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Le Berceau du diable: Saga familiale
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Le Berceau du diable: Saga familiale
Livre électronique246 pages3 heures

Le Berceau du diable: Saga familiale

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À propos de ce livre électronique

Retracez le cours du XXe siècle, de la Belgique jusqu'au Canada, en suivant le destin de la famille Gavroy !

Une saga ! Et qui prend ses racines en Gaume, au début du XXe siècle, pour se développer au Québec, puis dans l’Allemagne de la Seconde Guerre mondiale.

Le Berceau du diable raconte la destinée des membres de la famille Gavroy, originaire de Virton. On y suit Nicolas qui doit fuir à cause d’une rixe et subit le naufrage du Titanic ; ou Bruno qui partira à la recherche de son double à Berlin ; ou encore David dont les miroirs du passé révéleront la couleur de l’âme.
De 1900 à aujourd’hui, cette saga familiale plonge le lecteur au cœur d’un pan entier d’histoire. En Gaume ou au Canada, c’est avec délectation qu’il se laisse entraîner à la suite des Gavroy et leurs descendants, ballotés au gré des temps forts du XXe siècle.
Dans ce roman âpre et profond, on retrouve tous les thèmes chers à Raucy : la trahison, la gémellité, l’enfance, l’étouffement provincial et le mal engendré par le mystère humain autant que par les idéologies religieuses ou politiques.
Tant par les destins qu’il embrasse que par ses réflexions sur la grande Histoire, Claude Raucy livre ici son œuvre la plus ambitieuse. Une œuvre à la fois distrayante, populaire et riche d’un regard qui traverse le Siècle.

Une saga familiale exaltante, rythmée par une multitude de références historiques

À PROPOS DE L'AUTEUR

Claude Raucy vient de la Lorraine belge, où il est né en 1939. Il est passé de l’enseignement à l’écriture à temps-plein d’une variété de romans (dont Le garçon de Wannsee), de nouvelles, de poésie (dont Maraudes), de théâtre, de chansons, et d’essais.

EXTRAIT 

Les mains de femmes
Je le proclame
Sont des bijoux
Dont je suis fou
- Arrête, Édouard, arrête ! Moi, c'est ta chanson qui me rend folle. Et puis on a autre chose à faire que de chanter, si l'on veut que la chambre soit prête pour tout à l'heure.
- Il a dit qu'il n'arriverait pas avant trois heures.
- La nuit tombe tôt en cette saison. J'aime mieux que tout soit prêt tant qu'on y voit encore clair. Tiens, aide-moi à pousser le lit un peu plus près du mur.
Édouard Gavroy aurait préféré profiter tranquillement de son dimanche, mettre son costume rayé et monter en ville. Se promener au hasard, saluer des copains. La semaine avait été dure. Peut-être entrer au Café luxembourgeois, y boire une petite goutte. Trop à faire en rentrant du travail. Mettre le jardin en ordre, rebêcher avant l'hiver. faire un silo avec les carottes. Essayer de réparer le toit afin que les gouttes cessent d'attaquer le plancher de la mansarde. Et pour cela, il ne pouvait guère compter sur l'aide de ses fils.
LangueFrançais
ÉditeurWeyrich
Date de sortie9 déc. 2014
ISBN9782874892424
Le Berceau du diable: Saga familiale

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    Aperçu du livre

    Le Berceau du diable - Claude Raucy

    Première partie

    Nicolas

    un

    Les mains de femmes

    Je le proclame

    Sont des bijoux

    Dont je suis fou

    — Arrête, Édouard, arrête ! Moi, c’est ta chanson qui me rend folle. Et puis on a autre chose à faire que de chanter, si l’on veut que la chambre soit prête pour tout à l’heure.

    — Il a dit qu’il n’arriverait pas avant trois heures.

    — La nuit tombe tôt en cette saison. J’aime mieux que tout soit prêt tant qu’on y voit encore clair. Tiens, aide-moi à pousser le lit un peu plus près du mur.

    Édouard Gavroy aurait préféré profiter tranquillement de son dimanche, mettre son costume rayé et monter en ville. Se promener au hasard, saluer des copains. Peut-être entrer au Café luxembourgeois, y boire une petite goutte. La semaine avait été dure. Trop à faire en rentrant du travail. Mettre le jardin en ordre, rebêcher avant l’hiver. Faire un silo avec les carottes. Essayer de réparer le toit afin que les gouttes cessent d’attaquer le plancher de la mansarde. Et pour tout cela, il ne pouvait guère compter sur l’aide de ses fils.

    D’ailleurs, il s’en souviendrait, toute cette année 1906 avait été pénible. Ils ne s’étaient pas plus tôt installés dans la petite maison de la rue du Moulin que tout de suite on avait dû changer une nouvelle fois les habitudes. La mère d’Émilienne ne s’était pas remise de la bronchite qui l’avait clouée au lit une partie de l’hiver. Il avait bien fallu se rendre à l’évidence : elle ne pourrait plus rester seule, subvenir seule à ses besoins. On aurait pu la loger à l’étage, c’est sûr, mais on n’avait accès à la chambre de devant qu’en traversant celle du couple, ce qu’Édouard ne voulait pas. D’ailleurs, cela aurait obligé Thomas à rejoindre ses deux frères, déjà à l’étroit. Et puis, l’escalier poserait un problème à la belle-mère. La petite pièce derrière la cuisine étant réservée à Désiré et à Nicolas, on n’avait pas le choix : seule la grande pièce comme ils l’appelaient, cette sorte de pèle qui n’était séparé de la rivière que par un étroit sentier, seule la grande pièce pouvait devenir la chambre à coucher de la belle-mère. Elle n’aurait qu’un couloir à traverser pour venir manger à la cuisine.

    — Tu vois, Édouard, ce qui me fait le plus de peine, c’est qu’il va dormir dans le lit de maman.

    — Il n’a pas été longtemps son lit !

    En effet, la mère d’Émilienne s’était installée chez eux pour Pâques. À la Pentecôte, on crut qu’elle s’était rétablie. Mais la fête du 15 août était à peine passée que la toux l’avait reprise, une toux grasse et fatigante pour elle comme pour les autres. Elle ne connut pas tout le mois de septembre. Avec les dernières chaleurs, c’est la chaleur de son corps qui la quitta définitivement.

    Émilienne aurait bien voulu aménager enfin la grande pièce pour pouvoir recevoir les rares invités dans une salle à manger un peu convenable mais Édouard en avait décidé autrement. L’argent manquait. L’héritage de la belle-mère ne se composait que de quelques habits dont on ne ferait rien et de ce qu’Édouard Gavroy appelait « les ramasse-poussière de ta mère ». On allait donc prendre quelqu’un en pension, on n’avait pas le choix. Un fonctionnaire des chemins de fer, désormais à la retraite, qui voulait finir ses jours à Virton et qui cherchait un ménage disposé à l’accueillir et à lui donner gîte et couvert.

    — Il paie bien, Émilienne. C’est ça qui compte.

    — Oui, mais nous ne serons plus chez nous.

    — Chez nous, chez nous… Ça veut dire quoi, chez nous ?

    Le ton était bourru, mais il eut un geste tendre pour prendre sa femme par l’épaule.

    — Nous ne sommes plus vraiment chez nous comme autrefois, Émilienne, tu le sais bien. Avec les petits…

    Édouard persistait à dire « les petits » en parlant de ses enfants. Pourtant, si Désiré n’avait que dix ans, Nicolas en avait quinze et Thomas en aurait dix-sept au printemps. Justement, les deux époux achevaient de mettre la chambre en ordre quand « les petits » rentrèrent.

    — Il vous en a fallu un de temps, pour brûler les fanes !

    — C’est à cause du vent, grommela l’aîné. La fumée allait vers la cuisine de la Germaine. Elle est venue se plaindre plusieurs fois.

    — Se plaindre, se plaindre… Se plaindre de quoi, donc, mon Dieu ? Elle est toujours enfumée, sa cuisine, même que le Paul sent toujours le lard rance. Je sais bien pourquoi elle se plaint : elle ne supporte pas qu’on travaille le dimanche, cette vieille bigote. Mais brûler des fanes, ce n’est pas travailler, nom de Dieu !

    — Édouard, arrête. On ne parle pas comme cela devant les enfants. Tiens, Thomas, allume donc un petit feu dans le poêle. Il faut casser le froid. Monsieur Jourdan ne va pas tarder à arriver.

    Il ne tarda pas à arriver, en effet, et à frapper comme un sauvage sur la porte d’entrée, qui s’ouvrit en grinçant. La grisaille de novembre ne mettait pas en joie ce grand manteau gris, cintré comme ce n’était plus la mode, ce visage maigre que soulignait une moustache autoritaire. Les gouttes perlaient sur le bord de son feutre. Il ne jugea pas utile de se présenter. On devait bien savoir qui il était. Il eut quand même pour Émilienne un sourire qui tenait davantage de la contraction des muscles faciaux.

    — Nous vous attendions, Monsieur Jourdan.

    Il ignora la politesse, bouscula presque la maîtresse de maison et posa dans le couloir une lourde valise de cuir.

    — J’ai laissé mes autres bagages à la gare. On me les apportera demain. J’y ai aussi laissé mon parapluie. Distrait comme je suis ! Il m’aurait été bien utile, par exemple.

    La porte de la cuisine s’ouvrit. Édouard tendit une main que l’homme feignit de ne pas voir.

    — Elle est bien mal entretenue, votre rue, par exemple. On le fit entrer dans sa chambre. Était-ce à cause de l’humidité ? le poêle fumait un peu. On aurait dit un encens de mauvaise qualité chargé d’accueillir le nouvel habitant des lieux. Celui-ci fit une grimace et tendit ses mains vers le poêle.

    — Il ne chauffe pas, par exemple, votre poêle.

    Émilienne avait déjà compris qu’il faudrait s’habituer à ce « par exemple » qui soulignait la plupart des phrases du bonhomme. Et qu’il faudrait se faire aussi à son caractère bougon et peu amène.

    — Nous vous laissons vous installer, Monsieur Jourdan. Si vous avez besoin de quelque chose, il vous suffit de frapper à la porte de la cuisine.

    Tout de suite, Émilienne regretta cette invitation à frapper qui pouvait passer pour un inutile conseil de politesse. Ce n’était pas vraiment ce qu’elle avait voulu dire. Mais c’était vrai tout de même que le nouveau venu n’allait pas s’introduire comme cela dans leur intimité. D’ailleurs, on lui avait aménagé une petite table devant la fenêtre de sa chambre. C’est là qu’il prendrait ses repas.

    — Nous soupons toujours à cinq heures et demie. Aujourd’hui, j’ai fait de l’étuvée. Exceptionnellement, car d’habitude, le soir, nous ne mangeons que des tartines. Mais c’est dimanche et puis il faut bien fêter un peu votre arrivée, n’est-ce pas ?

    Elle souriait. Lui gardait sur les traits cette rigidité du fonctionnaire qui sait que tout lui est dû. Et comme Édouard précisait qu’on servirait monsieur dans sa chambre, l’homme répliqua :

    — Mais non, pas du tout. Il est malsain de manger dans une pièce où l’on dort. Je mangerai avec vous, par exemple.

    Le ton était sans appel. Émilienne soupira. La vie n’allait pas être facile. Quelle idée avait eue Édouard de s’encombrer d’un tel personnage ? S’il fallait gagner un peu d’argent, elle aurait bien pu aller donner un coup de main chez l’un ou l’autre bourgeois de la ville. Mais Édouard était bien trop fier pour laisser sa femme aller travailler chez les gens ! Pourtant, faut-il faire le difficile et le grand seigneur quand on est occupé aux chemins de fer au modeste poste de serre-freins ?

    Il faisait noir dans la cuisine. Malgré les rouspétances de Thomas qui détestait rester dans l’obscurité, le père Gavroy n’avait pas admis qu’on allumât autre chose que la petite lampe à pétrole. L’étuvée cuirait bien toute seule. Pas besoin pour cela de voir clair. Déjà que la présence de monsieur Jourdan allait les obliger à dépenser un peu plus pour remplacer par la flamme un soleil de plus en plus enclin à se coucher tôt ! Non, décidément, pas question de gaspiller. Il serait temps de voir plus clair quand on passerait à table, ce qui ne tarda pas. C’est Désiré qui fut chargé d’aller avertir celui que la famille allait vite appeler « Monsieur Par exemple ».

    Il prit place près d’Émilienne, du côté de la cuisinière.

    — Vous aurez plus chaud. Ce n’est pas qu’il fait froid, mais avec cette humidité, soupira Édouard.

    Émilienne avait fait le signe de croix qui était de tradition dans sa famille. Édouard commenta :

    — On a toujours fait comme cela chez les Couzet. Chez nous, les Gavroy, jamais. Ce n’est pas qu’on ne soit pas catholiques, non, mais juste ce qu’il faut, vous voyez.

    La messe tous les dimanches, bien sûr, et les sacrements. Pour le reste, s’il avait fallu attendre les curés pour aider les ouvriers !

    Monsieur Jourdan toussota puis fit oui de la tête.

    — À ce propos, fit-il, et sans vouloir vous importuner, je regrette qu’on ait placé ce grand crucifix au-dessus de mon lit. J’ai essayé de l’ôter mais n’y suis pas parvenu. Vous me rendriez service en le retirant, par exemple. Soit, je m’en accommoderai bien une nuit mais demain je souhaite loger dans une pièce qui soit fidèle à mes convictions. C’est la moindre des choses, par exemple.

    La demi-obscurité empêcha l’homme de voir le sourire qui s’affichait sur les lèvres de ses hôtes.

    Malgré ses remarques peu aimables, Monsieur Jourdan jugea l’étuvée réussie et en complimenta Émilienne.

    — Vous avez un peu forcé sur la chicorée, Madame Gavroy, mais votre saucisse est savoureuse. Grasse comme je les aime, par exemple.

    Il accepta qu’on le resservît mais refusa le deuxième verre de rouge qu’Édouard lui proposait. Il chercha désespérément une serviette pour s’essuyer les lèvres puis, résigné, se leva et salua ses hôtes d’un bonsoir qu’embrouillaient encore des restes de pommes de terre ou de lardons.

    La nuit était tombée tout à fait. La rue du Moulin était silencieuse. La famille Gavroy resta dans la cuisine jusqu’au moment où la pendule sonna la demie de neuf heures. Alors, Édouard se leva, conseilla aux enfants d’aller se coucher, ce qu’ils firent en maugréant. Mais il n’était pas question de maintenir plus longtemps du feu dans la cuisinière.

    Le lit de Désiré et Nicolas était à peine suffisant pour faire place au corps des deux adolescents. Désiré avait encore la fragilité de l’enfance mais Nicolas, plus glouton, ne manquait ni de taille ni de poids. Comme d’habitude, les deux frères ne se dirent pas bonsoir. Ils se tournèrent le dos et cherchèrent le sommeil.

    Ce sommeil, Nicolas avait bien du mal à le trouver. Il pensait à Yvonne, cette gamine un peu plus jeune que lui, qu’il avait essayé plusieurs fois d’embrasser et dont les petits seins aguichants faisaient travailler son imagination. Il n’y avait pas que l’imagination d’ailleurs qui travaillait, au point que Désiré lança :

    — Mais enfin, Nicolas, ne bouge pas comme cela.

    Je n’arriverai jamais à dormir.

    Nicolas envoya au diable ce jeune frère naïf. Plusieurs fois déjà, il avait demandé la permission de dormir avec Thomas, plus proche de lui par l’âge, mais le père s’y était toujours opposé et Thomas lui-même répugnait à partager son lit avec ce frère qu’il n’avait jamais beaucoup apprécié.

    Dans la grande pièce, Monsieur Jourdan n’avait pas dû se retourner trois fois avant de trouver le sommeil. Sous le grand crucifix de bois noir qui veillait sur lui pour la première et la dernière fois, il s’était tout de suite endormi en se félicitant d’être tombé chez une hôtesse qui allait si bien satisfaire sa gourmandise.

    deux

    Émilienne resta seule avec son hôte dans la petite maison de la rue du Moulin. Édouard Gavroy était au travail. Thomas aussi, qui avait dû se lever très tôt pour rejoindre la boulangerie de la Grand-rue où il était apprenti. Quant à Désiré et Nicolas, c’est l’école communale qui les avait accueillis. Les deux frères l’avaient rejointe avec des sentiments partagés. Désiré en souriant, heureux de retrouver ces murs à l’intérieur desquels on lui faisait découvrir le monde. Nicolas en soupirant, un peu honteux que son manque d’assiduité l’obligeât à fréquenter des enfants dont la plupart avaient deux voire trois ans de moins que lui. Mais le père Gavroy était intraitable : les fainéants comme Nicolas ne méritaient même pas d’entrer en apprentissage. D’ailleurs qui voudrait d’un adolescent peu courageux, juste bon à essuyer sur les bancs de l’école des fonds de culotte de plus en plus luisants ?

    À midi, M. Jourdan vint rejoindre Émilienne à la cuisine. Il n’y avait plus de bouteille de vin sur la table. L’homme ne posa pas de question. Le contrat tacite qu’il avait conclu avec Édouard Gavroy ne prévoyait pas qu’on devait lui servir du vin à table. D’ailleurs, l’eau du robinet était excellente et l’homme en profita pour faire à Émilienne un petit exposé sur les vertus de cette boisson naturelle.

    — Si les cabaretiers proposaient cela à leurs clients, croyez-moi, Madame Gavroy, il y aurait moins de crimes. C’est l’alcool qui perd l’humanité, par exemple.

    Émilienne acquiesça. Elle mit dans l’assiette du pensionnaire un gros morceau de boudin noir, qu’elle accompagna de ce qui restait d’étuvée de la veille au soir. Elle, elle se contenta de ramasser dans la casserole en fonte les pommes de terre qu’un feu trop secoué avait fait attacher. Elle expliqua qu’elle n’avait pas grand appétit, mais l’homme la regarda en fronçant les sourcils. Puis il demanda où mangeait le reste de la famille. Édouard avait emporté une gamelle à la gare, expliqua-t-elle. Thomas dînait chez le boulanger dès qu’il avait terminé sa besogne. Quant aux deux plus jeunes, eh bien, eux aussi avaient emporté des tartines de saindoux. Ils les mangeaient chez une vague cousine, qui leur offrait une assiette de soupe. Il pensa que l’école n’était pourtant pas bien éloignée, mais ne fit aucun commentaire. C’était une affaire qu’il tirerait au clair.

    Émilienne ne le revit pas de tout l’après-midi. Elle entendit qu’il allait plusieurs fois à la cave, où se trouvait le cabinet, et en fut contrariée. Elle devait descendre nourrir le cochon et ne souhaitait pas rencontrer son hôte dans l’escalier étroit et sombre où deux personnes pouvaient difficilement se croiser. Elle sortit donc dans la rue, fit le tour de la maison et pénétra dans la deuxième cave par la cour. Elle pensa que ce ne serait pas très commode de faire cela quand les grands froids seraient là et se promit d’observer le rythme avec lequel Jourdan faisait ses visites hygiéniques au sous-sol.

    Tout le monde était déjà à table pour le souper quand Édouard rentra, tout essoufflé.

    — Beaucoup de boulot, aujourd’hui. Trop. J’ai marché le plus vite que j’ai pu, mais l’avenue Bouvier me semble de plus en plus longue. Je sens bien que je n’ai plus mes jambes de vingt ans.

    Malgré le peu de lumière que la lampe dispensait à la table, ses poignets semblaient bien noirs à côté de ses mains. Il vit que le regard de Jourdan s’y attardait et grommela quelque chose où il était question de gens qui n’avaient pas peur de se salir les mains pendant que d’autres les passaient à tourner les pages d’un registre. Jourdan se sentit visé mais, plutôt que de répliquer, il plaisanta sur cette famille où le fils avait le gilet enfariné tandis que le père ne pouvait cacher que son travail de serre-freins ne permettait guère qu’on soit impeccable même le dimanche.

    — Ils nous donnent de l’eau, à la gare, avec même de la chaude, mais on a juste le temps de se débarbouiller si on veut rentrer à temps.

    — L’hygiène est une vertu essentielle, décréta Jourdan. Je l’ai toujours dit, par exemple…

    Nicolas ne put s’empêcher de pouffer, ce qui lui valut le regard désapprobateur de son père.

    Jourdan accepta qu’on lui recoupât une tranche de pain, trouva le jambon un peu sec et lui préféra une rondelle de saucisson.

    — C’est de notre cochon, dit Émilienne. Vous l’avez peut-être vu en allant à la cave. Enfin, pas celui-là, il est mort, bien sûr. Je veux dire…

    Jourdan la regardait avec intérêt, un léger sourire sur les lèvres, comme pour l’engager à continuer. Et comme elle se taisait, il dit :

    — Non, je ne l’ai pas vu, Madame Gavroy. Ni celui-ci ni son prédécesseur. D’ailleurs, je ne suis pas encore descendu à la cave. À ce propos et pour éviter toute équivoque, par exemple, je vous demanderai de placer dans un coin de ma chambre un seau que je viderai bien moi-même le cas échéant. Le bourdaloue, c’est bien, mais cela ne peut suffire à tout, par exemple.

    Le bourdaloue ? Toute la famille Gavroy comprit que le vocabulaire de Jourdan allait les obliger à ne pas tout comprendre de ce qu’il dirait.

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