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Les manèges du rabbin
Les manèges du rabbin
Les manèges du rabbin
Livre électronique283 pages3 heures

Les manèges du rabbin

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À propos de ce livre électronique

Un rabbin amoureux, une communauté de gens « ordinaires », qui ne le sont pas toujours, qui doivent s’accommoder de leurs origines disparates et vivent au rythme des fêtes qui rassemblent et des événements qui inquiètent. Par petites touches, les manèges du rabbin vous emmèneront dans un monde que vous ne connaissez peut-être pas mais qui, pourtant, vous semblera familier. Une peinture tantôt drôle, tantôt tendre, émouvante, parfaitement ancrée dans le réel de la vie quotidienne en France d’hier et d’aujourd’hui.
LangueFrançais
Date de sortie10 sept. 2015
ISBN9782312035529
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    Aperçu du livre

    Les manèges du rabbin - Francoise Harrosch

    cover.jpg

    Les manèges du rabbin

    Françoise Harrosch

    Les manèges du rabbin

    Et petites incursions dans la vie quotidienne de ses paroissiens

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    À Albert

    © Les Éditions du Net, 2015

    ISBN : 978-2-312-03552-9

    Avertissement

    Inspirée de la réalité cette histoire est une fiction dont les personnages sont des constructions. Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait fortuite. En revanche les faits historiques ou d’actualité dont il est fait mention sont tout à fait réels et exacts.

    Chapitre 1

    Tout en repliant son taleth, le rabbin pensa qu’il devait se dépêcher s’il voulait faire valider son billet de loto pour le tirage du soir même. Déjà il rangeait en grande hâte le châle dans sa pochette, quand la secrétaire du consistoire local vint lui dire que madame Aboth l’attendait pour lui parler « personnellement ».

    Il pesta intérieurement : toutes ces femmes allaient finir par le rendre fou ! Depuis dix mois qu’il était veuf c’était l’enfer : tout ce que la communauté comptait de femmes seules - qu’elles fussent divorcées, vieilles célibataires ou veuves – s’accrochaient à ses basques, déployant des trésors d’imagination pour capter son attention ou pour le séduire ; Celle ci s’était soudain transformée en pratiquante exemplaire venant assister à chaque office, accoutrée d’une abominable perruque synthétique sur laquelle glissait inexorablement un chapeau échappé de la belle époque, qu’elle devait constamment remettre en place.

    Telle autre, sous des prétextes divers, investissait son bureau à tout bout de champs, vêtue de robes si décolletées qu’on lui voyait le cœur et presque le nombril. Une fois elle avait même trouvé le moyen de s’asseoir sur sa table et, sous couvert de lui montrer des photos du mariage de sa fille à Jérusalem, lui avait collé un genou sous le nez…

    Une autre encore le gavait de pâtisseries orientales et en profitait, à chaque fois, pour débiner ces « Ashkénazes » « qui ne peuvent pas comprendre notre mode de vie à nous ». « On est tous deux d’Afrique du nord : notre vie c’est le soleil, la couleur, les épices… comment voulez vous qu’elles comprennent nos chants, nos danses, nos coutumes…Ah ! monsieur le rabbin il faut vous remarier avec une de chez nous. Une qui vous fera les bons petits plats que vous aimez : la soupe aux fèves fraîches et l’agneau aux pruneaux pour Pessah et pas ces affreuses boulettes de Matzoth et cette dégoûtation de carpe farcie ! »

    Une autre encore, richissime veuve d’un gros industriel, l’invitait presque chaque semaine à des réceptions mondaines, auxquelles participait le gratin local, dans sa magnifique villa avec piscine et près d’un hectare de terrain en plein centre ville ; ou le conviait à venir passer le dimanche-lundi dans « son cabanon » du bord de mer (en réalité une villa, qui devait compter quatre ou cinq chambres, construite en bordure de plage près de Valras). Dans cet environnement enchanteur, où il se rendit une fois, elle lui confia combien il était difficile pour une femme comme elle de supporter la solitude depuis que son pauvre mari était décédé.

    « Bien sûr il avait fait en sorte qu’elle soit à l’abri du besoin pour les reste des ses jours, et même, elle pouvait bien le lui confier, sa fortune était largement suffisante pour vivre à deux très, très confortablement … mais que voulez vous, monsieur le rabbin, qui pourrais je trouver, moi, femme d’âge mûr, juive de surcroît dans ce pays où nous sommes si peu nombreux… »

    D’autres lui avaient écrit des lettres sentimentales, quelques unes un peu osées.

    Enfin une était venue sonner chez lui, un soir, assez tard…sous son manteau, elle était en chemise de nuit transparente ! Elle s’était collée à lui et il avait bien failli succomber. Mais il avait réagi et l’avait éconduite un peu durement.

    Il n’aurait pas dû !

    Elle avait écrit au consistoire central pour se plaindre, l’accusant d’avoir profité d’elle en lui promettant le mariage puis de l’avoir abandonnée. L’affaire avait été désagréable : convoqué par le grand rabbin de France, il avait été sommé de s’expliquer, et même si pas un mot des allégations de cette folle n’était vrai, il avait été vexé et gêné d’avoir bien involontairement suscité un tel comportement, de n’avoir pas su gérer la situation avec davantage de tact.

    Oui, toutes ces femmes allaient finir par le rendre fou. Or, secrètement, le rabbin était amoureux.

    Il ne la voyait que rarement. Elle n’était pas assidue aux offices, elle ne portait pas de perruque, n’était pas riche et n’était pas non plus séfarade !

    Elle venait trois ou quatre fois par an, notamment à Kippour « pour ne pas être tentée de faire quoi que ce soit et pour rencontrer les autres » et elle passait déposer son chèque quelques jours après « pour qu’on garde un rabbin, une synagogue et des cours de Talmud Torah pour les enfants » disait-elle. Puis elle retournait à ses occupations.

    C’était une juive française comme on n’en voit jamais ou presque dans les synagogues, issue d’une de ces familles installées en France depuis l’époque napoléonienne, qui, au début du vingtième siècle, avaient vu arriver les juifs d’Europe centrale aux caractères et aux coutumes variés : certains étaient très religieux, d’autres pas du tout. Elles avaient regardé avec un étonnement teinté d’amusement, parfois d’agacement, les exhibitions des « Polonais » avec leurs « peyots », leur « straïmel » et leurs grandes chaussettes… Au fil du temps, ces familles françaises avait connu des unions avec des goym-surtout des hommes- et avec des juifs-surtout des juives d’ailleurs, car la judéité se transmet par les femmes- d’Europe de l’est, Ashkenazes, Romaniotes ou Krymchaks. Ces familles françaises, habituées à la discrétion, pratiquaient un judaïsme familial plus axé sur l’étude que sur les traditions.

    Beaucoup d’entre elles avaient eu du mal à s’habituer dans les années soixante au déferlement des coreligionnaires d’Afrique du nord, à la faconde étourdissante, volontiers expansifs, voyants et souvent intrusifs. Elles étaient devenues moins assidues aux offices, moins impliquées dans la vie communautaire. Peu à peu les « Séfarades » ou « Mizrahim » avaient « pris le pouvoir » et considéraient souvent les « Ashkénazes » qui n’étaient pas TRES religieux comme assimilés !

    Naturellement, avec le temps, les dissensions se réduisirent. Les Séfarades furent, à leur tour, confrontés à la vie en « milieu ouvert », ils virent parfois leurs enfants déserter la synagogue et épouser des goyim. Eux qui jugeaient si sévèrement les « mélanges » dans les familles ashkénazes, durent s’adoucir. Leurs dents devinrent moins acérées, leur compréhension plus ouverte. Les Ashkénazes s’habituèrent aux expressions outrancières de ces méditerranéens qui avaient souvent le cœur sur la main. Petit à petit, les communautés se ressoudaient…

    Il avait su qu’elle existait bien des années auparavant, par son caviste. En fait elle était la seule, avec le rabbin, à acheter du vin cascher.

    Il sourit en pensant aux « grandes religieuses » de la communauté qui prônaient une rigueur absolue qu’elles ne s’appliquaient pas et lui racontaient des carabistouilles à longueur de temps… il savait parfaitement qui consommait quoi. Il ne jugeait pas ; il savait que certains étaient si pauvres qu’il leur était difficile de se nourrir ; Pour eux les produits cashers étaient inaccessibles. D’autres y avaient renoncé trouvant ces produits souvent trop chers et de médiocre qualité ; Ils se contentaient de « cachériser » la viande qu’ils achetaient aux supermarchés…c’est à dire de la mettre dans l’eau pendant au moins vingt minutes, puis de l’enduire de sel afin d’en ôter tout le sang- dont la consommation est absolument proscrite dans le judaïsme- et après une heure, de la rincer longuement à l’eau claire.

    Il ne jugeait pas, il souriait seulement à la pensée des comédies qu’on lui jouait parfois.

    La secrétaire réapparut dans l’embrasure de la porte, lui rappelant par un signe qu’il était attendu.

    Il respira : ce n’était pas Madame Aboth mère qui l’attendait mais sa bru.

    Bien en chair et toujours souriante, cette dernière était la sympathie personnifiée. Elle se prénommait Elisabeth mais toute la ville l’appelait Betty : c’était une des figures locales des plus connues car elle tenait un minuscule magasin de bonbons situé juste à la sortie de la principale école communale. Avant elle, sa mère et sa grand mère y avaient, elles aussi, vendu des bonbons à tous les gamins de la ville, y compris au maire actuel et à son père !

    Elle venait voir le rabbin car son premier garçon –elle en avait quatre ! - avait déjà onze ans passés et il était plus que temps de penser à sa Bar-mitsvah. Comme Betty avait tout à fait les pieds sur terre elle se demandait si le rabbin ne pourrait pas enseigner l’hébreu et les rudiments de la religion à ses quatre loustics en même temps puisque le dernier avait un peu plus de six ans et savait parfaitement lire en français…Il voulait tout faire pour lui rendre service parce qu’on pouvait toujours compter sur Betty quand il s’agissait de nettoyer la synagogue ou de préparer une « séoudat » (généralement un buffet ou un goûter) ; de plus il savait que la pauvre Betty n’avait pas la vie rose tous les jours depuis que sa belle mère était veuve, car celle ci s’incrustait dans son foyer, critiquant tout et n’importe quoi à l’envi !

    Il voyait mal comment il pourrait préparer la Bar-mitsva du premier en deux ans seulement s’il avait en charge les quatre petits crapauds dont il connaissait la turbulence. On finit par « couper la poire en deux » : la première année il ne prendrait que les deux grands et s’efforcerait de les avancer le plus possible avant d’intégrer au groupe les deux plus jeunes…À moins que, l’an prochain, il puisse envisager un cours collectif de débutants car il voyait trois autres enfants qui pourraient être concernés, si toutefois les parents voulaient bien les amener le dimanche matin.

    L’affaire étant dite, Abraham regarda sa montre : il était près de 14h et il n’avait pas encore déjeuné !

    Il officiait depuis 9h et commençait à se sentir mal.

    Il grimpa les deux étages qui le conduisaient à son appartement, au dessus de la synagogue ; heureusement, il avait préparé son déjeuner la veille. Il n’avait plus qu’à le sortir du réfrigérateur et à se mettre à table : des œufs, de la salade de tomates et des légumes sautés qu’il réchauffa sur le gaz. Fatigué, il s’allongea et s’endormit… s’éveilla une heure plus tard ; l’horloge de la cuisine l’informa qu’il avait encore le temps de filer faire valider son loto.

    Il se hâtait en direction de la place du marché où son copain Ange-Marie Santucci, corse « expatrié », tenait un bar-tabac-jeux, quand il s’entendit héler : « et alors où tu cours comme ça ? » c’était Adolf, un coreligionnaire, vendeur de meubles, fidèle de la communauté, un homme plaisant et amical ; Il ne pouvait pas l’ignorer mais il fallait qu’il arrive à jouer. « Je vais faire mon loto ! » L’autre lui emboîta le pas « ok, je t’offre un verre ! »

    Il arriva à temps : il restait un quart d’heure avant la clôture des paris et il n’y avait qu’un joueur attardé devant lui. Le rabbin fit enregistrer son ticket. Soulagé, il put s’asseoir et, tout en sirotant son Orezza-citron, discuter tranquillement avec Adolf, dit Makhlouf. Makhlouf était le deuxième prénom de son ami, mais il avait dû l’ajouter et même le substituer au premier quand il était allé en Israël faire un « Oulpan » car le rabbin enseignant n’avait jamais voulu écrire ni prononcer le prénom de « Adolf », un peu trop chargé d’une Histoire noire. L’épisode anecdotique de cette scène de refus avait beaucoup amusé les autres stagiaires et valu à l’intéressé moult questions sur les raisons d’un tel prénom pour un juif. Or dans l’Algérie de 1943, certains parents avaient ainsi nommé leur nouveau né pour, en quelque sorte, « conjurer le mauvais sort ».…sans, évidemment, réaliser à quel point un pareil prénom serait difficile à porter pour leur enfant !

    Il aimait discuter avec Adolf. D’abord parce que c’était un homme droit, jovial, serviable et généreux. De plus le commerçant parlait avec les autres commerçants et de bouche à oreilles tout ce qui se passait dans la ville se révélait au grand jour. Bien sûr il fallait tempérer, relativiser…mais il tenait là une mine d’informations qui souvent l’éclairaient sur des attitudes ou des évènements.

    Un marchand de légumes Marocain qu’Abraham connaissait bien vint interrompre leur bavardage : il avait reçu de la mairie un papier auquel il ne comprenait rien. Abraham et Adolphe lurent attentivement le document et expliquèrent à Mohamed que la mairie lui donnait le choix entre agrandir son étal extérieur les jours de marché contre une augmentation de taxe ou la diminution de son étal actuel tous les jours. S’ensuivit une conversation en arabe faite d’explications et d’évaluations de coût, de bénéfice, de visibilité pour la clientèle… toutes considérations qui finirent par glisser sur la vie familiale du commerçant, une vie plutôt tranquille. Sa femme travaillait à l’hôpital comme aide soignante et deux de ses enfants étaient au collège. Son fils Karim rêvait de devenir médecin, Kadija, sa fille, n’avait pas encore d’idée réelle, elle n’avait que douze ans, voulait être chanteuse, mannequin, infirmière, voyante ou parachutiste, ça dépendait des jours !…quant à la plus jeune, son « bébé », Zara, qui n’avait que six ans, elle ne rêvait que d’être « grande » pour tout faire comme sa maman ! Après avoir bu son café, Mohamed s’en retourna content d’avoir passé un moment avec des presque « pays ».

    Il n’était pas rare que le rabbin intervienne pour régler un problème concernant des marocains : il parlait parfaitement leur langue puisqu’il avait grandi dans leur pays et, habitué de leurs us et coutumes, pouvait souvent réduire les incompréhensions, sources de conflits, entre les uns et les autres. Il aimait parler arabe. Cette pratique le transportait au temps de son enfance et des jeux dans les rues de Fez…A cette époque ses copains étaient aussi bien musulmans ou chrétiens que juifs, la question ne se posait pas ! Ils étaient tous des enfants, semblables, avec les mêmes envies, les mêmes rêves, et souvent les mêmes punitions. Ils étaient proches, comme des frères, et aujourd’hui encore il ressentait cette proximité.

    Les cloches de l’église voisine sonnèrent. Abraham regarda sa montre : il devait retourner à ses obligations pour les offices de « Minha » et « Arvit ».

    « Je viens ! je dis à mon employé de fermer le magasin à 19h30 et j’arrive » lui lança Adolf. Avec un peu de chance il y aurait « miniane » pour cet avant dernier soir de Pessah. Ici comme dans toutes les synagogues de province, hormis les métropoles, réunir dix hommes à chaque office n’était pas aisé. Ceux qui travaillaient ne pouvaient pas toujours se libérer et les retraités étaient de plus en plus nombreux à partir en Israël, ou parfois au Canada ou en Australie, quand leurs enfants y étaient déjà installés, ce qui, le chômage galopant et l’antisémitisme grandissant, devenait habituel.

    En chemin il croisa le curé de Sainte Marie, qui, lui, allait dire une messe : on était en pleine « semaine sainte » pour les catholiques. Ils se saluèrent, échangèrent quelques mots brefs puis chacun se hâta vers son ministère.

    Chapitre 2

    Cela faisait une demi-heure que la secrétaire de la clinique lui avait promis de lui envoyer le vétérinaire dès qu’il en aurait terminé avec l’intervention en cours.

    Lucie s’inquiétait. La jument qui s’apprêtait à pouliner était peut être un peu vieille pour cet exercice ! Elle ignorait son âge exact, entre quinze et dix neuf ans, ne savait pas si elle avait déjà eu des petits ni, dans l’affirmative probable, si tout s’était normalement passé. Elle l’avait récupérée quelques années plus tôt par le truchement d’une association, après que la pauvre bête eût été laissée à l’abandon en plein hiver dans une prairie aussi pelée que gelée, sans une botte de foin, sans eau, sans soins. Maigre, déshydratée, souffrant d’un pied infecté, la malheureuse n’avait été sauvée que par miracle. C’était une grande bête, une « Henson » qui dépassait le mètre soixante au garrot. Après quelques mois de soins vétérinaires, de suralimentation, lavages, brossages et gros câlins, la jument avait retrouvé une jolie robe isabelle luisante et la joie de vivre. Elle en donnait quelques démonstrations en galopant allègrement dans les immenses prairies qui entouraient le « château ». Souvent elle venait à la rencontre de sa bienfaitrice et posait la tête sur son épaule ou lui donnait de légers coups de museau sur la joue, comme pour l’embrasser !

    Lucie s’était profondément attachée à celle qu’elle avait baptisée « Câline » et s’angoissait de cette mise-bas tardive. Le ventre de la jument faisait des vagues de plus en plus fortes. Lucie avait peur. Elle décida de rappeler. La secrétaire lui affirma que le vétérinaire était en route.

    Elle se redirigeait vers l’écurie quand le « 4x4 » de celui-ci franchit la grille du domaine.

    Il examina la bête et se moqua : « toujours aussi détendue à ce que je vois !… Bon, t’as bien fait de m’appeler parce que ce n’est plus une pouliche, mais apparemment tout se passe bien !…respire par le ventre !!!… Tu m’offres un café ? il faut attendre encore un peu… »

    *

    Maladroitement, encombré de ses trop longues jambes, le petit essayait de se mettre debout mais il retombait. Il soufflait, peinait, essayait à nouveau…enfin il tint sur ses quatre pattes comme château branlant…sa mère le sentait, le léchait, les oreilles couchées en arrière comme pour exprimer une fierté, un contentement intense.

    Lucie avait les larmes aux yeux. A l’émotion d’une naissance s’ajoutait un immense soulagement. Au-delà du chagrin qu’elle aurait éprouvé, elle ne pouvait s’empêcher de penser à l’effet désastreux qu’aurait eu un accident pour la réputation et l’avenir de la petite structure de pensionnat équin qu’elle venait de créer.

    Lucie venait en effet de changer de vie.

    Elle avait hérité du « château » de ses arrière-grand- parents une douzaine d’années auparavant. Il ne s’agissait en réalité que d’une immense bâtisse sans tours, mais le lieu avait été ainsi dénommé par les habitants du cru. Il faut dire que la construction était impressionnante, constituée d’un bâtiment central, auquel on accédait par une volée de marches arrondies, flanqué de deux ailes rectangulaires. A l’arrière, le « U » formé par cette architecture cachait une terrasse prolongé d’un petit jardin. Chapeau sur le « U » une structure en fer, sur laquelle couraient des bougainvilliers touffus, trouée d’une arcade ouvrant sur un verger, fermait cet espace protégé du vent et des grands froids d’hiver. La lavande avait envahi ce qui devait être l’allée centrale, des mauvaises herbes avaient proliféré et les buis, qui n’avaient plus été taillés, étiraient de leur masse centrale des branches indisciplinées, plus ou moins pelées, qui les faisaient ressembler, selon les heures, tantôt à des personnages de dessins animés qui auraient été frappés par la foudre, tantôt à quelques monstres fantomatiques surgissant des ténèbres.

    Le domaine comptait encore de nombreuses dépendances : des écuries, des granges, une maison de gardiens qui s’était écroulée et deux petites fermes, réunies en une seule que le métayer occupait.

    Elle avait hérité au terme de procédures variées et difficiles car la plupart des héritiers directs avaient disparu : soit qu’ils eussent été déportés et exterminés, soit qu’ils eussent fui en Amérique ou ailleurs avant les hostilités antisémites. Les survivants retrouvés ou leurs descendants ignoraient presque tous l’existence de ce domaine. Certains ne savaient même rien de leurs aïeux, propriétaires des lieux et décédés de leur « belle mort », tous deux nonagénaires, en 1937 et 1938, sans avoir eu à connaître l’horreur des camps nazis.

    Naturellement le « château » avait été pillé, salopé, dévasté… Ce n’est qu’en 1970 que Lucie, pressentie par un notaire en tant qu’héritière potentielle, avait visité l’endroit.

    Inexplicablement elle avait immédiatement eu le coup de foudre pour cet amas de ruines, au toit donnant une vue directe sur le firmament, trônant au milieu de nulle part… le village « la Louvandine » était à au moins trois kilomètres !… Lucie fut éblouie par ce nulle part d’une soixantaine d’hectares de terres agricoles constituées de prairies, bois et étang. C’était d’autant plus magnifique que les terrains avaient été entretenus par des métayers, dont un travaillait encore. Il était le petit fils d’un des « paysans », chargés de l’exploitation et de l’entretien du domaine autrefois. Il n’en rentabilisait plus qu’une partie pour ses besoins personnels mais avait continué à entretenir l’ensemble, de son mieux.

    Par bonheur on retrouva beaucoup d’héritiers : deux des six enfants des arrière-grands-parents avaient fui

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