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Aramis
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Aramis
Livre électronique487 pages7 heures

Aramis

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À propos de ce livre électronique

La magie n’a plus sa place dans l’ex-royaume de Cor Carolis depuis que Zaurak a pris le pouvoir, et tout magicien doit mourir. Mais les rebelles ne sont pas si simples à éliminer, et ils attendent leur heure, tout en fuyant les Milices Noires, de sinistre réputation. Soldats d’élite et assassins peu scrupuleux, ils font régner l’ordre, et une certaine terreur.
Parmi eux, Aramis, brillante combattante, tueuse efficace, mais porteuse d’une tare qui pourrait lui coûter cher : le don de Vision, qu’elle dissimule soigneusement. Pourtant, lorsqu’elle a la prémonition d’une sorte d’apocalypse provoquée par la magie, peut-elle encore agir pour l’empêcher tout en sauvant les apparences ? D’une façon ou d’une autre, c’est maintenant la vie d’Aramis qui se trouve en jeu.
LangueFrançais
Date de sortie16 nov. 2017
ISBN9782312056401
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    Aperçu du livre

    Aramis - Stéphanie Creusot

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    Aramis

    Stéphanie Creusot

    Aramis

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2017

    ISBN : 978-2-312-05640-1

    À Elodie C. Parce que c’est grâce à toi que j’écris.

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    Prologue

    Ils étaient une dizaine réunie autour d’une table, vêtus de couleurs sombres, d’une longue cape, les mains croisées devant eux. Ils discutaient à mi-voix avec des airs de conspirateurs. Ce qu’au fond ils étaient. Le peu de lumière qui régnait jetait sur leurs visages des ombres lugubres, les rendant plus effrayants qu’ils n’étaient vraiment. Cloîtrés dans leur sous-sol depuis la tombée de la nuit, ils avaient coupé toute communication avec le monde extérieur. C’est pour cela qu’ils ne purent anticiper ce qui allait leur arriver.

    Six chevaux noirs stoppèrent dans la nuit devant une auberge, à l’orée d’un bois. Six hommes noirs en descendirent et l’un d’eux poussa la porte de l’établissement. Ils y pénétrèrent. La lueur du feu et des quelques chandelles qui éclairaient la salle révéla six visages fermés, durs, six soldats tout entiers vêtus de noir et armés. Celui qui était entré en premier et qui semblait diriger les autres était en fait une femme. Elle portait un fléau à la ceinture. Sa main gauche était couverte d’un gant de cuir noir. Pas un mot ne fut prononcé à l’entrée des soldats. Ils se dirigèrent instantanément vers un recoin de la grande salle et deux hommes déplacèrent un meuble d’apparence très lourd. Celui-ci cachait une trappe. L’un des soldats la souleva et la femme s’engagea la première dans l’étroit escalier qui menait au sous-sol. Ceux qui s’y trouvaient venaient seulement de constater qu’ils étaient pris au piège. Eux n’avaient pas d’arme. Ils n’avaient d’autre choix que de se rendre. Pourtant, ils étaient les plus nombreux. Un à un, ils furent extraits du sous-sol et leurs poignets liés reliés à un anneau à l’arçon des selles. Puis les soldats repartirent. Une fois de plus, l’effet de surprise avait été total. Et plus que jamais, l’adage se confirmait. Nul ne résistait aux Milices Noires.

    Chapitre I

    L’aube se levait. En ce début d’été, la chaleur était inhabituellement forte, mais cela n’empêchait pas pour autant le Milicien de se tenir devant l’ouverture en ogive percée dans le mur de la salle d’arme, et dont la croisée était grande ouverte. La silhouette de l’homme immobile se détachait un peu plus nettement à mesure que le soleil se levait. Il était mince, grand. Les mains croisées dans le dos, il semblait fixer un point à l’horizon. Au loin, en effet, quelque chose paraissait bouger ; une forme indistincte dans les airs qui grossissait en se rapprochant. Un oiseau. Et qui se dirigeait vers la masse imposante du château d’Yilduz, ou plus précisément, vers la croisée où se tenait l’homme. Lentement, celui-ci éleva sa main gauche gantée de cuir, tenant toujours la droite, nue, dans son dos. L’oiseau tout proche poussa un cri sinistre et s’engouffra par l’ouverture pour se poser sur le poing tendu. L’homme pivota de trois quart et un rayon de soleil vint frapper son visage, illuminant un bref instant d’éclats dorés la longue tresse blonde qui pendait jusqu’à ses reins. L’homme était en réalité une femme. Mieux encore, c’était la femme qui marchait en tête des Miliciens la nuit précédente. Et l’oiseau posé sur sa main…

    « Les vautours messagers d’Aramis sont rarement porteurs de bons augures. »

    C’était ce que disaient tous les Miliciens, et les gens du peuple, pour une fois, étaient d’accord avec eux. Aramis sourit tout en détachant de la patte du rapace le message qui y était lié et se tourna vers celui qui avait ainsi parlé. Comme elle, il était entièrement vêtu de noir, le pantalon de cuir serré, les bottes de cavalier à hauts revers, le pourpoint de cuir également, aux manches longues et étroites, le ceinturon. Mais il ne portait pas de gants.

    « Ils nous apportent du travail, Qalb, fit Aramis. Ne me dis pas que tu t’en plains ? »

    Ledit Qalb secoua la tête.

    « Bien sûr que non. Je ne fais que souligner l’évidence. À chaque fois que l’un de tes vautours part en balade, un groupe de rebelles vient forcément remplir nos geôles la nuit qui suit.

    – C’est vrai, acquiesça Aramis.

    – Où trouves-tu autant d’indicateurs ?

    – Pas besoin d’en avoir des dizaines, du moment qu’ils sont doués. »

    Qalb hocha la tête d’un air entendu.

    « Toi aussi, tu es douée… »

    Les yeux d’Aramis se fermèrent à demi comme elle renvoyait le vautour par la fenêtre, mais elle ne répondit pas. Elle ne savait que trop ce que voulait dire Qalb. Il nourrissait pour elle une sorte d’admiration. Pour tous les Miliciens d’ailleurs, Aramis restait un exemple, mais elle ne voulait pas y penser. Elle n’était qu’un soldat parmi d’autres.

    Qalb s’approcha d’elle comme elle dépliait le morceau de parchemin ramené par le rapace et s’appuya au rebord de la croisée.

    « Quelles nouvelles ? »

    Aramis haussa brièvement les épaules.

    « Rien d’important. Quelques rebelles du côté des montagnes. À toi l’honneur, conclut-elle en tendant le parchemin à Qalb. Moi, j’ai à faire. »

    Il le prit du bout des doigts tandis qu’Aramis tournait les talons. Avec un léger soupir – de lassitude ? – il la regarda sortir.

    Existait-il ne serait-ce qu’une seule autre femme semblable à Aramis ? Probablement pas. Ou plutôt, non, il était certain qu’il n’y en avait pas. Aucune femme ne pouvait être à la fois si belle, si froide, et si dangereuse. Ni si cruelle. Aramis avait le meurtre dans le sang. La rumeur ne voulait-elle pas qu’elle ait tué son père à l’âge de 11 ans ? Aujourd’hui, elle en avait à peine plus du double, mais déjà, la rumeur avait fait son chemin et le tyran Zaurak, apprenant qu’une telle personne se trouvait dans ses rangs, l’avait propulsée lieutenant en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Vraiment, c’était peu de dire d’Aramis qu’elle était étonnante. Elle avait beau être mince, elle n’en possédait pas moins une musculature sèche et puissante, et sa force valait bien celle des soldats les mieux bâtis. peu d’hommes étaient capables de manier le fléau aussi bien qu’elle. Ni de massacrer avec autant de sang-froid, mais ceci était une autre affaire. Elle avait fait ses classes avec Qalb, mais depuis le temps qu’il la connaissait, il n’avait jamais senti la moindre once d’humanité en elle. Seulement le plaisir lorsque son arme s’abattait sur un ennemi. Elle le fascinait. Et Qalb ne pouvait le nier, il était éperdument amoureux d’elle.

    De toutes les activités des Miliciens, celle que détestait le plus Aramis était sans conteste les interrogatoires. Rester assis en attendant que le prisonnier daigne ouvrir la bouche n’avait rien de passionnant, surtout quand on savait qu’il pouvait avouer n’importe quoi sous la torture, même s’il était innocent. Ce n’était pas le fait qu’un innocent soit torturé qui gênait Aramis, mais plutôt celui de rester assise pendant des heures alors qu’elle aurait eu mieux à faire.

    Néanmoins, elle descendait d’un pas assuré le grand escalier de pierre qui menait aux cachots. Après tout, plus vite elle s’y rendrait, plus vite elle serait débarrassée de cette corvée. Les semelles de ses bottes se posaient sans bruit sur les marches, et c’est ce qui lui permit d’entendre les murmures, un peu plus bas. Elle stoppa sa descente et tendit l’oreille ; on ne se dissimulait pas dans les zones d’ombre des escaliers sans raison.

    « Encore un instant, s’il te plait ! Nous avons tout notre temps, suppliait une voix féminine. »

    Un sourire glacial vint effleurer un bref instant les lèvres d’Aramis. Machinalement, elle frotta de l’index et du majeur droit sa paume gantée de cuir.

    « Pas autant que tu le crois. J’ai du travail, répondit une voix masculine. Et toi aussi, d’ailleurs. Aramis et ses hommes ont arrêté un groupe de rebelles, hier soir. Ils doivent tous être interrogés au plus vite. Ton aide ne sera pas de trop.

    – Ça, ça m’étonnerait ! »

    Le couple enlacé se retourna d’un bloc. Appuyée de l’épaule à l’angle du mur, bras croisés, Aramis les observait avec un sourire à la fois méprisant et ironique. L’homme repoussa doucement la femme et s’avança vers Aramis.

    « Que fais-tu là ?

    – Question stupide, rétorqua-t-elle, quand tu viens toi-même d’en donner la réponse. Je vais interroger mes prisonniers. Je fais mon travail… moi. »

    L’homme prit une expression sévère.

    « Qui t’autorise à prendre ce ton avec ton supérieur ? Tu mériterais d’être mise à pied. »

    Aramis haussa les épaules avec une moue pleine d’ironie.

    « Et qui t’autorise à coucher avec tes subordonnés ? fit-elle en lançant un regard froid à la femme qui se tenait en retrait. »

    L’homme tiqua et recula d’un pas tandis que sa compagne s’avançait à son tour.

    « Ne sois pas jalouse, Aramis. Les hommes n’aiment pas les furies, tout simplement. »

    Et elle s’éloigna d’une démarche à la fois nonchalante et sensuelle.

    Aramis plissa les paupières et un rictus de haine déforma ses lèvres.

    « Taïra, siffla-t-elle entre ses dents. »

    Puis elle se tourna vers l’homme.

    « Tu ne devrais pas faire ça. Je ne lui fais pas confiance. »

    Et de nouveau, elle porta la main à sa paume gauche. L’homme sourit.

    « Est-ce une raison suffisante ?

    – Mes intuitions ne m’ont jamais trompée, tu le sais bien. Ne crois pas que ce soit par hasard ou simplement parce que Taïra couche avec tout ce qui bouge que je ne l’aime pas. Elle est… malsaine.

    – Il y a toujours une bonne raison à tout ce que tu fais, acquiesça l’homme. Néanmoins, je persiste à penser que Taïra n’est dangereuse que parce qu’elle a le sang chaud.

    – Justement… Méfie-toi, Gamal’, conclut-elle en s’éloignant.

    – Colonel… »

    Aramis se retourna et un léger sourire vint se perdre sur ses lèvres. Un vrai sourire, qui adoucissait ses traits et la rendait réellement belle, mais qui ne dura qu’une fraction de seconde. Gamal’ était bien le seul qui l’ait jamais vu sourire ainsi.

    « Tu sais très bien que je ne t’appellerais jamais comme ça. »

    Gamal’ croisa les bras sur son torse puissant et la regarda descendre. Pouvait-il y avoir plus différentes que Taïra et Aramis ? Le feu et la glace. Taïra, brune et fougueuse, sans cesse amoureuse, passant d’un lit à l’autre sans plus de scrupule, spontanée, passionnée. Aramis, blonde et glaciale, qui attirait les hommes autant pour sa beauté froide que pour le mystère qui l’entourait, mais qui les repoussait tous, violente mais réfléchie, calculatrice, manipulatrice même. Et cette haine incommensurable qu’il sentait entre les deux femmes et dont il ne saisissait pas l’objet. Aramis avait seulement dit qu’un jour, Taïra trahirait.

    Aramis marchait dans les sous-sols quasi obscurs comme s’il y faisait grand jour. Elle y était venue si souvent qu’elle les connaissait par cœur. Sa main n’effleurait même plus les murs humides à la recherche des portes et des bifurcations. Puis elle s’arrêta et poussa une porte qu’elle franchit. La pièce dans laquelle elle entra était basse de plafond et enfumée par les torches et le brasero qui y étaient allumés. Sur une longue table, deux hommes torse-nu et suants alignaient des instruments avec de grandes précautions et en les citant un à un. En face d’eux, un homme était ligoté sur une chaise et les regardait d’un air stoïque.

    « Qui est-ce ? s’enquit Aramis en le désignant du menton.

    – L’un de ceux que vous avez capturés hier soir, Lieutenant, répondit l’un des hommes. »

    Aramis leva les yeux au ciel.

    « Ça, je m’en serais doutée ! Est-ce leur chef ?

    – Non. On l’a trouvé ce matin pendu dans sa cellule. »

    Les yeux bleus d’Aramis s’assombrirent brusquement et son poing ganté partit comme une flèche pour s’abattre violemment sur la tempe de celui qui avait parlé. Celui-ci chancela sous le coup et dû se retenir à la table pour ne pas choir. Qui aurait cru qu’une femme puisse frapper avec une telle force ?

    « Vous devez fouiller les prisonniers avant de les fermer et vous assurer qu’ils n’ont pas d’arme sur eux, ni quoi que ce soit qui leur permette de mettre fin à leurs jours ! s’écria-t-elle. L’auriez-vous oublié ?

    – Pardonnez-nous, Lieutenant. »

    Mais Aramis n’était pas d’humeur. Quand ses yeux devenaient si noirs, il n’y avait pas de pardon à espérer.

    « Xestus ! cria-t-elle. »

    Au fond de la salle, une porte s’ouvrit et un Milicien entra.

    « Lieutenant ? »

    Aramis lui désigna l’homme qu’elle venait de frapper.

    « Tue-le. »

    Elle avait prononcé ses deux mots comme s’il s’agissait de la chose la plus simple du monde. Aramis ne savait pas ce qu’était la pitié. Xestus s’inclina, fit un signe du côté de la porte par laquelle il était entré et deux Miliciens le rejoignirent. Ils s’emparèrent du coupable et disparurent par où ils étaient venus. De nouveau, Xestus, l’exécuteur des basses œuvres du tyran Zaurak, s’inclina, puis sorti à son tour.

    Aramis se saisit d’un siège qu’elle retourna, et s’assit face au prisonnier, les bras croisés sur le dossier.

    « Tu peux commencer, indiqua-t-elle à l’homme qui restait. »

    Ce n’était pas un Milicien. Les Miliciens étaient des soldats d’élites, sauf Xestus qui n’était qu’un fourbe. Lui était un simple soldat réduit au rôle de bourreau et qui ne pouvait s’empêcher de trembler devant Aramis. Ce n’était que trop compréhensible après la façon dont elle avait traité son compagnon. D’ailleurs, qui n’avait pas peur d’elle ?

    D’un geste qui se voulait ferme, il prit une pince sur la table et la referma sans serrer autour de l’index du prisonnier.

    « Ton nom ? commença Aramis d’une voix étrangement calme et posée.

    – A-t-il vraiment de l’importance ? »

    Aramis leva la main pour arrêter le soldat qui s’apprêter à refermer la pince.

    « Je t’accorde que non, du moins pour ma part. mais Zaurak aime connaître les noms de ses ennemis.

    – Quelle importance a donc mon nom, reprit le prisonnier, puisque de toute manière tu vas me tuer. »

    Aramis sourit.

    « C’est exact. Alors dis-moi celui de ton clan. Tu ne peux nier que celui-là, en revanche, est on ne peut plus intéressant. À quel clan de rebelle appartiens-tu et combien êtes-vous à le composer ? »

    L’homme se tut un instant et baissa les yeux. Aramis se pencha en avant, le menton dans la main droite, la gauche recouverte de cuir pendant négligemment devant le dossier du siège.

    « Alors ?

    – Mon clan est l’un des plus anciens et nous sommes bien plus nombreux à le composer que tu ne l’imagines. Si tu comptes le démanteler, sache que tu n’es pas au bout de tes peines. Tout le monde a déjà appris l’arrestation de cette nuit et les membres restants ont pris leurs précautions. Tu perdras ton temps à les pourchasser. Ils sont malins. Sans aucun doute plus que tous tes Miliciens réunis. »

    Aramis sourit de nouveau.

    « Je demande à voir, fit-elle avec un geste à l’encontre du bourreau. »

    Celui-ci referma brusquement la pince et le prisonnier hurla comme son doigt se brisait sous la pression.

    « Tu as neuf autres doigts, plus les orteils, sans oublier les ongles. Et si cela ne te persuade toujours pas à parler, nous pourrons toujours te briser les membres ou même te dépecer vif. Nos bourreaux ne manquent pas de ressources, vois-tu, dit Aramis d’une voix calme. »

    En face d’elle, le prisonnier serra les dents.

    « Brisez tout ce que vous voulez, tuez-moi à petit feu, mais soyez sûre d’une chose, je ne dirai rien.

    – C’est ce que nous verrons. »

    Elle fit de nouveau signe au bourreau qui reprit son œuvre macabre tandis qu’Aramis répétait ses questions.

    Cela dura plusieurs heures. Quatre, pour être précis. Le prisonnier était coriace, mais Aramis ne mentait pas en affirmant que les bourreaux de Zaurak avaient de la ressource. Et il finit par craquer quand, se vidant peu à peu de son sang par la plaie béante qu’avait laissée sa virilité châtrée, le bourreau commença à retirer lentement de fins lambeaux de peau. Il avoua tout ce qu’Aramis attendait, et même plus, mais encore fallait-il faire la part du vrai dans tout cela, quoi qu’Aramis doutât qu’il eut suffisamment de force et de courage pour mentir une dernière fois. Et quand il se tut, à l’agonie, elle se leva brusquement et le poignarda en plein cœur de sa longue dague dorée. Le bourreau tiqua ; il n’aimait pas qu’on lui retire le plaisir d’en finir avec ses victimes. Mais Aramis achevait toujours elle-même les prisonniers sitôt l’interrogatoire terminé, et à plus forte raison quand ils étaient dans un tel état. Elle essuya soigneusement la lame de sa dague et fit au bourreau un signe de tête, lui signifiant de se débarrasser du corps.

    « Et pour les autres ? s’enquit-il.

    – On verra plus tard, répondit seulement Aramis. »

    Puis elle tourna les talons et franchit la porte, remontant les escaliers avec une étrange sensation qui lui pesait sur l’estomac. Se pourrait-il que ce fût du dégoût ?

    Chapitre II

    « Elle est vraiment très belle. »

    Gamal’ saisit la lame que lui présentait le forgeron et la fit tourner entre ses mains pour mieux l’admirer.

    « Vraiment très belle, répéta-t-il. »

    La lumière du feu y jetait mille éclairs, lui conférant presque un aspect magique. Gamal’ fit quelques moulinés et alors que la lame passait devant ses yeux, il vit dans le métal poli un reflet bien connu. Il se retourna avec un sourire.

    « Qu’en dis-tu ? »

    Appuyée au chambranle de la porte, Aramis l’observait, bras croisés et le visage impassible.

    « J’en pense qu’elle n’est pas pour moi, déclara-t-elle, laconique. »

    Aramis ne se battait qu’au fléau. Et c’était bien dommage d’après le maître d’arme, elle aurait fait une excellente bretteuse. Gamal’ eut à peine un froncement de sourcil, habitué comme il l’était au caractère si particulier de sa subordonnée. Il se contenta de ranger l’épée dans son fourreau et remerciant le forgeron, quitta la salle. Il passa devant Aramis sans un mot, ni même un regard, mais elle lui emboîta néanmoins le pas. Ils marchèrent en silence quelques instants puis Gamal’ parla enfin.

    « Alors ?

    – Vingt-deux rebelles cachés dans les montagnes de Kaus, ou par là-bas, quoique ça reste encore à vérifier. Tout comme le nombre. À vrai dire, tout peut être aussi faux que vrai, certains prisonniers sont encore capables de mentir sous la torture. On se demande bien comment ils font. La seule chose dont on soit sûr, c’est qu’il y a des magiciens parmi eux. »

    Gamal’ se rembrunit et figea son pas.

    « Il y a toujours des magiciens. De plus en plus, c’est à se demander comment c’est possible d’en voir surgir tous les jours de nouveaux.

    – Et c’est tout le problème, admit Aramis. » Son air était plus sombre encore que celui de son supérieur. « Quoi d’autre ? poursuivit Gamal’.

    – Mauvais augures. L’un des vautours n’est pas revenu. » Gamal’ eut une sorte de haussement d’épaule méprisant.

    « Ces oiseaux de malheur ! »

    Personne n’aimait les vautours apprivoisés d’Aramis, pas même Zaurak. Et pourtant, lorsque l’un d’eux ne revenait pas, nul ne pouvait s’empêcher de frissonner. C’était le signe que quelqu’un, quelque part se sentait encore capable de défier Zaurak. Quelqu’un qui pensait avoir assez de magie pour ça. Et ceux-là étaient les plus dangereux.

    « C’est le troisième ce mois-ci, renchérit Aramis. »

    Gamal’ soupira.

    « Et pas moyen de savoir où ils étaient partis ? »

    Aramis secoua la tête. Elle avait dressé des dizaines de vautours à faire le lien entre Miliciens et informateurs. Ils savaient les trouver comme personne, mais s’ils ne revenaient pas pour livrer leurs messages, nul ne pouvait savoir où se cachaient les rebelles.

    « Ça devient inquiétant.

    – Je suis heureuse de te l’entendre dire. Préviens-moi quand tu sauras quoi faire. »

    Aramis avait dit ce qu’elle avait à dire, elle poursuivit son chemin sans rien ajouter de plus. Quel manque de respect envers la hiérarchie pensa Gamal’. Il le lui dit, comme chaque fois. Et sans se retourner, elle leva sa main gantée dans un geste de mépris, comme chaque fois. S’il ne l’avait pas si bien connue, Gamal’ l’aurait fait mettre aux fers pour insubordination.

    Aramis était inquiète. Elle l’était très rarement, mais depuis quelques temps, cette sensation désagréable que quelque chose de tout aussi désagréable allait arriver la hantait. Et les vautours s’étaient mis à disparaître. Nerveusement, Aramis frotta sa paume gauche. Elle était la seule à ressentir ce genre de pressentiment. Gamal’ avait semblé ennuyé lorsqu’elle lui avait annoncé une nouvelle disparition, mais sans plus. Lui qui se targuait de si bien connaître son lieutenant n’avait pas su lire entre les mots. Elle soupira. Il lui fallait savoir ce qui se tramait. À tout prix. Mais pas maintenant. Les miliciens étaient tous convoqués aux écuries où les palefreniers allaient leur présenter les animaux récemment débourrés. Les montures des miliciens étaient plutôt malmenées, et il fallait rapidement les remplacer. Mais cette formalité ennuyait Aramis, la forçant à repousser ce qu’elle aurait voulu pouvoir faire sur-le-champ.

    La plupart des miliciens étaient déjà là quand Aramis arriva à la carrière. Elle se fraya un chemin entre les soldats et vint s’accouder à la lice, entre Qalb et Hadar, son sous-lieutenant. Les palefreniers avaient déjà présenté trois animaux qui attendaient sagement dans un coin de l’enclos tandis que les autres défilaient à tour de rôle devant les miliciens. Le regard d’Aramis effleura rapidement le superbe étalon noir qui paradait au milieu de la piste et c’est à peine si elle entendit sa généalogie déclinée par le palefrenier. De l’autre côté de la carrière, elle venait de repérer Taïra. Aramis la fixa intensément, comme si elle pouvait lire à travers elle, et plissa les yeux tandis qu’elle pliait lentement la main gauche, les doigts effleurant la paume l’un après l’autre. Qalb lui jeta un regard suspicieux mais elle ne releva pas. La présentation des chevaux avait maintenant perdu le peu d’importance qu’elle avait encore à ses yeux. Brusquement, elle se redressa et s’écarta de la lice.

    « Où vas-tu ? s’enquit Hadar avec le même regard suspicieux que son voisin.

    – Depuis quand un subordonné pose-t-il ce genre de question à son supérieur ? rétorqua platement Aramis. »

    Hadar secoua la tête en soupirant. Qalb ne dit rien. Aramis ne prenait jamais la peine de répondre aux questions la concernant, ou rarement. Elle joua des coudes pour quitter la place et reprit le chemin du château. Elle avait décidément mieux à faire que d’assister à cette mascarade.

    Qalb et Hadar la regardèrent partir et échangèrent un regard éloquent.

    « Je donnerais cher pour savoir ce qu’elle manigance, soupira Hadar. »

    Qalb approuva avant de se tourner de nouveau vers les chevaux.

    La présentation dura une bonne heure, mais encore fallut-il par la suite que chaque milicien fît son choix. À la fin, il ne resta plus qu’un animal, un grand étalon d’un noir de jais aux sabots aussi larges que des seaux, fermement campé sur ses jambes, la tête haute et les naseaux fumants. Il contemplait l’assistance d’un œil à la fois hautain et ombrageux. Personne n’avait voulu de lui, il avait bien trop mauvais caractère et même le garçon d’écurie qui le guidait peinait à s’en faire obéir. Ce n’était pas pour rien qu’on l’avait baptisé Trompe-la-Mort. En naissant, il avait tué sa mère. D’instinct, les autres juments s’en étaient écartées, et il refusait de se laissait approcher par les hommes. Tout le monde pensait qu’il allait mourir de faim, déshydraté, mais contre toute attente, et toute logique, il survécut. Ce que tout le monde regrettait. La cohabitation avec les autres animaux se révéla immédiatement impossible ; la terreur noire ne pensait qu’à les dérouiller et ses terribles sabots firent des victimes, jusqu’à ce que les palefreniers parvinssent à l’isoler, ce qui ne fut pas non plus aisé puisque seul le monstre décidait si on pouvait l’approcher ou non, et à plus forte raison le toucher. Toutefois, par miracle, un des garçons d’écurie parvint à s’en faire accepter et le dressa du mieux qu’il put. Il sembla dès lors que l’étalon s’assagit, mais mieux valait ne pas trop le titiller. Il n’en restait pas moins, de l’avis général, une excellente monture de combat. Il était très fort, rapide, et quasi indestructible. Aucune chute, même les plus terribles, ne l’avait arrêté. Il s’était relevé à chaque fois. Mais au milieu de cette foule bruyante et de ses congénères, son instinct primitif avait repris le dessus et il s’était retrouvé solidement attaché au fond de la carrière, à l’écart. Tous les regards avaient glissé sur lui et personne n’en avait voulu pour monture. Il restait seul, abandonné. Gamal’ l’observa en fronçant les sourcils.

    « Quelqu’un n’est pas venu ? s’enquit-il. »

    Les palefreniers avaient prévu une monture par Milicien, pas de rabiot. Les naissances étaient déjà à peine suffisantes pour contenter tout le monde.

    « Aramis, lâcha Qalb. »

    Gamal’ se tourna vers lui, l’œil noir. Tant pis pour elle, elle devrait se contenter de ce qui restait. Et puis avec un caractère comme le sien, ces deux-là devraient s’entendre. D’un geste, il indiqua au lad de conduire la terreur noire dans le box réservé à Aramis. Ça lui apprendrait à désobéir.

    Aramis reparut à la salle des gardes vers la fin de l’après-midi. Entre temps, personne ne l’avait vue. Lorsque Hadar voulut savoir où elle avait disparu, elle tourna vers lui deux yeux d’un bleu de glace totalement impénétrables, et lui répondit par une autre question.

    « Ma monture ?

    – Tu vas l’apprécier, rétorqua son sous-lieutenant avec une pointe d’ironie dans la voix. Il a été choisi spécialement pour toi. Le même caractère. Une véritable carne. »

    Le regard d’Aramis ne varia pas d’un pouce. Elle se contenta de lui adresser l’un de ces sourires froids et sans âme qui ne reflétaient rien.

    « Allons voir. »

    Dans les corrals, les anciennes montures des miliciens maintenant mises au vert s’ébattaient joyeusement. Dans les boxes, c’était une autre affaire. Ou du moins dans celui réservé à Aramis. Il en provenait des coups sourds et des hennissements mécontents. Aramis s’approcha et s’accouda au battant que les palefreniers avaient soigneusement renforcé. À l’intérieur, Trompe-la-Mort s’immobilisa et fixa la nouvelle arrivante avec arrogance et défi avant de hennir bruyamment et de se cabrer.

    « Tu vois, fit Hadar.

    – Je vois. Il me plait. »

    Hadar, la fixa, abasourdi. Il lui plaisait ? Ce cheval était un véritable monstre, une vraie calamité, et il lui plaisait ? Il avait souvent pensé qu’Aramis devait être folle, mais maintenant il était presque sûr d’avoir raison.

    Aramis ouvrit la porte et se glissa à l’intérieur. L’étalon broncha, frappa le sol de son énorme sabot et recula d’un pas avant d’avancer vers sa cavalière. Aramis se tenait devant lui, les bras croisés, impassible. Il la flaira, redressa brusquement la tête et hennit. Aramis ne bougea pas. L’animal fit de nouveau un pas en arrière, gratta le sol, avança. Aramis ne bougeait toujours pas, et Hadar observait cet étrange ballet, subjugué. Enfin, elle décroisa les bras et leva la main. Trompe-la-Mort coucha les oreilles et recula jusqu’à se retrouver piégé contre la paroi du fond. Aramis n’avança pas et il se calma, revenant lentement vers elle. De nouveau, quand il fut assez près, elle leva la main et l’avança vers lui. Il laissa faire, bien que réticent. Aramis posa la main sur l’encolure frémissante et laissa l’étalon s’habituer à son contact. Peu à peu, elle le sentit se détendre. Lentement, elle déplaça sa main mais lorsque ses doigts effleurèrent les naseaux, Trompe-la-Mort se cabra brusquement avec un hennissement strident. Hadar retint un cri en voyant Aramis se glisser entre les sabots qui battaient l’air frénétiquement. De sa main gantée de cuir noir, elle saisit fermement le licol et tirant d’un coup sec, força l’animal à reposer les antérieurs au sol. Hadar vit avec horreur les énormes sabots passer tout près du beau visage d’Aramis et un éclair rouge sillonna sa joue de la tempe à la lèvre.

    « Aramis ! »

    Il voulut se précipiter à son aide, mais elle le retint d’un geste ferme. Il se figea, agrippé au battant, ne pouvant détacher ses yeux du sang qui coulait sur sa joue. Elle, impassible, tenait toujours le licol, et la terreur noire se tenait de nouveau sur ses quatre pattes, le dos arqué, la tête basse, tremblant de tous ses membres. Aramis avait fait ce qu’aucun palefrenier n’avait fait avec lui, elle l’avait forcé à lui obéir. Aramis venait de mater Trompe-la-Mort.

    Elle flatta l’encolure d’ébène et sortit du box sans un mot. Hadar saisit son poignet comme elle passait devant lui. Elle tourna vers lui son visage couvert de sang.

    « Regarde ça, murmura-t-il. »

    Il voulut y porter la main pour essuyer le sang qui dégouttait de la blessure, mais Aramis l’écarta d’un geste sec, enveloppant son poignet d’une étreinte de fer. Son regard bleu était devenu aussi froid et coupant qu’une lame, son corps tendu comme la corde d’un arc prêt à tirer. Un instant, Hadar et elle restèrent immobiles face à face, les yeux dans les yeux, puis il laissa retomber sa main et Aramis le libéra. Sans un mot, elle fit un pas en arrière puis pivota sur les talons et quitta les écuries. La tension dans ses épaules ne se relâcha que lorsqu’elle en eut passé la porte, hors de la vue de son sous-lieutenant. Aramis ne supportait pas qu’on lui témoigne la moindre marque d’attention. C’était une guerrière, pas une fillette fragile. Et les rares personnes qui avaient jamais pris soin d’elle l’avaient au bout du compte payé de leur vie, ou le feraient un jour ou l’autre. L’attachement ne servait qu’à créer la souffrance lorsque le lien se brisait, alors autant s’en prémunir, surtout quand on était soldat, à plus forte raison Milicien. Pleine d’une fureur injustifiée, Aramis réintégra le corps de garde sans prendre garde à Taïra qui le quittait, alors qu’elle ne la ratait jamais dès lors qu’elle se trouvait à proximité. Elle grimpa l’escalier quatre à quatre et ouvrit avec fracas la porte de l’infirmerie.

    « Chirurgien ! »

    L’interpellé sursauta violemment et faillit laisser tomber la spatule qu’il tenait à la main et le produit qu’elle contenait. Il allait répondre vertement, mais la vue d’Aramis le ramena à la raison. Pas de sa blessure, non, seulement d’Aramis. Ce n’est qu’après qu’il constata que sa joue saignait abondamment.

    « Que s’est-il passé ? s’enquit-il. »

    Aramis haussa négligemment les épaules.

    « Rien de bien particulier. J’ai maté ma nouvelle monture. »

    Le chirurgien fronça les sourcils. Une nouvelle monture ? Il pensa tout de suite à Trompe-la-Mort et à ses incroyables sabots.

    Avec précaution, il nettoya la plaie, la désinfecta et la sutura. Sous la piqûre de l’aiguille, Aramis frémit et sa mâchoire se crispa violemment sur une hypothétique plainte.

    Tout de même, elle ressent la douleur, songea Brachium. Il y avait donc des nerfs sous cette enveloppe de marbre couverte de peau.

    « Vous avez eu de la chance, ce damné canasson aurait bien pu vous tuer. »

    Aramis ne répondit pas. Elle observait dans la glace la balafre qui se découpait de la tempe jusqu’à la lèvre.

    « Ne vous inquiétez pas, cru bon de la rassurer Brachium, elle a été correctement suturée, la cicatrice sera quasi invisible. »

    Aramis haussa les épaules. Elle se fichait pas mal d’être balafrée à vie. Mais la douleur de la suture avait au moins eu le mérite d’apaiser sa colère.

    Toutefois, elle ne regagna pas la salle de garde ce soir-là. Elle avait besoin de solitude et la trouva dans la volière au milieu de ses vautours, où elle peaufina des heures durant le dressage des jeunes bientôt prêts à prendre les places laissées vacantes par leurs aînés disparus.

    Chapitre III

    Il était tard, c’était l’été. Une femme se tenait sur le pas de la porte, en robe légère. Un homme passa au loin. Elle le regarda s’éloigner. Quelques minutes plus tard, elle sortit et s’éloigna dans la direction approximative qu’avait prise l’homme. Elle disparut à l’horizon. Assise dans un coin de la cuisine, à même le sol, une fillette l’avait suivie des yeux sans bouger. Elle tenait une poupée dans ses mains mais ne jouait pas avec. La poupée ne l’intéressait pas, elle préférait observer. Observer sa mère qui parfois disparaissait sans prévenir, le chien qui détalait subitement en gémissant parce qu’on venait de lui lancer une pierre. À ce moment-là, elle savait qu’elle ne devait pas rester dans les parages. C’était son père qui rentrait, et quand il verrait que sa mère était encore partie, il s’en prendrait à elle. Même si elle était là, il la battrait aussi. Il ne l’aimait pas. Parce qu’elle était faible. Il disait que tous ceux qui avaient cette marque étaient des faibles. Cette marque, c’était comme un œil dans la paume de sa main gauche. Elle avait tenté de l’enlever mais ça ne partait pas, pourtant, elle aurait voulu ne plus l’avoir, pour que son père arrête de la battre.

    Le chien poussa un jappement suraigu et s’enfuit. La petite fille se recroquevilla.

    « Où est ta mère ? »

    Le ton était sec, autoritaire. Il n’était pas ivre. Il ne l’était jamais. La petite fille secoua la tête.

    « Elle est partie.

    – Où ? »

    Elle secoua encore la tête. Elle ne savait pas. L’homme s’approcha d’elle et la saisit par le col, l’obligeant à se lever.

    « Réponds-moi ! rugit-il. »

    La fillette le fixa sans ciller et lui répéta qu’elle l’ignorait. Etrangement, elle n’avait pas peur de son père. Elle avait mal quand il la frappait, mais elle ne pleurait jamais ni ne le suppliait pour qu’il cesse. Elle avait juré qu’un jour elle le tuerait. Et peut-être sa mère aussi, qui ne s’était jamais occupée d’elle, qui ne l’avait jamais aimée. Excédé, l’homme gifla la petite fille à la volée et la lâcha brutalement. Elle heurta le mur derrière elle et se cogna. Mais elle ne broncha pas. Elle se contentait de regarder son père, et ce regard le rendait furieux.

    « Les êtres comme toi n’ont pas leur place ici. Les faibles sont condamnés d’avance. Un jour, toi et tes semblables disparaîtrez de la surface du monde. »

    La fillette le regarda sortir en vitupérant. Elle se rassit calmement sur le sol et reprit sa poupée. Elle l’installa sur ses genoux et l’observa attentivement, les sourcils un peu froncés, comme si elle réfléchissait. Elle avança un doigt hésitant en direction du corps de chiffon et traça une ligne imaginaire entre son front et ses pieds. Puis brusquement, elle l’enfonça dans le ventre de la poupée comme un couteau.

    Aramis ouvrit les yeux dans l’obscurité. Tout était silencieux. Elle resta longtemps immobile dans le noir, mais sans chercher à se rendormir. Sa cicatrice la tiraillait autant que sa mémoire. Elle n’aimait pas rêver. C’était toujours désagréable, parce que ça lui rappelait ce qu’elle voulait à tout prix oublier : comment elle en était arrivée là. Comment une enfant de 11 ans avait tué son père et était partie vivre sa vie en ville en espérant qu’un jour elle pourrait tuer tous ceux qui pensaient comme lui. Aramis se redressa dans son lit et alluma une bougie. Sa main gauche était bandée. Lentement, Aramis défit le pansement. La légende voulait qu’elle se soit grièvement brûlée, certains disaient même à l’acide. Cela ne l’avait pas handicapée mais les cicatrices étaient fragiles et elle devait les protéger de la lumière du soleil et des frottements. Aramis n’avait jamais démenti. Personne ne devait jamais voir la paume de sa main, et elle-même avait du mal à la regarder. Le bandage tomba sur la couverture. Aramis serra le poing puis l’ouvrit lentement. L’œil dessiné dans sa paume la narguait. Elle remua les doigts, referma la main puis la laissa retomber. Être visionnaire avait été une terrible malédiction dans des temps peu éloignés. Aujourd’hui, malgré Zaurak, ça l’était toujours, seules les raisons avaient changé. De faibles, ils étaient devenus dangereux. Zaurak ignorait cette particularité d’Aramis. Tout le monde l’ignorait, mais si elle venait à être découverte, il n’y aurait plus que la peine de mort. Aramis refit soigneusement son bandage et souffla la bougie. Elle se rallongea et fixa le plafond dans l’obscurité. Non, elle n’aimait vraiment pas rêver. À chaque fois cela lui rappelait de mauvais souvenirs, et à chaque fois, ils la hantaient pendant plusieurs jours, voire des semaines. Immanquablement, durant cette période, elle était incapable d’avoir la moindre vision alors que c’était si important en ce moment. Elle devenait invivable, pire que d’ordinaire et les prisonniers qui avaient le malheur d’être interrogés par elle en subissaient les conséquences, pour la plus grande joie de ce fourbe de Xestus.

    Après de longues minutes passées à se retourner dans tous les sens, Aramis se leva. Elle enfila rapidement son uniforme, chaussa ses bottes et sortit. Même en pleine nuit, on n’était jamais seul dans l’enceinte du palais. Des sentinelles étaient postées sur les remparts et à chaque passage important. Aramis en croisa trois entre sa chambre et la cour, et encore deux autres en gravissant les marches jusqu’au chemin de ronde. Elle fit le tour pour rejoindre l’arrière du castel et s’installa entre deux créneaux. L’automne approchait mais il faisait encore chaud. Trop chaud. Tout était silencieux. Aramis appuya sa tête contre la pierre pour regarder le

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