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Retour à Ty-Karet
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Livre électronique377 pages5 heures

Retour à Ty-Karet

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À propos de ce livre électronique

En quittant la région parisienne pour échapper à l’emprise d’un conjoint violent et manipulateur, Servane Stéphan ne s’attendait certes pas à ce que sa vie devienne un long fleuve tranquille. Fantômes du passé, coïncidences troublantes et secrets de famille jalousement gardés semblent hanter Ty-Karet, la demeure de Kerjéhan où elle a grandi. Mais quand Élias, son fils de trois ans, est victime d’un enlèvement, son existence vire au cauchemar. Se pourrait-il que son compagnon, tout à sa soif de vengeance, soit allé jusqu’à kidnapper son propre fils pour la détruire ? « Cet homme est capable de tout », murmure-t-on à Kerjéhan. Mais Retour à Ty-Karet n’est pas seulement une enquête haletante, fertile en rebondissements et menée tambour battant par des protagonistes hauts en couleur. On y lit aussi – et surtout – un éloge du pardon et une formidable ode à la vie, à ses lendemains et à ses promesses.
LangueFrançais
Date de sortie9 mars 2018
ISBN9782322168446
Retour à Ty-Karet
Auteur

Christine Guillou

Christine Guillou est née en côtes d’Armor et exerce la profession de responsable commerciale dans une grande enseigne depuis de nombreuses années. Elle signe ici son premier roman.

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    Aperçu du livre

    Retour à Ty-Karet - Christine Guillou

    21

    CHAPITRE PREMIER

    « Une partie de la vie se passe à désirer l’avenir, et l’autre à regretter le passé. »

    GABRIEL GIRARD

    En ce début du mois d’avril, Dame nature semble avoir oublié que le calendrier annonce l’arrivée du printemps depuis plusieurs jours. La pluie s’est abattue une bonne partie de la nuit sur la côte bretonne, et le vent glacial souffle sans discontinuer.

    Tout laisse à penser que le week-end sera triste. Le jour peine à se lever ce samedi matin, le ciel est bas et les nuages gris semblent comme accrochés à la colline. Ceux-ci ne tarderont pas à se déchirer et à déverser leur contenu en contrebas sur le petit village de Kerjéhan.

    Servane actionna son clignotant droit pour se garer sur la petite aire de repos surplombant le bourg. Elle manœuvra le plus silencieusement possible pour ne pas réveiller Élias qui dormait à l’arrière de sa petite voiture. Le garçonnet brun âgé de trois ans, bien emmitouflé dans une grosse couverture polaire, ne broncha pas lorsqu’elle coupa le moteur. Rien ne semblait pouvoir le sortir des bras de Morphée.

    La jeune femme regarda machinalement son reflet dans le rétroviseur ; celui-ci lui renvoya l’image d’une trentenaire plutôt jolie avec de grands yeux verts, un teint clair, de longs cheveux ondulés de couleur auburn, mais ses traits étaient particulièrement tirés, la fatigue marquait son visage ovale. Qu’importait son apparence ce jour-là, elle avait bien d’autres soucis à gérer, elle aurait tout loisir de se bichonner plus tard comme elle aimait le faire, tout en gardant son côté naturel.

    Du haut de la colline, Servane aperçut la flèche du clocher qui se dessinait sur l’horizon incertain. Il était à peine sept heures du matin, et un voile opaque semblait emprisonner l’agglomération en contrebas. De rares lumières s’échappaient des maisons de pierres noyées dans la brume matinale et cela donnait un caractère mystérieux au petit village.

    Malgré la température basse, la jeune femme sortit de sa voiture pour s’aérer et marcher un peu ; plusieurs heures de conduite attentive depuis la banlieue ouest de Paris avaient engourdi ses jambes. Elle fit quelques pas tout en étirant ses bras raidis par les cinq heures de route qu’elle venait d’effectuer, avec une seule pause très rapide. Ses yeux la brûlaient après un si long trajet ; elle n’avait pas du tout l’habitude de conduire aussi longtemps, et encore moins la nuit.

    Elle respira profondément. L’air iodé lui fit du bien, ce petit exercice physique l’apaisa momentanément, mais très vite la réflexion réapparut, et avec elle son cortège de questions…

    Servane se demanda comment elle allait bien pouvoir expliquer à Elias cette fuite au beau milieu de la nuit, tout était si précipité… Elle espérait trouver les mots justes et apaisants dont il aurait besoin. Bien que très jeune, le petit garçon faisait preuve de beaucoup de discernement et de maturité. Il faudrait lui expliquer la situation en prenant bien garde de ne pas lui mentir. Ce ne serait sûrement pas facile, elle redoutait par-dessus tout de faire du mal à ce petit bonhomme. Elle mettrait tout en œuvre pour le protéger et l’entourer de beaucoup d’amour. Pour l’heure, elle devait d’abord atteindre sa destination…

    Malgré la fatigue à la fois physique et morale, la jeune femme remonta dans son véhicule ; le vent s’engouffra dans son long manteau de laine. Elle avait peine à discipliner ses cheveux, qu’elle n’avait même pas pris le temps d’attacher en partant. Servane referma énergiquement sa gabardine sur son jean et sa chemise de coton. Elle avait quitté la banlieue parisienne quelques heures plus tôt sous une relative douceur et le climat des Côtes-d’Armor était un peu plus frais, mais avant tout l’air était bien plus pur et vivifiant. La pollution parisienne était un véritable fléau, et elle avait besoin de changer d’air dans tous les sens du terme ; c’était même vital pour elle.

    Servane remit le contact et démarra en tentant de ne pas réveiller son fils. Elle déboîta lentement et descendit quelques centaines de mètres plus bas vers le centre-bourg afin d’atteindre la rue principale. La jeune Bretonne fut alors assaillie par un flot de souvenirs. Elle connaissait si bien ces ruelles, ces petites maisons, ces commerces ! Rien ne semblait avoir changé depuis les cinq dernières années.

    Elle poursuivit quelques minutes jusqu’au carrefour à la sortie du village et fila tout droit encore quelques instants. Elle finit par tourner à droite dans un chemin de terre. Elle y était presque… Les mauvaises herbes avaient envahi l’allée, et des branches d’arbres pendaient de part et d’autre, gênant le passage ; elle fut obligée de réduire son allure. Elle progressa, la vitre de la portière entrouverte, et laissa entrer dans l’habitacle une odeur de terre et d’herbe mouillée qui lui picota les narines. Tout à coup la façade de Ty-Karet lui apparut au bout du chemin dans une belle et large clairière du bois des Mandriers. Elle ralentit encore et stoppa enfin. Sa gorge se noua et l’émotion la cueillit ; elle n’essaya même pas d’endiguer le flot des émotions qui la submergeaient, les regrets, les remords, la culpabilité… Il y avait si longtemps, c’était dans une autre vie…

    Allez Servane Stéphan, reprends-toi, ce n’est pas le moment de flancher, t’as fait le plus difficile… pensa-t-elle. En aucun cas tu ne dois changer d’avis et t’effondrer maintenant, t’as pris la bonne décision ! Ça va être dur, tu vas devoir l’affronter, il ne va pas accepter ton départ et il va te le faire payer, c’est certain… Et ici, n’en parlons pas ! Ils m’en veulent tous, j’ai fait des erreurs et ils se sont sentis trahis, méprisés… Je voudrais tellement pouvoir revenir en arrière, effacer tout et recommencer. Je vais devoir trouver un moyen de réparer tout ce gâchis…

    Un peu revigorée par ce dialogue intérieur, Servane descendit de sa petite berline et se dirigea vers l’ancienne masure toute en pierres. Celle-ci venait de lui être léguée par son grand-père, décédé quelques mois plus tôt. C’était une modeste petite maison de pêcheur, mais le charme du lieu était indéniable. C’était surtout l’endroit où elle avait grandi. En un instant son enfance remonta à la surface, et avec elle les bons moments passés dans ce lieu, mais aussi les moins bons.

    La porte s’ouvrit brusquement et Morgane apparut sur le seuil de la maisonnette.

    — Salut cousine, entre vite, tu vas prendre froid ! Comment tu vas ? T’as fait bonne route ? Mais où est Élias ?

    Les deux jeunes femmes s’embrassèrent chaleureusement.

    Morgane semblait toujours aussi volubile.

    — Bonjour Morgane. T’inquiète pas, il est dans la voiture, il dort comme un bébé… Je ne sais pas comment te remercier, je suis vraiment désolée de t’avoir réveillée cette nuit, c’est gentil d’avoir tout préparé pour notre arrivée…

    — Arrête tes bêtises, Servane ! Azéline m’a confié la clef tout à l’heure, j’ai préparé vite fait ton ancienne chambre, vous allez être vraiment bien ici tous les deux, on parlera plus tard… J’ai branché l’électricité et fait un peu de feu dans la cheminée. Pour le chauffe-eau, Dan viendra voir ça plus tard, je n’ai pas réussi à le mettre en route… Je ne vais pas m’attarder, je rentre vite pour préparer mes deux loulous, ils vont passer quelques jours de vacances chez leur mamie, ensuite je file au marché, il me manque deux ou trois trucs pour le service de midi…

    — Merci encore pour tout Morgane… Quand je t’ai appelée cette nuit, je ne savais pas vers qui me tourner. Je sais que j’ai souvent fait la sourde oreille et que je ne voulais pas écouter vos conseils... Je me sens tellement mal… tellement coupable, j’ai honte !

    — Arrête ça, s’il te plaît ! Pour le moment, t’es crevée alors tu vas te reposer, tu m’expliqueras tout ça un peu plus tard… O.K. ? Ici tu es en sécurité ! Au fait si vous avez faim, toi et ton petit ange, j’ai mis deux ou trois trucs dans le frigo. Je repasserai plus tard… Bisous ma grande…

    — Bisous Morgane, t’es vraiment adorable mais ne te mets pas en retard, dépêche-toi de filer, je t’appelle un peu plus tard, d’acc’ ?

    Les deux jeunes femmes se serrèrent fort dans les bras l’une de l’autre ; les années d’absence n’avaient en rien changé la profonde affection qu’elles se portaient.

    Servane raccompagna sa cousine à l’extérieur ; celle-ci était toujours aussi vive qu’auparavant.

    Morgane et elle étaient si différentes… Sa cousine avait de jolies rondeurs, contrairement à elle qui se trouvait trop mince et avait connu de nombreux soucis avec son alimentation quelques années auparavant. Sa cousine s’habillait de couleurs très vives, portait des bijoux clinquants. Servane quant à elle était de nature réservée. Discrète bien que pas timide du tout, elle préférait cultiver son côté sobre et naturel. Morgane était très extravertie, ce qui convenait parfaitement à la profession qu’elle exerçait avec son mari. Daniel Bougeard et sa femme avaient repris depuis deux ans un hôtel-restaurant sur la côte à Romantec, à seulement dix minutes de Kerjéhan. Toute la petite famille vivait dans une magnifique longère¹ tout près de Ty-Karet.

    Servane n’avait pas une grande passion pour la lumière et préférait volontiers la discrétion, jusqu’à parfois devenir invisible aux yeux des autres. Paradoxalement, cette « non-existence », qu’elle assimilait parfois à de la « non-reconnaissance » de ce qu’elle était, la faisait souffrir. Depuis des années elle tentait de corriger ce trait de caractère avec plus ou moins de réussite, et avait fini par trouver une forme d’acceptation d’elle-même. Cependant aujourd’hui sa situation familiale la faisait souffrir plus que tout.

    Morgane se pencha vers l’intérieur de la voiture de Servane, mais Élias était si bien enroulé dans sa polaire qu’elle ne réussit pas à voir le bout de sa frimousse. La jolie brune aux cheveux très courts se hâta de remonter dans sa camionnette, et après une marche arrière un peu hasardeuse, s’éloigna rapidement tout en agitant le bras.

    Quelle chance j’ai d’avoir quelqu’un qui ne m’a pas encore tourné le dos… se dit Servane. Je crois que ça ne va pas être très facile de revivre ici et de recommencer une nouvelle vie… Allez assez bavassé, action ma fille !!!!

    Servane sortit Élias de la voiture. À peine celui-ci marmonna-t-il deux ou trois phrases incompréhensibles avant de retomber dans un sommeil profond. En maman attentionnée, elle couva de son regard bienveillant son petit garçon. Avec mille précautions, elle le transporta dans la chambre à l’étage et le coucha. Elle déposa un doux baiser sur son front et referma la porte, puis s’apprêta à rejoindre la pièce principale sur la pointe des pieds.

    Le vieil escalier de chêne craqua sous ses pieds. Elle descendit tout doucement en se tenant à la rampe. De vieilles photos de famille ornaient le mur, ses grands-parents trônaient en tenue de fête et semblaient être les gardiens de l’endroit ; leur regard droit et franc imposait le respect. De vieux cadres à la dorure écaillée représentaient d’autres membres de la famille, oncles, tantes, neveux, nièces, amis etc. Il y avait là les mariages, les baptêmes, les communions, les anniversaires, des décennies d’événements familiaux ordinaires qui résumaient la vie de Jules et des siens. Servane eut l’impression que quelque chose avait changé sur ce mur, mais elle n’identifia pas ce que c’était.

    Malgré la fatigue du voyage, elle décida de ne pas se coucher tout de suite. Après avoir descendu les quelques valises dont elle avait chargé sa voiture à la hâte pendant la nuit, elle décida de se poser un peu. Elle rajouta une bûche dans la cheminée puis s’installa confortablement dans le vieux fauteuil de cuir de grand-père Jules.

    Servane avait quitté Kerjéhan cinq ans plus tôt après une violente dispute avec son aïeul. Celui-ci avait un caractère un peu autoritaire, il faut bien le dire, ses principes laissaient assez peu de latitude à ceux et celles qui ne partageaient pas son opinion. Malgré tout, la jeune femme avait toujours eu un profond respect pour celui-ci, mais c’était bien difficile de communiquer avec lui.

    Dans les années 1990, Servane et son frère furent placés chez Jules Le Goff à la disparition brutale de leurs parents dans un accident de voiture ; Jules perdit également sa femme la même année. Servane avait seulement huit ans à l’époque, et Aymeric en avait dix. La vérité, c’est qu’elle ne sut jamais vraiment les détails de ce qui était arrivé à ses parents ; le sujet était ultra-tabou. C’était l’omerta à la maison, et aussi dans le village. Elle n’avait cessé de questionner Jules, de lui tirer les vers du nez... Jules refusait obstinément de parler car il ne fallait pas déterrer les fantômes du passé, disait-il… Servane souffrait de tous ces non-dits, elle prenait tout ceci comme un manque de confiance à son égard. Elle grandit en développant le sentiment de ne pas avoir sa place, de n’être pas assez intelligente pour comprendre, pas assez digne de confiance.

    Les années passèrent. Le frère et la sœur firent leurs études, à Rennes pour elle et à Brest pour lui. Servane et Aymeric avaient de plus en plus de mal à vivre de la façon rudimentaire que leur imposait Jules. Aymeric partit et s’engagea dans la Marine dès ses dix-huit ans, au grand dam de Servane qui resta seule auprès de Jules encore quelques années, malgré la difficulté pour dialoguer avec lui. Elle ne voulait pas l’abandonner. C’est à cette époque qu’elle connut des problèmes d’anorexie, mais trouva l’aide nécessaire auprès de sa cousine Morgane. Finalement sa cousine avait toujours été là dans les moments difficiles de sa vie, que ce soient les difficultés avec son grand-père, ses problèmes de santé, et encore aujourd’hui elle répondait présente. Morgane avait seulement quelques mois de plus qu’elle, et celle-ci était en quelque sorte la sœur qu’elle n’avait pas eue. Les liens avec son frère auraient pu être très forts comptes tenus de la perte de leurs parents ; ce rapprochement n’avait pas eu lieu et Aymeric n’avait pas été le grand frère protecteur qu’elle aurait souhaité avoir. Il avait choisi l’éloignement dès que cela avait été possible pour lui, mettant une croix sur ce passé douloureux, allant jusqu’à oublier sa petite sœur. Elle vénérait ce grand frère, et ce fut une blessure supplémentaire pour la jeune fille qu’elle était. Sa vie se résumait à des parents disparus, un frère qui avait abandonné le navire, un grand-père despote et un manque d’amour que rien ne pouvait combler.

    Cependant, à force de volonté et de rage, elle réussit à sortir de ce carcan. Son BTS de tourisme en poche, elle n’eut pas trop de difficultés à trouver du travail et elle occupa des postes dans plusieurs offices de tourisme locaux. Ses différents employeurs l’avaient toujours considérée comme une employée rigoureuse et fiable, bien que très discrète. Elle aimait ce travail de contact qui l’obligeait à aller vers les autres ; finalement elle s’y épanouit pendant plusieurs années.

    Un jour elle rencontra Sacha dont elle tomba éperdument amoureuse, et sa vie prit une tournure plus en adéquation avec ses aspirations. Grand-père Jules refusa son union avec cet homme, la menaçant de tous les maux. Elle ne réussit pas à comprendre ce rejet.

    C’est alors qu’eut lieu le clash entre elle et lui. Elle lui cracha au visage tout son ressentiment, son amertume, elle lui reprocha ses silences, ses mensonges, son manque d’amour, le fait de tirer le diable par la queue en permanence et de vivre comme au Moyen Âge. Avec ou sans sa bénédiction, Sacha et elle vivraient ensemble. Avec toutes les certitudes que l’on peut avoir quand on a tout juste vingt-quatre ans, Servane se jeta à corps perdu dans cette belle histoire qui lui apporta le bonheur tant désiré et combla le vide affectif et matériel dont elle souffrait depuis si longtemps.

    Afin de bien faire comprendre à son grand-père que désormais elle était seule à prendre ses décisions, elle s’éloigna de Kerjéhan avec Sacha. Celui-ci était un chef d’entreprise en pleine ascension et tout semblait lui sourire…

    La sonnerie de son portable sortit brutalement Servane de sa rêverie. Elle hésita puis finit par décrocher. Son visage se ferma immédiatement.

    — Arrête de m’agresser ! Arrête s’il te plaît, je t’en prie… Je ne peux plus et je ne veux plus vivre de cette manière. Pour le moment j’ai besoin de me reposer et de réfléchir, accepte-le, il est urgent que je remette du sens dans ma vie… J’ai dit STOP, tu entends ce que je te dis ? STOP ! STOP… Je n’en peux plus, je suis au bout du rouleau !

    Servane ne réussit pas à raisonner son interlocuteur qui hurlait à l’autre bout du fil. Elle finit par mettre un terme à cet échange en raccrochant et coupa son mobile…


    1 Une longère est un ensemble de bâtiments ruraux, de forme basse et allongée à l’origine. De nos jours ce sont souvent des habitations restaurées.

    CHAPITRE 2

    « Il y a souvent plus de choses naufragées au fond de l’âme qu’au fond de la mer. »

    VICTOR HUGO

    Dimanche 8 avril, 7 h 30

    Plage du clos de la fontaine

    Kerjéhan

    Gwenaël longea la plage tout en observant l’horizon lointain et brumeux ; il n’y avait plus vraiment de différence entre le ciel et la mer. Seuls les rochers au bout de la baie semblaient surgir des profondeurs de l’océan. Ce paysage était d’une beauté sauvage, brut comme sait l’être la côte bretonne. La marée montait lentement et la force du ressac lavait sans relâche les galets, ceux-ci s’entrechoquant dans un immuable fracas.

    Pieds nus malgré la fraîcheur, le pantalon de toile remonté jusqu’au genou, le jeune homme foula le sable humide en respirant profondément l’air vivifiant de la mer.

    Il arpentait presque chaque jour cette large bande de sable pour aérer son corps et sa tête. Ces instants de retrait, de solitude, où il pouvait laisser aller sa tristesse sans témoins, lui étaient indispensables. Son chagrin lui appartenait et il n’avait pas envie de le partager, sauf avec l’océan peut-être. De toute façon, personne ne pouvait comprendre.

    Il aurait voulu se noyer dans cet océan pour oublier la douleur, pour s’oublier tout entier. Ces derniers temps, c’est aussi dans l’alcool qu’il se noyait, ne sachant plus que faire pour vivre, ou plus exactement pour survivre. Plus d’une fois, il avait eu envie de larguer définitivement les amarres mais quelque chose l’en empêchait ; au fond de lui, une infime lueur pas encore éteinte le gardait en vie. Gwen aimait la mer, il l’avait toujours aimée, et la force de cette immensité lui donnait suffisamment de courage pour aller jusqu’au lendemain.

    À presque trente-cinq ans, Gwenaël Lebihan est un Breton pur beurre qui n’a quasiment jamais vécu ailleurs que dans sa Bretagne natale. Sa passion pour les bateaux et la mer l’a conduit à devenir architecte naval. Tout au moins, c’est la profession qu’il exerçait encore deux ans auparavant. Avec son frère, ils ont monté une société, et ils se sont plus particulièrement spécialisés dans les bateaux de course.

    Mais il n’y a plus de cabinet et avec Loïck le contact est rompu, le petit frère n’ayant pas supporté bien longtemps la descente aux enfers de Gwenaël.

    Déjà deux ans que la vie lui a joué un putain de sale tour ! En quelques mois, il a sombré jusqu’à n’être plus que l’ombre de lui-même. Il traîne sa grande carcasse d’un mètre quatre-vingt-quinze. Sa chevelure de jais s’est parsemée de cheveux blancs et ses yeux bleu clair sont ternis d’un voile de tristesse qui ne les quitte plus. Le manque de sommeil et l’abus d’alcool lui donnent une allure négligée difficile à supporter pour tous ceux qui le connaissent. Il inspire de la compassion à certains, du dégoût à d’autres. Il n’y a plus de paix en lui depuis le funeste dimanche 4 avril 2010.

    Soizig et lui étaient partis en week-end chez des amis à La Rochelle. Organiser ces trois jours tenait du miracle ; leurs agendas respectifs étaient surchargés.

    Les suivis de chantier, les demandes de devis étaient nombreux pour le jeune architecte et en ces temps de crise économique, il faisait preuve d’une grande rigueur, il ne voulait perdre aucune occasion de développer sa jeune société. Il travaillait tard le soir pour établir des estimations financières, des plans, des devis, des croquis etc. Bien évidemment, ces tâches pas toujours plaisantes ne débouchaient pas forcément sur de nouveaux chantiers ; il fallait tout de même les honorer, c’était la loi du genre.

    Quant à Soizig, elle dirigeait depuis un an un petit magasin à Romantec ouvert six jours sur sept et spécialisé dans la vente de produits biologiques. Son chiffre d’affaires progressait de façon régulière, mais il était encore trop tôt pour qu’elle puisse se permettre une embauche. Elle tenait à consolider sa clientèle d’abord, et elle ne ménageait pas ses efforts. Exceptionnellement, sa maman la remplacerait à la boutique le temps d’un week-end.

    Trois jours rien que pour eux, pour se retrouver, pour s’aimer, ils en avaient besoin, et aussi très envie. Une bonne nouvelle ajoutait à leur bonheur : Soizig venait d’apprendre qu’elle était enceinte de leur premier enfant. Lorsque Gwen apprit cette nouvelle, il fut envahi par une joie immense, ses pieds ne touchaient plus terre, il se sentait capable de déplacer des montagnes.

    Après un dernier bon repas avec leurs amis de La Rochelle, ils prirent la route pour rentrer. Ils baignaient tous les deux dans un insouciant bonheur, la vie était belle tout simplement. C’est Gwen qui prit le volant après avoir veillé à ce que sa compagne soit bien installée.

    Il se réveilla à l’hôpital, le corps plein de contusions, se demandant ce qu’il faisait là. Le personnel hospitalier tenta de calmer son agitation et de lui expliquer qu’il avait été victime d’un accident de la route. Le jeune homme, fou d’inquiétude, questionna immédiatement le médecin sur l’état de santé de sa compagne. Celui-ci ne lui cacha pas que l’état de la jeune femme était critique, et le pronostic vital très largement engagé. Quelques heures plus tard, elle succomba à ses nombreuses blessures, emportant avec elle l’enfant qu’ils avaient tant désiré. Cette nouvelle anéantit littéralement le jeune homme, qui fit une effroyable crise de nerfs ; les soignants durent lui administrer des calmants.

    Selon toute vraisemblance, Gwen avait perdu le contrôle de son véhicule pour une raison indéterminée, son puissant quatre-quatre ayant fini sa course en prenant de plein fouet un gros chêne. S’était-il endormi au volant ? Avait-il eu un malaise ? L’enquête rapide qui suivit ne permit pas de faire apparaître les causes de cette sortie de route ; les examens toxicologiques du conducteur n’avaient pas révélé d’anomalies non plus. L’amnésie partielle du jeune homme n’ayant pas aidé à clarifier les choses, la gendarmerie conclut à un banal et tragique accident de la route. Malgré la colère et l’insistance de Gwen, le dossier fut clos très vite.

    Juste après ce drame, la famille, les amis se mobilisèrent et se relayèrent auprès du jeune architecte pour le raccrocher à la vie. Personne, pas même la famille de Soizig, n’avait un seul instant reproché quoi que ce soit au jeune homme ; ils avaient seulement laissé aller leur propre douleur, voulu l’aider pour aller mieux aussi. Mais comment aider quelqu’un qui s’est entièrement muré dans le désespoir ? Ni les attentions amicales, ni les marques d’affection n’apaisèrent cette sourde douleur.

    Peu à peu les visites s’espacèrent, les appels furent moins nombreux, jusqu’à disparaître complètement. L’attitude fermée de Gwenaël finit par lasser son entourage, qui commença à douter de sa réelle volonté de s’en sortir. Les reproches commencèrent à s’abattre de toutes parts, et la compréhension première se transforma en médisance à son sujet.

    Les affaires prometteuses du cabinet d’architecture de Gwenaël Lebihan périclitèrent rapidement, laissant son frère Loïck se débattre seul dans une situation financière critique. Gwen y resta totalement insensible. Le dépôt de bilan fut inévitable.

    Il céda sans états d’âme ses parts de « Lebihan Marine » à son jeune frère, qui avait la volonté de poursuivre seul ce qu’ils avaient commencé à deux. Les relations entre les deux hommes s’étiolèrent jusqu’à se rompre complètement.

    Après deux années de questionnement, Gwen n’était toujours pas capable d’expliquer ce qui s’était passé et malgré tous ses efforts pour recouvrer la mémoire, un immense trou noir avait remplacé ces quelques heures de sa vie… Les instants qui précédèrent le drame et l’accident lui-même étaient comme effacés de ses souvenirs…

    Sa vie était devenue un véritable cauchemar qu’il revivait chaque jour depuis ces deux ans ; il avait le sentiment d’avoir tué sa femme et son enfant. Chaque nuit, il imaginait cette tragédie. Et s’il n’y avait que la nuit ! Le jour, la torture se poursuivait. Cette souffrance, personne ne pouvait l’imaginer, personne ne pouvait la comprendre, elle occupait toute la place, il n’y avait plus rien d’autre. Au diable le cabinet d’architecture, au diable les bateaux de course… Sans sa femme, il était comme amputé d’une partie de lui-même ; à cela s’ajoutait un immense sentiment de culpabilité.

    Le vide s’était fait autour de lui mais finalement, c’était ce qu’il voulait. Son désespoir et sa souffrance ne pouvaient se dire avec des mots, ne pouvaient se partager, c’était son fardeau, sa croix.

    Sa balade sur la plage terminée, Gwen remonta dans sa vieille Renault 4 fourgonnette, vestige de la société de son père. Il devait repasser chez lui car il avait oublié des matériaux dont il avait absolument besoin pour son chantier dans un hôtel-restaurant au centre-ville de Romantec. Il était en retard mais n’y accorda aucune importance ; il y avait bien longtemps que ce genre de détail ne l’atteignait plus.

    Gwenaël avait choisi de revenir s’installer près de sa maman, une des seules avec qui il communiquait encore un peu. Françoise Lebihan habitait une belle ferme rénovée à Kerjéhan. L’ancienne entreprise de son mari formait un L avec son habitation. L’entrée de la société n’était pas du même côté et restait indépendante. Serge Lebihan avait disparu trois ans plus tôt suite à une longue maladie, laissant Françoise en plein désarroi.

    C’est dans la partie « Menuiserie Lebihan » que Gwen s’était installé. Cette part lui était revenue au décès de son père, son frère Loïck ayant hérité d’un appartement à Romantec.

    Après avoir réglé quelques problèmes administratifs, l’aîné des frères Lebihan avait réaménagé les anciens locaux de la menuiserie : le petit bureau s’était transformé en chambre, les vestiaires des anciens employés et les sanitaires devinrent une salle de bains et une petite cuisine. Même si la surface était relativement petite, celle-ci fut optimisée, et l’agencement global de ce studio était ingénieux. Gwen fit tout de ses propres mains, il voulait cet endroit simple et fonctionnel. Cette habitation n’avait pas grand-chose à voir avec la superbe villa qu’il occupait il y a encore peu de temps, mais c’était un choix totalement assumé. À quoi pourrait bien lui servir une super baraque qu’il ne pourrait plus jamais partager avec celle qu’il aimait ?

    Quant à la partie atelier, Gwen l’avait quasiment laissée en l’état. Les machines à bois et tout le matériel de son père étaient restés là en l’état.

    Pour subsister, Gwen effectuait de menus travaux ici ou là. Quand le besoin d’argent se faisait sentir, il réalisait de petites réparations en menuiserie, électricité, plomberie ou autre. Il gardait de son enfance et de son adolescence le goût du travail manuel.

    Il se souvenait de l’animation de l’atelier. D’immenses baies vitrées sur tout un pan de mur donnaient une joyeuse clarté à ce lieu. Gwen entendait encore le bruit des scies, des ponceuses, ponctué par le rire tonitruant de son père ou par ses jurons si les choses ne se passaient pas comme il l’avait décidé. Des meubles, des cuisines prenaient forme sous les doigts des ouvriers, sous l’œil attentif du patron. Il n’était pas question d’avoir un seul client mécontent. D’autres employés allaient livrer et installer, dans un incessant ballet que seule l’heure du déjeuner pouvait stopper.

    Revenir vivre en ce lieu était pour Gwen un moyen de rester en vie. Il avait grandi dans ce lieu, ses racines étaient là, il se sentait en sécurité et vraiment chez lui.

    Après tout ce temps il flottait toujours dans l’air de cette grande pièce une odeur de bois, de colle, de vernis. Gwen se souvenait avec nostalgie de cette joyeuse ambiance de travail ; son père était vraiment quelqu’un. C’était le bon temps, c’était le temps d’avant.

    Après avoir chargé sa petite fourgonnette, le jeune homme décida d’aller saluer sa mère qu’il aperçut un peu plus loin dans le potager.

    — Bonjour maman, ça va ce matin ? Tu ne perds pas de temps, dis donc ! Tu es déjà au boulot, n’en fais pas trop quand même…

    — Ça va, ça va, t’inquiète pas… Et toi, mon grand ? Je t’ai vu partir tout à l’heure, ta petite balade au bord de la mer de si bon matin t’a fait du bien ?

    Gwen acquiesça et remercia en pensée sa mère de ne pas lui poser d’autres questions. Elle savait être là, silencieuse mais là quand même ; elle n’ignorait pas ce qu’il traversait, mais elle savait aussi que la guérison ne pouvait venir que de lui.

    — Ça te dit de manger avec ta vieille maman ce soir ? Je te propose un petit bourguignon et une tarte aux pommes.

    — D’acc’ maman, je salive d’avance. Je vais te laisser maintenant, j’ai un chantier au centre de Romantec, j’en ai au moins pour la journée, je t’appelle pour te dire à quelle heure je rentre. Je suis à la bourre…

    Le jeune homme embrassa tendrement sa mère avant de prendre le volant de la camionnette chargée à bloc. S’il devait continuer à faire ce boulot, il serait peut-être utile de trouver un véhicule plus grand. Pour le moment, il n’arrivait pas réellement à envisager la suite ; aller jusqu’à demain était son seul objectif.

    Il espérait

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