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La battue
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Livre électronique217 pages3 heures

La battue

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À propos de ce livre électronique

Après deux années d’enquêtes peu spectaculaires, trafics de voiture, cambriolages, quelques meurtres passionnels dont il ne faut même pas chercher l’auteur, l’inspecteur Juste se trouve confronté à un, puis deux assassinats sauvages dans les bois de l’Ardenne profonde.

La chasse réglementée et le braconnage organisé constituent deux mondes qui ne poursuivent pas toujours le même gibier, ni par les mêmes moyens. Les tireurs sont parfois les mêmes et la discrétion des Ardennais n’aide pas la police. Quand un tueur mystérieux se met à la chasse à l’homme avec une arme de gros calibre, la peur augmente et le chasseur peut devenir gibier.

Au travers des indices, l’inspecteur Juste recherchera l’assassin…
LangueFrançais
ÉditeurMemory
Date de sortie29 juil. 2014
ISBN9782874132209
La battue

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    Aperçu du livre

    La battue - Armand Henrion

    CHAPITRE 1 DIMANCHE

    Raymond Tigne a eu cinquante ans hier matin, à sept heures quinze exactement. Voilà pourquoi il marche aujourd’hui le long de l’Ourthe vêtu d’une superbe veste kaki offerte par sa maman pour son anniversaire.

    Tout s’est passé hier exactement comme les autres années : un bon repas, la sœur, le beau-frère et les trois enfants avec la mère autour de la table, une cravate (la sœur), un Bourgogne dix ans d’âge (le beau-frère), rien (les enfants), et un vêtement pour l’hiver (la maman). Et le gâteau avec autant de bougies que d’années, que Raymond souffle toujours méthodiquement, en deux ou trois fois, ce qui donne à la crème fraîche du dernier quartier l’allure si appétissante de la neige carbonique parsemée de cristaux de suie, comme dans les meilleurs incendies. Il y a deux ans, c’était un pull-over de grosse laine, l’an dernier un imperméable réversible, et cette année … un vrai body-warmer avec de chaque côté sur l’avant deux poches à bouton pression et deux autres à fermeture éclair, où Raymond Tigne a déjà placé les objets indispensables à ses longues marches en forêt : le téléphone portable, les galettes de sésame, le canif à manche d’ivoire. La quatrième poche n’a pas encore trouvé d’usage. Elle restera peut-être vide. Dans les trois autres, l’ordre des choses est désormais immuable.

    Etonnant que la maman ait offert cette fois-ci un cadeau sans manches, elle qui lutte depuis un demi-siècle pour que jamais son petit ne prenne froid. Elle a probablement cédé à l’effet de mode, étudié les folders de réclames et de soldes comme d’autres lisent des romans. Elle a dû céder au charme de ces mannequins masculins qui posent sur un fond de forêt urbaine, le pied chaussé de neuf posé avec aplomb sur une bûche trop propre, tenant d’une main un merlin brillant d’inutilité, avec sur le côté le coffre savamment entrouvert d’un 4x4 aux roues étincelantes.

    Raymond Tigne a cinquante ans, mais il ne les fait pas. Enfin, pas partout. Il est de taille moyenne. Un certain embonpoint bien caché sous des chandails assez amples, un crâne de plus en plus dégarni que la casquette dissimule, tout cela témoigne de l’homme mûr. Mais ce qui ne change pas, c’est ce visage tout rond, à la peau rose à peine tachée de poils de barbe épars, ces joues dodues et ce regard perpétuellement apeuré d’un adulte qui n’a jamais vraiment quitté l’enfance.

    Raymond Tigne est un forcené de la marche en forêt. Et il habite au milieu de sa passion. Valogne est un village d’à peine six cents âmes, posé en plein milieu des bois de l’Ardenne, dont les habitants ont parcimonieusement colonisé juste assez de terres de culture pour faire survivre les quelques fermes qui y subsistent encore. Quand il monte au grenier dans la maison paternelle, il ouvre la barbacane de l’est et ne voit à l’horizon que des arbres, à perte de vue. A la fenêtre de l’ouest, c’est le même paysage de frondaisons, de chênes et de sapins, de bouleaux et de hêtres qui alternent sur la ligne du ciel leurs murs de vert et de brun.

    Raymond a toujours vécu dans la maison paternelle, il a toujours vécu à Valogne, et il y mourra. Bien sûr, il y a les journées de travail à Rochelle, les fastidieux horaires du guichet de la poste, mais il faut bien gagner sa vie, entretenir la mère et la maison. Cependant, le temps selon Raymond s’articule autour des promenades du dimanche, comme d’autres vivent les semaines en parlant du jeudi au samedi du match du dimanche à venir, et du lundi au mercredi de ce même match et de ce qu’il a rapporté de bonheur ou de tristesse, selon le score. Raymond mitonne ses balades comme un orfèvre : analyse de cartes, étude de la météo, préparation du matériel. Dès le dimanche soir, il note dans un cahier qui fait office de journal de bord l’itinéraire qu’il a parcouru, les heures de départ et de retour, les fleurs, animaux, arbres et autres faits saillants découverts au hasard des kilomètres. A raison d’ une moyenne de trente kilomètres par sortie, Raymond a récemment calculé — non sans fierté – qu’en vingt-cinq ans de marche solitaire, il avait déjà presque accompli un tour de la terre, sans s’être jamais éloigné de son lit plus loin que le périmètre de ses quatre cartes d’état-major.

    Il a cependant aujourd’hui un autre élément à gérer : depuis deux semaines, la chasse est ouverte, et il faudra patienter, ruser, calculer les itinéraires pendant deux longs mois encore avant d’être débarrassé de ces gêneurs. Raymond n’aime pas la chasse. Il n’irait pas jusqu’à dire qu’il n’aime pas les chasseurs, car ce serait prendre des risques, surtout à voix haute : ses trois voisins immédiats sont des passionnés du fusil, une frénésie qu’ils ont transmise à leurs enfants, et qui mesure le temps comme le football ou la marche, en ce qui précède l’automne, ces longs mois d’impatience où il est interdit de faire feu, et ce qui suit décembre, cette éternité de jours où l’on ne peut plus tirer.

    Raymond marchait le long de l’Ourthe. Il avait laissé sa voiture près du pont, dans la vallée. Son but aujourd’hui était double : de toute façon trente kilomètres qui le mèneraient lentement vers les crêtes, passé la forteresse celtique où les fouilles avaient été abandonnées, passé le pont de fer au dessus du petit barrage à saumons, puis l’ascension du versant opposé, les stations rituelles aux trois points de vue d’où il étudierait les nouvelles coupes de bois, et enfin le retour vers la voiture en redescendant le long des deux ruisseaux qui se jettent dans l’Ourthe au Vieux Pont. Ce parcours lui permettrait aussi de vérifier que ses sapins sont indemnes. Son père lui avait laissé quelques parcelles boisées avant de mourir, il y a déjà vingt ans, d’une maladie infectieuse mal soignée dans un corps chétif. Une des parcelles longeait la rivière sur deux cents mètres au bout de la partie praticable du chemin sur lequel il marchait. Et Raymond était inquiet. Il pleuvait depuis dix jours presque sans discontinuer, les cours d’eau avaient gonflé, le journal télévisé montrait déjà les caves inondées des maisons de Dinant et d’Esneux, comme à chaque fois que les éléments se déchaînent. A sa droite, l’Ourthe charriait des flots boueux, son lit avait déjà doublé de largeur depuis l’été, et l’eau venait clapoter au ras des berges avec un petit bruit sinistre. Après un kilomètre, Raymond dut quitter le chemin et monter dans le versant pour éviter l’eau qui avait envahi l’ancien gué des chariots. Il n’aimait pas marcher avec des bottes en caoutchouc, le pied transpire, il n’a pas d’assise et glisse sur les racines dissimulées sous les feuilles. Mais par un temps pareil, marcher avec des bottines eut été de la pure folie. Il acceptait les bottes comme un moindre mal.

    En redescendant sur le chemin, il glissa à nouveau et s’étala dans un roncier qui agrippa sa nouvelle veste au risque de la déchirer. Raymond jura, se remit debout, écarta avec précaution les ronces tentaculaires qui s’accrochaient à la laine de ses manches. Il prit encore quelques minutes pour extraire de sa main gauche trois épines qui s’étaient logées dans la peau.

    Il se remit à pleuvoir. Heureusement, il avait sa casquette. Il pensa que son imperméable réversible de l’an dernier aurait été plus adéquat que le body-warmer neuf qui, comme pour mériter son nom, commençait à lui donner chaud sans protéger pour autant ses bras de la pluie. Raymond n’avait pas de bonnes sensations ce jour-là. Il détestait tomber, c’était pour lui comme un manque d’intelligence. De plus, la rivière tumultueuse le remplissait de crainte, la crainte de se noyer chez un homme qui ne sait pas nager.

    Vivement la parcelle de sapins, qu’il puisse commencer à monter, à quitter l’inquiétant voisinage du courant. Il se remit en route. Il eut à peine un regard pour le petit camping de caravanes de l’autre côté de l’eau, cette vingtaine de cubes de métal blanc flanqués d’auvents en plastique décolorés par le soleil et les averses. On imaginait mal que ce bivouac désert allait dans quelques mois reprendre vie, rassembler à nouveau des Hollandais bedonnants et d’opulentes Flamandes autour de barbecues sans fin. L’eau venait déjà titiller les roues des caravanes les plus proches de la berge, et s’il pleuvait encore pendant une semaine, ce serait le même cirque qu’il y a cinq ans, quand trois masses de ferraille étaient parties avec les flots s’éventrer contre les rochers un kilomètre plus loin, vomissant dans la rivière des fauteuils pliants, des ballons et des cerceaux qui étaient allés mourir sur les berges au gré des virages suivants, en faisant de la vallée un dépotoir insupportable.

    Il allait bientôt atteindre la grande courbe de l’Ourthe, où la rivière depuis des millénaires vient buter sur une muraille rocheuse qui la force à dévier vers la gauche. C’est là que les caravanes s’étaient échouées. On les avait péniblement retirées du courant avec une grue qui avait abîmé la rive du côté de Valogne. Il y avait à cet endroit un constant fatras de troncs d’arbres empilés, d’où pendaient des restes de paille et de foin qui témoignaient de la hauteur impressionnante des crues de printemps.

    Son regard s’arrêta sur une étrange forme accrochée dans les arbres, juste à hauteur de l’eau. Il fit un effort pour mieux voir, mais l’humidité perlait ses lunettes de petites gouttes de vapeur, et sa vue n’était plus aussi bonne qu’avant. Et il avait choisi de ne pas prendre ses jumelles. Le temps ne s’y prêtait pas. Sur une centaine de mètres, un rideau de jeunes saules masquait le rocher. Il accéléra le pas. Puis, dès que la vue se libéra, il s’arrêta net, pétrifié. Là, devant lui, une forme disloquée émergeait à peine de l’eau brune, mais Raymond ne pouvait pas refuser de la reconnaître pour ce qu’elle était : un corps humain. Il voyait clairement un bras soulevé à hauteur des arbres échoués, une tête tournée de côté et regardant vers le bas, et les carreaux rouges et noirs d’une veste qui se gonflait d’eau à chaque vague projetée par la rivière.

    Pendant une minute, Raymond resta immobile. Une angoisse inconnue l’étranglait. Il sentait son cœur battre à toute vitesse dans sa poitrine… Puis il se lâcha :

    – Nom de Dieu ! Merde ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

    Les jambes tremblantes, il se remit en marche. Le chemin devenait à cet endroit un tout petit sentier à peine plus large que les pas d’un homme, qui donnait un passage étroit à deux mètres au dessus de l’eau en longeant la roche luisante de pluie. Raymond s’arrêta à hauteur du cadavre qui dansait doucement dans l’eau noire. C’était un homme de forte corpulence. On devinait sous l’eau le reste du corps qui devait être coincé dans les branches ou dans une cavité de la roche. A intervalles réguliers, un pied chaussé d’une bottine brune remontait à la surface pour ensuite replonger, comme si le cadavre avait encore une vie propre. Un inconnu, se dit Raymond, en espérant ne pas se tromper. Il descendit prudemment la paroi rocheuse dix mètres derrière la vision macabre. Au moment où il allait poser le pied sur un des troncs échoués, il hésita. Et si l’arbre se détachait de son ancrage et se mettait à flotter, poussé par le poids de son corps à lui ? Il y aurait deux cadavres pour le prix d’un seul. Il pensa un instant rebrousser chemin. Appeler des secours. Ridicule ! Le type est mort. Il n’y a plus d’urgence.

    Raymond ne savait pas ce qui le fit quand même avancer sur le tronc. Le bois lisse était comme enduit de savon. Et ses bottes qui n’offraient pas de prise. Il testa la stabilité du tronc en fléchissant deux fois les genoux. Ça avait l’air solide. Il fit quatre pas prudents de côté, en se tenant aux grosses branches nues des sapins couchés dans l’eau, et c’est ainsi qu’il parvint juste au dessus du corps du noyé. Son cœur battait la chamade. Et maintenant, que faire ? A quoi cela servait-il d’être ici, au dessus d’un bonhomme qui avait cessé de respirer depuis belle lurette et que rien ne ramènerait à la vie ?

    Il s’accroupit sur le tronc tout en tenant une branche de sa main gauche. Le bras du mort était à portée maintenant, sa tête aux cheveux noirs plaqués sur le crâne à un demi-mètre de lui. Il n’aurait pas le courage de le toucher. Pourtant, il devrait bien lui soulever la tête pour voir de quoi il avait l’air. Il avisa un petit bâton flottant sur place le long de l’arbre mort, il recula avec précaution, saisit le bâton et le dirigea vers le menton du cadavre. La résistance était surprenante. Il faillit glisser, se reprit à une branche et recommença l’opération. En reculant encore de quelques centimètres, il put viser mieux. Le menton se releva, imprimant un mouvement de balancier au corps qui se remit à bouger dans l’eau. Tigne tenait le bâton de toute la force de son bras droit. Le visage du mort se tourna lentement vers le ciel : inconnu. Ouf. Inconnu. Nez fin, moustache noire, la quarantaine. Mais cette nouvelle rassurante fut de courte durée : avant que ses forces l’abandonnent, Tigne eut le temps de voir au milieu du front du noyé un trou qui ne saignait plus, aux contours parfaitement circulaires de peau bleue et rose lavée par le courant : le trou que laisse sans aucun doute possible une balle de fusil.

    CHAPITRE 2 DIMANCHE

    François Juste était assis à son bureau depuis plus d’une heure, et il avait l’impression de n’avoir encore rien fait. La pile de documents à sa gauche avait certes diminué de hauteur, mais il n’aurait pas pu dire si le traitement qu’il lui avait réservée était pertinent. Certaines feuilles avaient rejoint des classeurs sans être lues, d’autres étaient passées sans raison de son coude gauche à son coude droit, et le bac à papier avait aussi reçu sa part.

    Juste laissa errer son regard sur les quelques sapins qui remuaient au vent de novembre. C’étaient les seuls arbres qui étaient restés debout quand on avait décidé de construire sur ce terrain un nouvel immeuble réunissant la police judiciaire et la gendarmerie fraîchement mariés par la politique sous le nom bizarre de « police intégrée ». Une opération chimique assez peu réussie aux yeux de Juste et de ses collègues, qui n’y voyaient aucun avantage et certainement beaucoup d’inconvénients, à commencer par une diminution de moyens. On aurait dit que tout l’argent disponible était allé au bâtiment neuf. Juste aurait été ingrat de nier qu’il avait maintenant enfin un bureau digne de ce nom, au mobilier fonctionnel, avec des portes qui ferment et des armoires stables, et même, le nec plus ultra, une cuisine-réfectoire où trônait une machine à café qui faisait du bon café, et que Juste fréquentait entre deux dossiers, entre deux interrogatoires. Il devait boire ses deux litres par jour. C’était une des nombreuses choses qui n’étaient pas bonnes pour sa santé et qu’il feignait d’ignorer.

    Il avait fait le compte : ils disposaient d’un nouveau commissariat, chacun avait son ordinateur, la climatisation était prévue – dans une région où le mercure ne monte que rarement au dessus de vingt-cinq degrés. Mais au passif, il y avait une voiture et une camionnette en moins, deux agents avaient été mutés à Bruxelles contre leur gré, et on parlait de fusionner Rochelle avec la brigade voisine, ce qui reposerait la question de la destination de leurs beaux bureaux. Tout cela concordait selon Juste. La police était une affaire assise, une question de dossiers que l’on traite à distance, sur des écrans, et de moins en moins un travail debout, fait de proximité et de terrain. Exactement le contraire du discours politique. Juste n’avait plus envie de s’élever contre ce qui lui apparaissait comme une perversion du système. Il ne voulait plus se battre. Depuis deux ans, quelque chose en lui s’était brisé. Maintenant, il fonctionnait.

    Il alluma une pipe. Un autre problème de santé

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