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Dieu est grande
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Livre électronique252 pages3 heures

Dieu est grande

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À propos de ce livre électronique

Dans une République islamique imaginaire, le Timaristan, Elma Kaplan s'apprête à recevoir son diplôme de droit. Ni islamiste, ni opposante, elle vit sans problème sous le régime. Pile à mi-chemin entre Facebook et le Coran, elle fait le bien autour d'elle, en vraie croyante. Dans moins d'une heure, elle connaîtra sa première affectation.
Ce qu'elle ignore, c'est que commence la pire journée de sa

LangueFrançais
Date de sortie8 août 2013
ISBN9782954619002
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    Aperçu du livre

    Dieu est grande - Olivier Klein

    1

    Les volontaires étaient si rares aux Yeux du Ciel qu’Elma Kaplan, une toute jeune femme que personne n’avait jamais vu minauder, accueillait avec chaleur ceux qui se présentaient. Ici, pas de formulaire à remplir, pas de remarque lorsqu'un foulard glissait, pas d'appel à la mosquée référente. Juste la gratitude que l’on éprouve envers  celui venu frapper à une porte éloignée, seul et égaré, offrant autant d’aide qu’il en requiert lui-même. L'ignorance était une vertu, les péchés, des atouts : la fidélité serait à la mesure de la protection offerte.

    Les dix apprentis qui enfilaient leur baudrier en silence étaient trop pauvres pour vivre dans les immeubles à flanc de montagne qui entouraient le lieu de ralliement, mais pas assez pour être contraints de supporter la chaleur des quartiers d'en bas. Leur promiscuité, l’odeur des cuisines collectives où l’on prépare les repas offerts à ceux qui dorment dans les mosquées, ils avaient jusqu'alors réussi à y échapper. Comme des milliers d’autres filles et fils de la révolution, ils étaient de ceux qui ne quittent leur province que pour rejoindre la banlieue de Takhmesh, suivant les slogans peints sur les murs, selon lesquels Dieu nourrira les bouches qu’Il a créées.

    Ils croisaient chaque jour deux sortes de filles, sans pouvoir les aborder : les natures, dont la féminité contrainte débordait de toutes parts le carcan réglementaire, et les croyantes, qui avaient intégré l’uniforme et n’offraient à l’œil public qu’une image éteinte d’elles-mêmes. Kaplan, c’était l’alliance des deux, une énergie qui taisait son nom et la fille qu’on épouse. Les volontaires aimaient ses éclats de rire qui jetaient dans les séances de mind training des diversions tolérées, sa façon d’agiter les mains quand elle défendait une pétition pour l’égalité des salaires entre hommes et femmes en Europe, la démarche sautillante avec laquelle elle passait de l’un à l’autre, donnant à son manteauslamique des airs de jupe, ses pommettes rougies par le plus petit effort, quelques gouttes à la naissance du cou. Dans ces moments-là, les frères et les sœurs jetaient des regards sur sa peau intacte qui donnait envie de l’effleurer en vérifiant l’assurage d’une sangle. Elle connaissait leurs réticences et y parait à l’avance avec douceur, promettant qu’ils ne seraient responsables d’aucun emprisonnement, d’aucune souffrance, et que leur rôle, pour utile qu’il soit, se limitait à « diagnostiquer le malade ». Un « docteur » passerait ensuite pour expliquer, solutionner, conscientiser. Gulam Adivar, par exemple, ne les avait rejoints l’année d’avant que pour la suivre. Et un peu aussi parce que, dans la république islamique du Timaristan, les occasions de sortir de la grisaille, qui ne soient ni prohibées ni réservées aux familles des dirigeants, étaient quasi inexistantes. Vivre quelque chose d’un peu fort, d’un peu exceptionnel, comme à l’étranger.

    — Vous savez à quoi ressemble une parabole ?

    La nuit bleue unifiait les teintes des vêtements civils que portaient les nouveaux, rassemblés autour du milicien, leur donnant des airs d’uniformes mi-médicaux, mi-policiers. Tous firent oui de la tête.

    — Ah bon, et comment le savez-vous ?

    Se sentant menacées, les filles vérifiaient par réflexe qu’aucune mèche ne dépassait de leur foulard, tandis que les garçons restaient figés sous le regard du milicien.

    — Ah, les belles recrues ! Eh bien ? Ça m’intéresse. Où en avez-vous vu ?

    Un jeune homme rasé de près leva le doigt.

    — À la télévision, monsieur. Ils font souvent des reportages contre les antennes satellites.

    Le milicien applaudit en riant. Bravo ! Les volontaires reprenaient leur souffle.

    — Bon… Tout votre matériel : ces installations d’escalade, ces accroches, ces poignées, ces détendeurs, tout ça, nous le payons en dollars. C’est autant d’argent que la république devait donner aux nécessiteux. Aux familles de nos martyrs. Et qu’elle vous consacre. Alors pensez-y, faites bon usage de chaque mètre de corde et rendez ce qui vous a été donné. En trouvant ces antennes. Les hélicos sont passés jeudi, nous avons nettoyé celles qui étaient visibles. Donc, celles que vous cherchez sont cachées. Derrière des cubes en tissu d’une cinquantaine de centimètres de haut, sous des cartons, à l’ombre d’un mur, derrière du linge qui sèche, à vous de le deviner… Quand vous arrivez sur un toit, mettez-vous à la place des habitants et demandez-vous où vous planqueriez la vôtre.

    Il avait presque chuchoté, souriant aux nouveaux venus, soucieux de leur sécurité. Adivar, grand jeune homme habillé de gris, demanda la parole.

    — Et si on tombe sur une famille lioniste ?

    Le milicien releva la tête, étonné et déçu par la question.

    — Eh bien ?

    Il s’arrêta pour juger l’ensemble des volontaires.

    — S’ils ont une parabole et qu’ils regardent les télévisions lionistes, vous faites comme pour les autres : vous nous appelez. Sinon, lionistes ou pas, vous ne vous arrêtez pas.

    — Mais est-ce qu’on ne devrait pas les reporter ?

    — Pourquoi ?

    — Comme ça nous aurions une carte des minorités.

    Le milicien se forçait à garder un ton paternel. Il aimait être proche de ses volontaires et ne voulait pas brusquer le jeune homme.

    — Mon fils, nous ne sommes pas en Allemagne nazie. On ne fiche pas les minorités.

    — Mais ils…

    — Ces gens-là vivent dans ce pays depuis trois mille cinq cents ans. Ils sont aussi timaristanais que vous et moi. Et nous, nous sommes là pour nous occuper des antennes. Nous sommes d’accord ?

    Adivar, vaincu, dit oui de la tête.

    — Et si vous tenez absolument à vous intéresser aux Lionistes, il y a des services qui s’occupent de ça.

    Au-dessus d’eux, un immeuble de six étages, le plus élevé du quartier, dont trois murs sur quatre touchaient des maisons légèrement moins hautes, que la pente du terrain faisait à leur tour surplomber d’autres bâtiments : un escalier qui descendait graduellement vers la ville.

    Ensemble, les téléphones portables de la dizaine de volontaires émirent une brève sonnerie. Un crieur démultiplié par la dizaine des haut-parleurs de téléphones se mit à lancer l’appel du muezzin, puis une voix de synthèse poursuivit, monocorde : « Il est 6 h 47, ceci est un message d’aide à la prière du matin. Si vous êtes en train de conduire un véhicule, veuillez vous garer sans arrêt brusque. Si vous êtes en voyage, pressez 1. Pour connaître la direction dans laquelle prier, veuillez consulter l’écran de votre téléphone. »

    Comme les nouveaux volontaires s’exécutaient, le milicien les arrêta en agitant les bras.

    — Relevez-vous ! Les jours de maraude, on rattrape les prières le soir.

    — C’est un usage ou une dispense légale ?

    Le bénévole fut interrompu par les téléphones. « Nous n’avons pas détecté le son de votre prière. Veuillez rapprocher le combiné de votre tapis. Si vous ne connaissez pas les versets, pressez 2 pour obtenir de l’aide. »

    Le milicien arracha le téléphone des mains du volontaire le plus proche et appuya sur le bouton « raccrocher ».

    — Je vous dis d’éteindre ça avant qu’on se fasse repérer !

    Kaplan finissait d’ajuster ses gants d’assurage. Elle attrapa une des cordes qui pendaient du haut de l’immeuble, la passa sous son jean et l’accrocha au baudrier d’Adivar, prenant soin de ne pas effleurer le garçon. Les autres bénévoles faisaient d’énormes efforts pour ne pas croiser le regard des gens du sexe opposé, mais ça n’était pas un problème pour elle. Juste le contact physique. Sa bonne humeur innocente, l’entrain avec lequel elle s’était engagée dans les brigades de soutien, puis celles de la reconstruction et enfin celles de la révolution permanente n’avaient jamais mis sa réputation en danger. Elle accrocha son baudrier à l’ascendeur cylindrique fixé à la corde, fit signe à Adivar de l’imiter. Comme le milicien passait vérifier la solidité de leurs attaches, elle lui demanda d’une voix claire si elle pouvait partir à 7 h et demie.

    — Pourquoi ?

    — Je suis convoquée, monsieur.

    Les regards des autres étaient tournés vers elle, presque suspicieux.

    — C’est que… une fois qu’on a soutenu notre thèse, on passe devant la commission des services judiciaires. Pour qu’ils décident de notre affectation.

    — Vous venez pour une heure seulement ? Qu’est-ce que c’est que cet engagement ?

    — J’avais prévenu monsieur Erchadian, il m’a dit de venir quand même.

    — Monsieur Erchadian… Allez-y, on verra tout à l’heure.

    Le milicien fit signe au groupe de se mettre en place et de se préparer à monter. Mais Kaplan ne voulait pas partir sur une réponse ambiguë.

    — Est-ce que je pourrai y aller, monsieur ?

    Admirait-il son courage, son inconscience ou seulement les formes inattendues de son dévouement ? Kaplan rit, et, ayant dissipé la tension, dit simplement qu’elle passait à 8 h 12 devant la commission. Si elle n’y allait pas, elle serait renvoyée. Le pays aurait payé des formations pour rien.

    Il la fixa. Tous les jours il voyait le drapeau national invité dans les chambres à coucher, et la vertu de nos sœurs disséquée sur les murs des rues : tout était à l’envers, en somme, mais, habitué que l'on était à comprendre blanc quand on entendait noir, on interprétait les paroles des autres sans y penser vraiment. Kaplan ne baissait pas les yeux. Puisqu’elle n’avait rien fait de mal, quiconque devait pouvoir lire dans son regard à livre ouvert.

    — Vous pourrez partir quand vous aurez trouvé une parabole.

    Le milicien fit un léger signe de tête, et la dizaine de volontaires pressa sur le bouton de leur moteur électrique. Les Yeux du Ciel s’élevaient deux par deux, séparés de quelques mètres, formant une étoile dont chaque branche pointait sur un quartier de la capitale. À leur passage, les habitants de l’immeuble comprenaient qu’un assaut se préparait et les observaient furtivement au travers des moustiquaires accrochées aux fenêtres. Les jours fériés, des enfants ouvraient celles-ci pour leur toucher la main, ce que Kaplan faisait souvent, pour changer les idées à son partenaire, à qui la montée brutale donnait toujours le vertige. Une fois là-haut, ses repères se caleraient sur le sommet et il n’aurait plus peur. Ce jour-là, il n’y avait personne aux fenêtres, Kaplan ne croisait pas le regard d’Adivar, elle se concentrait sur les oscillations de leur corde.

    — Tu as peur d’arriver en retard ?

    — Non, ce n’est pas ça, dit Kaplan en haussant les épaules. Je ne veux pas être envoyée en province dans une ville perdue et devoir y passer dix ans avant de pouvoir revenir.

    — On a le choix, non ?

    — La deuxième affectation est toujours pire. Je connais une fille qui a refusé d’aller dans l’île de Chechm. On l’a nommée greffière à la prison de sa ville.

    — Erchadian peut les appeler.

    Kaplan s’arrêta et dévisagea Gulam Adivar. Croyait-il que c’était pour cela qu’elle faisait ce truc ? Pour se faire ouvrir des portes ? Savait-il quelle est l’idée centrale de la révolution ?

    — Que les barbus ont plus que ceux qui se rasent ?

    Kaplan sourit un peu, puis reprit sérieusement. Elle n’aimait pas qu’il joue les hezbollahs en public et dise l’inverse avec elle. C’était pas nécessaire, cette remarque sur les Lionistes.

    — Tu es au Timaristan, Elma, pas en Suède. Réveille-toi.

    Ils arrivaient au sommet de la paroi. Kaplan fixa la cordelette au cadre métallique d’un climatiseur, se hissa sur le toit de l’immeuble et s’accroupit sur la terrasse pour attendre qu’Adivar ait fini de renvoyer l’élévateur. Tant que le soleil montant ne sortait pas du nuage, la chaleur était contenue, pour quelques heures encore.

    — Je vais par là, dit-elle en grimpant le muret qui séparait la terrasse vide de celle de l’immeuble voisin.

    — Je viens avec toi ?

    — Non.

    Adivar passa sur le toit de celui de gauche, descendit le mur, disparut au regard de Kaplan. Celle-ci marchait, concentrée au-dessus du vide, sans faire de bruit, les pieds en ligne pour avancer sur les vingt centimètres de largeur du muret. Son manteau offrait une meilleure prise au vent que les habits légers des garçons, il fallait veiller à ne pas perdre l’équilibre. À travers ses minces chaussons d’escalade, elle épousait du pied les variations de niveau. Son foulard limitant sa vision panoramique, elle faisait d’amples mouvements de la tête pour voir autour d’elle. La voix d’Adivar sortit du haut-parleur du talkie.

    — Elma ? Si je viens à la commission, tu pourrais me présenter le directeur des libertés publiques ?

    — La superviseuse des libertés publiques. Madame Osman.

    — C’est pour mon logiciel. Le truc qui appelle les gens pour vérifier leur piété.

    — Pourquoi tu veux lui parler ?

    Il soupira, ils avaient déjà eu cette conversation plusieurs fois.

    — C’est comme ça que ça se passe, Elma.

    — Pas avec moi.

    Kaplan avançait en direction d’une terrasse à une dizaine de mètres d’elle. Celle-ci donnait sur un appartement visiblement habité, des objets étaient rangés, des plantes fraîchement arrosées, quelques chaises étaient disposées autour d’un brasero empli de cendres encore légères.

    — Elma ? Et si tu te contentes de me présenter, juste comme ce que je suis, un ami, et que tu ne parles pas de mon logiciel, tu accepterais ?

    Kaplan chuchota dans le talkie.

    — Pas maintenant.

    Elle raccrocha et descendit sur la terrasse d’un petit saut.

    — Il y a quelqu’un ?

    Elle fit prudemment le tour de l’endroit, soulevant les tissus posés sur les meubles, contournant un carton, ouvrant la porte d’un réduit. Elle traversa la terrasse sur la pointe des pieds, pour ne pas marcher sur des prunes qu’on avait mises à sécher au soleil. Puis, comme elle passait sous un olivier en pot, elle aperçut un fil électrique qui en dépassait. Elle leva les yeux, et vit, cachée sous les feuilles, une petite parabole numérique de la taille d’une assiette. Elle leva son talkie-walkie pour sélectionner le canal de leur chef, appuya sur le bouton. Mais un bruit l’arrêta, venu de l’intérieur. De la musique. Kaplan raccrocha le talkie à sa ceinture et s’avança vers l’origine du bruit, suivant le fil électrique. L’appartement était vide. Elle s’approchait silencieusement. Quelquefois, dans le passé, d’autres volontaires des Yeux du Ciel avaient été agressés physiquement par des gens chez qui ils étaient entrés. À quelques mètres d’elle, un téléviseur diffusait un programme en langue étrangère. Un dessin animé. Un sofa devant l’écran. Kaplan fit trois pas pour le contourner. Une enfant y était couché, genoux pliés contre la poitrine, tête penchée. Huit ans ou neuf ans, tout entière absorbée, elle ne voyait pas Kaplan approcher. Celle-ci entra dans son champ de vision. Fit le tour du canapé jusqu’au mur, s’arrêta presque en face de l’enfant immobile. Mais celle-ci ne leva pas les yeux.

    — Maman, je peux avoir de l’eau ? demanda la fillette sans la regarder.

    Kaplan resta interdite. Elle ne parvenait à interrompre ce moment de confiance. Elle se sentait démunie et, pour la première fois, déplacée. La fillette leva distraitement son verre vers elle, s’apercevant de son oubli :

    — S’il te plaît.

    Kaplan prit le verre. Voulant vérifier qu’elle pouvait lâcher sa prise, la fillette jeta un coup d’œil vers sa main et cria en voyant Kaplan. Elle se releva d’un bond, terrifiée. Kaplan, qui voulait la rassurer, se pencha vers elle :

    — Ne t’inquiète pas, je ne suis pas une voleuse.

    Les lèvres serrées, la fillette bougea la tête.

    — Tu sais ce que je suis ?

    Oui de nouveau.

    — Je vais dans les maisons pour expliquer aux gens que les télévisions étrangères sont dangereuses pour eux. C’est juste ça, rien de grave. D’accord ?

    La fillette se tassait sur elle-même à chaque coup d’œil sur le talkie.

    — Comment t’appelles-tu ?

    — Maryam.

    — Écoute-moi bien, Maryam, ça va très bien se passer. Je vais appeler les gens avec qui je travaille, ils vont envoyer un monsieur qui va enlever cette antenne, et c’est tout. D’accord ? Mais ne pleure pas, ma chérie, il n’y a rien de grave. Où sont tes parents ?

    — Mon père a été arrêté.

    — Il y a longtemps ?

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