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De mémoire d'homme
De mémoire d'homme
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Livre électronique343 pages4 heures

De mémoire d'homme

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À propos de ce livre électronique

Inspirée de faits réels, "De Mémoire d'Hommes" est une saga familiale dont le fil rouge est le coffret confié à mes grands-parents, témoin muet des grands bouleversements qui ont marqué l'Europe et le Moyen-Orient de la fin du XIXe siècle jusqu'au début du XXIe siècle.
De l'émergence du sionisme à la création d'Israël, des exploits sportifs des nageurs de l'Hakoah à l'Anschluss, de l'exil à la guerre, du questionnement identitaire à la réhabilitation, Yakov, Alma, Karl et enfin Manu vous emmèneront dans les méandres de l'Histoire à travers leurs quêtes respectives. En quête d'appartenance à une terre, à une communauté ou à une famille disparue, ils vivent des déchirements, des exils et des errances.
Gardien de la mémoire d'une famille, garant de la pérennité d'un peuple, instrument de la rédemption, le coffret transcende sa simple matérialité pour devenir l'incarnation même de la conscience universelle de l'humanité.
LangueFrançais
Date de sortie31 mai 2024
ISBN9782322512423
De mémoire d'homme
Auteur

Solange Pot

De Mémoire d'Homme est le premier roman de l'auteure, qui a déjà par ailleurs écrit deux scénarios de longs métrages.

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    Aperçu du livre

    De mémoire d'homme - Solange Pot

    Partie 1

    Nazareth, Kibboutz Ramat Yossef, 1927

    Aujourd’hui était jour de fête, on célébrait Soukkot¹.

    Assis en plein air en bordure de la petite place servant de lieu de réunion, Yakov Avidan contemplait les branchages assemblés figurant les cabanes qui avaient servi d’abris aux ancêtres, à leur sortie d’Egypte.

    Les enfants avaient fabriqué des lampions qui n’éclairaient que faiblement la place, mais la lune compensait le manque de bougies pour illuminer la fête.

    Tous les prétextes étaient bons, à Ramat Yossef, pour célébrer : les fêtes religieuses, les mariages, les naissances, les Barmitzvah².

    Yakov aurait aimé se joindre aux danseurs, mais son rhumatisme l’empêchait de s’élancer sur la piste avec les jeunes. Contraint de se contenter du spectacle, il se tenait tranquillement en compagnie de personnes de son âge. Les fêtards étaient pleins d’entrain. Formant la hora³ ramenée d’Europe de l’Est, ils tournaient et chantaient de tout leur cœur, galvanisés par le rythme soutenu de la musique roumaine jouée par deux violonistes. La fatigue physique de leurs travaux journaliers n’entamait en rien leur énergie à danser, que du contraire. Oubliées, les heures passées à creuser la terre, les écorchures des mains, les douleurs au dos, c’était le moment des réjouissances.

    Détendu, Yakov laissait son esprit gambader.

    - « Alors, tu rêves ? »

    Son ami Reuven Greenberg l’apostrophait ainsi. Les deux hommes étaient à peu près du même âge, mais contrairement à Yakov resté plutôt svelte, Reuven était devenu bedonnant.

    Ses traits, accusés par le temps, son expression, durcie par les revers de la vie, n’incitaient pas à le mener en bateau. Des cicatrices avaient marqué son caractère.

    Malgré tout, il était resté attachant et apprécié pour son intégrité morale et son sens de la justice.

    Il était, comme Yakov, l’un des fondateurs du kibboutz, en charge de l’organisation du travail depuis plus de dix ans.

    Entre autres responsabilités, lui incombait l’attribution des différentes tâches aux nouveaux arrivants.

    C’était une mission qui pouvait se révéler délicate. La plupart des immigrants arrivaient au sein de la collectivité sans la moindre idée du travail de la terre, mais ils étaient de bonne volonté, habités de cet idéal sioniste qui leur conférait force et assurance en leur réussite, et la plupart du temps, ils apprenaient vite.

    Il y avait donc des exceptions. Reuven voulait parler à Yakov de l’une d’entre elles.

    - « Regarde la fille, là-bas. », dit-il en pointant l’index.

    Yakov avisa une jeune femme à la mine renfrognée, assise un peu à l’écart des danseurs. Il l’avait déjà remarquée à la fête des nouveaux arrivants.

    - « Je ne sais pas quoi en faire, elle ne sait rien faire. Une vraie princesse. »

    Yakov sourit. Il était habitué au style télégraphique de son ami, qui bombardait ses interlocuteurs de propos brefs et précis.

    Reuven Greenberg n’avait pas de temps à perdre avec les circonvolutions du langage de société.

    - « Je ne me rappelle plus son nom. »

    - « Alma Vilner. Une Viennoise. Arrivée il y a deux mois avec son mari, Natek Vilner.

    Reuven pointa un homme se tenant non loin de ladite Alma.

    - « Lui vient de Varsovie. »

    - « Il s’occupe de l’approvisionnement et de la vente de nos récoltes il me semble ? »

    - « C’est ça. Il a suivi une solide formation auprès de Ha-Haloutz⁴.

    Un bon gars. Mais sa femme… »

    Yakov l’interrompit.

    - « Bon, je vais voir ce que je peux faire pour ta princesse. »

    La psychologie ne faisait pas vraiment partie des multiples mérites de Reuven. Pour cette question, il pouvait compter sur les qualités d’empathie de son vieux camarade.

    Il hocha la tête pour le remercier.

    - « Je vais me coucher. Shalom Yakov. »

    - « Shalom mon ami. »

    Yakov le suivit des yeux jusqu’à ce que la nuit l’eût avalé.

    Il dirigea ensuite son regard vers la femme signalée. Elle lui apparaissait plutôt comme une poupée, cette princesse. Il ne pouvait estimer sa taille car elle était assise, mais elle semblait menue, manifestement pas charpentée pour assécher des marais ou défricher des terres.

    Elle s’approcha de son mari pour lui parler à l’oreille. Il fit un geste de refus. Elle se leva alors, toujours morose, et se dirigea à grands pas vers le bâtiment qui abritait les chambres, à la suite de Reuven.

    Quand elle passa à sa hauteur, Yakov put détailler les traits de la jeune personne. Excepté son expression fermée et maussade, elle était jolie.

    Le dépassant, elle lança un « Shalom » impersonnel. Il lui répondit par un « Bonne nuit, Alma Vilner » empreint de douceur. La fille, presque une enfant encore, lui faisait un peu pitié.

    Derrière ses traits peu amènes, il devinait son désarroi.

    Surprise, elle réagit à son nom.

    - « Vous savez qui je suis ? »

    Yakov sourit malicieusement.

    - « On dirait. »

    Elle parut sur le point d’ajouter quelque chose mais se ravisa.

    Reprenant sa route, elle lui renvoya sa formule :

    - « Bonne nuit. », et disparut dans la pénombre.

    Yakov resta songeur.

    Allait-il parvenir à sortir quelque chose de cette demoiselle renfrognée ?

    Une cinquantaine d’années s’étaient écoulées depuis le départ de Yakov pour la capitale française. Il y avait vécu quatre ans. Il était revenu enrichi de plusieurs expériences formatives, mais aussi d’épreuves qui avaient éteint en lui toute forme de romantisme naïf.

    De retour d’Europe, il avait consacré une bonne partie de son temps à voyager, en Palestine et alentour. Il avait combattu aux côtés des Britanniques pendant la Grande Guerre.

    Au bout de plusieurs années de cette existence de nomade, il avait fondé Ramat Yossef avec une dizaine de sionistes et s’y était établi définitivement.

    Situé à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de la ville de Nazareth, le kibboutz s’étendait sur plus d’une cinquantaine d’hectares. Il était composé d’une centaine de membres, nombre que les naissances et l’arrivée régulière de nouveaux immigrants faisait croître continuellement.

    Yakov y menait une existence tranquille, heureux de pouvoir enfin exercer le métier qu’il aimait par-dessus tout : celui d’ébéniste. Il travaillait en solitaire. Une bonne partie des meubles de la communauté avaient été fabriqués de ses mains.

    Au lendemain de la fête de Soukkot, le vieil homme était, comme à son habitude, fidèle à son poste, dès six heures du matin.

    Comme partout, c’est le soleil qui imposait leurs horaires aux travailleurs : de six à douze heures, pour reprendre de quinze à vingt heures.

    En dehors de ces moments, on se restaurait, on se reposait, on vaquait à ses occupations personnelles et on célébrait.

    Les pensées de Yakov étaient encore occupées par la femme dont Reuven avait parlé.

    Il connaissait le milieu dont elle était issue. Les quelques minutes d’observation de la veille lui avaient permis de la situer. Il faut dire qu’il en avait observé, de ces jeunes filles de bonne famille, dans sa jeunesse. Leur port trahissait leur éducation stricte, leur façon de se mouvoir reflétait souvent des heures de leçons de maintien et de danse classique.

    Et puis leur élégance…

    Yakov avait aimé observer les élégantes Parisiennes, leur coquetterie, leur recherche de la meilleure frontière entre l’originalité et la bienséance. Mais ici, en Palestine⁵, le style était un luxe que très peu de femmes pouvaient se permettre.

    Bien que dissimulée sous le vêtement grossier et pratique de la travailleuse, il avait senti que la petite Vilner était de cette race-là. Sa façon de nouer son foulard pour se protéger du soleil, de laisser le col de sa chemise légèrement entrouvert sur son cou délicat. Elle était sans aucun doute sensible à son apparence.

    La veille, pour la fête, elle avait orné sa chevelure blonde de quelques petites fleurs sauvages. Absorbé par ses réflexions, Yakov travaillait à la fabrication d’une chaise pour enfant.

    Les plus jeunes résidents du kibboutz étaient élevés par des femmes trop âgées pour la pénibilité des travaux agricoles. Cette organisation laissait aux parents tout loisir de mettre leurs forces à la transformation de la terre.

    Le menuisier était occupé à poncer le bois trop rugueux pour les peaux délicates quand le sujet de ses pensées frappa à la porte de l’atelier. Il leva la tête de son ouvrage, accueillit Alma Vilner d’un regard engageant. Elle reconnut l’homme qui l’avait saluée la nuit précédente et parut à nouveau surprise. Il l’invita à entrer.

    - « Je suis Yakov Avidan. Appelle-moi Abaya, comme tout le monde. »

    Il lui tendit la petite chaise sur laquelle il travaillait, ainsi que le papier abrasif.

    Hésitant à les prendre, elle justifia sa présence :

    - « C’est Reuven qui m’envoie. »

    - « Je sais, il m’avait prévenu, Alma Vilner » dit Yakov en lui lançant un regard amusé.

    Il vit à son expression qu’elle venait de comprendre comment il connaissait son identité. Comme elle ne réagissait pas, il lui parla plus vivement.

    - « Jeune dame, si Reuven t’a envoyée ici ce n’est pas pour que tu restes plantée comme une potiche. Prends cette chaise et ponce. »

    Elle obéit en se pinçant les lèvres.

    - « Tu n’aimes pas poncer ? »

    Le ton ironique de Yakov ne lui plut pas, mais elle s’assit et se mit au travail en silence.

    Yakov observa la jeune femme. Il lui dit d’un ton encourageant :

    - « Eh bien voilà, tu peux faire quelque chose ! »

    Piquée au vif, elle répliqua sèchement.

    - « Que vous a dit Reuven à mon sujet ? »

    Yakov sourit largement, taquin.

    - « Que tu ne pouvais rien faire. C’est faux, tu peux poncer du bois. »

    Vexée, elle lança :

    - « Je peux travailler la terre. Mais on ne veut pas de moi aux champs, ni au marais. »

    Yakov se leva alors, s’approcha d’elle et lui saisit les mains pour les observer. Elles étaient pleines d’ampoules formées ou déchirées. Ces blessures devaient la faire souffrir.

    - « Va voir Ruth, elle va te soigner. »

    - « Ce n’est pas nécessaire. Je m’en occupe. »

    - « Oh, je vois, tu n’as besoin de personne, n’est-ce pas ? Espèce d’orgueilleuse ! »

    Les paroles de Yakov contrastaient avec son expression, toujours bienveillante, mais Alma protesta.

    - « Je ne vous permets pas… »

    Elle s’interrompit brusquement et s’enferma dans un mutisme dont l’ébéniste ne tenta pas de la faire sortir. Ils travaillèrent en silence le reste de la journée. Le soir venu, elle lui tendit la chaise poncée avec soin, d’un air de défi.

    Le vieil expert éprouva de la main la surface du petit meuble et sourit.

    - « C’est du bon travail. Je t’attends demain. »

    Le lendemain, Alma fut exacte au rendez-vous. Un semblant de sourire flottait même sur ses lèvres. Yakov commença par lui indiquer les outils du menuisier, leur destination et leur utilisation. Elle était très attentive. Il lui montra la façon de préparer un vernis et lui demanda d’en enduire la petite chaise. Il retourna ensuite à son travail. Il lançait de petits coups d’œil pour s’assurer de son application, l’encourageait parfois d’un regard. A la fin de la journée, son apprentie le gratifia même d’un timide sourire.

    Il l’avait amadouée.

    Les jours suivants se poursuivirent de la même façon, à travailler ensemble en silence, excepté pour les instructions et les indications indispensables. L’ambiance était plutôt calme, à l’atelier, mais Alma s’impatientait lorsqu’elle ne parvenait pas à exécuter son travail comme elle le voulait. Elle était exigeante.

    Son instructeur restait calme pendant ces moments d’énervement et lui montrait les bonnes méthodes, plusieurs fois de suite s’il le fallait. Au bout de quelque temps d’apprentissage, un vrai sourire illuminait son visage quand elle était satisfaite de ses réalisations.

    Elle était alors ravissante.

    Yakov voyait peu son élève en dehors de l’atelier. Lorsqu’il l’apercevait, c’était le plus souvent à la cantine ; elle y prenait ses repas seule ou accompagnée de son mari, mais toujours à l’écart des autres.

    Natek Vilner semblait assez taiseux et le couple qu’ils formaient contrastait avec les autres jeunes gens, animés, parlant fort, mangeant leur nourriture sans façon.

    Alma était raide, guindée, mangeait du bout de sa fourchette comme si elle déjeunait à la cour d’Autriche. Yakov remarqua plus d’une fois qu’on se moquait d’elle. On singeait ses manières, on l’avait affublée du sobriquet de « Duchesse ».

    Dédaigneuse, elle feignait d’ignorer ces mauvaises plaisanteries, mais au fil du temps elles tournèrent presque à l’ostracisme.

    Yakov en référa à Reuven un soir, dans son bureau. Il alla droit au but :

    - « Il va falloir faire quelque chose pour la petite Vilner. »

    Reuven leva la tête, surpris.

    - « Tu m’as dit que ça se passait bien, à l’atelier, non ? »

    Yakov prit une chaise et s’installa face à son interlocuteur, qui fronça les sourcils. Reuven avait beaucoup de boulot et n’aimait pas discuter. Mais son ami ne se laissa pas démonter.

    - « Cela se passe très bien. Elle est pleine de bonne volonté, cette petite. C’est avec les autres que ça pose un problème. »

    Reuven répliqua d’une voix dure.

    - « Elle doit apprendre. C’est à elle de s’intégrer. »

    - « Elle ne s’adaptera pas comme ça. Il faut l’aider. »

    Reuven s’énerva.

    - « Bon sang, tu rigoles, tu crois que je n’ai que ça à faire, m’occuper d’une gamine gâtée ? »

    Yakov répondit posément.

    - « Non, je sais que tu as beaucoup de travail sans avoir à t’occuper de l’adaptation d’une gamine gâtée, comme tu dis, mais il faut y réfléchir. Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons ce problème. Il nous faut une politique d’intégration.

    Aujourd’hui c’est une petite bourgeoise de Vienne, demain nous accueillerons une multitude de nationalités, des gens issus de classes sociales très différentes. A part le sionisme, tout nous séparera ! »

    - « Ils n’auront qu’à s’adapter. Les autres l’ont fait. »

    - « On peut les y aider. Je vais en parler à la prochaine assemblée. »

    - « Fais comme tu veux. Moi je ne perdrai pas de temps avec ça. »

    - « Très bien. Je m’en occupe. »

    Yakov marqua une courte pause puis reprit.

    - « J’ai besoin de savoir comment se sont passés les premiers jours de son arrivée. »

    - « Mais pourquoi t’intéresses-tu ainsi à cette fille ? »

    Yakov n’avait ni le temps ni l’envie de revenir sur sa jeunesse, mais il se vit, plusieurs dizaines d’années de cela, débarquant à Paris, gare de Lyon. Ses premières sensations avaient été l’emprise d’une humidité glaciale et un sentiment de solitude absolue, au sein d’une foule qui lui était complètement étrangère.

    Mais ce n’était pas tout.

    Malgré ses efforts pour la chasser de ses pensées, une image fugace, celle du visage d’Hélène Hirschman, lui apparut. Yakov réalisa brutalement que les années qui le séparaient de son voyage à Paris et des événements qu’il y avait vécus n’avaient pas effacé le sentiment de rejet qui vibrait encore en lui.

    Ce sentiment entrait en résonnance avec celui de Alma.

    Yakov ne tenait pas à partager cette explication avec son ami. Il lui donna une autre raison, sensée.

    - « Elle est malheureuse ici, Reuven. Elle ne tiendra pas comme ça. Et moi j’ai besoin d’elle à l’atelier, elle travaille bien. »

    - « Tu n’as qu’à demander à Chaïm, à Youri et à Myriam. »

    Le lendemain Yakov donna des instructions à son apprentie avant de partir à la découverte des problèmes qu’elle avait rencontrés - ou provoqués. Il décida de procéder par ordre des tâches qui lui avaient été imparties. Il commença donc son enquête auprès de Chaïm, qui dirigeait le chantier d’assèchement.

    Cela faisait plusieurs semaines que Yakov ne s’y était pas rendu.

    Il se dit que c’était l’occasion d’aller encourager les travailleurs.

    La portion de terrain actuellement drainée se situait au nord du kibboutz, à environ trois kilomètres. Le vieil homme les parcourut à pied, sans peine. Il aimait marcher sur cette terre, immergé dans les rayons du soleil levant. La nature était desséchée, le paysage monotone mais l’endroit lui était cher.

    Il appartenait à cette terre.

    Il constata avec satisfaction que le chantier avait bien avancé depuis sa dernière visite.

    Beaucoup de terres marécageuses du domaine devaient encore être transformées en terres arables, au prix d’un travail dangereux et épuisant. Les moustiques régnaient en maîtres sur les marais, harcelant les travailleurs à longueur de journée.

    La malaria était endémique.

    Face à cette maladie les moyens manquaient. L’éradication des moustiques passait par l’assèchement des marais, or ce travail exposait les ouvriers aux insectes infectants.

    Les kibboutzniks n’avaient aucun moyen de sortir de ce cercle vicieux.

    Les malades subissaient des poussées de fièvre parfois fatales.

    Ceux qui échappaient à la mort enduraient, de manière récurrente, d’impressionnantes hausses de température qui les terrassaient durant plusieurs jours.

    Malgré tout, les travailleurs de la terre persévéraient et se constituaient petit à petit des champs à cultiver et suffisamment de pâturages pour leur permettre de vivre quasiment en autarcie.

    Yakov connaissait la galère, pieds et chevilles enfoncés dans la boue visqueuse, à creuser des tranchées pour drainer une eau stagnante et putride. Il y avait collaboré, des années durant, au sein de plusieurs implantations, mais cela faisait longtemps qu’il n’avait plus l’âge ni la condition pour ce genre d’activité.

    Il fut salué joyeusement par les travailleurs. Yakov était très apprécié. On l’appelait affectueusement « Aba*⁷ Ya », pour

    « Papa Ya-(kov) ». Il prit le temps d’échanger quelques mots avec les ouvriers, sans se soucier de la boue qui maculait ses bottines. Il demanda où trouver Chaïm, qu’il rejoignit rapidement.

    Chaïm Yehuda, cinquante-six ans, était un homme sec, petit de taille, à la peau tannée et au regard foncé. Il connaissait bien son boulot, son expérience était presque aussi longue que sa vie active. Des hectares de terrains avaient déjà été drainés sous ses directives.

    Il salua Yakov. Les deux hommes se connaissaient depuis plusieurs années. Après un bref échange de civilités, Yakov lui exposa la raison de sa visite. Chaïm raconta alors comment Alma, à son premier jour de travail, avait très mal vécu l’expérience d’une lourde chute dans la boue. C’était une épreuve commune à tous les débutants de ce genre de chantier. La jeune Viennoise avait été, comme tant d’autres, incapable de maintenir son équilibre, ses pieds ne trouvant aucune accroche sur le fond visqueux du marais. Il fallait impérativement trouver la balance délicate entre la poussée exercée sur la pelle et celle de la prise des pieds sur la surface glissante pour parvenir à creuser les tranchées de drainage. La pratique était indispensable.

    La chute d’un novice était saluée de « Mazal Tov ⁸» tonitruants et d’éclats de rire. D’habitude, cette sorte d’initiation provoquait chez la victime une amusante alternance de flots de jurons et de rires.

    Mais Alma n’avait pas supporté que l’on raille sa maladresse.

    Elle s’était relevée avec rage et, sans un mot ni un regard pour les autres, elle s’en était allée se laver et se changer, avant de se remettre à creuser, avec le même résultat. Ses compagnons de travail, agacés par sa réaction, n’avaient rien fait pour l’aider ou la conseiller.

    - « Et toi, tu ne lui as pas montré comment s’y prendre ? »

    Chaïm sourit, narquois.

    - « Evidemment. Mais tu sais comme il faut de la patience. Cette fille en est dépourvue. Elle s’est énervée, a exaspéré les autres et au bout de deux jours, je l’ai renvoyée. »

    - « Je vois… »

    Yakov était pensif. Il reprit.

    - « C’est bien ce que je pensais. »

    - « Elle se met les autres à dos, il faut qu’elle change d’attitude. »

    - « Je sais, Chaïm, merci. »

    Le rapport de Youri, le benjamin des responsables, était un peu différent.

    Tout proche de la quarantaine, blond et trapu, Youri était la coqueluche des femmes sensibles à son magnétisme slave.

    Il avait le don de motiver les travailleurs, ce qui, ajouté à ses précieuses compétences en agriculture -il prétendait être né dans un champ de patates en Ukraine- concourait aux résultats exceptionnels des cultures du kibboutz. Les rendements des plantations, potagers et vergers étaient presque miraculeux, et contribuaient pour une bonne part à la prospérité de la communauté. Le gros de la production était destiné à la vente sur les marchés locaux. Les kibboutzniks se contentaient des fruits et légumes trop abîmés pour attirer l’acheteur. Pain, fromage, œufs et volaille, produits sur place, rationnés au plus juste, complétaient leur régime alimentaire, mais cette relative frugalité ne bridait pas l’entrain des travailleurs.

    Sous les ordres de Youri, il s’agissait d’irriguer, de bêcher, de biner, de planter, de cueillir.

    Il avait proposé à Alma la cueillette des fruits, plus adaptée, d’après son expérience, au gabarit de la jeune femme. Mais elle lui avait répondu qu’elle était capable de bêcher la terre. Il l’avait laissée faire.

    Youri eut un petit sourire condescendant.

    - « Tu connais les enfants, ils doivent tomber pour apprendre à marcher. »

    Yakov acquiesça.

    Madame Vilner s’était acharnée des jours durant, elle était même parvenue à un certain résultat. Cependant elle ne se mêlait pas aux autres, ne riait pas à leurs plaisanteries, ne chantait pas leurs chansons. Elle travaillait dans son coin, comme isolée du monde.

    - « Tu sais l’importance de l’esprit d’équipe. Nous avons besoin de nous sentir liés par l’envie d’atteindre nos buts, tous ensemble. Cela ne peut pas marcher si quelqu’un fait bande à part. De plus… ses mains, elles étaient salement écorchées. »

    Yakov soupira à nouveau, désolé.

    - « Je sais, j’ai vu. »

    - « Elle tenait mal la bêche et n’en démordait pas. J’ai fini par l’envoyer à la cueillette. Là elle a attrapé une insolation. »

    Yakov fronça les sourcils.

    - « Une insolation ? Elle ne s’est pas couvert la tête ? »

    - « Mais non ! Elle a travaillé tête nue, prétendant être à l’abri du soleil sous les branches des fruitiers. Je pense que la Duchesse ne voulait pas avoir l’air d’une paysanne, avec son fichu. C’est une mule, cette fille. »

    Yakov murmura :

    - « C’est pire que ce que je croyais. »

    Youri reprit le récit des malheurs de Alma.

    - « Elle a dû rester au lit pendant deux jours, elle était vraiment mal en point. Je suis allé voir Reuven pour lui dire que je ne pouvais pas la garder. Il l’a alors mise à la cuisine. Le problème, c’est que sa réputation de chochotte l’avait précédée et que les filles lui avaient préparé un sale tour… »

    Le récit de l’expérience de Myriam était, lui aussi, édifiant.

    La cuisinière, la quarantaine bien avancée, s’occupait des repas depuis plus de cinq années. Elle était bâtie pour la cuisine de collectivité. Ses bras musclés lui permettaient de soulever aisément d’énormes marmites. C’était une femme autoritaire et efficace, et elle attendait la fameuse Alma d’un pied ferme. Elle en avait entendu parler. Une gamine qui n’en faisait qu’à sa tête, qui prenait les autres de haut ! Elle allait lui montrer, elle, qui était le chef ! Elle lui réservait une tâche qu’elle n’allait pas oublier.

    Arrivée dans la cuisine, Alma ne vit pas Myriam tout de suite.

    Celle-ci eut le loisir de l’observer sans que la jeune femme s’en aperçoive. La petite Autrichienne avait l’air fragile. Son hésitation à entrer, ses coups d’œil furtifs et inquiets trahissaient son manque d’assurance.

    La cuisinière s’attendrit. Après tout, elle n’était qu’une jeune déracinée.

    Myriam s’avança vers Alma, toute prête à la prendre sous son aile mais celle-ci la salua du bout des dents, le visage fermé.

    Cette attitude édifia Myriam. Sa compassion céda le pas à l’envie de lui donner une leçon.

    Elle lui parla sèchement.

    - « Il me faut une volaille pour le bouillon. Mets de l’eau à chauffer et va tuer une poule. Tu prends la plus vieille, elle ne pond plus. C’est celle qui n’a plus de plumes sur la tête. »

    Alma regarda Myriam avec effroi.

    - « Une… une poule ? Mais je ne sais pas comment il faut faire… »

    Le ton de Myriam se fit perfide.

    - « Oh, moi qui croyais que tu pouvais tout faire ! Décapiter une petite bête, la belle affaire ! C’est bon, je vais te montrer. »

    Myriam saisit Alma par le poignet et la traîna jusqu’au poulailler. Elle attrapa le vieux volatile par le cou et le tordit d’un geste précis. Alma encaissa le choc. Elle n’avait, bien évidemment, jamais assisté à ce genre de spectacle. Myriam lui tendit la carcasse.

    - « Tu la plumes, tu la vides et tu l’ébouillantes. »

    Effarée, la jeune femme restait immobile. Myriam haussa les épaules, et lui fit la démonstration du délicat arrachage des plumes, sans déchirer la peau, avant de lui tendre l’animal à nouveau.

    La jeune femme se mit au travail, maladroitement. Les plumes volaient partout, entraient dans sa bouche et dans son nez. Elle se mit à éternuer.

    Myriam eut un petit sourire de connivence avec sa commise de cuisine arrivée entre-temps.

    - « Aviva, veux-tu faire voir à cette demoiselle comment on plume une volaille ? Je lui ai montré mais elle n’a pas bien regardé, manifestement. »

    Les gestes d’Aviva étaient précis et rapides. Dans ses mains, ce travail semblait d’une facilité enfantine. L’oiseau fut rapidement mis à nu.

    - « Montre-lui comment l’évider. »

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