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La joie se love au creux des vagues: La Suite aquatique Tome 1
La joie se love au creux des vagues: La Suite aquatique Tome 1
La joie se love au creux des vagues: La Suite aquatique Tome 1
Livre électronique610 pages9 heures

La joie se love au creux des vagues: La Suite aquatique Tome 1

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À propos de ce livre électronique

La question que pose La Suite Aquatique est la suivante: comment évoluer en ce siècle qui est le nôtre? L'action de ce premier tome se situe en plein en son centre, en 2050.

Envoyée par son parrain, une jeune femme se présente dans un village du Bas-Saint-Laurent, sans savoir ce qui l'attend. On lui remet les clés de l'église désaffectée, qu'en fera-t-elle?
LangueFrançais
Date de sortie18 févr. 2021
ISBN9782897754327
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    Aperçu du livre

    La joie se love au creux des vagues - Normand Gagnon

    VAGUES

    Préambule

    Je n’ai jamais demandé d’être sainte. S’il y a une part de divin en moi, je la partage avec toutes et tous. C’est ce que je m’évertue à répéter à mon entourage, sans toujours réussir à le convaincre.

    Historiquement, d’ailleurs, le métier de sainte n’est pas de tout repos : au pire on se fait arracher les ongles ou rôtir au feu, au mieux on se fait figer sur un froid piédestal d’où notre seul lien avec les vivants est le contact humide de leurs lèvres sur nos pieds de marbre. Voilà pourquoi la seule façon de se sortir indemne de la sainteté est de la partager – solidairement saintes et saints ou pas du tout !

    C’est avec ces considérations à l’esprit que j’ai accepté de publier ce qui était d’abord mon journal personnel en visant deux objectifs : en premier lieu, montrer le cheminement tout ce qu’il y a d’humain qui m’a menée d’hier à aujourd’hui. Ensuite, l’intention de cartographier les étapes de création de notre communauté des « Bateliers » a émergée, dans l’espoir d’éclairer un tant soit peu la route de ceux qui poursuivront, ici ou ailleurs.

    Aussi, on m’a soufflé à l’oreille, au cours de cette aventure, qu’il faudrait en venir à essaimer... je ne suis pas plus reine des abeilles que sainte, mais si je décompose le mot « essaimer » à ma manière, pour en faire un amalgame d’« essayer » et d’« aimer », alors je veux bien contribuer à cette mission, qui est au cœur de toute véritable quête.

    Introduction

    Je me suis mise à scribouiller des notes un peu échevelées dès mes premiers jours à Saint-Simon, au printemps 2050. Ma formation (ou déformation) m’a cependant vite poussée à imposer un minimum d’ordre dans cet amas de mots qui s’accumulaient.

    Ce document est un reflet fidèle de cette évolution. Vous y trouverez d’abord mes premières réflexions « brutes », telles quelles, qui illustrent l’état d’esprit de doute et d’intense questionnement de mes commencements ici ; puis, j’ai ordonné la suite sous trois rubriques :

    Menu du jour est une référence alimentaire qui indique que chaque journée est l’occasion de se nourrir de ce qui se présente (quoique certains de ces repas soient plus appétissants que d’autres !) On y retrouve donc le fruit de mon quotidien. Cette structure de base, avec mention de la date, une fois amorcée, a perduré jusqu’à la fin ;

    Regards dans le rétroviseur est le titre que j’ai donné lorsque je fouillais dans le passé pour en extraire les planches et madriers qui pouvaient servir à insuffler force et sens à l’édifice du présent ;

    « Contemplactions », enfin, renferme certains de mes discours et méditations, préparés ou spontanés, ainsi que ceux des autres membres de la communauté ; d’ailleurs, les apports de chacune et de chacun, insérés çà et là, enrichissent son contenu et font de ce document une œuvre somme toute collective.

    L’un de ces apports, qui est peu visible, mais d’une importance capitale, est celui de la vaillante Hirondelle, qui a pris sur elle le rôle de secrétaire, enregistrant des paroles par-ci, les transcrivant par-là, faisant preuve d’un sens critique à la fois intelligent et délicat, une prouesse d’équilibriste digne des meilleurs enfants du cirque.

    Que ce récit puisse apporter sa modeste contribution à la grande lignée de ceux qui s’évertuent à chercher, trouver et naviguer sur les Fleuves Sacrés de ce monde.

    16 mai 2050, 2 h de la nuit

    Qu’est-ce que je fais ici ?

    16 mai, 20 h

    « Qu’est-ce que je fais ici ? » Je viens de transférer cette question, que j’avais griffonnée au dos de mon billet de convoyeur, sur la première page d’un cahier Canada jaune et jauni, relique de mon enfance, que j’avais inclus dans mes bagages. Piteuse tentative, à la limite enfantine, de trouver des repères, de mettre de l’ordre dans le foutoir de ma vie.

    Mais il faut bien commencer quelque part. En l’occurrence du mot « ici ». Saint-Simon-de-Rimouski. La citadine que j’ai été ces dernières années pourrait être tentée de le décrire ainsi : un minuscule bled oublié, sur le bord d’une route 132 quasi désaffectée, dans une région négligée. En effet, j’ai pu faire un rapide tour à pied du village plus que paisible en moins de quinze minutes. Soit. Cependant, la fille qui a passé sa jeunesse à la campagne dans les Cantons de l’Est se rebiffe. Le moindre point sur une mappemonde n’est pas nulle part. Et c’est dans cet « ici » précis, pour le meilleur ou le pire, comme dans tout mariage qui se respecte, que j’ai été appelée à poser mes valises.

    Il n’en demeure pas moins que mon parrain bien-aimé vient de me jouer un maudit bon tour. Comme d’habitude, son « timing » était parfait. Il voyait bien que je tournais en rond, m’enfonçant comme un tire-bouchon dans un liège qui se désagrège. Il savait que je saisirais la moindre bouée pour m’en sortir, sans trop poser de questions. Alors quand il m’a fait miroiter les bienfaits d’un nouveau départ, quand il m’a dit que de toute manière l’achat de mon « cadeau » était déjà chose faite, j’ai à peine sourcillé, et j’ai docilement largué les amarres.

    J’ai au moins eu la présence d’esprit de faire d’abord un saut à Shefford pour bourrer mon auto, de manière chaotique, sous l’œil mi-amusé, mi-navré de mes grands-parents. C’est en les embrassant que j’ai soudain pris conscience du geste de rupture que je posais, en plongeant tête baissée vers l’indéfini. Grand-père Peter a semblé deviner mon sentiment quand il a dit que si ça ne marchait pas, il y avait toujours une place pour moi chez lui.

    L’achat de mon billet de convoyeur à Drummondville et surtout le serrement de mon véhicule dans une de ses centaines de mains métalliques ont scellé l’irrévocable : je fonçais désormais à 200 à l’heure vers l’inconnu, joignant ainsi mon sort à celui de tous les migrants de la Terre. 

    Décrochage à la station Trois-Pistoles, comme parrain Angelico l’avait indiqué. Je me rendis de là au presbytère de Saint-Simon. On devait me remettre une clé. Première surprise : on m’a remis tout un trousseau. Le vieil homme, qui s’était présenté comme étant « Bertrand Riou, sans x, à votre service », a semblé trouver ça drôle.

    — Ah bon, il ne vous a pas informée ? Vous êtes la propriétaire de tout le bataclan – le presbytère, l’église et les bâtiments attenants. Si je comprends bien, ce n’est pas le moment de demander ce que vous allez en faire. Je vous laisse digérer ça.

    Mon très comique parrain et son comparse Riou se payent donc ma tête en y insérant une question existentielle et sa sous-question tout aussi étourdissante :

    1-      Qu’est-ce que je fais ici ?

    1b- Que faire, ici, de l’édifice central du village, qui, à mon grand dam, m’appartient ?

    17 mai, 9 h

    Je me lève un peu groggy, suite à une première nuit agitée au presbytère, où j’ai établi mon quartier général. La bâtisse carrée au toit en mansarde doit compter une dizaine de pièces que je n’ai même pas eu le temps de toutes visiter. J’ai appris à mes dépens que de se coucher dans une grande maison inconnue n’a pas de quoi susciter un sommeil réparateur…

    Je me suis cantonnée dans les quelques espaces que Bertrand (il a insisté pour que je l’appelle par son prénom, malgré son grand âge) avait habités. Il les a libérés en me laissant gentiment le mobilier et le nécessaire pour passer une première nuit et un premier matin – literie, cafetière, pain, confitures, café. Il emménage chez sa fille qui demeure « sur la grand-route », ce qui doit signifier la 132, une fille qui lui demande de le faire « depuis que j’ai eu mes 90 ans – comme si un chiffre pouvait tout d’un coup rendre impotent ! »

    Il m’a promis un tour de propriétaire en début d’après-midi, alors je retiens mes interrogations concernant l’église. Mais pour ce qui est de la question plus fondamentale, celle de ma raison d’être ici, et encore plus lancinante, celle ma raison d’être tout court, elle me tord les boyaux comme un triple expresso sur un estomac vide.

    Les raisons et motivations derrière les agissements de mon parrain ne sont pas plus évidentes. J’ai pu déduire, en glanant quelques allusions faites par mes grands-parents, que mon « oncle » Angelico Durand, qui est en fait un ami de la famille de longue date, a des prémonitions ou quelque chose du genre. Mais il a toujours minimisé la chose quand je le questionnais, en haussant les épaules et en se tapotant les ailes du nez, en clamant qu’il avait seulement un pif un peu plus développé que d’autres, avant de détourner la conversation vers des eaux plus « normales ».

    Reprenons ce qu’il m’a dit en partant, à la recherche d’indices : « Vas-y, écris et réfléchis, mais laisse-toi aussi aller ; intègre-toi ; ce qui doit s’y créer se créera. »

    Pas tout à fait une sommation – disons des souhaits ardents. Pour ne pas dire un subtil coup de pied au cul. En avais-je besoin ? Il faut croire que oui. Mon postdoc ne s’en allait nulle part. Comme si j’avais brûlé mes pulsions de chercheuse. Je n’arrivais même pas à choisir une tangente, un angle d’attaque qui m’inspira le moindrement.

    Ce ne sera pas la première fois qu’il m’influence, avec subtilité ou pas. Je venais tout juste de réussir mon mémoire de maîtrise : 2015, année de toutes les dérives. Nous avions chacun un verre de champagne à la main, et il n’a eu qu’à proposer un toast : « À notre chère Irisa qui a si bien pourfendu l’obscurité » pour que je complète intérieurement avec : « … alors sa quête suivante sera de faire jaillir la lumière. » Du coup, mon projet de doctorat prit forme. Est-ce que j’ai été si prompte à réagir parce qu’il avait subventionné en grande partie mes études postsecondaires ? Je dirais que non ; c’était plutôt comme s’il avait appuyé sur le bouton dissimulé d’une porte qui n’attendait que cette chance pour s’ouvrir.

    Ce doctorat, je l’ai « pris personnel », dans la mesure où j’ai rouvert la boîte de Pandore douloureuse des souvenirs de mes parents – juste assez pour y extraire le souvenir de l’affection pour le bouddhisme de mon père. J’y ai adjoint le catholicisme doux, mais fervent de ma grand-mère, et le sujet de ma thèse était né : Du Pape François au Dalaï-Lama : même combat. Mes profs ont froncé les sourcils en voyant ce titre, mais ont accepté mes brillants arguments et m’ont permis de le conserver.

    J’ai été brillante, oui, de lumière intellectuelle. Les liens et parallèles historiques et doctrinaires que je tissais entre ces deux voies de recherche spirituelle étaient nombreux et denses. Je me suis sentie comme une maman castor construisant sa hutte de branches protectrice… sauf que ça visait à protéger quelle progéniture ? Une hutte assez vide de vie en fin de compte. Et mon avenir prévisible après ça ? De chargée de connaissances à chargée de cours, chargée de régurgiter mes brindilles sèches sur les générations montantes.

    Un « mononcle » simpliste m’aurait conseillé d’aller dans ce sens stérile, mais sécuritaire, ou tout au plus de me mettre à produire mes propres bébés castors afin de remplir mon vide existentiel. Oncle Angelico, lui, a choisi de me pousser hors du nid…

    Il me couve pourtant depuis ma tendre enfance, parfois de près, parfois de loin. J’en ai parfois senti un poids diffus sur mes épaules, mais j’ai aussi toujours senti son affection sincère, alors, présumons qu’il sait ce qu’il fait, et que, à mon tour, je viendrai à comprendre.

    17 mai, 20 h

    Bertrand Riou m’a fait visiter l’église, comme promis. Une visite qui m’a laissée conquise, confuse, abasourdie et étrangement émue.

    Le vieux monsieur, il faut le dire, est un vrai moulin à paroles lorsqu’il s’agit de parler de son « bébé », qu’il porte à bout de bras depuis quarante ans, en illustrant son point avec ses bras maigres tendus devant lui.

    L’église était encore en fonction, quoique réduite, quand il accepta le rôle de président de fabrique au début des années deux mille.

    — Je n’étais même pas un catholique pratiquant, mais comme j’arrivais à l’âge de la retraite, je me suis dit qu’une vieille croûte pouvait bien se préoccuper d’une autre. Depuis ce temps-là, on continue de vieillir en beauté ensemble, comme vous le voyez.

    Nous étions sur le parvis de l’église, et son geste incluait la façade sobre en pierre taillée ainsi que lui-même, vêtu d’une veste de laine grise malgré la chaleur de l’après-midi printanier, son sourire espiègle accentuant quelques dents manquantes et des joues creuses. Un vrai numéro, celui-là. Il a fait monter mon premier rire depuis longtemps.

    — Vous êtes un drôle de pistolet, monsieur Riou.

    — Pour amuser une jeune beauté telle que vous, je serais prêt à danser la gigue à genoux.

    — Là, vous me gênez… et il me semblait qu’on devait se tutoyer ?

    — D’accord, surtout que j’aime bien ton prénom rare, demoiselle Irisa. Entre dans mon antre, maintenant, si tu veux bien me prêter tes clés.

    Il s’est tourné pour jouer avec la serrure en marmonnant, mais j’avais déjà perçu le serrement dans sa voix. J’ai posé la main légèrement sur son épaule osseuse.

    — Il y aura toujours une place pour toi ici.

    Il émit un merci étranglé qui contenait un doute. Un doute raisonnable, en l’occurrence – je ne lui avais encore rien dit de mes intentions pour l’édifice… je ne les connaissais pas moi-même !

    Il m’a laissée pénétrer la première. Un plafond bas, pour commencer. Nous étions sous le jubé, avec ses escaliers d’accès de chaque côté. J’ai marché jusqu’au milieu de l’allée centrale. Là, j’ai eu un sentiment d’espace, entourée de la blancheur du plâtre, du blanc des murs épais percés de fenêtres en ogive qui montaient jusqu’au plafond en arc. Quand le vieux m’a vue lever les yeux, il a tenté un retour à l’humour :

    — Arc déprimé, selon les architectes, même si ce n’est pas déprimant de mon point de vue.

    Je n’ai rien dit, alors il s’est tu aussi. Je me suis assise sur un banc et il a fait de même, quelques rangées derrière moi. Voici le monologue qui s’est déroulé en moi :

    « M’y voilà enfin, au cœur de ce fameux ici. Respirons un coup. Regardons autour. Blancheur propre ; tranquillité. Il y a des dorures qui soulignent les formes, mais ce n’est pas clinquant ou lourd. Une toile trône au-dessus de l’autel. Elle dépeint un saint agenouillé qui doit être Simon, le regard tourné vers le ciel, vers des anges, des chérubins plutôt, aux visages d’enfants enjoués.

    Voici donc où mon propre ange gardien, parrain Angelico, m’a dompée. Non, c’est injuste : dirigée. J’aurais pu ignorer son doigt pointé, et être encore à me morfondre dans mon quatre et demie étouffant à Montréal. Mais je suis ici, sur ce banc, comme des générations de fidèles. Des fidèles… et moi, vers qui, vers quoi, va, ira, ma fidélité ? »

    Pendant quelques secondes, je panique. Puis j’entends un murmure en moi, qui dit « Aie la foi », terme on ne peut plus catholique, et je crie rageusement par en dedans « Foi en quoi ? » et la voix (ma voix ?) réplique : « Que la réponse viendra. » D’accord. Une dose de patience est prescrite. La température de ma marmite baisse, je respire un peu mieux. Je me lève.

    Bertrand m’imite, se dirige vers la sacristie. Je le suis. Il me montre un ramassis de documents divers contenus dans de larges tiroirs, tout en moulinant des informations que j’arrive à peine à suivre. En voici des bribes que j’ai retenues : la paroisse faisait à l’origine partie de la seigneurie Rioux (avec un « x »…) et se nommait un temps « Saint-Simon-de-la-baie-du-ha-ha », le « ha » de l’époque correspondant à l’« ah » de maintenant, pour exprimer donc de l’émerveillement plutôt que de l’humour ; l’église a été construite entre 1831 et 1836, ce qui en fait l’une des plus anciennes de la région ; la paroisse a déjà compté 1 500 âmes grâce à ses grosses familles ; aujourd’hui il n’en reste que le tiers ; l’évêché, en déclin lui aussi, a dû déclarer forfait sur nombre d’églises, dont celle-ci. De 2020 à 2040, on n’y célébrait que des mariages et des funérailles. En 2040, elle a été désacralisée, au désespoir des quelques fidèles qui venaient toujours s’y recueillir. Il grogne avant de poursuivre :

    — Et pendant tout ce temps-là, je me battais pour la garder en état. Je me faisais un point d’honneur de faire exécuter des travaux de réparation et de restauration de qualité, en respectant le style et les matériaux d’origine. Pour un non-pratiquant, j’ai passé un maudit bout de temps à passer la quête auprès du gouvernement, de la municipalité, même porte-à-porte dans le village et jusqu’à la mer.

    — La mer ? Où ça ?

    — En sortant du village vers Saint-Fabien, le chemin est à gauche. La mer est juste à 2-3 kilomètres d’ici, mais ça pourrait aussi bien être cinquante – c’est d’ailleurs là que j’ai eu le moins de support.

    La mer – l’estuaire du fleuve, au fait, mais je ne le corrige pas, car je suis envahie d’une colère sourde à l’évocation de ces grandes eaux, que j’ai tenté d’ignorer en me rendant dans la région. Je me tourne vers le pratico-pratique pour m’en sortir :

    — Combien ça coûte, en fait, pour entretenir l’église ? Mon oncle a peut-être des sous, mais moi, je suis une étudiante éternelle et pauvre comme une souris de bibliothèque.

    — Il a des sous, tu dis ? Il a acheté la place pour pas cher, c’est vrai, mais quand je lui ai dit le montant que ça prendrait pour le chauffage et le minimum d’entretien, il a doublé le montant, puis a ajouté une autre bonne somme pour mon trouble. On aura juste à passer à la caisse pour que je te transfère les comptes. Il fait quoi dans la vie, ton oncle, pour pouvoir dépenser comme ça ?

    — Bien, il est psychologue, mais il a aussi fait des investissements…

    — Il doit avoir des patients aux poches pleines, ou faire de méchants bons investissements – mais investir autant dans une vieille église de village, ce n’est pas ce qu’il y a de plus payant.

    — Je ne comprends pas plus que toi – j’ai justement hâte d’avoir une petite jasette avec lui. Est-ce qu’il y a autre chose que tu veux me montrer ?

    Il s’empresse de me faire visiter le cimetière propret qui flanque l’église. Je n’aurai heureusement pas à le gérer, puisque la municipalité en a pris la charge depuis belle lurette. Il y a aussi, face à l’église, un petit sanctuaire à la Vierge, vêtue de son bleu et blanc traditionnel. Il m’informe qu’une vieille et une jeune de la place entretiennent ce recoin… religieusement.

    Je le quitte peu après, pour faire ma première épicerie. Je dois, pour ce faire, me rendre à Trois-Pistoles. Saint-Simon est dépourvu de la moindre source de victuailles, à moins que j’aie manqué quelque chose.

    Présentement, je digère mon repas de morue (locale, m’a-t-on assurée, le poisson prodigue étant timidement de retour), tout en tentant de digérer ma journée. J’ai l’impression bizarre, bien que je sois étrangère, d’effectuer mon propre timide retour.

    18 mai, 20 h

    Je suis fatiguée, mais c’est une bonne fatigue, comme disait mon grand-père Peter, sculpteur et propriétaire terrien, quand on rentrait des prairies, après qu’il m’eût entraînée dans des travaux artistiques ou pratiques, mais toujours éreintants. Il avait raison : jamais je n’appréciais autant un repas, un bain chaud, jamais je ne dormais aussi bien qu’après avoir respiré l’air, senti la terre, et usé de mes muscles à ses côtés.

    J’ai pourtant commencé ma journée dans un état de frustration. À neuf heures, je mettais en marche mon holophone. Je suis tombée immédiatement sur la messagerie du numéro personnel d’Angelico, et je n’ai fait que dire sèchement que j’essaierais de le rejoindre à son bureau, ce que je fis. Là, sa secrétaire Katia était tout sourire et prête à jaser, mais elle s’est vite aperçue que je n’étais pas d’humeur et a promis de tenter de rejoindre son patron. Cinq minutes plus tard, son sourire était teinté de gêne quand elle m’a dit :

    — Il est très occupé cette semaine, il te demande d’accumuler tes questions, à moins que ce soit urgent. Est-ce que c’est urgent ?

    Je voyais dans son regard direct qu’elle entendait jouer son rôle de cerbère malgré son affection pour moi. J’ai été obligé d’admettre en ronchonnant que je pouvais probablement survivre la semaine. Elle a rigolé en disant : « Bonne semaine, d’abord, ma grande », avant de passer à un autre appel.

    Comme je le fais souvent quand je suis frustrée, j’ai choisi sans réfléchir de marcher « pour faire sortir le méchant ». En cinq minutes, j’avais enfilé mes chaussures de marche, retrouvé mon sac à bandoulière dans la pile de mes bagages encore à ranger, y avais fourré une bouteille d’eau et une barre tendre, et je mettais la clé dans la porte par principe : je doute que les voleurs pullulent à Saint-Simon.

    Saint-Simon. J’ai déjà marché ses quelques rues, alors cette fois je pousse plus loin. La Rue de l’Église se prolonge en parallèle avec la route 132. Il y a quelques maisons d’un côté, la voie ferrée envahie d’herbes de l’autre, et on croise une Rue de la Gare qui n’en a désormais que le nom. Des carouges à épaulettes émettent leur chant typique en se balançant sur les tiges brunes de l’année dernière, parmi les fondations désagrégées de ce qui devait être la halte d’autrefois.

    La rue s’arrête à une intersection qui rejoint la 132 à ma gauche, tandis qu’à ma droite on indique Saint-Mathieu. Je prends cette dernière direction, un bon choix pour une marche de défoulement, puisque ça monte sans arrêt sur un bon kilomètre, mettant mes jambes et mes poumons à l’épreuve exactement comme j’en ai besoin.

    Quand ça arrête de monter, je suis prête à m’arrêter aussi pour reprendre mon souffle. Surtout quand je perçois que la route redescend avant de remonter à pic à nouveau, un manège qui peut se poursuivre sur de nombreux kilomètres, pour tout ce que j’en sais.

    Je dois avoir le visage rosé, sinon rouge, après cet effort. Mon visage se colore facilement, surtout encadré de ma tignasse noire et frisottée que je n’ai même pas tenté de mater avant de partir. J’ai dû faire belle impression auprès de ceux que je sentais aux fenêtres. Ils doivent me prendre pour une version plus jeune et encore plus échevelée de la charmante Catherine Mercier, animatrice pendant des années de la Semaine Verte, émission phare de la ruralité. On me compare souvent avec cette femme, flatteusement, en m’affirmant qu’il ne me manque que son grain de beauté.

    Soit. Examinons ce village qui doit m’examiner aussi. Je me retourne. Le panorama est saisissant. Un joli vallon où les grains des champs commencent tout juste à verdir tendrement ; blotti en son creux, regroupé autour de son église depuis plus de deux cents ans, ce village modeste d’irréductibles Gaulois. La lumière est d’une pureté, d’une netteté que je n’ai pas vues souvent. L’éloignement des grands centres, peut-être ? Ou la brise maritime ? Car en levant les yeux vers le nord-ouest, je vois étinceler ce qui ne peut qu’être de l’eau. Le village profite donc du meilleur des deux mondes, de la brise purifiante du fleuve, sans en subir les froides morsures, en le gardant à bonne distance, calé entre les bras protecteurs de sa vallée. Une situation qui fait bien mon affaire.

    Je choisis de revenir autrement, en descendant jusqu’à la route 132. J’y remarque l’annonce « Chemin de la mer ». Un nom évocateur, mais pour moi, un chemin que je ne suis pas prête à emprunter.

    Je porte mon attention sur l’entrée du village. Une station-service, dotée d’une pompe à essence et de trois bornes de recharge, dont une seule est occupée – si une recharge rapide s’effectue en vingt minutes, et que les attraits de la place n’en comptent que cinq… Je ne remarque qu’une boutique de lainages, « Chez Mimi », présentement fermée, et une affiche qui indique d’un gros anneau « Bagels », un curieux commerce en ce lieu, par ailleurs carrément abandonné. Le nombre de voitures qui passent explique la chose : lorsque la 132 était la seule route vers la Gaspésie, le trafic devait y être assez dense. Mais maintenant, la circulation est plus que modérée. Ceux qui ont de grandes distances à parcourir sont, comme je l’étais il y a quelques jours, entre les grappins des convoyeurs de l’autoroute 20, ou y roulent de part et d’autre par leurs propres moyens à vive allure, ralentis ni par villes ni par villages. Ici, la circulation est devenue locale – on n’y passe désormais que parce qu’on y a affaire, ou parce qu’on a le goût de ralentir…

    Je retrouve la rue de l’Église que je remonte vers chez moi. C’est curieux de dire ça après seulement deux jours. Il faut croire que, comme la plupart des humains, je vis le paradoxe de chercher un nouveau port d’attache aussitôt après m’être aventurée hors du précédent.

    Je dépasse l’école primaire, de huit ou dix classes tout au plus, rectangle fonctionnel, défraîchi, qui semble néanmoins survivre : je compte une demi-douzaine de véhicules dans le stationnement. Et puis c’est le petit édifice de la municipalité, suivi tout en haut de l’église.

    L’église. Mon église. C’est elle qui domine par sa stature, ses dimensions, par sa masse solide de pierre en tons de brun et de gris, par son toit en métal qui scintille, par son clocher central qui s’élance, flanqué de deux plus petites flèches. Pour une dame mûre dont la première pierre fut posée en 1831, elle est toujours jolie. Je ressens une montée de fierté suivie de près du doute – est-ce que je serai, dans mon inexpérience, capable de la défendre, afin qu’elle puisse poursuivre dans la dignité sa tenace durée, en tant que pièce maitresse au cœur de ce village ?

    Je remarque, en m’approchant davantage, deux personnes qui travaillent au nettoyage de la petite butte du sanctuaire. Elles doivent être la vieille et la jeune que Bertrand a mentionnées. La première manie un râteau, la deuxième s’exécute avec un balai à feuilles. Je m’approche pour me présenter – je suis la propriétaire, après tout. (Sentiment on ne peut plus étrange, quand la somme de mes possessions précédentes a pu trouver place dans ma vieille Prius ; j’ai des images qui montent de ces romances où la dame en crinoline se présente dans la plaine australienne, pour découvrir qu’elle a hérité d’une terre de milliers d’hectares, d’autant de moutons, et d’un jeune contremaître aux bras puissants et tatoués qui l’observe avec suspicion, tout en émettant des effluves de sueur plus attirants que les meilleurs parfums…)

    Pour l’heure, la jeune femme qui vient à ma rencontre a effectivement un tatouage sur l’épaule, un petit oiseau bleuté, mais n’est pas costaude pour une miette – mince comme un fil, elle sautille plus qu’elle marche vers moi, pour me serrer la main avec une énergie nerveuse :

    — Vous êtes la nouvelle madame Dean qui a acheté l’église. Ma grand-mère et moi on reste dans la maison au toit rouge en descendant la côte là-bas. Elle vous a vu passer avec Bertrand, alors elle m’a demandé de lui demander qui vous étiez – c’est une petite place, vous savez.

    — Et vous êtes ?

    — Discrète.

    — Mais votre nom ?

    — Discrète Roussel. C’est « weird », mais c’est comme ça. Venez, je vous présente ma grand-maman, Geneviève Dionne, quatre-vingt-dix ans et pas toutes ses dents.

    Elle me présente à la vénérable dame, courtaude et plissée, qui n’a pas bougé de sa place. Elle me serre la main avec fermeté en me scrutant de ses yeux noirs, boutons luisants dans une mer de rides.

    — Grand-mère ne parle pas beaucoup ; elle pratique la simplicité volontaire de la parole. C’est pour ça que le bla-bla, je m’en occupe ; mais le boss, c’est elle. Ça fait une demi-heure qu’elle me fait travailler comme une bonne en restant bien accotée sur son râteau.

    Une ombre d’un sourire traverse le visage de la vieille, qui me gratifie d’un clin d’œil avant de prendre le balai à feuilles des mains de « Discrète » et de s’éloigner pour s’en servir, comme pour démentir les dires de sa petite-fille.

    La jeune en profite pour s’approcher de moi et débiter, en baissant la voix :

    — En fait, elle est inquiète depuis que l’église a été vendue. Bertrand est son ami d’enfance, alors il lui ouvrait les portes de la place quand elle le voulait. Même quand ce que les curés appellent « la Présence réelle » a été enlevé, elle disait que c’était encore assez réel pour elle. Elle y allait presque chaque jour, même l’hiver quand le chauffage était baissé pour économiser. Je sortais de là les pieds gelés à chaque fois que je l’accompagnais, même si j’essayais de bouger en époussetant et en nettoyant. Grand-maman ne se plaignait de rien, elle était contente juste de pouvoir s’asseoir là pour une demi-heure. Une fois que je lui ai demandé si elle avait froid, elle a juste répondu : « Lui, il me réchauffe. » Puis, ça a fini là.

    Elle prend son souffle avant de conclure avec une question en un mot :

    — Donc ?

    — Donc, tu, vous, voulez savoir ce que je compte en faire. Honnêtement, je n’en sais rien. Mon parrain me l’a donnée sans me consulter, et je suis ici depuis seulement deux jours.

    — Pas des condos, toujours ?

    — Sûrement pas des condos – je ne sais pas ce que je veux faire, mais je ne suis pas là pour faire un coup d’argent avec votre belle église. Je sais au moins ça.

    (Tiens donc – je venais de prendre une première minuscule décision.)

    — Bon. Ça fait au moins ça que je pourrai lui dire. En attendant d’en savoir plus, nous autres, on s’occupera de remettre le sanctuaire tout propre : la Vierge a été repeinte l’année dernière, elle est encore toute pimpante ; la statue de Jésus est en pierre naturelle, donc pas besoin de peinture, mais je vais le brosser – les oiseaux ne détestent pas se percher dessus, surtout qu’avec ses bras grands ouverts il semble les inviter, mais ils déposent sur Lui de petits cadeaux qu’Il n’a pas demandés !

    Mais ce que j’ai le plus hâte de faire est le ménage des maisons d’hirondelle que j’ai installées dans les bouleaux tout autour. Ils sont à la veille de revenir, mes petits oiseaux préférés.

    Elle me montre son tatouage à l’épaule comme preuve avant de retourner rejoindre sa grand-mère, ce qui me permet d’en percevoir deux autres, minuscules, à ses poignets, reproduisant à gauche la Vierge et à droite le Christ – un sanctuaire à même son corps. Je la regarde s’éloigner, cette volubile « Discrète », avec ses lunettes sévères, son corps élancé, un peu androgyne, sa chevelure châtaine courte, son pas vif, tout le contraire de sa grand-maman ramassée sur elle-même, compacte, aux gestes lents et mesurés.

    Une rencontre intrigante que celle que je viens de faire. Je réalise cependant, tandis que mes pas me mènent au presbytère, qu’une pression additionnelle, extérieure, vient de s’ajouter à mes questionnements et jongleries : il n’y a pas que moi en attente de réponses.

    19 mai, 20 h

    La nuit passée a été mauvaise. Ce qui m’a servi d’excuse pour ne rien foutre de l’avant-midi. Ou, pour être plus précise, pour boire des litres de café ; pour m’occuper de tailler mes vingt ongles très soigneusement, sans toutefois tomber dans la coquetterie du vernis ; pour lire le petit journal local, La voix des Basques, version papier, d’un bout à l’autre. Un vol de tondeuse (!) ; une randonnée à vélo qui se prépare à Saint-Claude, wherever that is ; un éditorial sur l’importance de l’achat local. (Encore faut-il qu’il y ait des commerces – je suis à nouveau à court de bouffe et j’aurai bientôt les kilomètres d’ici à Trois-Pistoles à refaire.)

    Je note mon ton cynique, comme dans cyanure ; quand je m’auto-empoisonne ainsi, je crache du vitriol pour m’en débarrasser. Heureusement que je suis seule. Il n’y a que moi qui risque d’en être éclaboussée…

    Après un repas du midi frugal, je prends sur moi et j’ose poser l’œil sur mon fatras, toujours entassé dans un coin depuis que j’ai vidé la voiture. Je repère dans le salon des étagères vides. J’y place les quelques bouquins qui m’ont le plus marquée lors de mes longues études. Ça prend quand même une tablette complète. En dessous, je place mon mémoire de maîtrise et ma thèse de doctorat, qui serviront à je ne sais trop quoi ici, mais qui sont tout ce que j’ai à montrer après une vingtaine d’années sur des bancs d’école. À côté, extirpés du fond de ma boîte de notes de cégep juste avant de partir, le journal de mon père et celui de ma mère, que j’ai parcourus en tout et pour tout une seule fois, il y a des années, de biais, en papillon effarouché. Après, ce n’était jamais le bon moment ou bien je n’avais jamais le temps – ce qui ne devrait pas me manquer ici. À moins de manquer de courage, une denrée plus difficile à trouver…

    Il reste une place sur la tablette pour ce cahier de notes qui prend, lui aussi, allure de journal. Famille de scribouilleurs, va !

    Voilà pour mes outils de l’écrit qui, je l’espère, m’aideront à décrypter le sens de ma présence ici. Mais en même temps, je ressens les relents d’écœurement en ce qui a trait à l’intellectualisme de la plus grande partie de ma vie – que je commence à considérer comme une fuite de longue durée. Il faudra que mon intellect soit désormais harnaché et s’écarte des enjeux mondiaux pour que j’arrive à me concentrer sur les enjeux subtils et sombres d’un monde intérieur – le mien.

    Je finis de ranger mes vêtements, bottes, crèmes à main et autres nécessités corporelles dans des endroits où je suis le plus susceptible de les retrouver. J’empile les cartons, sacs à dos et valises qui les contenaient dans une des pièces inutilisées à proximité – au cas où, en désespoir de cause, je décide de tout remballer.

    Il reste d’embêtant le Bouddha en pierre de mon père, que j’ai voulu emporter de Shefford sur un coup de tête. J’ai quand même eu la décence de demander la permission à Grand-père Peter avant de l’emporter ; il a acquiescé immédiatement, en me disant que c’était une partie de mon père, et donc normal que je désire l’avoir avec moi. J’ai vu que ça lui faisait mal d’entasser ce souvenir de son meilleur ami avec le reste dans le coffre de ma voiture, mais je sentais que je devais le faire.

    Lui qui a travaillé de ses bras toute sa vie, avait soulevé la statue comme si c’était une plume – moi, je n’ai eu que la force de la poser sur la deuxième marche du perron – elle n’est pas grosse, mais dense, elle doit faire dans les vingt, vingt-cinq kilos. Mais elle n’est pas à sa place sur une marche de perron. Je me remémore comment elle trônait dans leur espace commun, le « Phare », sur la terre que mes parents et grands-parents partageaient, entourée d’autres symboles spirituels qui les inspiraient. Leur chapelle commune. Je me tourne vers l’église qui me montre son grand dos. Une porte arrière qui devait servir aux résidents du presbytère est tout près ; je dois en posséder la clé sur mon lourd trousseau.

    Je vérifie, je trouve ; je franchis la porte, monte trois marches, pour me retrouver dans un débarras où je dégote une petite table en bois, haute sur pattes, qui a dû servir de présentoir pour un des saints anonymes en plâtre craquelé alignés le long du mur. J’époussète la table sommairement d’un coup de manche de mon chandail et l’emporte par la sacristie, jusqu’au chœur.

    Je me place face à l’autel. Sacralisé ou pas, je ne veux pas usurper le symbolisme christique du lieu. À gauche, à droite ? Je recule. Les côtés sont occupés, par Marie et l’Enfant d’un bord, et Joseph de l’autre. Qu’ils y restent. Décidément, les œuvres statuaires étaient populaires dans les églises de jadis – à une époque où ce n’était pas donné à tous de savoir lire, il fallait fournir de quoi regarder.

    Je recule davantage dans l’allée centrale. À ma gauche, la chaire, accolée au mur. Bertrand Riou s’était autofélicité de l’avoir conservée, malgré le fait que les prêtres soient depuis longtemps descendus au niveau des paroissiens – il semble qu’une telle structure augmente la valeur patrimoniale de l’église.

    Une idée germe : inutilisée, mais pourquoi pas utilisable ? Oserais-je ? Je récupère la table, grimpe la dizaine de marches, la pose ; elle y niche confortablement. Ma décision est prise. Le plus lourd est à venir.

    Je retourne sur mes pas en prenant soin de laisser la porte ouverte. Quand je reviendrai, j’aurai les deux mains occupées. Le Bouddha semble m’attendre, son sourire énigmatique me défiant : « Soulève-moi si tu le peux ! » Je le peux. J’enserre un bras autour de son cou, de l’autre je m’agrippe à la base et je me redresse. C’est fait. Mais merde qu’il est lourd ! Le poids de la pierre, le poids du monde. Je me mets en marche, visant la porte de l’église comme premier port de salut. Je l’atteins. Les trois premières marches sont là. Seulement trois, mais mes cuisses en tremblent. Je serre les dents : « Tabarnac, papa, mon souvenir de toi va se rendre à sa place, pesant ou pas ! » Je sacre dans une église – oh ! blasphème ! J’ai le goût de rire, mais je ne peux pas me le permettre, mon corps déjà surtaxé me l’interdit. Je maudis ma vie déséquilibrée, désincarnée, tout dans la tête et rien pour le corps.

    Ma colère m’a menée jusqu’au pied de l’escalier de la chaire. Je compte les marches : cinq, puis un palier, cinq autres, et je suis en haut. Presque autant de marches que de stations de la croix, coups de fouet en moins. Mes bras virent au plomb – c’est maintenant ou jamais. Je fonce. J’avais pensé m’arrêter au palier, mais je poursuis sur ma lancée, assistée d’une rageuse charge d’adrénaline. Et là, comme dans un biathlon, lorsque le défi paradoxal est de skier comme une défoncée, puis de tirer sur une cible dans le plus grand calme, je rallie toute la délicatesse qui me reste pour poser le Bouddha sur son socle fragile. Atterrissage réussi.

    Je descends et je m’assois sur un banc, autant pour prendre la mesure de mon acte que pour reprendre mes esprits. Le Bouddha ne semble pas offusqué de sa nouvelle position, au-dessus de l’assemblée d’une personne que je constitue ; après tout, l’une des qualités bouddhiques est l’équanimité, la capacité de demeurer d’égale humeur autant devant les hauts que devant les bas de la vie. Et moi, qui ai fait de l’étude comparative du christianisme et du bouddhisme le sujet de mois de réflexions, je vois une complémentarité naturelle à cet ajout. Mais qu’en sera-t-il d’éventuels visiteurs, la grand-mère Dionne, par exemple, qui doit être ancrée dans des décennies de rassurantes habitudes ?

    On verra bien. Je n’ai pas à me justifier – après tout, je suis chez moi ici. Oh, mais que ça sonne drôle ! Je n’y suis pas encore depuis une semaine, à des centaines de kilomètres de ce que j’ai toujours considéré « chez moi », et j’ose cette affirmation. Mais les temps changent, les pages tournent ; l’Histoire n’est que ça. Ce « lieu de culte » ne s’était pas physiquement écroulé, mais son cœur battant, sa « Présence réelle », lui a été arraché. Le temps est à l’intervention cardiaque. Je regarde mes mains posées l’une dans l’autre comme je l’ai fait instinctivement, à l’image du Bouddha que je viens de poser là-haut, à l’image de mon père que j’ai vue faire pareillement tant de fois. Un frisson me traverse au contact de ce frôlement de filiation, au contact de mon papa chéri qui me manque depuis tant d’années.

    L’œil un peu humide, je regarde à nouveau mes mains. Je respire le silence de l’église, et je prie humblement pour que je puisse trouver, en ces os et ces veines, un petit talent de chirurgienne.

    20 mai, minuit

    Je me suis couchée découragée. Je viens de me relever résolue, les dents serrées. Par réflexe académique, comme je l’ai fait des dizaines de fois à chercher le sens, l’ordre, une direction, des liens, dans des documents épars, je viens de parcourir mes notes prises depuis quelques jours, en soulignant spontanément les phrases et bouts de phrases qui me semblaient d’une quelconque importance. En voici la liste :

    a)      Mon parrain voyait bien… je tournais en rond en m’enfonçant ;

    b)      Un coup de pied au cul ;

    c)      J’ai été brillante, oui, de lumière intellectuelle… ;

    d)      Une hutte vide de vie… ;

    e)      Mon premier rire depuis longtemps… ;

    f)      Vers qui, vers quoi, va ma fidélité ?

    g)      Une colère sourde que l’évocation du fleuve ravive en moi ;

    h)      Avoir la foi… foi en quoi ? Que la réponse est là ;

    i)      Une impression bizarre… de mon propre timide retour ;

    j)      Le chemin de la mer… que je ne suis pas prête à emprunter ;

    k)      On passe désormais ici parce qu’on y a affaire, ou parce qu’on a le goût de ralentir ;

    l)      Il n’y a pas que moi en attente de réponses ;

    m)      Le Bouddha de mon père ;

    n)      Après tout, je suis chez moi ici ;

    J’entends mon fameux intellect se frotter les mains devant cette belle liste à décortiquer. Comment éviter qu’il soit à nouveau un agent d’évitement ? Intellect, je te parle – prends ta place, à mon service, et vas-y mollo avec le bistouri, cette fois ton patient est aussi ton maître.

    Allons-y donc à l’instinct, comme ça vient, non pas comme une technicienne, mais comme une artiste qui fait poindre, par touches successives, les reliefs de son sujet.

    « Moi, mon, ma », des mots qui reviennent sans cesse dans ces extraits. Égoïste au premier regard, mais remarquons que le Bouddha et le Christ ont tous deux dû explorer le désert de leur intériorité avant d’en sortir pour pointer vers les oasis qu’ils y avaient découvertes.

    Le mot « ici » est aussi à l’honneur, à quatre ou cinq reprises. C’est comme si je cherchais à me « grounder », à poser les pieds au sol. Je suis donc en flottement, dans des limbes, depuis un temps indéterminé. La vieille consigne de l’époque hippie est encore d’actualité : « Be here now. »

    C’est cependant assez facile de constater que la « colère sourde » évoquée en songeant au fleuve et les « chemins que je ne suis pas prête à emprunter » m’obligeront à faire un retour vers le passé. Ce qui devrait être naturel pour une historienne qui a pris plaisir à farfouiller parmi les cicatrices du monde devient autrement demandant quand il faut « prendre ça personnel ». Mais puisqu’il est clair que c’est mon passé qui bouche mon présent, il faudra faire un ajout à l’adage : « Let the pain of the past – be here now. » En souhaitant, s’il vous plaît, docteur, que la pilule s’avale assez vite et fasse effet au plus sacrant…

    Reprenons, tiens, les brefs conseils de mon parrain-qui-ne-daigne-pas-me-parler pour y déceler des échos à suivre :

    « Vas-y, écris et réfléchis, mais laisse-toi aller ; intègre-toi ; ce qui doit s’y créer se créera. »

    J’y suis allée. Check. J’écris. Check. Je réfléchis. Check. Mais me laisser aller ? Lâcher prise ? Sur mon passé, c’est encore à faire, mais je viens de m’engager à m’y mettre. Sur mon présent ? J’admets que c’est à faire aussi. Pourtant, Saint-Simon semble exempt de dangers évidents ; s’il y a une place où il devrait être possible de se décrisper, c’est bien ici.

    La consigne « Intègre-toi » peut être prise de plus d’une façon : au premier degré, m’intégrer au village et à ses habitants. M’ouvrir à eux. Va pour l’ouverture, un pas à la fois. À un autre niveau, être intègre, c’est-à-dire honnête et sincère. Et, encore plus profondément, être entière, complète – ce qui, du point de vue spirituel, implique quelque chose de gros. Trop gros ? Les sages que j’ai étudiés pendant des années insistent pour dire que la profondeur est à portée de main, pour qui le veut profondément. Que l’on ait ou pas des mains de chirurgienne.

    « Fra » Angelico a terminé son esquisse verbale avec « Ce qui doit s’y créer se créera ». Sur une note d’acceptation, de confiance, de sérénité. Je la répète, cette note. Je la répète assez de fois pour ressentir enfin ma profonde fatigue et voir s’ouvrir le sentier moelleux du sommeil.

    21 mai, 21 h

    Ce matin, j’ai relu mes notes de la veille en prenant mon café. Ouf ! Trop pesant. Sans faire de l’évitement, j’avais besoin d’une pause. Assez de réflexion seule dans mon coin. J’avais besoin de voir du monde.

    Pour commencer, un appel chez Bertrand Riou, puis à la Caisse Populaire, puis deuxième appel à Bertrand pour l’informer que nous avons un rendez-vous à dix heures. Je suis là d’avance, et lui pareillement. Il a le temps de me raconter en long et en large la lutte épique que les citoyens du village ont livrée pour avoir le droit d’y maintenir plus qu’un guichet automatique.

    — On a même menacé de transférer nos fortunes et infortunes dans une autre institution si on n’avait pas le choix de parler à autre chose qu’un paquet de pitons – qu’est-ce

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