à dire, mais tu n’auras rien à réclamer non plus, tu entends ? Rien !

    Elle criait, gesticulait, posait sur Simon un regard menaçant, si bien que le Docteur Toret jugea bon d’intervenir :

    — Madame, je vous en prie, un peu de tenue, Monsieur le baron peut encore vous entendre…

    — Eh bien soit, cria-t-elle de plus belle, il verra que même devant son lit de mort, je ne le trahis pas !

    La réaction de sa belle-mère ne lui fit pas seulement honte, compte-tenu de la présence du mourant et du médecin, mais il fut pris d’un profond haut le cœur qui lui donna une brusque sensation de malaise :

    — Mais Madame, je ne comprends pas un mot de vos paroles ; la méchanceté avec laquelle vous m’avez toujours poursuivi vous égare. Pourtant en de tels moments, vous devriez vous souvenir du nom que vous portez et avoir un comportement qui lui fasse honneur.

    Mais un sourire méchant se dessina sur les lèvres de la baronne et une nouvelle fois, un rire sinistre traversa la chambre :

    — Tu ne comprends pas mes paroles ? Vous entendez Docteur ? Soit, mais tu comprendras sans doute mieux à l’ouverture du testament laissé par ton père !

    Cette fois-ci, Simon avait compris ; il n’avait pas besoin d’explications supplémentaires :

    — Le moment et le lieu sont très mal choisis Madame, mais voulez-vous insinuer que je suis déshérité au profit de mon demi-frère Thibault ? Que vous y avez personnellement veillé ?

    — Mon époux a suivi mes recommandations, sans se faire prier, en effet, répondit-elle d’un air satisfait.

    Mal à son aise dans cette atmosphère de mort et de testament, le médecin glissa son bras sous celui de la baronne :

    — Calmez-vous Madame, calmez-vous ; ces tristes événements vous ont retournée, je l’avoue, mais inutile de vous mettre dans un état pareil. Venez, je vais vous prescrire quelque chose pour cette nuit.

    Mais Pauline de Romaric toisa une fois encore Simon :

    — Le baron mon époux ne quittera pas Moëncoëtt et tu n’as rien à dire à ma décision ! Thibault m’approuverait, lui !

    Le médecin avait déjà ouvert la porte de la chambre et poussait la baronne dans le couloir sombre ; avant de sortir, il se retourna vers Simon :

    — Je reviendrai demain matin. Si cette nuit vous pensez avoir besoin de moi n’hésitez pas à me faire appeler. Mais sans autre espoir pour votre père ; il va partir sans même s’en rendre compte. Courage Simon.

    La porte se referma en grinçant et Simon se retrouva seul avec le mourant dans une chambre où il n’avait que très rarement pénétré. Mais ce n’était pas la mort toute proche suspendue au-dessus du baron de Romaric qui lui causait ce sentiment de malaise, c’était l’attitude de sa belle-mère, une attitude odieuse comme elle avait toujours eue envers lui et les mots qu’elle venait de lui jeter au visage le cinglaient encore comme une lanière de cuir.

    Il se mit à marcher jusqu’à l’une des fenêtres ouvertes, leva les yeux sur le ciel étoilé et se rappela qu’il avait, quelques heures plus tôt décidé de passer la nuit à la belle étoile afin de mieux profiter de la nature, pour mieux fuir Moëncoëtt et ses gens : sa belle-mère, l’acariâtre, jalouse et méchante Pauline, son père…

    Simon se tourna à demi vers le baron, toujours immobile dans son grand lit et les yeux clos. Etait-il mort ?

    Et puis les mots de Pauline le fouettèrent à nouveau en plein visage, il entendait encore son rire, revoyait ses yeux flambant d’une joie perfide ; alors regardant son père, il murmura comme si le baron pouvait encore l’entendre :

    — Ainsi père, non seulement vous m’avez haï toute votre vie, mais en plus vous me déshéritez. Il faut donc croire que dès mon entrée dans votre vie, j’ai dû vous causer beaucoup de peine pour que vous me le rappeliez sans cesse au fil des ans ; pour que vous ne me laissiez pas la moindre pierre de cette maison, que je m’efforce depuis mon retour de la guerre à sauver de la ruine.

    Revenant en boitant vers le lit, il s’assit délicatement sur le rebord et pensant que son père était mort, il lui saisit les mains entre les siennes et demanda d’un ton suppliant :

    — Mais Père… Père, pourquoi toute cette haine entre nous ? Quel mal vous ai-je fait ? Qu’importe que Thibault devienne le maître de Moëncoëtt ; je sais que malgré tout, vous n’êtes pas entièrement responsable de cet acte et que ma belle-mère a guidé votre main lorsque vous avez établi votre testament. Mais père, pourquoi nous sommes-nous haïs pendant toutes ces années que nous avons vécues ensemble ? Pourquoi ne m’avez-vous jamais témoigné le moindre signe d’affection, même lorsque j’étais enfant ? J’aurais été prêt à vous aimer Père, mais j’ai toujours eu en face de moi un être dur, dont la seul présence me mettait mal à l’aise et me faisait fuir. Que vous ai-je fait Père ? Vous n’avez pas le droit de partir ainsi et de me laisser vivre sur cette terre à me tourmenter et à chercher continuellement pourquoi nos deux chemins ne se sont jamais croisés… au moins une fois ?

    Sa voix suppliait, ses mains serrant celles de son père suppliaient aussi.

    C’est alors qu’il remarqua une larme qui apparaissait lentement et timidement au coin de l’œil droit de son père et comme une précieuse petite perle, elle roula jusqu’à la commissure des lèvres du baron.

    Ce ne fut pas de constater que son père n’était pas mort qui surprit le plus Simon, ce fut cette larme… la première qu’il lui voyait verser :

    — Père, vous pleurez ? Articula-t-il difficilement, se sentant brusquement transformé en une poupée de chiffon.

    Et à sa grande surprise, il sentit bouger faiblement les doigts de Louis de Romaric dans sa main, à l’instant même où le baron tentait à nouveau de soulever ses paupières humides.

    — Père ! Implora Simon, pensant que le moment de la grande séparation était arrivé ! Mon Dieu, son père ouvrait les yeux sur la mort, elle lui ouvrait les portes de ses ténébreuses voies… Son père s’en allait et dans un dernier geste de refus, tentait de se raccrocher à lui, Simon… Simon ou Thibault ? se demanda encore le fils aîné. Son père avait-il réussi à comprendre ou à reconnaître que c’était Simon qui se trouvait à ses côtés ?

    Avec une douleur au cœur, il vit alors le côté droit de la bouche du baron esquisser un léger mouvement. Simon devinait l’effort que faisait son père avant le grand saut dans l’abîme ; pourtant le médecin avait dit qu’il ne parlerait plus…

    Mais tout comme les paupières de son père parvenaient à rester entrouvertes quelques secondes d’affilée, Simon se rendit compte que la bouche déformée du baron voulait dire quelque chose. Alors il se pencha tout près de son père, gardant ses mains dans les siennes :

    — Père, que voulez-vous me dire ? Nous sommes seuls, Simon et Louis de Romaric, seuls… C’est la première fois que nous nous trouvons ainsi réunis, vous et moi, rien que vous et moi et je sens qu’il n’y a plus de haine entre nous ; mais il est bien tard… Pourquoi faut-il que cette paix tant souhaitée arrive au moment où vous allez quitter ce monde ?

    Les yeux vitreux de son père tentaient à nouveau de se fixer aux siens, à l’instant même où un son rauque parvint à franchir les lèvres du mourant :

    — … Am… be… lain… Si… mon !…

    Le baron suait après l’effort qu’il venait de faire, mais Simon fronça les sourcils :

    — Que dîtes-vous père ? Je ne comprends pas.

    De sa main encore vivante, il essaya de remuer les doigts, son regard tenta à nouveau de s’accrocher à celui de son fils et dans un suprême effort, avec une nouvelle grimace, le baron se força à articuler :

    — … Ambe… lain… Si… mon, Ambe… lain…

    — Ambelain ?… Que voulez-vous me dire Père ? Ambelain, je ne connais pas ce nom. C’est la première fois que je vous l’entends prononcer. De qui ou de quoi voulez-vous parler ? Ma mère, votre première épouse s’appelait d’Ormont, Eve d’Ormont père, souvenez-vous…

    Mais comme si c’était là la seule idée sur laquelle le baron pouvait encore fixer son esprit, il répéta en ânonnant :

    — … Am… belain… Am… belain, Simon...

    Et un court soupir vint achever cette dernière tentative de Louis de Romaric, tout comme ses doigts remuèrent une dernière fois entre les mains de Simon, tout comme le regard vitreux croisa une dernière fois celui plein de vie et d’angoisse de son fils, avant de rester figé sur les ténèbres qui venaient de s’ouvrir devant lui.

    Simon relâcha la pression de ses mains et celles de son père glissèrent inertes sur le drap.

    — Mon Dieu, Père… Père !, hurla le jeune homme devant cette évidence contre laquelle il ne pouvait plus rien. Père !… Père !…, appela-t-il encore en saisissant son père par les épaules et le secouant :

    — Oh mon Père, ne partez pas, pas encore Père, nous avons tellement de choses à nous dire pour effacer toutes ces années de haine. Oh Père, je vous en prie, je n’ai plus que vous sur cette maudite terre ; je n’ai jamais eu que Vous !…

    L’effet de choc étant passé et se rendant compte que l’inévitable était vraiment arrivé, Simon laissa aller délicatement le corps du baron sur les oreillers et appuyant son front contre celui du défunt il murmura :

    — Oui Père, je n’avais que vous sur cette maudite terre ; que vous ! Même si vous n’avez jamais voulu de moi !…

    Et la mort de son père lui arracha le premier sanglot qu’il n’avait jamais eu pour un seul être de sa famille. Un sanglot cruel, amer, qui sembla lui percer le cœur comme la pointe d’une épée s’enfonçant dans un ballon de baudruche.

    Se ressaisissant tout aussi brusquement qu’il s’était laissé envahir par cet élan de chagrin, il baissa lui-même les paupières de son père et demeura assis sur le lit à fixer le mort, à réfléchir à toutes ces années passées et perdues pour eux deux, à tout ce que le baron emportait avec lui dans la tombe ; à ce mot, à ce nom, à cette indication qu’il avait voulu lui révéler, lui faire comprendre juste avant de mourir et dont Simon ne pouvait que répéter ce qu’il avait entendu : Ambelain… Ambelain Qu’avait donc voulu lui dire son père ? La mémoire de Simon ne lui avait jamais fait défaut et aussi loin que pouvaient remonter ses souvenirs, il était certain de n’avoir jamais entendu son père prononcer une seule fois ce nom !

    Celui-ci avait-il une telle importance pour Louis de Romaric, qui, sentant tout son être tanguer entre la vie et la mort, comme un navire perdu avant le naufrage, avait peut-être souhaité se défaire d’un fardeau ou d’un lourd secret comme on jette du lest par-dessus bord ? Ou ce nom, ce mot, n’avait-il été qu’une bouée de sauvetage lancée à son fils et sur laquelle l’esprit décrépit du baron s’était soudain fixé afin que ce lien inespéré le maintienne encore relié à la vie ?…

    Simon pensait, réfléchissait, cherchait à comprendre ce que cette bouche inerte ne pourrait jamais plus lui révéler ; mais Ambelain demeurait un mystère pour lui, un mystère qu’il chercherait malgré tout à élucider, même si cela ne le conduisait à rien de particulier. Oui, même si ce nom ne le menait nulle part, il voulait savoir pourquoi la dernière pensée de son père avait été pour cet Ambelain. Son père, qui au seuil de la mort avait malgré tout reconnu son fils aîné ; nul doute là-dessus, puisque le baron l’avait appelé par son prénom !

    Soudain ému, bouleversé par cette pensée qui mettait un terme à leurs vingt-huit années de vie commune et d’indifférence, Simon avait besoin de tout son calme pour réfléchir aux événements qui venaient de se passer, pour se familiariser avec la situation présente ; mais comme si elle-même communiquait avec les esprits et cherchait encore à troubler son beau-fils dans ses pensées les plus secrètes, les plus profondes, c’est cet instant que choisit Pauline de Romaric pour revenir au chevet du baron ; malgré sa taille moyenne, replète, elle se maintenait très droite, le regard noir, les lèvres pincées et sans la moindre hésitation elle alla droit au lit sur lequel reposait son époux.

    Sentant qu’une présence hostile venait de rompre le dernier lien secret entre son père et lui, Simon tourna la tête vers sa belle-mère et laissa tomber :

    — Il est mort.

    — Mort ? répéta-t-elle, comme affolée et se signant plus par souci d’éloigner d’elle les mauvais esprits que par croyance envers le Tout-Puissant.

    Puis avec un doute dans le regard et la voix, elle demanda en attachant toute son attention sur Simon :

    — Il est mort… comme ça… tout naturellement ? Sans rien dire ? Sans parler ? Insista-t-elle.

    Simon savait demeurer impénétrable et haussant les épaules il lui répondit :

    — Vous savez bien qu’il ne pouvait plus parler ; le médecin l’avait dit. Oui Madame, il s’en est allé comme ça, tout simplement, sans rien dire…

    Elle soupira, ne cachant pas son soulagement !

    En cet instant Simon la haïssait plus que jamais ; sans doute avait-elle craint que par quelque miracle, le baron ne retrouve ses esprits et se voyant au terme de son existence, ne prenne des dispositions en faveur du seul être qui l’aidait à franchir les eaux tumultueuses du Rubicon !

    Pauline posa sur lui un regard sombre et soupçonneux, mais il n’y attacha aucune importance. Il était habitué depuis sa plus tendre enfance à voir s’abattre sur lui les yeux perçants et méchants de sa belle-mère, tout comme il avait été habitué à voir ces mêmes yeux se remplir d’amour, d’indulgence et d’admiration lorsqu’ils se posaient sur Thibault.

    Thibault ! Encore lui ! Simon haussa les épaules, comme si ce simple geste pouvait chasser son demi-frère de ses pensées, puis il se leva en prenant appui sur sa canne. Il adressa un dernier regard à son père et sans s’inquiéter de Pauline de Romaric, il avança vers la porte, décidé à quitter cette pièce comme si l’air y était devenu irrespirable ; mais la voix tranchante de la baronne le rattrapa :

    — Ce qui nous arrive est affreux ! Injuste ! Mon Dieu, que vais-je devenir ? Et Thibault ? Il faut prévenir Thibault ! Il faut préparer les funérailles ; il faut que tu t’occupes des formalités dès à présent, Simon !

    Il lui décocha un sourire ironique :

    — Vous-même Madame ressentez un vif orgueil à vous qualifier de femme de tête, de femme forte ; voici le moment de le montrer. Vous saurez bien vous charger de tout !

    — Egoïste que tu es ! Ai-je la tête et le cœur à m’occuper de toutes ces choses ? Après tout, c’était ton père à toi aussi !

    Simon lui jeta un regard glacial et d’un ton calme répondit :

    — Vous semblez vous en apercevoir un peu tard Madame ; quant à lui…

    Simon regarda à nouveau son père, mais celui-ci lui apparaissait à nouveau comme l’étranger qu’il avait toujours connu. Grand, fort, il le devinait froid maintenant, comme il s’était toujours montré avec son fils aîné !

    — Quelle triste fin de séjour pour Thibault, lui qui semblait tant s’amuser à Paris et sur la Côte d’Azur, pleurnicha Pauline.

    — Tout a une fin, Madame, même les meilleurs moments et même pour votre fils Thibault. De toutes façons, voici presque un an que mon frère dilapide son temps et son peu d’argent entre Paris, Nice et Dieu seul sait où ; il est temps qu’il rentre, ne pensez-vous pas ?

    — Qu’est-ce que quelques mois d’amusement ? Cela lui est nécessaire. Nous savons tous que Thibault ressent encore au fond de lui les perturbations de deux années de guerre !…

    — Puis-je me permettre de vous faire remarquer, Madame, que pour ma part, j’ai passé quatre années à la guerre à servir dans des hôpitaux de campagne où j’ai côtoyé la mort chaque jour, chaque heure, chaque minute même. J’aurais pu, compte-tenu de mon handicap demeurer tranquillement ici ou éloigné du danger, dans un état-major… comme votre fils ! On ne m’a jamais plaint pour autant et ni vous ni mon père ne m’avez proposé d’aller une ou deux fois l’an, passer du bon temps à Paris ou ailleurs, dans le seul but de me changer les idées ! Et pourtant pendant ces quatre années d’enfer, je n’étais pas, moi, à l’inverse de votre cher fils, à l’abri des obus et des gaz !

    — Toi, ce n’est pas la même chose ! Lui jeta-t-elle comme évidente explication.

    — Evidemment, c’est bien ainsi que je l’avais compris. Que je l’ai toujours compris ! Néanmoins, permettez-moi de vous dire que si je n’étais pas resté à Moëncoëtt après mon retour de la guerre, il n’y aurait plus qu’un château délabré, des terres sans valeur, des fermes abandonnées, quant à l’usine, elle aurait fermé ses portes depuis bien longtemps. Reconnaissez que si l’apport de finances dans cette maison n’avait eu à dépendre que de… votre époux et de Thibault, Moëncoëtt serait à l’heure actuelle un nom et un lieu de misère !

    Pauline haussa les épaules et le ton :

    — Oh bien sûr ! Tout le monde sait que Moëncoëtt n’a réussi à survivre que grâce à toi ! Que c’est même grâce à toi qu’il continue à vivre…

    — Au moins, vous le reconnaissez !

    — Il faut bien que quelqu’un

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1