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Il était une voix
Il était une voix
Il était une voix
Livre électronique410 pages6 heures

Il était une voix

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À propos de ce livre électronique

Après plus de trente ans d’une carrière durant laquelle elle n’a fait qu’effleurer une certaine gloire, Annie Stone envisage de se retirer du monde du spectacle. Tant de sacrifices et d’années consacrées à la musique, pour aboutir là, chanteuse vedette du Castel, un bar quelconque du Vieux-Montréal!

Un soir, Jade Dupuis, une ambitieuse et jolie jeune femme, se présente sur scène lors d’une soirée spéciale au Castel. Comment ose-t-elle lui voler sa chanson, sa scène et ce qui lui reste de fierté? Le talent et la fougue de la jeune interprète n’ont d’égal que la jalousie et la nostalgie qu’éprouve Annie.

La rockeuse saisit alors une occasion en or, l’ultime tentative de revenir sous les projecteurs: elle s’inscrit aux auditions pour participer à un concours télévisé d’envergure. Sans savoir que Jade caresse la même ambition…

Entre les deux chanteuses se tisse une relation amère et mordante: l’impétuosité de la jeunesse rencontre la force de la maturité. Jade et Annie entraîneront leurs proches dans un duel musical corsé ô combien humain.

Sous la plume expérimentée de Marie Gray, entrez dans les coulisses de l’industrie musicale et découvrez des personnages hautement sensibles, complexes et vrais.
LangueFrançais
Date de sortie20 sept. 2017
ISBN9782897583002
Il était une voix
Auteur

Marie Gray

Marie Gray writes erotic fiction and song lyrics, has been lead singer for several rock bands and works for a family publishing company. She has appeared on major television and radio shows, and hosts a monthly erotic fiction segment on Canadian television. She lives in Montreal, Quebec.

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    Aperçu du livre

    Il était une voix - Marie Gray

    l’auteure

    Première partie

    Montréal, 2014

    1

    Annie

    Dino me tend un ballon avec son sourire irrésistible.

    — Tiens, ma belle Annie, ton cognac!

    — Merci, dis-je dans un murmure à peine audible.

    J’avale le contenu du ballon d’un seul trait. Rémy Martin, double, straight up, comme je l’aime. La chaleur se répand de ma bouche à mes cordes vocales, puis à mon œsophage. Oui, ça brûle, mais j’en ai besoin. Une fois cette pause terminée, il me restera encore une dizaine de chansons à interpréter avant la fin de la soirée, et ce bon vieux cognac, comme toujours, sera un allié fidèle et efficace. Toujours fiable, mon Rémy! Depuis trente ans qu’il m’accompagne partout, des bars les plus miteux aux salles presque prestigieuses, donnant à ma voix ce timbre qui plaît tant – ou enfin, qui plaisait beaucoup – et à ma tête ce qu’il faut de courage pour affronter des foules de moins en moins excitantes.

    Au fil de mes trois décennies de carrière, cette boisson a toujours su me mettre dans l’état d’esprit adéquat: joyeuse et exubérante lorsque je sautais sur la scène à mes débuts, ou alors forte et résiliente plus tard. C’est-à-dire une fois la gloire estompée, disparue du jour au lendemain comme une hypocrite, sans que je puisse la retenir.

    Ce soir, je compte sur elle pour m’anesthésier et me soutenir, alors que je chanterai devant la soixantaine de clients indifférents ou éméchés qui m’attendent dans la salle. Parmi eux, trois ou quatre vieux boucs en rut qui s’imaginent pouvoir se glisser entre mes draps plus facilement maintenant que je ne suis plus qu’une has been. Pas de chance, champions! Il me reste peu de choses, mais j’ai encore ma fierté. À peine un soupçon, mais quand même…

    Chanter ici, au Castel, alors que j’ai jadis connu un certain succès, est loin de constituer l’un des hauts faits de ma carrière. Quoi qu’il en soit, ce bar du Vieux-Montréal représente le seul lien, aussi ténu soit-il, qui me relie encore à ma passion et j’y tiens.

    Dino me regarde toujours avec ses yeux de velours. Malgré l’heure tardive, des perles de sueur luisent à son front; huit jours que cette canicule perdure, comme si la touffeur qui émane de mon corps à intervalles plus ou moins réguliers ne suffisait pas. Premiers signes d’un «retour d’âge» inévitable, les agaçantes bouffées de chaleur, comme autant de poussées de fièvre brutales et éphémères, ne me laissent que peu de répit. Si j’en viens un de ces quatre à vouloir mettre fin à mes jours, je choisirai l’hypothermie. Ah, me plonger dans un bain de glaçons, quel délice ce serait! Finis les tourments et les exaspérantes sueurs! Je n’y songe pas réellement, loin de là; je serais, de toute manière, beaucoup trop lâche pour passer à l’acte. Non, je ne suis pas arrivée au bout de mon rouleau, ni au fond de mon baril. Bref, tant qu’à recourir aux dictons éculés, je n’ai pas bu le calice jusqu’à la lie.

    Pas encore.

    J’accepte la cigarette que m’offre Dino avec un sourire en coin.

    — Dino, tu ne serais pas en train de me flirter, avec ce regard-là?

    — Toujours, ma chérie. Je n’abandonnerai pas aussi facilement!

    — Facilement? Ça fait un an qu’on n’est plus ensemble!

    — Je sais, mais ce n’est rien, douze petits mois. Un jour, tu vas réaliser que je suis celui qu’il te faut et tu vas me revenir. En attendant, je t’écoute chanter et je repense à nos nuits folles. Ça te manque, parfois, Bella?

    Si ça me manque? Évidemment! Je suis faite de chair, après tout, et depuis ma rupture avec Dino, personne d’autre ne l’a remplacé, ni dans mon lit, ni dans mon cœur. Pas parce qu’il est irremplaçable, simplement… je suis lasse. Lasse de l’obligation tacite de plaire, sourire à toute heure du jour, faire l’amour, même. Cette «activité» me plairait encore, pourtant; m’offrir un moment de tendresse par l’entremise d’une baise non significative serait un moyen comme un autre de tenter de combler un vide de temps en temps. Cependant, malgré les occasions qui s’offrent à moi, je préfère m’abstenir. Les complications surviennent toujours trop vite. Les hommes à qui je plais souhaitent inévitablement bâtir une «relation». Or, dès qu’un mec devient «acquis», voilà qu’il espère les mêmes caresses chaque soir, les mêmes étreintes, les mêmes baisers, simplement parce que nos corps sont près l’un de l’autre. Le désir feint, la passion forcée? Très peu pour moi. J’ai mis une croix définitive sur toute forme de «vie de couple» depuis Dino. Asséché, mon cœur n’est simplement plus capable de s’émouvoir et l’ennui, chaque fois, vient à bout de mes plus sincères tentatives de rapprochement, comme un piètre amant vient à bout de l’amour.

    De toute manière, à quarante-huit ans, je revendique le droit à l’authenticité et à la paix: ne pas me sentir contrainte de me maquiller ou de me coiffer en dehors de la scène pour plaire à quiconque. Ne pas devoir faire la conversation au saut du lit, non plus, ni convenir d’un menu du soir selon les caprices de Monsieur. Ah, encore moins endurer les ronflements sonores d’un conjoint endormi sitôt ses testicules vidés ou essuyer les poils de barbe autour du lavabo!

    Ce sont ces considérations qui m’ont empêchée d’accepter ce que Dino souhaitait tant m’offrir. Bien des femmes l’auraient fait à ma place et s’en trouveraient choyées. Seulement voilà: le seul véritable amour que j’ai eu le privilège de connaître a été époustouflant, renversant de passion. La réciprocité de nos sentiments le rendait à ce point magique… Or, même si Dino possède de nombreuses qualités, il ne m’inspire tout simplement pas ce genre d’émoi. Peut-on se contenter d’affection et d’amitié dans un couple? Est-ce suffisant? J’en doute.

    Dino me tire de ma rêverie:

    — Tu vas me chanter mes chansons, ma beauté?

    — Bien sûr, tu le sais bien. À la toute fin du set, comme d’habitude!

    — Je t’aime!

    — Je sais…

    Oui, je sais. Il suffirait que je lève le petit doigt pour que Dino fasse de moi sa reine. Ses attentions délicates, sa générosité, son écoute, sans compter ses talents manuels de toutes sortes ont tout pour plaire. De plus, même s’il n’est pas la mer à boire, le Castel lui appartient, et Dino tire bien son épingle du jeu. Bien situé dans un quartier touristique, l’endroit est très fréquenté presque tous les soirs de la mi-mai à la fin septembre; la formule live de la fin de semaine attire également son lot de clients locaux, tandis que les nouvelles soirées «À votre talent!» semblent plaire à un public plus jeune.

    J’ai des réserves quant à ces moments où je dois céder mon micro de bonne grâce, du moins en apparence, à des pseudo-chanteuses et chanteurs qui se croient le nombril du monde. Seules l’affection que je ressens désormais pour Dino et notre amitié forgée doucement au fil des ans m’ont fait accepter ce concept. «You make your bed, you sleep in it», comme dirait mon père, avec l’accent bostonnais qu’il n’a jamais tout à fait perdu. Voilà l’un de ses fameux dictons dont je me souviens le mieux. Oui, j’ai fait mon lit, ou plutôt la vie s’en est chargée, cette salope imprévisible, et je vais y dormir. Seule.

    Ressentirai-je au moins encore une fois dans ma vie des affolements amoureux dignes de ce nom, les véritables chamboulements du cœur qui m’ont jadis renversée? Probablement pas. Malgré mon apparent mépris envers le partage de mon quotidien avec un homme, il m’arrive encore d’espérer la rencontre fracassante, la passion dévorante telle que celle que j’ai vécue autrefois avec David, le seul homme que j’ai eu le courage d’aimer. Une histoire d’amour presque intolérable, une extase totale suivie d’un déchirement auquel je suis étonnée d’avoir survécu.

    Un long soupir s’échappe de ma gorge; c’est devenu tellement courant que je ne m’en rends plus compte.

    — Qu’est-ce qui te fait soupirer comme ça, dis-moi, Annie? Tu sais combien je déteste voir tes beaux yeux s’assombrir!

    — Ah Dino, mon romantique, mon charmant étalon. Il n’y a que toi qui saches me lire aussi facilement! Mais ce n’est rien. Il est temps que j’y aille. Tu m’envoies un autre double?

    — C’est comme si c’était fait.

    Je me dirige vers la petite pièce qui me sert de loge, la tête un peu ailleurs, essayant de chasser la mélancolie qui menace de m’engloutir comme elle le fait de plus en plus souvent, depuis quelque temps. Je chausse mes lunettes pour examiner la liste des chansons à venir et m’en trouve satisfaite. Quelques retouches de maquillage, un peu de fixatif et je serai prête à affronter mon public. Le miroir me renvoie l’image de la femme que je suis devenue, celle que j’avais tellement souhaité ne jamais voir. Mes yeux sont toujours d’un vert singulier, des yeux de chat, dit-on, mais leur écrin s’affaisse; le contour de mes lèvres s’orne de plis que je tente d’ignorer à coup de fond de teint et de crèmes hors de prix. L’horreur. Je devrais d’ailleurs m’offrir de dispendieuses injections miracles une bonne fois. Moyennant quelques sacrifices, j’y arriverais. Mes longues boucles d’ébène attachées en un vague chignon m’apparaissent ternes. J’ai beau visiter ma coiffeuse chaque mois, je ne peux que me navrer devant la multiplication des fils blancs qui parsèment ma chevelure, comme autant de vestiges des années envolées. Cette teinte de cheveux, d’ailleurs, quelques tons plus foncés que ma couleur naturelle, durcit mes traits, et j’envisage sérieusement de la changer. Suis-je prête à sacrifier cette tignasse, le peu qui reste de l’image la plus connue d’Annie Stone, de ma gloire d’antan? Il serait peut-être temps de tourner la page. Je ne suis plus cette Annie d’autrefois, et depuis un bon moment déjà. Je devrais m’y faire… Grasping at straws. Oui, je m’accroche à ces ridicules symboles de mon passé. Pourquoi? Pourquoi pas? L’avenir n’est assurément pas réjouissant, alors à quoi diable pourrais-je me cramponner?

    En m’analysant malgré moi au reste de mon anatomie, je perçois une fois de plus l’amollissement de mes joues et de mon cou. Hier encore, l’ampleur de ma poitrine détournait les regards masculins des plis trop apparents sur ma gorge; désormais, je ne vois qu’eux. Cette peau flétrie qui supporte une paire de seins autrefois presque insolents dans leur splendeur m’apparaît comme la goutte d’eau qui fait tout déborder et confirme mon état de décrépitude sans retour.

    Je refuse de m’y attarder et retire mes lunettes à la hâte. Cette foutue presbytie a bien son utilité. D’un simple geste, disparues les rides et la repousse! Parfaits le décolleté et le rouge à lèvres! Le déni vaut cent fois mieux que sombrer dans un état bien peu propice à la performance qu’il me faut encore livrer.

    J’observe un instant sur la robe moulante et les longues bottes qui m’avantagent et me confèrent un look actuel, sans toutefois me donner l’allure d’une femme d’âge mûr qui tente de se donner des airs de jeune vamp. Du moins, je l’espère. La ligne est si mince entre le sexy et le ridicule…

    Finalement, j’applique un peu de rouge à lèvres, m’ébouriffe les cheveux et me regarde au plus profond des yeux.

    Showtime, Annie. Montre-leur que tu l’as encore!

    Quittant ma loge la tête haute, je me dirige vers la scène où mes musiciens et une double mesure de cognac m’attendent sagement. Il me reste dix chansons à rendre avec le sourire et autant de conviction que possible: quelques classiques de mon répertoire, mais aussi des succès de l’heure, des tubes d’artistes dont je n’aurais jamais entendu parler, n’eussent été les suggestions de mes musiciens.

    Il est étonnant, d’ailleurs, que ces beaux jeunes hommes talentueux soient encore là, qu’ils n’aient pas trouvé autre chose comme gagne-pain, une autre gig plus excitante que d’accompagner une Annie Stone vieillissante. J’apprécie leur présence plus que je saurais le dire, et pas seulement parce qu’ils me permettent de rester dans le coup. J’ai développé avec eux, le guitariste en particulier, une belle complicité que je n’ose qualifier d’amitié par peur de non-réciprocité. Martin semble me deviner au point où c’est parfois troublant. Il compose en outre de très belles chansons et m’a offert de les interpréter sur un enregistrement, juste pour le plaisir. Il ne comprend pas à quel point une telle suggestion fait naître en moi des espoirs périlleux. Pas d’un point de vue sentimental, bien sûr. Purement professionnel: l’ambition de triompher un jour n’est pas tout à fait éteinte, ne le sera probablement jamais. Pour éviter les déceptions, mieux vaut m’en tenir à ce que Dino me demande, c’est-à-dire chanter des succès qui plairont aux clients et y prendre plaisir ou, du moins, en avoir l’air. Dans ce domaine, offrir au public ce qu’il réclame, même si ses goûts sont programmés par ce qui tourne ad nauseam dans les stations de radio populaires, est aussi incontournable et essentiel que l’est ma dose quotidienne de cognac. Non, je ne suis pas une fan de Lady Gaga, mais il me faut bien gagner ma vie.

    Je monte sur scène et enchaîne des airs connus de tous comme une pro. Comme celle qui prétend que les chanter soir après soir, semaine après semaine depuis des mois, voire des années, est toujours aussi grisant qu’au premier jour. Celle qui sourit à l’imbécile obèse qui lui offre un cognac et à son copain aux yeux langoureux; celle qui représente pour certains la célébrité, l’inatteignable… peut-être pas aussi inaccessible qu’autrefois, finalement.

    Celle qui, honnêtement, n’en peut plus.

    Tout juste avant les deux dernières pièces, Someone Like You, d’Adele, et Just For Love, le fameux hit d’autrefois d’Annie Stone-que-vous-avez-la-chance-d’avoir-sous-vos-yeux-mesdames-et-messieurs, Dino contourne le comptoir du bar, comme il le fait systématiquement à ce moment de la soirée. Il m’embrasse du regard en fredonnant les paroles. Et moi, en hommage à ce que nous avons vécu ensemble, je m’abandonne et j’arrive pendant quelques instants à retrouver l’État de Grâce: ma voix est bien échauffée et souple, les sons sortent de mes tripes autant que de ma gorge, les spots me font oublier tout le reste et la magie s’installe. Lorsqu’on ouvre la bouche et que la note sort à la perfection, claire, forte, solide et vibrante, qu’elle provoque des frissons chez ceux qui la reçoivent… l’effet est plus puissant qu’une drogue. Tout ce qui importe, dès lors qu’on y a goûté une première fois, est de le retrouver coûte que coûte. C’est cette magie qui m’a conquise, alors que je n’avais que seize ans, et me possède depuis. Oui, j’ai vendu mon âme à la musique et elle aura sans doute ma peau.

    Elle m’aura coûté cher, cette vie de frissons, de chair de poule, d’extase. Et tout ça pour quoi? C’est qu’elle est ingrate, la garce!

    Musique, ma raison de vivre et de respirer, mon égoïste déesse, tu ne m’as pas encore vaincue.

    2

    Jade

    Je pense que c’est fini pour de bon avec Francis. Qu’il ait refusé, sans me consulter, un contrat de quatre semaines dans un resto-bar du centre-ville dépasse les bornes. Je suis furieuse. J’entends encore sa réplique idiote: «C’était une joke, Jade. Être payé des pinottes pour jouer des tounes de marde devant du monde qui s’en fout, je ne suis plus capable! Ça nous retarde dans tout ce qu’on veut faire depuis des années!» Franchement! Moi, je trouve bien pire de chanter les mérites d’une compagnie de bouffe pour chiens ou d’une marque de papier de toilette, avec mes contrats de pub. Selon Monsieur l’Artiste: «Au moins, dans la pub, personne n’est assis là, à te trouver pathétique ou à te demander de jouer des quétaineries pour la fête de leur blonde! T’sais, My Heart Will Go On, après deux cent quatre-vingts fois, plus capable…»

    Le problème, c’est qu’il a honte. Il déteste jouer les chansons qui marchent, il refuse de voir ça comme un travail. Il est si condescendant! Il m’énerve avec ses états d’âme de génie incompris incapable de faire des compromis. J’en fais pourtant, des compromis, moi! Je ne suis pas partie de l’Abitibi pour venir crever de faim à Montréal ou pour faire la fête! Clairement, il est temps qu’on parte chacun de son côté. Je tourne en rond, encore. Ce n’est pas lui qui va m’écrire les hits dont je rêve, puisque comme tout véritable artiste, selon lui, il refuse de «se prostituer». Non, mais ça suffit!

    Pour en rajouter, Camille et Audrey m’ont annoncé le même soir qu’elles en avaient assez d’aller au karaoké avec moi parce qu’apparemment, je suis trop «intense». Moi? Ha ha! Bien sûr que je suis intense! J’ai simplement vraiment besoin de m’entendre chanter live, avec du reverb et des moniteurs. C’est déprimant: je n’ai pas de projets en vue, ça devient de plus en plus difficile de trouver des petits boulots de chanteuse, ici et là, et les auditions se font rares. Et moi, je dois chanter, absolument. Camille dit que quand je chante, je prends toute la place et que ce n’est plus une partie de plaisir. Que c’est un show, qu’il faut absolument que je sois la vedette de la soirée. Euh, allô? C’est évident, non?

    Je suis en manque, en fait. J’ai recommencé à surveiller toutes les annonces de musiciens disponibles, de compositeurs, de… n’importe quoi, mais je n’ai rien vu d’intéressant. Juste des amateurs avec leur band de garage, des vieux croulants bloqués dans leurs chansons des années quatre-vingt, ou encore des jeunes idéalistes qui croient leurs compositions révolutionnaires, alors qu’elles sont ennuyantes à mourir. D’autres incompris, comme Francis. J’en ai vraiment assez d’essayer de convaincre tout le monde, d’être la seule à avoir assez de jugeote pour faire ce qu’il faut afin de me rendre au sommet! J’ai vingt-huit ans, le temps passe si vite… Parfois je me dis que je devrais travailler en communication, comme Audrey et Camille, pour que mon bac me serve à quelque chose, mais je ne peux pas encore l’envisager, pas tout de suite. D’ailleurs, on s’est fait dire la bonne aventure, les filles et moi, et, apparemment, je vais bientôt trébucher sur quelque chose ou quelqu’un de déterminant. Ça serait cool! On ne sait jamais. Je vais garder les yeux ouverts, au cas où.

    Je refuse de cesser de croire en ma bonne étoile. Je sais que je suis destinée à accomplir de grandes choses, c’est inévitable. J’en ai été convaincue encore, l’autre soir, alors que je revenais du Vieux-Montréal après un contrat de pub. Ce bar où un band maison met en vedette… Annie Stone, l’idole de jeunesse de ma mère! Tout un déclin, depuis son méga hit d’autrefois! Jamais je ne vivrai une telle chose, moi. Lorsque j’arriverai enfin tout en haut, j’y resterai, coûte que coûte! Cet endroit organise des soirées «À votre talent!», j’irai peut-être faire un tour, même si Camille et Audrey croient qu’il s’agit d’un repaire de personnes âgées et qu’on s’y fera courtiser par des bonshommes séniles.

    Au pire, je pourrai chanter, on rira des croûtons accros au Viagra et on les laissera nous payer à boire! Comme ma mère me le disait souvent: «Ne sous-estime jamais le hasard. Les choses les plus excitantes arrivent toujours quand on s’y attend le moins!»

    Au fait, je me verrais bien faire ce genre de travail: chanteuse régulière dans un club comme le Castel. Une telle sécurité me permettrait tant de choses! Je pourrais choisir les contrats qui me plaisent et j’aurais amplement de temps disponible pour trouver des partenaires dignes de ma voix et composer les chansons qu’il me faut. Tiens, je devrais essayer de rencontrer le propriétaire et lui faire valoir l’attrait que je représenterais pour son établissement. Tant pis pour Annie Stone! Malgré toute l’admiration de ma mère envers elle, les vieux devraient savoir lorsqu’il est temps de laisser leur place aux jeunes. Et puis, je lui rendrais sûrement service, elle doit se rendre ridicule en s’incrustant de la sorte. Dégage, Matante! C’est peut-être un peu méchant, mais j’ai toujours foncé et pris ma place, ce n’est certainement pas aujourd’hui que je vais changer. Dans ce métier, c’est chacun pour soi, je le sais depuis longtemps. Si Annie Stone a été assez stupide pour rater sa chance et retomber dans un anonymat aussi pathétique, c’est son problème, pas le mien!

    3

    Annie

    Dino jubile. Une foule étonnante prend place aux tables en ce jeudi soir, sans doute du jamais-vu dans toute l’histoire du bar. Le bouche à oreille continue de faire son œuvre: la soirée attire des touristes et des étudiants dans la jeune vingtaine venus s’encourager mutuellement en cette troisième soirée «À votre talent!». Pour mousser l’évènement, au cours duquel chanteurs et musiciens sont invités à envahir la scène, et afin d’attirer une clientèle plus jeune, Dino a investi dans une promotion sur Internet qui semble porter fruit.

    Dino ne s’est jamais caché de cibler d’ordinaire un groupe d’âge plus élevé; la musique d’ambiance du Castel oscille généralement entre le rock classique soft et les succès populaires des années soixante-dix à quatre-vingt-dix. La faune, relativement homogène, est composée d’hommes et de femmes dans la quarantaine et même la cinquantaine. En instaurant ces soirées à thème, Dino a fait preuve de courage et la formule semble plaire, comme en témoigne l’affluence.

    En cette chaude soirée d’août, la liste des performances à venir est complète dès vingt-deux heures. Avec son répertoire pratiquement illimité, mon groupe se prête au jeu avec un plaisir apparent, accompagnant les artistes au talent plus que variable dans leur numéro. Certains sont pitoyables à voir et surtout à entendre, faussant la note d’une chanson de Rihanna ou de Daniel Bélanger. D’autres s’en tirent mieux. Si peu.

    Bien malgré moi, chaque fois qu’une chanteuse à la voix potable termine sa prestation sous les applaudissements, aussi clairsemés soient-ils, je me renfrogne. De voir ces jeunes femmes se déhancher et se commettre en toute spontanéité, poser un geste somme toute audacieux – pas évident, pour les novices, se mettre à nu sur une scène! – me rappelle trop bien le nombre d’années envolées depuis mes premiers frissons sur les planches. Je m’acquitte toutefois de ma tâche, qui consiste d’abord à les présenter, ensuite à chanter les harmonies appropriées sans broncher. Au moins, il m’est permis de briller pendant ce court moment et de sauver, du même coup, une prestation du désastre. Puis, je peux reprendre la position qui me revient, celle de la star qui trône au-dessus des amateurs. Ce n’est peut-être pas très charitable de ma part, mais cette minuscule scène est mon espace à moi, et je ne suis pas disposée à le céder à quiconque avec le sourire. Le partager, quelques heures par semaine? Soit. C’est bien suffisant.

    Quelques minutes avant le début du spectacle, en constatant qu’une certaine Jade Dupuis a l’intention de chanter Someone Like You, je vois rouge. Cette chanson m’appartient. La seule personne qui peut l’interpréter mieux que moi est Adele elle-même. Je réserve toujours cette pièce pour la fin de la soirée; je l’utilise afin d’éblouir l’auditoire et le captiver totalement juste avant Just For Love, le clou du spectacle et la raison de ma présence régulière au Castel. C’est ma marque de commerce, en quelque sorte. Il n’est pas question que je laisse cette jeune insolente la chanter à ma place. Au moment où je m’apprête à interpeller Dino à ce sujet, Martin, mon guitariste, me rejoint, un sourire narquois aux lèvres:

    — Annie, t’as vu? Une fille veut chanter Someone Like You. Bien hâte d’entendre ça! C’est évident qu’elle ne t’a jamais entendue la chanter, sinon, elle n’oserait pas!

    — Ha, ha! T’es gentil, Martin. J’allais justement voir Dino pour qu’il lui suggère de se casser la gueule avec autre chose. Je veux juste lui rendre service, au fond. Plusieurs habitués sont ici, ce soir, comme les gens des cinq tables à droite. Ils savent comment elle sonne, cette chanson-là. Ça serait dommage pour la p’tite de se faire huer…

    — Au contraire, Annie, ça pourrait être drôle. Moi, je me dis que si t’es prêt à te ridiculiser en essayant de chanter quelque chose d’aussi difficile, eh bien assume!

    Mon batteur, Nicolas, intervient à son tour:

    — Je n’en suis pas si sûr. Si elle est ici avec ses amies, c’est certain que les jeunes vont l’acclamer. Vous savez autant que moi que la plupart du monde se fout de savoir si elle chante aussi bien, aussi juste et avec autant de force qu’Adele. C’est la chanson qu’ils aiment. Le reste, ce n’est pas important…

    — Tu dis ça parce que t’es batteur. On sait bien, les drummers, vous n’êtes pas des vrais musiciens! ajoute Martin, à la blague.

    — Justement, acquiesce Nicolas, le public non plus!

    Je donne raison à mes deux comparses. En règle générale, une chanteuse sans réel talent peut s’en tirer plutôt bien avec une chanson facile si elle possède l’attitude qui convient et qu’elle chante plus ou moins les bonnes notes. Mais une pièce d’Adele, c’est une autre histoire! Je conclus:

    — Hmm. Je ne sais pas trop, les gars. Peut-être qu’elle se trouve bourrée de talent en chantant sous la douche. Elle va voir que c’est pas mal différent sur une scène sans la voix d’Adele pour tout arranger!

    Un sourire un peu méchant m’étire les lèvres. Rien de mieux que d’assister à la déconfiture d’une jeune idiote pour me remonter le moral. J’en ai tellement vu, des poulettes sans talent, se dandiner, micro à la main, s’imaginant douées, alors qu’elles n’auraient pas tenu plus de trois chansons d’affilée avant que leurs cordes vocales rendent l’âme. Savent-elles à quel point il est exigeant d’enchaîner les pièces, les unes après les autres, en dansant sous la chaleur implacable des spots, soir après soir? Non, elles croient que c’est facile, tout ça, qu’elles n’ont qu’à ouvrir la bouche et fredonner pour que le reste coule de source. Eh non! La gloire, le vedettariat, tout ça se gagne à force de travailler, de répéter, de maintenir une forme physique rigoureuse et une discipline de fer. Sans compter les sacrifices, les contraintes d’horaire, le manque de sommeil et les déplacements, souvent aussi épuisants que périlleux. Avant d’en arriver aux jets privés ou même aux autocars de luxe avec une équipe pour se charger de tous les détails d’une tournée – de l’équipement au logement, en passant par la vente des billets et les techniciens –, il faut davantage que se faire «découvrir» par un quelconque agent qui accomplira des miracles. Ça, c’était la loterie d’une autre époque, alors que quelques rares exceptions alimentaient le fantasme de l’artiste rarissime qui, du jour au lendemain, passe du statut de parfait inconnu à celui de star mondiale. Dans la vraie vie, il faut trimer dur et souvent très longtemps. «Pay your dues», comme dirait mon père. Payer ses tributs à une carrière beaucoup moins simple et gratifiante qu’il n’y paraît… j’en sais quelque chose.

    Quoi qu’il en soit, mon contrat avec Dino stipule que j’accepte de me plier à cette mascarade plus ou moins pénible deux fois par mois, pas que je doive éviter l’humiliation à qui que ce soit. Tant pis pour Jade Dupuis! Elle aurait pu choisir un succès simple, quelque chose de nettement plus facile, et s’en tirer comme une pro, ou presque, mais c’est son choix. Quelque chose me dit qu’après cette gifle cuisante, on ne la reverra pas au Castel de sitôt!

    Nous commençons notre spectacle avec une chanson énergique de Lady Gaga, qui nous vaut des applaudissements enthousiastes. Puis, je m’adresse à la foule, jouant sans peine le rôle de la seule véritable professionnelle parmi cet essaim de novices.

    — Merci, merci! Bonsoir à tous et bienvenue à cette soirée «À votre talent!». Il y a beaucoup de monde ce soir et on est très contents que vous soyez là. Je m’appelle Annie Stone – nouvelle salve d’applaudissements – et voici mes musiciens: Martin Bélanger à la guitare, Nicolas Tremblay à la batterie, Frédéric Melançon à la basse et Pierre-Luc Gaudreault aux claviers. Sans plus tarder, j’inviterais Jérémy et Fred à briser la glace avec Jusqu’à me perdre. Une bonne main d’applaudissements, tout le monde!

    Le premier bloc de dix chansons se déroule sans grande surprise avec sept «artistes invités»; une fille massacre d’abord Wrecking Ball de Miley Cyrus. Elle a la chance d’avoir un groupe d’amis loyaux et vraisemblablement dépourvus de la plus infime oreille musicale. Puis, les suivants se succèdent, atroces ou juste douloureusement ennuyants, et nous concluons avec trois chansons, question de montrer à l’auditoire ce qu’un «vrai» band peut faire.

    Pendant la pause, je prépare la liste des chansons à venir avec Martin.

    — On finit avec la petite Jade Quelque Chose et Someone Like You, qu’est-ce que t’en penses?

    — Oui, répond-il, ça termine bien un set. On verra comment elle se débrouille!

    — Finalement, j’ai hâte de l’entendre. Je sens qu’on va s’amuser!

    Oui, la catastrophe annoncée me mettra sans doute de bien belle humeur. De plus, cela rendra le troisième et dernier bloc très peu exigeant pour moi, puisqu’il ne me restera que deux chansons à interpréter, le reste étant assuré par divers «invités».

    — On va boucler le troisième set avec Just For Love quand même? m’interroge Martin.

    — Évidemment. Plusieurs clients l’ont demandée spécifiquement et Dino ne me pardonnerait pas de l’oublier!

    Nous attaquons donc ce deuxième bloc. Puis, une jeune femme rousse, timide et terrorisée, réussit contre toute attente à chanter convenablement un hit de Katy Perry quoique, selon moi, nul talent n’est nécessaire pour accomplir un tel «exploit». Malgré les piètres performances, je fais ce que j’ai à faire avec le sourire. Du moins, jusqu’à ce que Jade Dupuis s’avance vers la scène.

    Je suis d’abord agacée par sa beauté. Pourtant, les jolies jeunes femmes minces et blondes sont légion et je les laisse généralement profiter de leur fraîcheur et de leur insignifiance en toute naïveté. Elles aussi auront quarante ans un jour. Elles comprendront, alors. Dans la jeune vingtaine, il est convenu de s’imaginer que tout est éternel. La peau radieuse et lisse, les seins et le ventre fermes, le visage bien découpé et le regard perçant. On croit que le temps n’aura pas d’emprise sur nous; sur les autres, peut-être, mais pas sur notre personne. De telles pensées ont nourri mon propre déni beaucoup trop longtemps: j’étais différente, spéciale, bénie.

    Cette Jade, en approchant de la scène d’un pas beaucoup trop assuré à mon goût, me toise avec insolence, un miroir fidèle de l’arrogance que je lui manifeste moi-même. Est-ce mon imagination ou vois-je réellement, dans le bleu de ses yeux, un avertissement du genre: «Je suis ton pire cauchemar»? Comme si j’avais quoi que ce soit à craindre de cette midinette!

    Pour imposer ma supériorité, mes yeux la couvent d’une vigilance malveillante. Il me faut lui montrer à qui elle a affaire et tuer dans l’œuf toute éventuelle tentative de sa part de m’éclipser. Son aplomb ne me dit rien qui vaille et je sens ma garde se renforcer. Jade avance vers nous sans la moindre hésitation, juchée sur ses sandales aux talons trop hauts, un sourire vainqueur aux lèvres et de la fausse pudeur aux joues.

    Un flottement se fait sentir de la part de mes musiciens: une espèce d’hésitation hyper subtile, un temps d’arrêt que je repère immédiatement, comme seules les femmes savent le faire. Les coqs, sur la scène, s’ébrouent en présence de la poulette convoitée. Il est aisé de déceler, de la part de Nicolas, Martin et Frédéric, une forme peu apparente mais bien réelle de jalousie envers Pierre-Luc, le claviériste, l’élu qui aura le privilège d’accompagner, seul, la blondinette pour son numéro. Il ne leur importe plus, à mes fidèles compagnons, de savoir avec quel talent elle

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