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Amère patrie: Roman régional historique
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Livre électronique253 pages3 heures

Amère patrie: Roman régional historique

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À propos de ce livre électronique

Un roman régional historique nourri de témoignages de familles belges de la Seconde Guerre mondiale

Dans le décor hallucinant d'une guerre qui les déchire, deux familles, l'une des Cantons de l'Est et l'autre de l'Ardenne, sont suivies à travers les périples de leur dislocation et de leur solitude. 
Ce roman, qui se présente comme une chronique aiguë et sans concessions à la réalité de l'Histoire, met en scène des personnages entiers et fidèles à leurs racines. Des images fugitives, des rêves d'un soir et leurs souvenirs mille fois revécus les empêchent de sombrer dans une déshumanisation mortelle.
Au-delà d'un récit remarquablement construit où l'action, la tragédie et les évocations poétiques de la nature se succèdent, l'auteur nous livre une analyse tendre et lucide des rapports humains en des temps où la peur et le désespoir écrasent les consciences.

Au-delà d'un récit remarquablement construit, l'auteur nous livre ici une analyse tendre et lucide des rapports humains en des temps où la peur et le désespoir écrasent les consciences...

A PROPOS DE L'AUTEUR 

Armand Henrion est né en 1950 à Mandeffeld. Il est licencié agrégé en philologie germanique en 1972 à l'Université de Liège et directeur du Département de Pédagogie (ILES Bastogne) de la Haute Ecole Blaise Pascal.

EXTRAIT 

Franz. Arlon, le 8 mai 1940.

La grande salle d’étude bruissait du froissement des pages tournées. Les pupitres montaient et descendaient au gré des devoirs et des leçons qu’on commence et qu’on finit. Juché sur son perchoir au coin de la grande salle, frère Albert parcourait l’assemblée des étudiants d’un regard rasant par-dessus ses grosses lunettes. Il avait hérité d’un tel strabisme divergent qu’il était passé maître dans l’art de ne jamais permettre à ses proies de savoir qui était surveillé du haut du mirador. C’était la redoutable garantie d’une bonne atmosphère d’étude. Frère Albert avait une voix tonitruante, et les garçons sursautaient à l’annonce fracassante de leur nom, suivi de l’implacable injonction « page 30 », ou « page 52 ». La sentence était tombée : vingt copies manuscrites de la trentième page du cours de religion, et récitation le lendemain soir au début de l’étude. Il croyait dur comme fer à ces punitions aussi simples que fastidieuses, même si son propre cours de pédagogie, étudié aussi par cœur il y a quinze ans déjà, ouvrait le premier chapitre par cette merveilleuse phrase : « Un bon instituteur doit aimer ses élèves et comprendre la nature de leur âme. » Ça, c’était les idées de ses maîtres de formation, mais lui était surveillant depuis quinze ans dans la même salle d’étude, sans avoir donné la classe plus d’un mois après l’obtention de son diplôme.
LangueFrançais
ÉditeurWeyrich
Date de sortie9 déc. 2014
ISBN9782874892189
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    Amère patrie - Armand Henrion

    Franz. Arlon, le 8 mai 1940.

    La grande salle d’étude bruissait du froissement des pages tournées. Les pupitres montaient et descendaient au gré des devoirs et des leçons qu’on commence et qu’on finit. Juché sur son perchoir au coin de la grande salle, frère Albert parcourait l’assemblée des étudiants d’un regard rasant par-dessus ses grosses lunettes. Il avait hérité d’un tel strabisme divergent qu’il était passé maître dans l’art de ne jamais permettre à ses proies de savoir qui était surveillé du haut du mirador. C’était la redoutable garantie d’une bonne atmosphère d’étude. Frère Albert avait une voix tonitruante, et les garçons sursautaient à l’annonce fracassante de leur nom, suivi de l’implacable injonction « page 30 », ou « page 52 ». La sentence était tombée : vingt copies manuscrites de la trentième page du cours de religion, et récitation le lendemain soir au début de l’étude. Il croyait dur comme fer à ces punitions aussi simples que fastidieuses, même si son propre cours de pédagogie, étudié aussi par cœur il y a quinze ans déjà, ouvrait le premier chapitre par cette merveilleuse phrase : « Un bon instituteur doit aimer ses élèves et comprendre la nature de leur âme. » Ça, c’était les idées de ses maîtres de formation, mais lui était surveillant depuis quinze ans dans la même salle d’étude, sans avoir donné la classe plus d’un mois après l’obtention de son diplôme. On lui avait demandé de remplacer pour quelque temps frère Joseph, mort d’une crise cardiaque foudroyante à la place qu’il occupait aujourd’hui. Il n’avait rien fait d’autre depuis, et c’était bien comme ça. Il obéissait ainsi à la voix de Dieu, de ses supérieurs, et de sa secrète aversion pour l’enseignement. Tout compte fait, enseigner le français, le calcul et le catéchisme à des bambins en culotte courte ne l’intéressait pas du tout. Mais comme c’était le chemin obligé de tous les religieux de sa génération, il avait suivi. D’ailleurs, même sa vocation ne lui paraissait pas une certitude totale : ses parents avaient éduqué leurs sept enfants avec l’unique objectif d’en offrir le plus possible au Seigneur. Ils avaient pleinement réussi : deux religieuses, deux prêtres, et lui chez les Frères maristes. Il restait deux sœurs plus jeunes dont le sort n’avait pas encore été fixé. De toute manière, le nom du père ne franchirait pas la limite de leur génération.

    Frère Albert appréciait tout particulièrement le premier jour de l’année scolaire, où il pouvait toiser de la hauteur de l’estrade, du pupitre et de sa soutane les visages craintifs des nouveaux de première année, qui occupaient d’office les premiers bancs de la salle. C’était chaque année le même discours, les mêmes anecdotes, mot pour mot, un rituel immuable.

    Frère Albert observait depuis quelque temps déjà un gibier bien intéressant au huitième rang de l’armée de pupitres : il ne voyait de sa proie que les cheveux blonds ondulés et une main qui tenait le couvercle du pupitre levé. C’était la manœuvre classique de celui qui veut parler à son voisin sans être vu, en feignant de chercher un cahier à l’intérieur du banc. Il fixa son regard sur le garçon qui partageait le banc avec le bavard – car celui-ci était déjà coupable. La position était correcte, crayon dans une main, tête penchée sur le cahier. Mais le surveillant n’eut aucune peine à déceler les secousses régulières qui animaient les épaules du garçon. Le pauvre pouvait à peine réprimer son fou rire. Il était flagrant que la blague venait de sa gauche, de derrière ce couvercle de bois si ostensiblement levé. La cause était entendue. Une clameur fit sursauter toutes les têtes et provoqua quelques pâtés d’encre sur les cahiers : — Franz Schröder, page 40 !

    Le couvercle de bois descendit lentement, l’étudiant baissa la tête, vaincu.

    — Hé, Franz, le pion veut te voir. Dans son bureau, tout de suite !

    Franz appréciait peu cette convocation. Il était quatre heures de l’après-midi, la récitation de sa punition était prévue à huit heures du soir, et d’ailleurs il n’était pas prêt du tout. Cette maudite page 40 n’en était qu’à la dixième copie et, quant à la mémoire, n’en parlons pas ! Franz avait établi un plan de travail serré mais praticable pour se présenter devant frère Albert avec ses vingt feuilles et une connaissance suffisante du texte, ce qui lui permettrait d’éviter l’effet boule de neige des copies supplémentaires. Franz bouillait de rage devant cet arbitraire – quatre heures d’avance ! Il y avait aussi l’absurdité de la tâche ; les premiers mots étaient - ception de la Vierge et les derniers beauté du mira-. L’étudiant avait volontairement gardé les mots coupés en deux, la page 140 était et restait la page 140, et à punition imbécile, travail imbécile. Le pauvre Franz, en traversant la longue allée vitrée qui menait aux chambres des religieux, ne voyait pas bien comment il allait en sortir.

    Chaque fois qu’il pénétrait dans cette partie de l’école, il vivait un réel changement d’univers. Autant la partie école lui semblait claire et dure, autant le quartier communautaire était à ces yeux sombre et doux. D’un côté des larges couloirs au dallage bruyant, pleins d’échos et de résonances, de l’autre des petits vestibules dont le parquet ciré rendait juste le bruit des pas, et des meubles patinés sous les portraits d’augustes défunts étranglés par leur plastron. Au milieu des hautes portes, des noms tantôt inconnus (CF Symphorien, CF Balthazar, CF Cyrille), tantôt familiers (CF Michel, CF Jean). Il lui arrivait de croiser au hasard de ses missions dans cette partie de l’institut des silhouettes courbées et recroquevillées de vieux religieux dont il pouvait à peine voir le visage, qui ne sortaient jamais de l’ombre de leur refuge, et qui semblaient aussitôt mangés par l’obscurité dès que leur chemin avait croisé le sien. Il ne restait alors qu’un léger frottement de sandales qui s’éloignait aussi, puis un claquement de porte ici ou là, et Franz, en se retournant, se demandait chaque fois si c’était bien un être vivant qui venait de passer, et dans quel univers ce spectre avait basculé derrière la porte close. Il lui semblait que vieillir devait être une chose bien terrible, et que cela ne lui arriverait jamais.

    Il frappa à la porte de frère Albert, deux petits coups polis et distincts, auxquels répondit un sonore « Entrez », comme si la porte n’avait été qu’une paroi de papier qui faisait illusion. C’était une pièce carrée, avec un plafond très haut, joliment orné de moulures compliquées en plâtre jauni, une double fenêtre donnant sur la cour de récréation, et une porte basse à gauche… la chambre à coucher ? Franz n’avait jamais vu de lit dans ces pièces de religieux, et pourtant il fallait bien qu’ils dorment quelque part ! Ce ne pouvait être que là.

    — Ah ! c’est vous, Schröder ? Avancez, je dois vous parler.

    Franz sentit tout de suite qu’il ne s’agissait pas de la punition ; ce n’était ni le ton ni la formule.

    — Schröder, vous devez savoir comme tout le monde que les Allemands ont déjà envahi quelques-uns de leurs voisins, et il se pourrait qu’ils veuillent en faire autant avec la Belgique. Ce ne sont peut-être que des rumeurs. Sans doute. D’ailleurs, beaucoup de soldats sont dans leurs familles. C’est que la situation n’est pas si grave qu’on le dit. Mais enfin, Schröder, vous êtes des « pays rédimés », comme plusieurs de vos amis ici, et vous savez ce qui vous arriverait si les Allemands prenaient la région ?

    — Oui, Frère. Papa m’a dit à Pâques que je serais forcé d’être soldat allemand.

    — Eh oui, Schröder. Vous et plusieurs de vos amis ici, parce que vous auriez l’âge de porter les armes. Qu’estce que vous en pensez ?

    — Moi, Frère, je ne serai jamais allemand. Mon père a toujours dit qu’il était belge, et qu’il le resterait. Moi aussi.

    — Fort bien, Schröder, fort bien. Je vous ai fait venir pour vous dire autre chose encore. Si les Allemands viennent chez nous, vous devez savoir que nous avons tout prévu pour vous et vos amis. N’ayez aucune crainte. Vous êtes l’aîné. Mais ne le dites à personne pour l’instant. Ça ne sert à rien de faire peur à tout le monde. C’est tout. Vous pouvez aller.

    — Merci, Frère.

    Franz esquissa un sourire de remerciement, essaya d’accrocher le regard du religieux derrière ses épaisses lunettes, mais frère Albert avait déjà saisi un livre sur le coin de la table et l’avait ouvert d’un geste brusque, comme si dans cette mise en scène il avait surtout soigné sa sortie.

    Au moment où Franz posait la main sur le bouton de cuivre de la porte, il reçut une dernière phrase dans le dos :

    — Et n’oubliez pas votre punition pour ce soir !

    « La vache ! » pensa Franz, qui se demandait s’il n’avait pas dit cela à haute voix. Il s’efforça de refermer doucement le battant. Dans sa tête se disputaient plusieurs humeurs. D’abord la rage d’avoir été fusillé si près de la ligne, alors qu’il espérait une amnistie pour sa récitation ; une fierté réelle d’être le plus âgé des gars des Cantons de l’Est, celui à qui l’autorité confie un secret ; et enfin, comme une lame de fond qui noyait tout le reste, l’impression qu’une catastrophe allait se produire, quelque chose de terrible et qui le menaçait déjà.

    Franz Schröder appartenait à cette population de langue allemande qui vivait en Belgique depuis la fin de la dernière guerre. En fait, eux n’avaient pas bougé, c’est la frontière, ce filet invisible, qu’on avait déplacée tantôt à gauche, tantôt à droite, au gré des coups de canon et de baïonnette qui gagnent ou qui perdent. Rien n’avait changé dans son village de l’Eifel, les hivers étaient toujours durs et longs, et le pain difficile à gagner. Son père avait fait la Grande Guerre du côté allemand, casque à pointe et moustache, et il racontait volontiers qu’il avait traversé la région d’Arlon à pied, sans savoir où il allait. Il se souvenait d’une bijouterie pillée par les siens au coin de la grand-place de Florenville, et aussi de quelques noms de villages français frontaliers : Matton, Pure… où ils étaient restés quelques jours en repos. Il n’avait pas fait Verdun, mais il gardait tout de même depuis 1917 une jambe raide par la faute d’un éclat d’obus qui lui avait déchiré le genou droit. Et il aurait ajouté qu’il pouvait désormais prévoir la pluie, tant il souffrait quand le vent tournait à l’ouest. À l’Armistice, le père Schröder avait installé sa jeune épouse Katharina dans une ferme du haut plateau. Leur premier enfant fut une fille, Hilde, et en 1921 naquit Franz, le mieux placé de la famille car il était l’aîné des garçons. C’est qu’à l’époque, les bonnes fées de la destinée – et l’argent de la famille – choyaient les garçons, et surtout l’aîné. Bien sûr, Franz devait mettre la main à la pâte, traire, faucher, moissonner, nettoyer l’étable, mais depuis l’âge de douze ans, cela ne signifiait pour lui que les vacances scolaires. Ses parents avaient décidé qu’il serait instituteur, un métier prestigieux et utile, et les deux sœurs en âge de travailler – Hilde et Anna – avaient été placées dès leurs seize ans dans de bonnes familles bourgeoises de Liège et de Verviers pour y parfaire leur français… et nettoyer le linge, langer les gosses, cuisiner et récurer ; leurs gages allaient presque entièrement à l’éducation de Franz, qui avait trouvé par la filière des Frères maristes une place d’élève à l’École normale d’Arlon, en passant trois ans d’antichambre à Habay. C’est d’ailleurs là que son frère cadet Anton se trouvait en ce moment, sur les traces de son aîné, à cinq ans de distance.

    Lors de son dernier retour au pays, à Pâques de l’année 1940, Franz avait senti un changement. On ne pouvait pas parler de violence ou de remue-ménage. Mais quand même, certaines familles ne se parlaient plus, les sorties de messe le dimanche matin avaient perdu leur atmosphère d’assemblée. Ce n’était plus ça. Même parmi les jeunes de son âge, presque tous déjà à la ferme paternelle pour la vie, il y avait des groupes qui se réunissaient plus loin avec des airs de complot. Cette atmosphère attristait fortement le père Schröder. Il était un personnage important au village, car il avait la fonction de sacristain. Son apogée hebdomadaire était la collecte des deux messes dominicales. Depuis vingt ans, chaque jour du Seigneur le voyait remonter d’un même pas claudicant le chemin de terre qui reliait l’église à sa maison, portant dans deux petits sacs de velours grenat les oboles versées par la charité mesurée des paroissiens. Col blanc, cravate sombre, costume gris impeccable et bottines cirées. L’uniforme des dimanches. Et après le rituel du comptage des pièces – le père Schröder pouvait dire par cœur quelle précise fortune chacun de ses concitoyens sacrifiait au culte – c’était le moment du verre de schnaps, le seul de la semaine, que l’on partageait avec un ami en visite avant le repas.

    Mais les amis avaient depuis quelques mois tendance à rester chez eux, et c’est ainsi qu’une chape de méfiance avait coulé sur cette trentaine de fermes au milieu du plateau. Au milieu du plateau et au bord de l’Allemagne ! Car c’est bien de là que parvenaient les rumeurs les plus extravagantes. Le chancelier Hitler voulait envahir le monde entier, et le village pour commencer. Il massacrait les Juifs et mettait tous ses ennemis, même les bons Allemands, dans des camps de travail forcé, il avait une armée puissante, il avait donné du pain à tout le monde, il n’aimait pas les enfants, il parlait bien à la radio, il mangeait de la chair humaine, il avait sauvé l’Allemagne du désordre, il était fou, il était un génie. Déjà, dans le village, on entendait certains manifester tout haut leur soutien enthousiaste à ce régime nouveau, et ils s’efforçaient d’en persuader les autres à renfort d’arguments et de coupures de journaux. Il y avait une chose qui unissait fondamentalement le haut plateau belge à l’Allemagne nouvelle ou ancienne : la langue. Le patois du village était le même qu’à Aix, qu’à Prüm, et au-delà, l’allemand officiel, même très coloré d’accent local, était un bien meilleur passeport que le français somme toute assez peu parlé par cette génération de paysans. La langue allemande leur donnait un sol commun avec leurs turbulents voisins.

    Franz échappait à cette règle ; depuis huit ans, le plus clair de son temps se passait à Arlon, et les Frères pourchassaient férocement dans les conversations toute trace de parler germanique. Ils avaient si bien réussi avec Franz que celui-ci devait à chaque retour au pays patienter un ou deux jours avant de retrouver la manière. Et son français était à présent tout à fait libéré de l’épaisseur naturelle de sa langue maternelle. Il ne savait pas encore à quel point ce fait lui serait un jour d’un grand secours.

    Le cours de géographie se traînait au gré du cours tortueux du Danube. Il traverse tant de pays avant de se jeter dans la mer que cela ferait bien une question d’examen, se disait Franz. Le soleil jouait avec le damier des carreaux qui séparaient la classe de la grande verrière, mais on ne pouvait pas encore dire si ce serait une belle ou une triste journée. Franz ne parvenait pas à fixer son attention sur la carte pendue au tableau, il ne cessait de remuer dans sa tête le discours sibyllin de frère Albert, et à tout moment il se prenait à penser l’avenir comme un coup de dés : si j’ouvre le livre avant la page soixante, il n’y aura pas de guerre. Si la mouche dépasse le porte-plume, je vais mourir bientôt. Et la guerre n’avait pas lieu, et il mourrait bientôt. S’il avait parié que la guerre allait éclater quand la règle métallique du professeur aurait touché la ville de Budapest, il aurait eu raison. C’est à ce moment précis que le directeur fit irruption dans la classe sans frapper. Le professeur sursauta, la règle tomba de ses mains, dégringolant de la Méditerranée vers l’Afrique au bas de la carte, puis sur l’estrade où elle fit un bruit de petit bois fendu. Hors d’haleine, frère Rodolphe annonça d’une voix qu’il voulait calme : « Rassemblement dans la grande cour, la communication est importante. » Ils se levèrent tous, certains rangeaient leurs cahiers dans leurs cartables avec les gestes mesurés des voyageurs qui préparent un grand départ. Franz avait rempli sa mallette de tout ce qui restait dans son banc, il sentait qu’il le quittait pour longtemps, il allait pouvoir livrer aux autres son secret. Frère Rodolphe annonça sobrement que les Allemands avaient envahi la Belgique le matin même, que les quelques externes rentrent chez eux, que les internes francophones et germanophones allaient être acheminés en lieu sûr, et que l’école était fermée jusqu’à nouvel ordre. Il conclut, la gorge nouée : « Que Dieu nous garde ! » « Les Boches n’ont qu’à rentrer chez eux ! » cria d’une voix hargneuse Jean Mathieu, l’un des meneurs de la troisième année. Il était connu pour sa rancune tenace à l’égard de la vingtaine d’élèves du haut plateau qu’il considérait comme des espions ou des parasites.

    « C’est une parole inadmissible ! » répliqua frère Rodolphe, après un moment de stupeur. « Ils sont Belges et fiers de l’être, ils seront protégés comme les autres ! »

    « Plus que les autres » pensa Franz qui savait ce qui l’attendait : l’uniforme allemand ou la fuite. Le silence se fit dans le groupe, Mathieu marmonnait des mots de colère, les autres se regardaient furtivement, avec des yeux désemparés, comme les passagers du bateau à l’annonce du naufrage.

    C’est frère Albert qui rompit le lourd silence, en leur demandant d’une voix moins bruyante qu’à l’accoutumée d’aller faire leurs valises. Un repas serait servi dans le grand réfectoire dans une heure. Dernière cène…

    Vers trois heures, avec le soleil de printemps dans les yeux, le groupe de garçons embarquaient dans le train qui les emmenait vers le sud. À la fenêtre d’un compartiment, Franz vit une main agiter avec frénésie une casquette à carreaux : c’était son jeune frère Anton, son compagnon d’exode.

    Félix. Ardenne, le 10 mai 1940.

    Le jour était déjà levé. On ne pouvait pas encore dire si ce serait une bonne ou une mauvaise journée. Le soleil gagnait lentement sur les nuages, mais il y avait de la timidité dans les rayons.

    Félix marchait d’un bon pas. Dans la mallette de cuir brun devaient se trouver les tartines de pâté, la pomme et la gourde de café encore brûlant que Louise préparait depuis quelques mois, quelques doux mois de mariage ; et chaque fois que Félix quittait la petite maison dans le talus de schiste, il quittait un nid, comme un oiseau doit à regret quitter chaleur et sécurité pour voler de ses propres ailes. Il faut dire que Louise savait tout faire, il était bien avec Louise. Et il quittait aussi chaque matin un corps doux et lisse auquel il était parfois resté accroché toute la nuit, couché comme elle sur le côté, ses bras entourant le buste, une main posée sous le sein, les jambes dans le même arc, et ses pieds toujours chauds contre ceux de Louise toujours froids.

    Le chemin de terre montait lentement entre deux fossés couverts d’herbe et de fleurs, renoncules et marguerites encore luisantes de rosée, et les gravillons s’enfonçaient dans les traînées d’argile qui striaient le chemin comme une grande chevelure. Il avait dû pleuvoir cette nuit, et beaucoup !

    Il n’avait rien entendu, et c’était bien ainsi ; avant de se marier et de vivre avec Louise, n’importe quelle averse le réveillait, il rêvait souvent d’inondations dans lesquelles il mourait noyé. Rien de tout cela ne venait plus troubler les profondes heures de sommeil d’après l’amour.

    Un bruit de pas alertes derrière lui le fit se retourner. Il

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