Asymptotes
Par Armelle Gréhan
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Aperçu du livre
Asymptotes - Armelle Gréhan
Asymptotes
Armelle Gréhan
Asymptotes
Roman
LES ÉDITIONS DU NET
22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2014
ISBN : 978-2-312-02093-8
Chapitre 1
Munich, Automne 2003
Elle avait connu Markus un an plus tôt. Depuis ils ne s’étaient plus quittés.
Elle se souvenait parfaitement bien de leur rencontre.
Un jour blanc et froid. Un samedi d’hiver. Samedi après-midi, le moment où le temps s’arrête dans les villes allemandes. Les stores des magasins s’abaissent, les familles se resserrent, les rues se vident, les cafés se remplissent. Les solitudes s’amplifient et les peines se creusent. Ceux qui sont malheureux le sont encore plus. Seuls les allemands peuvent s’habituer à cette immobilité-là. Pour les étrangers, ce sont les moments où le mal du pays est à son paroxysme.
Elle détestait ces week-ends munichois. Un an qu’elle vivait à Munich et elle ne s’y faisait toujours pas. Un engloutissement opaque. Rien ne la distrayait. Elle n’avait envie d’aller nulle part. Elle se sentait menacée par les grandes artères exsangues qui quadrillaient la ville. Alors, elle marchait. Et elle chantonnait. Pour se tenir compagnie, pour donner le change à cette grisaille qu’elle sentait monter jusque dans sa bouche. Ou bien elle s’enfermait dans les salles de cinéma. Ou pire encore, elle restait tapie dans son appartement surchauffé à la moquette épaisse. Les rues étaient désertes. Adélaïde sentait le froid lui engourdir les jambes. C’était un froid sec, blanc et incisif. Ce jour-là, elle devait aller retrouver Anna, une amie, française comme elle. Elle travaillait avec Markus, un collègue juriste et francophile, sur une traduction difficile. Adélaïde ne le connaissait pas mais il était entendu qu’elle la retrouverait chez lui en fin de journée et qu’ils passeraient la soirée tous les trois. Adélaïde avait accepté, au moins ils parleraient français.
C’est parfois tellement reposant de parler sa langue maternelle. Les mots glissent, ils devancent la pensée, n’ont pas de peine à se formuler. Ils s’imposent, existent à eux seuls. Les phrases françaises sont comme du miel dans la bouche, elles sont douces et ouatées. Même si Adélaïde maîtrisait bien la langue allemande, il y avait toujours cette peur de l’erreur grammaticale, de la faute de déclinaison, qui trahirait sa différence.
Parfois, avec l’allemand elle avait le sentiment de rester à la lisière de ses pensées, de ce lieu où elle ne savait aller autrement qu’avec ses mots à elle, dans sa langue à elle. En français, elle pouvait dire tout ce qui lui traversait l’esprit. Elle n’avait qu’à ouvrir la bouche. Elle pouvait s’abandonner. Et ça, c’était un luxe inouï.
Mais l’allemand était pour elle la langue parfaite par excellence, celle qui pouvait tout désigner. Elle aimait sa précision chirurgicale. Solitude, au hasard, pouvait s’exprimer de plusieurs façons selon son intensité, son origine et la façon dont elle est ressentie. On est allein lorsqu’on est physiquement seul, einsam lorsqu’on est esseulé et mutterseelenallein exprime la solitude absolue.
Adélaïde était passionnée de mots. Elle les explorait en français, en allemand. Sa vie était peuplée de mots. Mais elle aurait aimé pouvoir s’en passer, en faire l’économie. S’en débarrasser, comme d’habits encombrants. Car les mots perturbent. Ils nomment ce que parfois on devrait taire. Ils ont des faces cachées, des ombres à décrypter.
Les mots. À quoi servent-ils ? Souvent ils remplissent un vide, n’existent que pour combler. Parfois ils obstruent la pensée ou sont simplement superflus. Ils peuvent blesser, magnifier, célébrer. Les mots, pure invention de l’esprit. Ils désignent, expliquent, décortiquent, ils donnent la mesure et battent le rythme. Ah, le merveilleux pouvoir des mots.
La première fois qu’Adélaïde vit Markus, ce fut dans un miroir.
Elle était en avance, avait sonné à cette porte haute et massive de l’Agnesstrasse. Anna était venue lui ouvrir et lui, était resté à sa table de travail. Il avait levé la tête à l’instant où elle avait franchi la porte. Elle vit son reflet d’abord, son sourire un peu triste, ses boucles brunes, son visage encadré, comme dans un tableau.
Elle était entrée dans la pièce. Il s’était levé. Lui avait serré la main, l’avait regardée fixement. Un regard droit comme elle n’en avait jamais vu. Un regard qui allait au-delà. Il lui souriait. Elle avait été traversée. Et soudain, une peur bien ancienne, et le besoin de partir à toutes jambes. Mais la porte s’était refermée sur elle.
Markus et Anna n’en auraient plus pour longtemps, juste quelques feuillets à traduire.
Elle avait jeté son manteau à la hâte, sur une chaise dans un coin. Elle s’était assise sur le bord du lit de Markus et pour se donner une contenance, réajustait sa queue de cheval, trop haute, trop basse, et par de brefs mouvements de tête, s’assurait qu’il n’y avait pas de petits cheveux coincés dans l’élastique et tirant sur la nuque. Il lui avait offert un thé aux épices. Elle avait froid et ne sentait plus ses pieds, une furieuse envie d’enlever ses bottes mais bien sûr elle n’en fit rien. Elle remua ses orteils pour les réchauffer. Elle avait gardé sa longue écharpe de laine, entortillée autour de son cou. Elle contemplait Markus de dos, son pull à col roulé noir, se demandant ce qu’elle faisait là. Adélaïde n’était pas du genre patiente et n’avait aucune envie d’attendre que ces deux-là finissent leur travail, mais plutôt celle de fuir et d’aller courir dans la rue. Mais elle ne pouvait décemment le faire. Anna lui reprocherait une fois de plus d’être une fille sauvage et asociale. Elle aurait dû lui expliquer, après, qu’elle s’était sentie traquée par ce regard et Anna n’aurait pas compris. Elle serra de ses doigts crispés, aux ongles rongés presque jusqu’au sang, sa tasse de thé qu’elle sirotait, la morsure du breuvage brûlant dans sa gorge était une sensation familière et rassurante.
Mentalement, dans le silence studieux de la pièce, elle fit l’inventaire du studio de Markus. Un appartement de garçon, peu chauffé, un peu vide et un peu fouillis à la fois, rien de chaleureux mais elle était néanmoins conquise par sa sobriété. Des plafonds hauts, des murs blancs, des parquets cirés. Un bureau, un lit, des livres, des paperasses. Son attention avait été happée par une clarinette posée dans un coin et par une partition ouverte sur un quintette de Mozart.
Peu à peu, elle apprivoisait ces lieux spartiates qui lui parlaient d’elle-même, la ramenaient à un coin de son enfance.
Elles étaient restées dîner chez lui. Une soupe de légume et du pain noir, elle s’en souvient bien. Du vin rouge et âpre. Un repas frugal, presque monacal.
Elle se sentait bien dans cette austérité, en face de cet homme qui lui souriait.
Elle sentait son regard sur elle.
Elle était troublée.
De cette soirée, elle avait gardé peu de souvenirs précis. Elle ne saurait dire ce qu’ils s’étaient dit. Longtemps, elle avait essayé de se rappeler. De se remémorer leur conversation. Mais ce soir-là, leur silence avait plus d’importance que leurs mots. Leur silence justement était rempli de mots, il était fracassant.
Anna à elle seule meublait la conversation. Petite femme efficace et cultivée, curieuse de tout, elle avait à cœur que ses deux amis s’apprécient. Elle croyait bon de les mettre en lien. Il avait été question de Paris, d’une exposition sur la contrefaçon qui avait lieu à cette époque à Munich, d’architectes finlandais, d’architecture organique, du fonctionnalisme d’Avar Aalto et de l’oeuvre de Frank Llyod Wright.
Adélaïde le dévisageait furtivement, évitait son regard, elle savait que quelque chose d’important se jouait.
Elle eut une vision fulgurante. Elle eut le pressentiment que dans sa vie, il y aurait cet homme-là.
Peu après onze heures, Markus et Adélaïde s’étaient quittés avec la sensation flottante qu’ils se reverraient très vite.
Chapitre 2
Deux jours plus tard, elle le rencontrait dans le hall de l’Institut dans lequel elle enseignait. Un hasard ? Elle ne le sut jamais. « Bonjour Adélaïde », lui avait-il dit alors qu’elle courait dans un couloir. Elle avait été pétrifiée. Il n’eut aucun mal à obtenir son numéro de téléphone.
Le surlendemain, ils dînaient ensemble. Dans un restaurant africain. D’ailleurs, lui non plus n’était pas très allemand. Au cours du dîner, et au milieu des tams tams des musiciens, il se confia. « Je suis juif », avait-il lancé, en se penchant vers Adélaïde, presque comme une provocation. Puis d’un ton sentencieux, « Ma mère s’appelle Rachel Stein ». Comme s’il voulait annoncer la couleur tout de suite. Il semblait fier de cette ascendance, la revendiquant haut et fort, avec plus d’arrogance et de passion sans doute, qu’il ne l’aurait fait s’il n’avait pas été allemand.
Ainsi, il est différent lui aussi, se dit Adélaïde en se reservant de poulet. C’était donc ce décalage chez lui qui l’avait accrochée ?
Du coup, elle se sentit si bien qu’elle lui parla de ce qui l’avait amenée à Munich, de ce qu’elle avait fui à Paris. De sa famille, du cancer de sa mère, de ses études, de son désir d’Allemagne. De sa première année d’enseignement à l’Institut français de Munich, de sa timidité, parfois, devant ses étudiants qui avaient son âge ou bien étaient même bien plus âgés. Des rapports difficiles qu’elle entretenait avec sa famille restée à Paris. Elle, qui d’habitude avait tant de mal à se livrer, se dévoilait. Pas complètement mais elle se sentait en confiance. Il l’écoutait. Il ne posait pas de questions. Elle aimait cela. Elle aimait ses silences. Elle aimait qu’il ne veuille pas les remplir à tout prix. Elle aimait cette vacuité.
Ce soir-là, ils marchèrent longtemps, voulant retarder le moment de leurs premières étreintes. Parce qu’ils savaient tous deux qu’il y aurait un moment