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Les Grands chavirements
Les Grands chavirements
Les Grands chavirements
Livre électronique280 pages4 heures

Les Grands chavirements

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À propos de ce livre électronique

Un roman éblouissant, touchant, parfumé d’une magnifique humanité.




Originaire de Gaspésie, Camille Aubry habite la ville de Québec où elle complète, à 25 ans, un doctorat en psychologie. Hantée par un drame familial survenu neuf ans plus tôt, Camille soulage les souffrances de ses patients psychiatriques tout en tentant de réparer son propre traumatisme.

Survient Léo, son jeune voisin, à qui elle offre un refuge apaisant quand ça s’agite trop chez lui. Au fil de leurs échanges se tisse une amitié précieuse et salvatrice entre le garçon négligé et la femme abîmée.

L’enfant découvre aussi que les amis peuvent devenir aussi précieux qu’une famille, car Dieudonné, Ariane, Alix et Kiara deviendront pour lui, comme ils le sont pour Camille, de solides ancrages. D’ailleurs, cet encombrant Gaël, qui s’immisce doucement dans la vie de Camille, devrait-il être considéré comme une menace ou un allié?

Un roman d’une beauté qui chavire, et qui illustre bien que les humains brisés peuvent aussi être magnifiés et rendus encore plus solides par leurs blessures…
LangueFrançais
Date de sortie20 avr. 2022
ISBN9782898273056
Les Grands chavirements
Auteur

Lyne Vanier

Lyne Vanier a écrit de nombreux livres pour les adolescents. Quatre fois lauréate du Prix du Salon international du livre de Québec, elle a été finaliste, entre autres, pour le Prix des libraires, le Prix jeunesse des univers parallèles, le prix Hackmatack et le prix Tamarack. Psychiatre, elle pratique à l’Institut universitaire en santé mentale de Québec et elle est psychiatre consultante à la base militaire de Valcartier. Née à Montréal, elle vit actuellement à l’île d’Orléans.

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    Aperçu du livre

    Les Grands chavirements - Lyne Vanier

    Chapitre 1

    C’est la troisième fois en autant de semaines que Camille commence à composer le numéro de la DPJ sur son cellulaire. Elle tend l’oreille. Les hurlements se sont tus. L’espace qu’ils ont brièvement déchiré se referme sur le silence, presque comme si de rien n’était ; sauf pour un écho dans sa tête.

    L’index de Camille reste suspendu dans les airs à quelques millimètres du clavier virtuel. Si elle va au bout de son appel, ce sera son cinquième signalement. Dans le même dossier. En six mois. Elle entend déjà l’intervenante sociale de garde pousser un soupir excédé avant de commencer son questionnaire de dépistage. Formaté, obligé.

    Nom de l’enfant. Adresse.

    Nouveaux éléments à ajouter ?

    Juste du criage, comme d’habitude. Du gros criage. Qu’attend la DPJ pour agir ?

    « On fait de notre mieux, madame », répliquerait sèchement la fonctionnaire.

    Camille la voit comme si la dame était devant elle : vexée, bec pincé, épaules et cou raidis devant la critique.

    « Attendez-vous qu’il se fasse massacrer ? riposterait Camille, comme tant d’autres enfants signalés à vos bons services ? »

    Ce serait un coup bas. Camille le sait. Elle le dirait quand même.

    Elle tape quelques touches sur le clavier de son téléphone.

    Pendant qu’elle tergiverse, le doigt toujours immobilisé, comme attrapé au lasso par un fil invisible, elle entend cogner à sa porte.

    Elle va ouvrir.

    — J’peux-tu faire mes devoirs chez vous ? s’enquiert Léo. Mon père est encore saoul. Y’est pas du monde…

    — C’est lui qui te criait dessus, juste là ?

    — Oui.

    — Pourquoi ?

    — Y’a pus de cigarettes. Y veut que j’aille y en acheter au dépanneur. Y m’croit pas quand j’y dis que madame Nguyen veut pas m’en vendre. Y dit que chus rien qu’un gros lâche paresseux !

    — Il t’a frappé ? l’interroge Camille.

    — Non. Y’a essayé, mais y’a pas de visou quand y’est trop paqueté, lui répond l’enfant avec un petit sourire qui révèle une fossette dans sa joue gauche et un trou dans la rangée de ses dents du haut. Y’a cogné dans le mur. Tellement fort qu’y’a dû s’casser la main.

    L’enfant secoue la tête, dépassé par la stupidité des grands.

    — Et ta mère ? Elle n’est pas là ?

    — Non. Anyway. J’peux-tu entrer ? Sinon, va falloir que j’aille à’ bibliothèque. C’pas loin, mais ça m’tente pas pantoute. Y fait froid. J’vas attraper la grippe. En plus, on dirait qu’y va avoir une tempête.

    Camille jette un regard derrière elle, par la fenêtre de son petit salon. La neige tourbillonne dans la lumière du lampadaire. MétéoMédia a vu juste ; une bonne bordée se prépare. Et Léo n’a que ses espadrilles délacées et un hoodie troué aux coudes. Le snoreau savait bien qu’elle le laisserait entrer chez elle.

    — Ben oui, Léo, viens donc.

    Le garçon se dépêche de se faufiler dans l’appartement de Camille. Avec les adultes, on ne sait jamais. Une seconde, c’est de bonne humeur, la seconde d’après, ça crie au meurtre. Pas de chance à prendre.

    En soupirant, Camille referme la porte. Bye bye la soirée tranquille à lire avec Louna sur les genoux.

    — Y’est où, ton chat ? s’informe Léo.

    Sentant qu’on parle d’elle, mademoiselle Louna s’approche et se frotte aux jambes du jeune garçon.

    — A m’aime, déclare l’enfant, ravi.

    Camille n’a pas le cœur de le détromper en lui disant que la chatte dépose plutôt son odeur sur lui pour l’identifier comme un objet familier de son environnement. Mais bon, en étirant un peu, il s’agit bien d’une forme d’amour félin.

    — Tout le monde t’aime, Léo.

    Enfin, presque tout le monde, songe Camille en repensant aux hurlements de l’appartement du dessus.

    — Mon père aussi, y m’aime.

    Le chenapan est capable de lire dans les esprits ? se demande Camille. Peut-être. À force d’aiguiser ses antennes. Un réflexe de survie.

    — C’est jusse que quand y’est trop saoul, y s’en rappelle pus, ajoute Léo en se laissant tomber sur le canapé aux ressorts cassés.

    Camille en reste interloquée. Tant de sagesse dans une si petite personne. Et ta mère, Léo ? Elle t’aime aussi ? Pourquoi elle n’est jamais là ? Elle ravale ses questions.

    — Minou, minou ! Viens ici ! fait Léo en tapotant ses genoux.

    Louna ne se fait pas prier. Le nez dans la fourrure grise, Léo est aux anges ; il ronronne aussi fort que la chatte.

    — Tu n’avais pas des devoirs à faire, mon petit fripon ?

    — Ça peut attendre une minute ou deux, la réprimande le garçon. T’es trop straight, Camille. Relaxe un peu. Viens t’asseoir avec nous.

    La jeune femme roule ses yeux vers le plafond et secoue ses boucles rousses en réprimant un fou rire. C’est Léo qui devrait être psychologue, pas elle.

    — Tasse tes grosses fesses, espèce de malcommode, lance-t-elle en se glissant sur le sofa à son tour.

    Maigre comme un clou, Léo se déplace d’un centimètre et demi. Louna s’étale de tout son long en travers des deux paires de cuisses à sa disposition.

    — On est ses prisonniers, s’esclaffe le petit.

    — Bien fait pour nous.

    L’enfant dépose sa tête contre l’épaule de Camille, dans un geste d’abandon et de confiance qui noue la gorge de sa voisine. Leurs boucles cuivrées s’emmêlent les unes aux autres.

    — Une chance que j’ai pas de poux comme l’année passée, s’écrie-t-il. Tu s’rais pognée pour te faire couper les cheveux…

    — Ben non, il y a des shampoings.

    — Même pas vrai, proteste le gamin en se redressant brusquement.

    — Ben oui, c’est vrai, je te jure !

    — Ah ben, ça d’abord… Mon père m’avait dit qu’y fallait m’raser la tête.

    — Il ne savait peut-être pas. Pour le shampoing.

    — Ça coûte-tu cher c’te shampoing-là ?

    — Je ne sais pas trop. Une dizaine de dollars ?

    — Le prix d’un pack de six… conclut l’enfant. Mais m’raser le coco, ça, ça coûtait rien… Mon père est pas fou.

    Discuter de poux rend Camille nerveuse. Elle se retient pour ne pas se gratter la tête. Léo rigole.

    — J’te dis que j’ai pas de poux. La maîtresse a vérifié.

    Le petit maudit lit vraiment dans mes pensées, s’étonne Camille en glissant ses mains sous ses jambes. Après une dizaine de secondes, elle n’en peut plus ; elle ressort ses mains de leur cachette et se gratte allègrement le cuir chevelu.

    — Ça pique pareil… J’entends parler de poux et j’ai l’impression d’en avoir plein la tête.

    — T’es drôle, toi… Tu t’imagines toutes sortes d’affaires. Une chance que tu vas être psy bientôt parce que sinon, ça t’coûterait cher. Là, c’est pas pire, tu vas pouvoir te soigner gratis.

    Camille le frappe délicatement sur l’épaule.

    — Fais attention à ce que tu dis, gros malcommode.

    — Celui qui l’dit, celui qui l’est !

    Un silence confortable retombe sur la pièce. Camille et Léo pétrissent Louna, qui s’abandonne avec délectation à toute cette tendresse. Tout à coup :

    — C’est ton ventre qui gargouille comme ça ? Aurais-tu encore faim ?

    Camille a appris à ne pas vexer Léo. Surtout ne pas sous-entendre que son père ou sa mère auraient été négligents. Mais avoir « encore faim », ça, c’est acceptable.

    — Tu grandis tellement vite. Il faut nourrir ça, un beau corps de même.

    Léo remonte ses manches de hoodie et fait bomber ses biceps. Deux petites cerises. Vraiment petites.

    — Tu peux toucher, suggère le gamin. Tu vas voir : c’est du solide !

    Camille palpe les bras de son invité. Émet un sifflement admiratif.

    — Dur comme de l’acier trempé. Popeye peut aller se rhabiller.

    L’enfant se rengorge, des étincelles au fond des yeux.

    — Parlant de Popeye, il me reste du macaroni aux épinards. Une petite assiette, ça te tenterait ?

    — C’t’idée de gâcher du macaroni avec des épinards… Mais bon. C’est correct. J’vas en prendre.

    Camille se retient de secouer la tête. Avec mille précautions pour ne pas déranger madame Louna, elle se lève. Sa circonspection est totalement inutile, la chatte ne cligne même pas d’une paupière.

    Quelques instants plus tard, elle dépose un bol fumant sur la table basse devant Léo.

    — Permission spéciale pour manger au salon, annonce-t-elle. Mais tout de suite après, on passe aux choses sérieuses.

    La bouche pleine de coudes multicolores et de sauce au fromage bien grasse qui fait oublier les épinards, Léo accepterait n’importe quoi. Il hoche la tête pendant que Camille pose le sac à dos du gamin sur la table de cuisine et entreprend de dézipper la fermeture éclair. Elle doit s’y reprendre à plusieurs fois. Le curseur est cassé, les dents usées.

    — Devoir de quoi aujourd’hui ?

    — Correction d’dictée, lui répond le garçon.

    — Parfait. Ça devrait bien aller.

    Léo grimace, suscitant la méfiance de Camille.

    — Quoi ? fait-elle.

    — J’ai eu moins cinquante.

    — Moins cinquante ? Comment ça, « moins cinquante » ? Ça ne se peut pas ! Moins cinquante ! Voyons, Léo ! On ne peut pas avoir en bas de zéro !

    Léo la gratifie d’un regard qui affirme le contraire. Camille étouffe un soupir.

    — Bon. On s’y met alors. Sinon, on en a pour la nuit.

    Dotée d’un sixième sens, Louna sent le moment venu de tirer sa révérence. Elle se dresse sur ses pattes, fait le dos rond, puis baye aux corneilles, avant de quitter les genoux de Léo et de sauter sur le plancher. Léo rejoint Camille.

    — Tu n’oublierais pas quelque chose ?

    L’enfant lève des sourcils interrogateurs.

    — Ton bol : il ne va pas se rapporter tout seul !

    Grommelant pour la forme, Léo retourne chercher sa vaisselle sale.

    — T’es vraiment trop straight, Camille.

    Elle hausse les épaules en souriant.

    C’est la règle : Camille demande, Léo rouspète. Chacun joue son rôle. Jamais il ne l’admettrait, mais dans le fond, Léo adore que Camille soit comme ça. Il a l’impression que sa tête s’éclaircit un peu quand il est chez elle. Et quand il rentre au quatrième, c’est le fouillis du logement qui s’insinue sous son crâne.

    Léo se souvient quand il a fait la connaissance de Camille, l’été dernier. Il revenait de la piscine du parc Maizerets. Là où sa mère l’envoyait passer ses journées, beau temps, mauvais temps, traitant la piscine publique comme un terrain de jeu, et les surveillants nautiques comme des moniteurs de camp de jour… Parfois, il avait un lunch. Plus souvent, il s’y rendait les mains vides, sauf pour une serviette Budweiser élimée. Les sauveteurs partageaient leurs collations avec lui. Un certain lundi, des orages violents avaient forcé la fermeture de la piscine en milieu de journée. Le garçon était rentré chez lui. En bus. Seul. Comme d’habitude. Dégoulinant, avec des espadrilles qui faisaient flic-floc à chaque pas, il était arrivé au bas de son immeuble en même temps que Camille, qui se débattait avec un parapluie que le vent avait viré à l’envers. Elle était aussi trempée que lui. Une fois à l’intérieur, ils s’étaient ébroués comme des chiens et s’étaient mis à frissonner.

    — Tu dois être le garçon qui vit au-dessus de chez moi, avait déclaré la jeune femme en lui tendant la main. Salut ! Moi, c’est Camille, Camille Aubry. Et toi ?

    Peu habitué à des présentations formelles, le petit garçon n’avait su que faire de la main tendue, mais avait indiqué qu’il s’appelait Léo. Léo O’Brien.

    — Normalement, à ce stade des présentations, tu me serres la main, lui avait expliqué la jeune femme.

    Rougissant, le garçon avait obtempéré.

    — C’est bien toi qui vis au quatrième, donc ?

    Léo avait confirmé.

    — Je suis contente de faire enfin ta connaissance.

    Il n’avait pas su quoi répondre. Ils avaient grimpé l’escalier côte à côte, semant de larges flaques d’eau sur leur passage. Au moment où Camille était entrée chez elle, Léo avait vu un chat l’accueillir en s’entortillant autour de ses mollets. Il avait même cru l’entendre ronronner. Très fort. Mais c’était peut-être son imagination. Le garçon avait eu envie de le flatter, s’était retenu et avait continué sa route vers le quatrième. Arrivé sur le palier, il avait constaté que la porte de son appartement était verrouillée. Il avait tiré la clé qu’il portait sur un lacet attaché autour de son cou, puis l’avait cachée sous le paillasson. Ensuite, il était redescendu cogner chez Camille.

    — Mes parents sont pas là. Pis j’ai encore oublié ma clé, avait-il annoncé à la jeune femme venue répondre, la tête enturbannée d’une serviette éponge. J’peux-tu entrer chez vous un peu ? Chus trempé à lavette. J’ai froid.

    Camille l’avait fait entrer. Puis, elle l’avait enveloppé d’un épais drap de bain très doux qui embaumait la lessive. Léo était tombé amoureux. Comme on tombe amoureux à neuf ans. Intensément. Passionnément. Follement. Depuis, toutes les occasions sont bonnes pour se réfugier au troisième. Même les devoirs.

    Il est presque vingt heures quand Léo et Camille déclarent enfin « Mission accomplie » et rangent la dictée corrigée dans le sac à dos. Hors de ma vue, songe la future psychologue, dont la tête est pleine de konfitur et de manifiques parurs

    — Viens là, fait-elle en lui indiquant le canapé. On va lire un peu. Je m’ennuie drôlement d’Harry et Hermione ; j’ai bien hâte de voir ce qui va leur arriver ce soir !

    Elle n’a pas à répéter son invitation. Léo se jette sur le sofa avec une telle énergie que s’ils n’étaient pas déjà cassés, les ressorts céderaient sous la force de l’impact.

    Sans regarder, il tend la main vers la tablette sous la table à café ; tombe pile sur le tome trois des aventures d’Harry Potter. Le signet est toujours bien en place. Il y a décidément quelque chose de rassurant dans le côté un peu toqué de sa voisine.

    Calant Le Prisonnier d’Azkaban sur ses cuisses, Léo commence à lire à voix haute pendant que Camille s’installe à ses côtés. Rendu au bas de la page, il lui transfère le bouquin. Ça aussi, c’est une règle immuable : ils lisent chacun une page, à tour de rôle.

    Ron et Hermione viennent d’offrir une carte du Maraudeur à Harry. Ben pratique, se dit Léo, qui sent venir l’heure de rentrer chez lui. Si j’en avais une, j’pourrais savoir exactement où est mon père en ce moment. Saoul mort dans son lit ? Ou ben devant la télé, encore en train de boire ? Ou ben d’abord à la table de la cuisine, devant un paquet de factures ? J’pourrais savoir si j’dois vraiment faire attention au bruit en ouvrant la porte. Dans le réel, hélas, pas de carte magique affichant miraculeusement les allées et venues des locataires de l’immeuble. Seulement ses oreilles qui lui indiquent que tout semble paisible au quatrième.

    Il jette un coup d’œil à la montre de Camille.

    — Bon. J’vas y aller, moi, déclare-t-il en refermant soigneusement le roman après avoir glissé le signet au bon endroit.

    Léo préfère décider lui-même du moment de son départ. Quand c’est sa voisine qui lui rappelle l’heure, même délicatement, il sent un gros trou se former à l’intérieur de lui. Un trou qui voudrait l’aspirer tout entier.

    — Merci pour l’invitation, lance-t-il, avec l’air sérieux et discrètement satisfait d’un chef d’entreprise dont le dîner d’affaires s’est déroulé au-delà de ses espérances.

    Camille retient un sourire un tantinet moqueur.

    — Tu reviens quand tu veux, mon grand, lui répond-elle en ajustant les bretelles de sac à dos sur les épaules osseuses de son petit voisin. Ça me fait toujours plaisir de passer du temps avec toi.

    — Je l’sais. C’est pour ça que j’viens te voir souvent. Pour pas que tu t’ennuies.

    Chapitre 2

    Grégoire, c’est un taiseux.

    Claire le sait bien.

    Elle le connaît, comme un filet de pêche qu’elle aurait mille fois remmaillé.

    Grégoire et elle sont nés à trois mètres l’un de l’autre, au moment exact de l’alunissage d’Apollo 11. Exceptionnellement ce jour-là, on avait placé deux parturientes dans la même salle d’accouchement où on avait transporté une télévision, pour que le médecin et les infirmières puissent suivre le moment historique. Claire et Grégoire ont salué le monde en parfaite synchronie, à l’instant où le module lunaire se posait dans la mer de la Tranquillité. Plus tard, les deux mères ont tenu leur bébé dans leurs bras pendant que David Bowie chantait Space Oddity. Ça crée des liens. Même école primaire, même polyvalente, les meilleurs amis du monde. Jusqu’à ce que l’amitié bascule. Claire avait fait les premiers pas ; Grégoire n’osait pas. Ils avaient quatorze ans. Cette fois, Bowie chantait Let’s dance ; ils avaient donc dansé, dans le gymnase de l’école secondaire transformé en discothèque, étonnés et ravis de cette énergie nouvelle qui courait dans leurs veines. La tête et le cœur légers et effervescents comme les bulles de 7 Up qu’ils avaient bu pendant la soirée, les jambes un peu molles, les tripes toutes remuées. Bowie n’avait pas de chanson intitulée Let’s kiss, mais Claire avait fait comme si. Grégoire avait été enchanté.

    Claire le connaît son taiseux qui ne parle pas pour rien. Il a toujours été comme ça. Les mots qu’il prononce n’en sont que plus précieux. « Je t’aime ; veux-tu m’épouser ? » Puis, quelques années plus tard, « On se fait-tu un p’tit ? ». Des mots rares, choisis, qui disaient tout. Des mots heureux, d’un homme heureux, qui ne ressentait pas le besoin d’en dire plus que l’essentiel. Pas parce que c’était vide en dedans ; au contraire, c’était plein, plein d’un bonheur simple et timide qui n’aimait pas trop sortir dans le grand monde.

    Mais ça, c’était avant.

    Avant le grand fracas dans la chambre du petit.

    Maintenant, c’est la douleur que Grégoire essaie de taire. Claire le sait. Elle a mal, elle aussi. Préférerait elle aussi garder le silence. Mais il faut bien que l’un des deux continue à parler. Ne serait-ce que pour remercier le livreur de l’épicerie. Ou pour dire bonjour à la petite quand elle téléphone, une fois de temps en temps. Alors, Claire laisse le silence à son homme. Se contente de rêver. Qu’elle se cache cent pieds sous terre et qu’elle peut enfin pleurer. Jusqu’à être complètement asséchée. Elle aimerait ça avoir le droit de pleurer son petit. L’un des deux doit néanmoins retenir son chagrin.

    Claire ajoute une bûche dans le poêle à combustion lente. L’écorce s’enflamme. Elle referme soigneusement la porte de fonte.

    — Ça va te garder au chaud jusqu’à temps que je revienne, dit-elle à son mari. J’en ai pour une couple d’heures. C’est pas grand chez madame Duquette. En plus, les enfants partis, ça se salit pas mal moins vite qu’avant.

    Le mot « enfant » a allumé quelque chose dans le regard de Grégoire. Une larme roule sur la joue mangée par une barbe négligée. On dirait de l’acide sur le cœur de Claire. Elle s’accroupit devant son homme.

    — Parle, Grégoire… Parle-moi… Je le sais que t’as ben de la peine. Moi aussi, j’en ai. Je peux reporter madame Duquette. Je ferai son ménage un autre jour. Elle comprendra. Veux-tu que je reste ?

    Grégoire plonge son regard dans les yeux verts de sa femme. Couleur gaspéite. Des yeux à faire pâtir les hommes. Il secoue la tête. Pêche des mots dans les profondeurs, comme il le faisait avec les poissons quand il était pêcheur de morue. Harponne des mots et les remonte péniblement.

    — Non. Vas-y, Claire. Je vais être correct.

    Il étend un bras, serre l’épaule de sa femme toujours accroupie devant lui. Puis se tait de nouveau. Comme si les mots risquaient de faire craquer le plâtre qui tient son cœur en un morceau. Claire prend appui sur ses genoux et se redresse. Elle embrasse Grégoire sur la tête. Soupire ; enfile son manteau, ses bottes, noue son foulard autour de son cou, enfonce son bonnet sur sa tête, un bonnet péruvien à rayures, un cadeau de la petite, rapporté d’un voyage humanitaire en Amérique du Sud. Ensuite, elle prend ses clés sur le porte-clefs bricolé par le petit, un souvenir préservé depuis toutes ces années.

    — À tantôt, Grégoire. Ce sera pas long. Appelle-moi si t’as besoin, ajoute-t-elle en levant son cellulaire dans les airs.

    Grégoire ne répond pas. Il n’appellera pas. Pas parce qu’il n’a pas besoin.

    Mais parce que c’est comme ça.

    Grégoire, c’est un taiseux.

    Chapitre 3

    La tempête a laissé trente centimètres de neige.

    Les souffleuses et les grattes ont dégagé la rue, empilant des montagnes sur les trottoirs. Camille grommelle, plonge son nez dans son écharpe de laine piquante, cherchant refuge contre la bise glaciale qui a succédé au blizzard. Le ciel est d’un bleu limpide et sournois. Le soleil brille de son mieux, mais ne réchauffe rien du tout. C’est février qui gagne. Camille progresse péniblement, inspirant à petites bouffées avec l’impression de se congeler les poumons à chaque respiration.

    Un courageux

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