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Indétectable(s): Le jour où le sperme de vieux Poz est devenu vintage
Indétectable(s): Le jour où le sperme de vieux Poz est devenu vintage
Indétectable(s): Le jour où le sperme de vieux Poz est devenu vintage
Livre électronique475 pages6 heures

Indétectable(s): Le jour où le sperme de vieux Poz est devenu vintage

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À propos de ce livre électronique

Mathieu est un vétéran de la première période du SIDA, période qu’il considère comme ayant constitué sa première guerre. Un syndrome post-traumatique l’a poussé vers l’usage du crystal meth. Son dealer favori, Roméo-Simon, semble avoir développé un penchant pour des activités interlopes à partir d’un site sur le Dark Web. Après un voyage à Berlin, il tente ultimement de se raconter à lui-même et aussi aux fantômes des vivants ce pourquoi il a été pendant si longtemps le visage même de la résilience pour son ami Facebook, Alexis, et surtout pourquoi il lui serait important de se tenir encore debout malgré tout. Ses amis se cherchent tout autant, sans doute pressés d’atteindre cedit bonheur inaccessible vendu par le libéralisme, cet autre virus qui a envahi l’espace relationnel.

Indétectable(s) est présenté sous la forme d’un polar existentiel néoromantique apocalyptique. Sans oublier une certaine dose d’humour appropriée.
LangueFrançais
Date de sortie3 mars 2023
ISBN9782925250531
Indétectable(s): Le jour où le sperme de vieux Poz est devenu vintage

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    Aperçu du livre

    Indétectable(s) - Dan Lelièvre

    I - Métamorphoses et Mythologies

    Voie lactée, Ô, Sœur lumineuse…

    La Chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

    Prologue

    Je venais à peine de prendre une bouffée d’air entre deux séries regardées sur Netflix. Mais voilà comment ne pas succomber encore à l’idée de me gaver nonchalamment d’autres images et autres bandes sonores. J’en suis tellement accroc, tu vois.

    Je descendais les faits divers sur Facebook quand soudainement je gardai les yeux rivés un peu trop longtemps sur l’image d’un rivage tout en grisaille délavée à la manière d’une aquarelle qui aurait été prise en photo, accompagné par des décibels percutant mes tympans (j’avais mis au même moment les Labyrinthes de Malajube sonnant très fort dans mes écouteurs) qui ne firent qu’amplifier mon état. Bref, j’étais considérablement ébranlé, je crois.

    On passe la majeure partie de notre temps à scruter les entrailles de la réalité. On se met constamment les doigts dans la chair saignante des mensonges de notre époque. Que des déchets. C’est cela. On meurt d’avaler des déchets. Plein de déchets. Des sacs et des gants en plastique, des filets de pêche, des cordes. Plein la gueule. Et puis toujours, encore des déchets. Et puis de la Meth. Il ne me manquait que de la Meth pour compléter le tableau de l’Apocalypse. Et vlan, dans les dents, dans ma vie. Comme un vitriol.

    Ci-gît le corps d’un gros poisson mort échoué sur une plage de l’île de Harris, en Écosse. En tout et pour tout, 100 kilos de déchets dans un cadavre de cétacé. Merde. Ils ont ouvert ses entrailles et ce ne sont que quelques-uns des objets qui ont été retrouvés en son intérieur. Avec les années qui passent, ils sont toujours plus nombreux à s’échouer sur ces plages écossaises. Ou même ailleurs. Tout comme ce dauphin échoué vivant cette fois près de Port-Alfred au Saguenay, un jour de novembre. En plus de ces baleines noires qui malgré des mesures protectrices ne parviennent pas vraiment à maintenir leur population, elles non plus. Une baleine, ça capte encore plus de CO² qu’un arbre, tu sais.

    Quant à moi, à mon corps défendant, j’estime que je respire encore mais vais-je m’échouer un jour aux abords de la plage d’Oka ? Ou simplement dans mon lit désarmé noyé dans une rivière de larmes ?

    J’attends ma destitution, patiemment. Qui n’arrivera peut-être jamais. Et toi, oui toi…

    1

    Montréal, printemps 2017

    Il y a des murs entre moi et les êtres, des murs entre moi et moi, et il n’y a pas de mur aussi. Entre toi et moi, du moins je le voudrais bien, mon frère.

    Montréal ou Berlin, peu importe. Je suis là-bas et ici à la fois.

    Ce n’était guère qu’un léger changement de prothèse cognitive, une entrée dans un nouveau monde persistant, modifiant considérablement mes repères. N’est-ce pas tout ce que je voulais à ce moment-là ? Déambuler ainsi dans ce nouvel environnement, ce qui n’était tout de même pas si éloigné de mes références déjà connues, si on exclut les quelques petites difficultés inhérentes au fait de manipuler mon avatar dans cet environnement en regard de son orientation et du positionnement des étranges inscriptions sur les panneaux indicateurs du nom des rues.

    Voyager pour changer d’air, cela m’aura semblé si bref, vraiment, un simple court arrêt sur image dans un long plan séquence d’un très long métrage.

    On part, on arrive, on revient, le monde continue de tourner et puis tout simplement on a subi un léger décalage d’espace-temps à peine perceptible de toute manière à notre échelle humaine. Tellement bref, tu sais.

    Berlin est une ville rêvée pour tous les DJs de la planète occidentale. Comme j’aurais eu envie de le ramener avec moi ce cher Hoover Fifty, car je crois bien que cela lui aurait fait du bien à lui aussi.

    Au fond, ce type n’est pas autre chose qu’un simple bon vivant, mais, comme beaucoup d’entre nous, il ne se retrouve pas très souvent à la bonne place, pas plus qu’au bon moment. Ses coordonnées quantiques sont déphasées, tout comme un peu les miennes en cette époque. Ne sachant plus ce qui pour moi serait la ausgang et la eingang dans un de ces gang bangs perpétuels que constituent mes mésaventures à la recherche de l’oubli.

    L’instant d’avant, je suis synchro, l’instant d’après ma voix et mes actes sont chaotiques. Il y a une nette démarcation, on dirait, entre les saccades de mon corps qui tente de se tortiller dans la réalité augmentée et cet élan vibratoire du son grave que font mes pensées au fond d’un océan d’espace liquide.

    Et ce abondamment.

    De toute façon, à Montréal, j’en étais rendu à conserver mes fonds de sacs pour en lécher la trace infiniment absente ou presque de mon élixir de fiction préféré (et qui ne me plaisait plus autant depuis les dernières fois). En même temps, j’avais acquis une sorte de conscience multipiste de ce qui m’arrivait.

    Assez étrange et angoissant aussi. Enfin, je crois. Quoique les divers bénéfices de cette expérience concrète étaient encore suffisamment notables et quantifiables à mes yeux dans une sorte de bilan de mes actifs et des passifs, tout compte fait. Frôlant le point de rupture peut-être, mais pas encore tout à fait. Disons que j’étais carrément on the edge : Thelma et Louise, ou quelque chose du genre selon ma propre version.

    Le pire c’est indéniable : un simple fond de sac aurait pu suffire amplement à me faire ressentir une quelconque plénitude quasi proche d’un orgasme, virtuel j’en conviens, mais quand même pas si éloignée du réel, tout juste à côté, à quelques millimètres par nanoseconde de moi-même.

    Ce qui était tout de même mieux que ces nombreuses fois où je me suis vu récupérer les infimes résidus agglomérés à la paroi interne de ma pipe en les dissolvant avec un peu d’eau, laissant ensuite tomber seulement quelques gouttes dessous ma langue, véritable truc de junkie, ou pire lorsque nous recyclions notre urine pour la réintroduire dans notre anus, afin d’avoir un hit suprême. Je ne comprends toujours pas comment il se fait qu’à chaque fois j’en arrive au même constat, sans trop savoir par quels mécanismes je pourrais me faire dévier de ma trajectoire, celle-là même qui me semblait désormais beaucoup trop tracée à l’avance.

    Et si ce n’était que cela. Certainement j’allais bien chercher à me retrouver en paix au dehors de mes routines, mais finalement ma curiosité me pousserait peut-être aussi à vouloir repérer la trace d’un mystérieux cartel qui semblait avoir établi contact avec Roméo-Simon, du moins c’est ce que j’avais cru comprendre à ce moment-là.

    C’était assez embêtant tout cela, mon frère. Et crois-moi, je n’avais jamais pensé en arriver là, même hors de toi, hors de moi. Moi qui depuis toujours ne buvais que de l’eau et pas si souvent du whisky à l’échelle d’une seule bouteille par saison froide. Le Glenfiddich. C’était pas mal le préféré de Stephen et le mien aussi.

    Moi qui jadis pouvais m’asseoir avec des amis autrefois dans les tavernes de Québec, me surprenant même à accepter comme une banalité le fait que le garçon m’apporterait mon verre d’eau sans broncher, tellement c’était comme cela.

    Je crois que j’avais dû fumer mon premier vrai joint vers l’âge de quarante ans, si on exclut les quelques rares exceptions d’auparavant, dont un trip de hash avec Stephen, que je m’étais permis de vomir dans les toilettes du dix-huit soixante d’Oz, celle avec les carreaux en tuiles de linoléum noires et blanches agencées et coupées avec une très grande minutie par ce cher Stephen, maintenant si absent depuis tant d’années.

    Dans ces mêmes toilettes, trônait au milieu de ce décor une ancienne baignoire, en forme de cuvette avec des pattes de lionceaux dont j’avais repeint tout l’extérieur d’un vert pois semblable à celui dans l’assiette de Stan Laurel dans un des films en noir et blanc de mon enfance.

    Le dix-huit soixante d’Oz, hé oui, tout ça parce que Mabuse après avoir passé un week-end dans notre chambre d’ami était revenu d’un magasinage chez Arthur Quentin avec une cafetière espresso avec design conique fabrication Alessi qui explosa en fusée dès sa première utilisation parce que la mouture du café acheté pour l’occasion n’était pas appropriée. Tout le café en un instant se retrouva projeté au plafond de la cuisine réfectoire aux coins arrondis. Rien de moins. Le lieu est devenu alors officiellement mythique, tu comprends.

    Les tremblements de l’édifice au coin de Cartier et Sherbrooke, situé en plein sur une faille géologique, avaient sans doute déjà produit en cet endroit un vortex d’espace-temps, créant un lien direct entre ces jours-là et ceux d’aujourd’hui. Chaque fois qu’un camion passait devant, sur la très longue rue Sherbrooke, on pouvait donc ressentir le frémissement des ondes qui traversaient l’appartement. Aussi la tour de l’édifice faisant office du coin sud-est penchait allègrement vers la rue en oblique et on ne pouvait pas faire autrement que de la remarquer, en passant.

    C’est dans cet appartement que Stephen était tombé dans un coma profond juste avant de quitter en ambulance pour mourir à l’hôpital. On était en 1987.

    Même encore aujourd’hui, rien n’a vraiment changé, sauf les chiffres de notre adresse sur la porte que j’avais jadis collés en Lettraset blanc, parce que c’était joli et plus moderne. Ils ont été retirés par après, et cela suite à l’usure du temps, sans doute. Ou bien à force de les gratter pour les faire disparaître, comme une tache incrustée qu’on veut finir de nettoyer pour de bon sur un canapé.

    Un jour, quelqu’un sonna à la porte, qui avait monté l’escalier menant à notre palier, et par un curieux instinct mêlé d’audace m’expliqua qu’il passait par là et que, comme il avait déjà habité à cet endroit auparavant, il me supplia de le laisser entrer juste une dernière fois afin de pouvoir regarder par la bay window du salon, juste dans l’angle de la tour. Et je compris alors, sans trop d’explication de sa part, l’importance qu’avait pour lui cet emplacement. C’était devenu en quelque sorte un semblant de lieu sacré qui donnait vue à toute la vie au dehors.

    Le type alors s’était laissé plonger dans ses souvenirs ; et planté ainsi devant l’agencement du triptyque formé de trois grandes fenêtres avec vitraux, il respira lentement et très fort pendant quelques minutes. On aurait dit une sorte de commémoration. Après, il se retourna, et sans même que j’aie pu avoir le temps de lui offrir un verre d’eau, il me remercia d’un large sourire et ressortit aussitôt en fermant la porte tout doucement.

    Peut-être qu’il venait du futur. De ce futur immédiat qui sans cesse précède nos instants de seulement quelques microsecondes à la fois.

    Un jour ce sera moi qui passerai devant et j’aurai le même réflexe, je le sens, puisque ma mémoire fait des boucles depuis un certain temps.

    Le propriétaire me reconnaîtra, car il est le même qui possède cette maison depuis 1976 un peu avant notre arrivée. Un type des pays de l’Est qui n’est jamais reparti, venu pour participer aux Olympiques en tant qu’instructeur d’une équipe sportive. La suite : il a marié une Montréalaise et ils ont acheté cette maison, qu’ils conservent encore aujourd’hui.

    Même après toutes ces années, la tour ne cesse de pencher et l’édifice ne tombe toujours pas. Elle aussi est restée debout. Aujourd’hui, le prix du loyer est sans doute monté en flèche, voire en a été multiplié. Tout le secteur en remontant vers le plateau géologique est devenu hors de prix. Par chance, je conserve mon seul refuge subventionné, seul bunker à un prix abordable pour mon cœur de naufragé.

    Ici ou là, c’est pareil. Je suis face à moi-même de toute façon.

    La lumière dans le ciel de Berlin est magnifique. De loin, tout en faisant la file pour obtenir des laissez-passer, juste à côté du parc qui couvre l’espace vert à la devanture du parlement national, restauré depuis la chute du mur et désormais siège de l’Allemagne réunie à nouveau, on peut contempler les rayons du soleil qui se reflètent dans les parois de la bulle de verre que constitue le nouveau dôme qui a finalement remplacé celui en bois ayant brûlé lors d’un immense incendie en février 1933.

    C’est surtout la modernité de cette structure de métal, enchâssant le verre comme en des vitraux transparents et contenant en son intérieur une sorte de colonne constituée de miroirs innombrables et s’évasant vers le haut, qui frappe au premier abord. Le Reichstag est comme l’épicentre du passé et du présent dans tous les sens de la formule.

    Une fois à l’intérieur, en plein après-midi, parce que par miracle la femme au comptoir des billets, qui sans doute n’en pouvait plus, soudainement, est furieusement sortie de son poste de travail pour nous donner la consigne à tous qui étions dans la file de nous diriger au plus vite vers l’entrée de l’édifice finalement sans besoin de laissez-passer.

    Une fois à l’intérieur, dis-je : c’est un pur moment de magie. Les deux touristes françaises qui me précèdent, elles aussi n’en reviennent pas, car habituellement il faut prévoir la visite un ou deux jours à l’avance.

    C’est un endroit magnifique. Avec un trou dans le haut laissant s’évader l’air ambiant et cette colonne de miroirs répartissant la température dans l’immense structure, ornée de deux spirales qui ne se croisent jamais et que chacun des visiteurs finit par emprunter, une qui va vers le haut et une autre qui descend. L’une tournant vers la droite et l’autre vers la gauche. La colonne au milieu servant de cheminée permettant à l’air chaud de s’évaporer et chauffer les parois de verre du dôme afin de faire fondre la neige en hiver.

    Nous aussi, Thomas, nos destins ne se croisent presque jamais. Ou si peu.

    Au bas de la colonne, une structure sphérique, abritant des hublots donnant sur l’assemblée, permet aux visiteurs de ressentir une impression voulue de transparence face à la citoyenneté des classes votantes du peuple.

    Le Dôme donne aussi un accès privilégié à une terrasse en pierre datant de la première époque du bâtiment, avant les bombardements et l’incendie. C’est de là que j’ai pris la photo numérique, celle que je t’ai envoyée par courriel, celle avec le t-shirt bleu, me prenant pour Tintin en voyage au pays des Boches. Ce fameux courriel auquel tu n’as jamais répondu.

    Une fois redescendu sur le plancher des vaches, dans un autre parc, celui-là plus petit, tout juste à côté, faisant face à la porte de Brandebourg, un enfant s’amuse à faire éclater d’immenses bulles de savon qu’un adulte prend plaisir à souffler de sa bouche avec une certaine lenteur. Elles s’envolent presque dans le ciel clair, mais aussitôt l’enfant les attrape au vol et les fait éclater au fur et à mesure, tout en riant à gorge déployée. C’est comme une pluie de bombardements joyeusement inoffensive. Le soleil, en plus, leur donne un semblant d’arc-en-ciel apparent.

    Et me voilà encore et encore, essayant de faire éclater cette bulle qui m’enferme et nous sépare.

    Comment te dire, mon frère ? Ce sont toutes ces choses qui s’effritent autour de moi qui me troublent. Les liens. Les objets de désir, les choses et les êtres : tout ce qui vieillit m’émeut. Quand j’aurai fini par me défaire de toutes mes illusions telles des peaux en plusieurs couches superposées d’images déformantes, je n’aurai plus cette obligation de me hisser au rang des mâles significatifs. Quand je serai redevenu le simple humanoïde énigmatique que je suis, autrement dit lorsque mon équation fondamentale aura chaviré dans le sens inverse de sa direction, je serai à peine devenu un embryon de toutes mes possibilités rassemblées.

    Tu vois, l’addiction, Thomas, c’est que tu ne savais pas que tu jouais dans le premier des films de la série des Aliens.

    Ce serait si simple. J’aimerais pouvoir te dire et me dire, mon frère, que l’autre n’existe pas au fond de nous-même, et dès lors pouvoir me retrouver sans marques de collisions antérieures.

    Oui, mais seulement…

    Le plus souvent, mon frère, nous errons, parallèles. La surface de nos peaux ne faisant qu’effleurer la vie, sans trop la transpercer. Sans trop savoir comment s’introduire dans celle des autres. Nous glisser hors de nous.

    Mais là, on dirait que je suis au bord d’un tremblement, d’une secousse sismique, depuis un bon bout. Sacré bordel. Toutes les heures de mes journées sont habitées de cet inséparable sentiment d’urgence. Je me couche en bataille. Je me lève et recommence les mêmes fucking gestes. Je refais pas à pas le chemin entre mon lit et les toilettes, entre mon café et mon pilulier, entre ma douche et l’application de mon gel de remplacement de testostérone, entre m’habiller et ouvrir mon ordinateur. Entre mes courriels et ma page Facebook.

    J’ai comme une craquelure dans l’âme. Une fissure semblable à la crevasse dans le béton de mon appartement. Ce matin, je me suis réveillé en me disant qu’un jour tout finira par s’ouvrir telle une plaie béante et gigantesque, que l’immeuble va forcément s’écrouler et que je m’enfoncerai dans ce large trou de mémoire qui aura été laissé par son effondrement.

    La jeunesse tellement belle et aussi puissante soit-elle, pour ce qu’elle exerce ses hautes impulsions avec tant de force sur tout ce qui l’entoure, ne se trouve jamais complètement affranchie que par une suite d’expériences véritables de confrontation avec son inertie, secouant ainsi le silence lourd de tous les enfouissements oubliés et figés dans son ventre. Un jour ou l’autre, elle finit par vieillir elle aussi.

    C’est la réalité, on n’y échappe pas vraiment. Et c’en est probablement ainsi pour la plupart des structures qui se déplient dans le temps sur des échelles de perception qui nous dépassent. Soit parce qu’elles se trouvent trop immensément enfouies dans la lenteur des respirations d’une baleine bleue ; ou bien qu’elles sont d’une temporalité tellement microscopique et évanescente que seul un Boson de Higg, voyageur de l’invisible, peut arriver à en supporter le poids métaphysique.

    C’est que nous errons. Matadors de l’irréel, le plus souvent. Telle une tête chercheuse, nul ne sait s’il atteindra la cible, quelle que soit sa trajectoire. Aussi nous nous écrivons plus ou moins dans le blanc de la mémoire, mon frère, ce qui fait qu’on ne se souvient plus que d’un passé qui nous efface et s’efface à mesure. Un passé faisant se creuser en nous constamment des trous neurologiques dans notre imagination. Se contorsionnant de bioplasticité, à la manière d’une orfèvrerie de designer industriel… du style Wim Delvoye.

    Résultat : la cote boursière de mon attendrissement envers ce monde ainsi tordu a chuté dernièrement et possède actuellement un indice plutôt volatile avec une tendance à la baisse. Et pourtant.

    Moi qui aurai tant aimé le monde auparavant. Mais après avoir tenté de comprendre et finalement bien saisi qu’après avoir passé une trop grande partie de ma vie à avoir du mal à jouer le fameux grand jeu permanent des boules de billard, qui finissent par se cogner les unes sur les autres, se rentrer dedans et se repousser par la suite, inertes et froides, j’ai dû finir par en arriver où j’en suis. Sans trop savoir pourquoi, ni si par chance on pourrait dire que j’aurais contrôlé tous les vecteurs primordiaux de cette satanée physique appliquée.

    Humainement, je ne m’y reconnais plus. Pas plus que je n’y reconnais personne.

    Voilà. C’est dit. Autour de moi plus personne ne se connaît ou même ne se reconnaît. Non vraiment personne d’autre que ces foutus algorithmes de reconnaissance faciale qui colligent si bien méticuleusement nos données. Non vraiment plus personne.

    2

    En tout cas, nul ne connaissait vraiment celui que j’avais fini par surnommer l’Avaleur des choses. Lui-même ne sachant pas trop ce qu’il avait dû finir par devenir. Puisque en tout et pour tout, un seul élément de son parcours demeurait incontestable : il apparaissait tout simplement aux yeux de plusieurs de ses collègues comme ce que nous conviendrons d’appeler un Modern Bear, ce si gentil et éternel célibataire bien portant et surtout très velu, avec beaucoup d’argent à ne plus savoir qu’en faire, embauché la plupart du temps dans des boîtes branchées sur la chambre de commerce LGBTQQIP2SAA + (dont on ne peut plus dire désormais qu’elle soit bien gaie), avec beaucoup d’amis, tout aussi velus et joyeux, comme dans l’histoire des trois ours, collectionnant des objets vintage et très chics, des ameublements issus de designers scandinaves, typiquement années soixante, des automobiles de collection restaurées avec la plus grande minutie, et aussi des garçons, tous plus beaux les uns que les autres, avec des tatouages, barbus et astiqués comme des mannequins de boutiques de vêtements porn, running shoes et chaussettes de sports à l’appui, jack straps et slips Nasty Pigs, achetés dans les meilleures boutiques ou dans des magasins de seconde main, où l’on revend les mêmes vêtements, un an ou deux plus tard, pour beaucoup moins cher, y trouvant de bonnes occasions.

    Celui-ci avait soudainement débarqué à Montréal au début des années quatre-vingt.

    Son frère, un musicien reconnu comme spécialiste des grands orgues, habitait alors déjà cette ville, qui est une sorte de Berlin en territoire d’Amérique du Nord. Une ville aux bonnes dimensions économiques, aux loyers encore abordables, du moins permettant aux artistes de vivre assez bien, malgré tout, et par surcroît de côtoyer l’effervescence de plusieurs amoureux de créativité dans un bon nombre de domaines.

    C’est ainsi, à l’occasion d’une série de concerts exécutés brillamment par son frère, qu’il n’avait pas revu depuis au moins une décennie, que Roméo-Simon, puisqu’il faut aussi l’appeler par son nom, étant venu le visiter, tomba en amour avec la ville et ses quelques mille et un garçons aux attributs si exotiques à ses yeux et si ouvertement pervers et conviviaux. Quelques hipsters du Mile End avec du swag, des créatures en provenance d’Hochelaga aussi et certains résistants du Village, au bord de l’abîme.

    Aujourd’hui, Roméo-Simon (drôle de nom, mon frère, pour un Américain voulant passer sous le radar, francophile et presque sans accent sauf parfois, réellement troublant…) aimait ainsi passer son temps sur eBay, afin de trouver quelques pièces de mécanique d’origine pour parachever la restauration de ses voitures de collection, ensuite surveiller les cours de la bourse pour voir à ses profits, et retourner sur eBay pour y dénicher quelques t-shirts usagés de marque Abercrombie & Fitch, afin de compléter un assortiment de plus d’une soixantaine (un pour chaque année d’existence s’était-il dit).

    De plus, chose particulièrement notable à son sujet : il avait beaucoup surfé ici et là sur YouTube et avait fini par y dénicher des reprises de vieux jeux télévisés diffusés sur des chaînes en français passés à heure de grande écoute où on élimine aisément des concurrents sous des prétextes d’incompétences notoires. Il était devenu un adepte de ce genre de quiz cherchant à dénoncer de malheureux participants. Le Maillon Faible était un de ses jeux préférés. De quoi se réjouir de tous ces propos frôlant l’humiliation. Que du plaisir à ses yeux avait-il parfois confié au hasard d’une conversation. Bien entendu, il aimait aussi tous les Big Brother et leurs rituels d’élimination.

    Contrairement à la plupart de ses compères qui parvenaient à flipper carrément sur leurs ameublements en provenance des sixties, Roméo-Simon, lui, avait réussi à meubler son immense appartement ensoleillé, offrant une vue imprenable sur la zone consacrée aux derniers tenants du Village, avec des items des années cinquante qui lui rappelaient son enfance. Car, au fond, Roméo-Simon carburait à la nostalgie et surtout à la force compulsionnelle qui anime tous ceux qui éprouvent un immense bonheur à toucher la marchandise.

    Sans compter ses gains associés au trafic de vieux soixante-dix-huit tours qu’il opérait déjà depuis un bon bout. Le reste du temps, il le passait à faire des sudokus et à retoucher, pendant des heures, très méticuleusement, des photos prises de vieux entrepôts laissés à l’abandon ou celles captées lors de ses déplacements intercontinentaux, et aussi à l’occasion de la semaine des Bears à Provincetown, celle du cuir à Chicago et surtout celle de SM en Pennsylvanie.

    Être entouré de tous ces mâles, objets de collection, habillés et déshabillés pour l’occasion, de parfaits spécimens de la marchandisation et de la standardisation de nos rapports humains, lui plaisait particulièrement. Toutes ces catégories n’étaient au fond que la conséquence, se disait-il, de la multiplication des marchés potentiels, visant à faire augmenter les profits de divers actionnaires, soucieux de diversifier leurs sources dans cette vampirisation des classes sociales et de ses différentes niches iconologiques.

    Depuis la venue du SIDA et d’un certain nouveau libéralisme envahissant, deux virus attaquant en même temps le tissu social, l’argent rose et surtout celui des Modern Bears n’avait cessé de fructifier, ceux-ci ayant obtenu une hausse dans leur cote de popularité, parce qu’au sein de la communauté ils allaient alors devenir les représentants de la négation des catastrophes, de ceux qui par la forme de leurs visages arrondis ne montreraient qu’une certaine image du bonheur, peut-être un peu plus évidente aux yeux de tous, et surtout aucune trace apparente de la présence du virus de la déficience humanitaire. Ils ne seraient surtout pas les porteurs de ces visages émaciés pour lesquels il nous faudrait alors baisser les yeux pour ne pas avoir à les regarder.

    Roméo-Simon a presque toujours été du type collectionneur invétéré. Dans sa cuisine, avec ses électroménagers d’époque, restaurés quasi flambant neufs, il possède trois appareils radio en Bakélite de couleur, trois différents modèles, il va sans dire. Il avait aussi accumulé une imposante collection de photographies d’anciennes escortes, sous forme de cartes postales, qui datent du temps où il bossait dans le monde des stéroïdes et pour son agence qui faisait affaire avec de riches clients et des vedettes bien connues, venant en catimini assouvir leurs besoins avec des messieurs muscles aux charmes très physiques.

    Aussi, une impressionnante collection d’uniformes et de gadgets pouvant servir à rehausser le niveau d’intérêt dans ses pratiques sexuelles sado-maso.

    Et surtout, depuis quelque temps, dernier fétiche absolu, se disait-il en ouvrant la porte de son congélateur, tout en sirotant un tendre verre de vodka jus de canneberges, le top of the top, sa collection exclusive de condoms inondés d’urine d’utilisateurs de Crystal Meth, oui vraiment et surtout cet autre amoncellement tout aussi estimé sinon plus en provenance de vieux séropositifs de la première époque, qui avec leur sperme vintage congelé, eux aussi, devenaient encore plus précieux.

    Il se plaisait à se vautrer dans la mémoire de ces rushs d’adrénaline contenus dans chacun de ces souvenirs de baise avec de jeunes loups et vieillards endiablés par la fameuse substance désormais envahissante. La Meth.

    Il avait tout de suite flairé une bonne occasion de partir une nouvelle collection, et surtout celle de faire monter un marché non encore saturé, susceptible de procurer des bénéfices à court et moyen termes, de quoi amasser de l’argent bien gagné pour trouver de nouveaux t-shirts sur eBay et aussi de quoi attirer de nouveaux garçons. Ou juste par pur plaisir de tout posséder.

    Pour ce faire, Roméo-Simon, désormais bien nanti et à la retraite anticipée, se cherchant un nouveau défi, de quoi agrémenter sa vie faite de petites routines ennuyantes et de grandes escapades underground, avait conclu en décidant d’investir dans le marché de la drogue pour personnes chics, se donnant ainsi l’opportunité de rencontrer des gens fortunés ou de bien beaux représentants d’une jeunesse prometteuse et dignes explorateurs de la junkiétude bourgeoise des orgies de classe première. Des consommateurs VIP, buveurs de nouvelles sensations VSOP, des Very Special Opportunity Partners. Et sûrement allait-il tenter de vendre aux enchères certains échantillons de sa plus digne collection, selon les dires de Hoovy. Depuis un certain temps, il avait donc imaginé, la possibilité de rejoindre possiblement une clientèle avertie, dans la plus grande clandestinité des profondeurs numériques, du moins c’est ce que Hoovy semblait pouvoir prétendre. Mais moi, à vrai dire, je n’y comprenais pas grand-chose. On en reparlera plus tard, si tu veux, Thomas.

    Donc les vendredis et samedi soirs, Roméo-Simon se rendait au sauna, car il savait bien où dénicher de nouveaux clients potentiels, dans un territoire pas trop loin de chez lui, situation aisée pour les cas de ravitaillement de provisions et les recrutements à domicile. Mais pas pour tous : l’accès étant strictement réservé pour ceux d’entre eux qui figuraient comme les meilleurs candidats survivants, constituant ainsi les porteurs d’une sorte de trophée rare.

    Auparavant, comme d’habitude, non sans avoir au préalable avalé cru des yeux mentalement par n’importe lequel de ses orifices le liquide fondu d’une de ces capotes euphorisantes, il ira s’asseoir devant l’écran de son ordinateur et cherchera le site de Bareback Inc. puis ouvrira la page de son profil en modifiant le libellé d’entrée en matière pour un savoureux nickname du style Débaucheur de Pigs ou T4Sell, quelque chose de très marketing, et il laissera l’écran de son iMac ouvert toute la nuit, jusqu’à son retour.

    Le petit logo de la pomme croqué sur le vif par l’avidité des yeux de Roméo-Simon le faisant réfléchir, le temps d’un léger clignement oculaire. À force de vouloir mordre dans tout, de vouloir tout posséder, on ne retrouve pas forcément son paradis perdu, se dira-t-il les yeux fermés en un très court instant. Lui reste encore à se transformer chaque fois, tout de cuir vêtu, en Poz Daddy, puisque vient la nuit et que samedi est un gage de bonne récolte habituellement. À minuit, il lui faudra sortir. Se métamorphoser en vendeur de crystal Meth dans une chambre de sauna miteux.

    Pour les riches comme moi, être au beau milieu des décombres n’est qu’un jeu. La semaine prochaine, je serai parti probablement pour des vacances en Westfalia, se répétera-t-il tout bas, assez souvent afin de se rassurer.

    Imagine : opérer un commerce underground, rien de moins. Tout pour le plaisir de transgresser les règles. Mieux vaut les inventer, se disait-il probablement. Cela m’a pris du temps pour tout saisir. Je n’essayerais pas trop de comprendre, car de toute façon il ne me disait pas grand-chose à ce propos.

    Il y a ceux qui rêvent de trop de choses à la fois, ceux qui ne rêvent pas assez, ceux qui ont fini de rêver, ceux qui se réservent des rêves pour la fin. Ceux qui finalement auraient mieux fait de rêver mieux, comme moi.

    Tu vois, mon frère, on ne croirait pas pouvoir rencontrer des types comme cela, jusqu’au moment où le désordre se met à tout bousculer dans notre vie terrestre et banale de survivant.

    3

    Un soir de canicule impromptue tombée du ciel en plein mois de septembre, Roméo-Simon qui depuis le matin n’arrête pas de colliger des documents est presque devenu cinglé et s’est mis à écrire une suite ininterrompue du genre complètement hors de toute rationalité météorologique.

    Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Winter is coming. Presque à l’infini, tu vois.

    Moi qui rêve d’un printemps. Une suite de motifs émotifs qu’on aurait glissé sous le tapis, disons pendant assez longtemps et des poussières.

    Passé chez lui vers 22 h, ce n’est qu’après m’avoir partagé son délire personnel que je l’ai frontalement regardé et lui ai vivement fait le commentaire que cela me faisait penser à The Shining. Et je me suis mis à lui partager qu’un jour, alors que j’étais entré dans le fameux building sur Plessis, tu sais celui qui était jadis réservé aux vétérans, j’eus la surprise de ma vie en reconnaissant le même fameux tapis avec ses formes orangées et brunes ornant le corridor où le petit Danny se promène avec son tricycle. Les mêmes motifs que dans le film.

    — Exactement. Je n’en reviens toujours pas, et c’est encore là. Ils devraient faire des visites guidées ou tourner une vidéo dans ces foutus corridors.

    Alors le jour suivant, comme par hasard, Alexis me poste une photo d’un escalier avec le même tapis dans les marches d’une exposition à Paris, datant de 2011. Merde. C’était censé vouloir dire quoi ?

    Quelque chose quelque part se répète à l’infini. Je marche dans les rues de Berlin ou celles de Montréal et je n’arrête pas d’imprimer mes pas dans la neige d’un labyrinthe émotionnel.

    Dans ce monde de plus en plus segmenté, je n’additionne plus rien ni ne retranche. Je superpose tout et je désaddictionne ma propre vie sous influence. J’ajuste la lentille : Zoom in. Et on se met le casque de plongée pour se faire basculer dans un grand splash par derrière vers les profondeurs, celles de tout. Au centre de tout. Pas de haut, ni de bas, ni de gauche, ni de droite.

    Autrefois, dans les années soixante, c’est fou comme on pouvait éprouver une réelle sensation de centration tout juste à fixer l’œil se trouvant au centre d’un 45 tours. Ensuite, on pouvait passer

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