Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Sidération
Sidération
Sidération
Livre électronique276 pages3 heures

Sidération

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Victime de harcèlement dans son adolescence, Anaïs est devenue une jeune femme fragile et introvertie.

L'arrivée d'Arthur à la tête de l'hôtel dans lequel elle travaille va raviver de terribles souvenirs. Parviendra-t-elle à résister aux fantômes de son passé ?

Ce roman noir qui mêle habilement le passé et le présent vous tiendra en haleine jusqu'à la dernière ligne.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Claire Barreteau a 45 ans. Maman de 2 enfants, elle vit en Loire-Atlantique où elle exerce la profession de professeur des écoles.

LangueFrançais
Date de sortie7 nov. 2023
ISBN9782383856368
Sidération

Auteurs associés

Lié à Sidération

Livres électroniques liés

Fiction psychologique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Sidération

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Sidération - Claire Barreteau

    Paris, 2017

    C

    e qui ne te tue pas te rend plus fort… Foutaises ! Ce qui ne t’achève pas sur le coup te ronge de l’intérieur et te détruit à petit feu.

    5h30. Entièrement enfouie sous sa couette, Anaïs soupira. Encore ce fichu rêve. Elle connaissait mieux que personne la ténacité de certaines réminiscences. Dans les brumes de ses songes, elle se leva et se prépara machinalement. Le miroir de la salle de bains lui renvoya un reflet peu flatteur. Ses cheveux ébouriffés et ses cernes attestaient d’un sommeil agité. Après une douche brûlante, elle disciplina son épaisse cascade de boucles brunes en l’emprisonnant à l’aide d’un élastique. Elle appliqua une légère couche de fond de teint et d’un trait de crayon, elle souligna l’ambre de ses yeux. Enfin, elle sourit satisfaite : les stigmates extérieurs comme intérieurs étaient camouflés. Avec son teint diaphane et ses pommettes rouges, elle ressemblait à une poupée de porcelaine. Elle en possédait d’ailleurs la fragilité. Elle avala un solide petit déjeuner, jeta un regard envieux à Orphée affalé sur le lit puis dévala les escaliers.

    Le soleil commençait tout juste à poindre et derrière la fraîcheur matinale, on sentait la douceur de l’air. Les rues presque désertes s’offraient à la jeune femme. Elle aimait ces instants de calme avant la tempête, avant que la foule ne vienne tout polluer de son brouhaha.

    Une fois installée dans le RER, bercée par les mouvements du train, elle se plongea dans ses pensées. Âgée de 31 ans, elle logeait dans un petit appartement – version XL de la coquette studette des étudiants. Elle exerçait son métier avec sérieux et rigueur, mais sans réelle passion. La vie monotone qu’elle menait se situait à mille lieues de celle dont elle rêvait plus jeune.

    Elle vivait modestement, avec son chat Orphée pour seule compagnie. L’animal devait son nom au mythe d’Orphée et Eurydice. Grâce à ce clin d’œil cynique, elle se remémorait au quotidien que « les histoires d’amour finissent mal, en général ». Elle secoua la tête pour chasser ses idées noires. « Secoue-toi ! » Elle se serait giflée tant la phrase lui rappelait sa mère.

    Elle préféra se concentrer sur l’emploi du temps qui l’attendait. Pour cette chef de réception dans un hôtel parisien, une journée chargée s’annonçait, jalonnée de départs et d’arrivées. Et puis, point d’orgue de ce début de semaine, la réunion de 16 heures à laquelle tout le personnel était convié. Le moment où leur nouveau supérieur leur serait présenté.

    Roger Berthot, à la tête de l’établissement depuis plus de 15 ans, prenait une retraite bien méritée. Ils appréhendaient tous de rencontrer son successeur. Roger était quelqu’un de foncièrement bon et juste qui ne ménageait pas ses efforts et considérait ses employés. Mais surtout, il connaissait son métier. Pas comme ces managers qu’on croisait un peu partout et qui dirigeaient un hôtel de la même manière dont ils géreraient une entreprise de nettoyage ou un grand magasin.

    Anaïs espérait que le nouveau venu saurait, comme lui, allier fermeté et compréhension. Des qualités essentielles lorsqu’on exerce des postes à responsabilité.

    Comme toujours lorsqu’elle abordait une période de changement, elle se sentait nerveuse. De nature introvertie, elle se liait difficilement, mais M. Berthot avait réussi à gagner sa confiance. Il la connaissait et avait vu les atouts qu’elle cachait sous son caractère taciturne. Elle craignait fort de devoir à nouveau prouver de quoi elle était capable, ce qui l’angoissait déjà.

    Elle se montrait prévenante et affable avec chacun, mais s’employait à imposer entre elle et les autres une distance que beaucoup attribuaient à de la froideur. En réalité, cette réserve était due à un manque de confiance en elle et à beaucoup de maladresse.

    Plus jeune, elle ne croyait pas plus en Dieu qu’en l’espèce humaine et sa fréquentation assidue des clients de l’hôtel l’avait confortée dans ses opinions. Elle appréhendait donc énormément de découvrir celui qui serait dorénavant son supérieur. Tout en soupirant, elle descendit du RER et se dirigea vers l’établissement, profitant des premiers rayons de soleil.

    En arrivant, elle salua Stéphanie et Laura. Elle ne s’attarda pas à détailler les lieux qu’elle fréquentait depuis cinq ans. Le majestueux sol, parfaite imitation de marbre rose, et les spots au plafond diffusant une douce lumière avaient cessé de l’impressionner, tout comme les confortables fauteuils de cuir brun positionnés face à la réception. Elle passa derrière l’immense comptoir de bois clair pour aller suspendre sa veste dans son bureau.

    Le cerveau encore embrumé, elle décida de s’octroyer un café. Devant la machine, elle aperçut Julien et Mélissa. Elle grimaça. Assistante de direction, Mélissa représentait l’archétype de ce qu’elle exécrait. Maquillée, brushée, manucurée, impeccablement bronzée été comme hiver, elle minaudait et colportait des ragots sur tout et tout le monde en tailleur court et décolleté plongeant.

    Anaïs s’apprêtait à rebrousser chemin pour éviter de lui adresser la parole lorsque Mélissa la vit et s’écria :

    ― Mais, dis-moi, ma pauvre, tu as une tête épouvantable, ce matin ! Tu as fait des folies de ton corps, cette nuit ? Ah non, j’oubliais ! Ça, c’est mon style, pas le tien ! s’esclaffa-t-elle dans un rire méprisant. Toi, c’est plutôt verveine et bonnet de nuit !

    Les hostilités étaient lancées.

    Arborant un rictus qu’elle espérait convaincant, Anaïs s’entendit répondre qu’elle ne voyait pas le problème. On pouvait très bien boire de la verveine et vivre des nuits de folie. Elle se mordit la langue et se traita intérieurement de gourde pour son manque de répartie. Julien lui adressa un sourire navré avant de lui tendre son café.

    — Exactement comme vous l’aimez, chef, très sucré.

    — Merci, Julien, répondit Anaïs, tout en observant Mélissa se déhancher élégamment jusqu’à son bureau. Puis son regard se reporta sur son assistant.

    Ce dernier travaillait avec elle depuis quelques mois maintenant. Ce jeune homme énigmatique s’avérait aussi peu disert qu’elle sur sa vie privée. Le peu d’informations glanées supposait une fêlure qu’il préférait taire.

    D’un abord agréable, il donnait habituellement à sa courte chevelure blonde une allure faussement décoiffée et, avec son éternelle barbe de deux jours, il affichait un air de décontraction qui plaisait certainement aux filles de son âge. Sa supérieure ne lui connaissait pourtant aucune conquête.

    Entre Anaïs et lui, le courant était tout de suite passé. Compétent, Julien prenait beaucoup d’initiatives, souvent heureuses. Son sourire franc, sa bonne humeur et ses attentions le rendaient indispensable auprès de la chef de réception.

    Son café en main, Anaïs lui intima de la suivre dans son bureau, afin d’établir le programme de la journée. Ils étaient occupés à vérifier les factures des clients sortants lorsque Laura frappa à la porte. Anaïs appréciait cette jeune femme mince aux yeux pétillants de malice. Férues de cuisines toutes les deux, elles échangeaient parfois des recettes et parmi ses collègues, Laura était la seule qu’elle aurait été tentée de considérer comme une amie.

    — Excuse-moi, Anaïs, mais finalement, monsieur Chirowski a décidé d’avancer son départ. Il quitte l’hôtel dans une heure et souhaiterait dire au revoir à monsieur Berthot.

    — OK. Je m’occupe de sa facture et je vois ça avec le chef. Merci Laura !

    Anaïs n’appréciait pas monsieur Chirowski. Ce client régulier avait le don de la rendre folle. Chacun de ses séjours était ponctué de ses plaintes en tous genres. Cette fois-ci, il leur avait reproché d’avoir coupé le chauffage alors que la température extérieure avoisinait le 30° ! Il faut dire que ce monsieur aimait passer son temps en tenue d’Adam, ce qui n’avait pas manqué de surprendre les femmes de chambre. Elle prépara donc allègrement son compte avant de se rendre dans le bureau de son supérieur.

    — Bonjour monsieur le directeur !

    — Bonjour Anaïs ! Vous pouvez m’appeler Roger, aujourd’hui, lui répondit celui-ci en souriant.

    — Merci Roger. Désolée de vous déranger un jour comme celui-ci, mais monsieur Chirowski souhaiterait vous voir en personne pour son départ… soupira la jeune réceptionniste.

    Roger Berthot grommela quelques mots inintelligibles avant de se reprendre et de rétorquer :

    — Pas de problème. Je viendrai saluer cet enquiquineur !

    — Très bien, monsieur… heu… Roger !

    — Et, Anaïs, ne vous inquiétez pas trop, cela va bien se passer, avec mon successeur. Je ne doute pas qu’il saura apprécier vos qualités. Sinon, c’est un imbécile !

    Anaïs ne répondit pas, mais renvoya un sourire flamboyant au directeur. Décidément, il allait lui manquer !

    Le reste de la journée fila rapidement et l’heure de la réunion arriva enfin.

    Anaïs entra dans la salle de réception, rejoignant tous les employés déjà présents. À côté de Roger Berthot se tenait un homme brun, penché sur ses notes.

    — Ah ! Voici notre chef de réception, une personne de confiance sur laquelle vous pourrez vous appuyer pour votre prise de fonction, mon cher.

    Le nouveau venu leva la tête vers elle et Anaïs crut défaillir.

    La première chose que l’on remarquait chez Arthur Boisnard, c’était son regard bleu perçant. La seconde, son physique de jeune premier. Un séducteur dans toute sa splendeur. Une mâchoire et les épaules carrées, de grandes mains aux ongles soignés, un sourire ravageur, tout chez lui respirait le charisme.

    Pour l’occasion, le futur directeur avait revêtu un costume sombre qui accentuait l’éclat de ses yeux. Son épaisse chevelure noire sagement disciplinée et son sourire étincelant auraient conquis la plus acariâtre des belles-mères.

    Alors que Roger entamait son ultime discours en tant que directeur, Anaïs ne pouvait détacher les yeux de son nouveau patron. De son côté, ce dernier affectait une décontraction qui laissait présager de sa confiance en lui.

    Roger finit par se taire, cédant la parole au nouveau venu. Celui-ci ne s’étendit pas, se contentant d’affirmer sa satisfaction de se voir attribuer ce poste et d’assurer qu’il poursuivrait de son mieux le travail initié par son prédécesseur.

    Puis monsieur Berthot l’entraîna pour un tour de table, tenant personnellement à lui présenter chacun des employés présents.

    Lorsqu’il arriva devant Anaïs, une étincelle amusée passa dans le regard bleu acier d’Arthur Boisnard. Du haut de son mètre soixante-quinze, Anaïs surplombait l’assistance, mais l’homme en face d’elle la dominait d’une tête.

    — Bonjour ! Mademoiselle Châtel, c’est bien cela ? Ravi de faire votre connaissance. J’ai entendu le plus grand bien de vous !

    Anaïs se sentit blêmir et se força péniblement à lui répondre.

    — Bienvenue dans notre hôtel, monsieur. J’espère que vous vous plairez ici.

    — Je n’en doute pas une seconde, mademoiselle. C’est déjà un plaisir de vous rencontrer.

    Gênée, Anaïs ne put que rougir. Elle prétexta des dossiers à terminer et s’éclipsa rapidement. Elle devait absolument échapper à ces yeux électriques. Elle retrouva avec soulagement la sécurité de son bureau. Une fois la porte fermée, elle s’y adossa pour réfléchir. Arthur Boisnard. Son nouveau patron. Elle sentait déjà que les prochains mois marqueraient un tournant décisif dans sa vie.

    Banlieue parisienne, mars 1998

    L

    e froid humide la transperçait jusqu’aux os et la grisaille du ciel accentuait celle de la ville. Une semaine auparavant, elle se promenait dans sa campagne bien-aimée où l’on sentait déjà la promesse du printemps. Ici, l’hiver semblait encore battre son plein et pour toute verdure, elle devait se contenter des marronniers bordant le trottoir. Partout autour d’elle, des immeubles, des voitures et des passants pressés. Cette cohue angoissait au plus haut point cette amoureuse des grands espaces.

    Sa famille avait quitté le petit village de Beaumont-de-Lomagne, non loin de Montauban, pour venir s’installer à proximité de la capitale. Certes, ils avaient emménagé dans la banlieue chic de Paris, la « blanche ». Ici, pas de barres HLM dans lesquelles les dealers squattaient les cages d’escalier. Mais une banlieue restait une banlieue. Ses parents avaient avancé des arguments de taille pour la convaincre d’accepter ce déménagement : accès à la culture, indépendance pour ses sorties, dix minutes à pied du collège. De son côté, elle ne pensait que promenades au grand air, rêveries allongées dans l’herbe et jardinage. Un véritable dialogue de sourds.

    Maintenant, la peur au ventre, elle se dirigeait vers son nouvel établissement. Scolarisée en classe de sixième, elle espérait se fondre rapidement dans la masse. Arrivée devant la grille, elle fut abasourdie par l’agitation et le brouhaha des élèves. Elle n’était pas habituée à une telle foule. Il faut dire que la fréquentation de ce collège s’élevait à 400 âmes. Le double de Beaumont-de-Lomagne.

    Elle regarda d’un air misérable les hauts bâtiments sales et sinistres. Comment garder le sourire dans cet environnement ? Plantée devant le portail, elle hésita un moment, tentée de prendre ses jambes à son cou et de repartir en courant jusque chez elle. Mais cela n’amènerait qu’à retarder l’inéluctable. Et elle entendait déjà les réflexions de sa mère. Elle inspira donc profondément et franchit courageusement la grille.

    On lui avait communiqué les informations principales par courrier et en rasant les murs, elle chercha sa classe. Dans le rang, quelques élèves la dévisagèrent. Mais la sonnerie retentit avant qu’un seul n’ait eu le temps de lui adresser la parole. Alors qu’elle entrait dans la salle de cours, l’enseignant la retint par l’épaule.

    — Tu es Anaïs Châtel, c’est bien ça ?

    — Oui, monsieur.

    — Moi je suis Monsieur Dupas, ton professeur principal. Reste ici, je vais te présenter à tes camarades.

    Les joues en feu, Anaïs attendit sur l’estrade que tous les élèves s’installent et se taisent. Leurs yeux curieux étaient fixés sur elle.

    — Je vous présente Anaïs. Elle vient d’arriver dans notre classe. Je vous demande de lui accorder le meilleur accueil et de lui expliquer les règles de l’établissement. Puis, se tournant vers elle :

    — Où vivais-tu ?

    — À Beaumont-de-Lomagne. Dans le sud-ouest.

    Quelques rires fusèrent « C’est quoi cet accent ?! », « C’est une bouseuse ! »

    — Silence, jeunes gens ! Va t’asseoir maintenant. Là-bas, à côté du grand brun, qui va avoir l’obligeance de pousser un peu ses affaires.

    Sans lever la tête, Anaïs obéit. Au moment de poser sa trousse, elle osa glisser un regard à son voisin de table et plongea littéralement dans l’azur de ses yeux. Il la toisa un moment et se détourna sans un mot.

    Paris, 2017

    L

    es coups frappés à la porte la sortirent de sa torpeur. Sans attendre de réponse, Julien passa la tête dans l’entrebâillement.

    — Tout va bien, Anaïs ? Vous êtes partie drôlement vite. Vous n’avez même pas pris de petits fours. Ils sont excellents. Je vous en ai apporté.

    — Oh Merci ! C’est adorable de ta part ! Ne t’inquiète pas, tu commences à me connaître, je n’aime pas quand il y a trop de monde. Et puis, maintenant que les présentations sont terminées, je n’ai plus besoin de rester.

    — C’est vrai. Vous en pensez quoi, du nouveau directeur ?

    — Rien de spécial pour le moment, éluda Anaïs. J’attends de le voir à l’œuvre.

    — Vous avez raison. Bon, je vous abandonne, je retourne au buffet ! Ne traînez pas trop ici, n’oubliez pas qu’officiellement, votre journée s’est achevée il y a trente minutes.

    — Oui, promis, répondit la jeune femme en souriant.

    Après avoir rangé quelques papiers et vérifié le planning du lendemain, elle décida d’écouter Julien et quitta l’hôtel.

    Elle hésitait à rentrer s’enfermer chez elle tout de suite. Elle ressentait le besoin de se noyer parmi une multitude d’inconnus, de s’étourdir de bruit. Surtout éviter de penser à Arthur Boisnard. Elle opta pour le quartier des Halles et se fondit dans la masse. Après un moment à flâner au fil des boutiques, elle se posa en terrasse d’un café et contempla la foule bigarrée et hétéroclite dont le flux ne tarissait pas. Les boubous chamarrés côtoyaient les costumes chics et les survêtements ; les attachés-cases frôlaient les porte-bébés et les sacs brodés aux initiales d’une célèbre marque de luxe ; les dreadlocks concurrençaient la brillantine et les crânes rasés. Elle aimait ce mélange des genres et des cultures, une des rares caractéristiques à l’avoir séduite lors de son arrivée en région parisienne.

    Elle observa le jour décliner et l’envelopper puis, après trois mojitos, se décida à prendre place au Père Tranquille pour y déguster leur excellente salade du berger. Un peu ivre, après ses apéritifs et la demi-bouteille de vin qui accompagnait son repas, elle décréta qu’elle n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. Elle choisit de terminer la soirée au Rosie, à Montmartre. Elle avait découvert cet établissement quelques mois plus tôt, au gré d’une promenade. Immédiatement, l’ambiance feutrée et intime qui y régnait l’avait conquise. À chaque passage, qu’elle soit seule ou non, la patronne lui donnait le sentiment de partager un moment entre amis.

    À 2h du matin, un brouillard alcoolisé remplissait le champ visuel d’Anaïs qui, quelque peu éméchée et hilare, poussa la porte de son appartement. Sans même se déshabiller, elle s’affala sur son lit. Outré, Orphée ne lui accorda qu’un regard dédaigneux avant de se blottir contre elle.

    Après une nuit bien trop courte à son goût, elle soigna sa gueule de bois à l’aide d’une douche brûlante et d’un grand café. Puis, elle traita son stress chronique avec un léger anxiolytique. Une fois que la drogue se fut diffusée dans son organisme, elle se sentit enfin apte à affronter la réunion de service hebdomadaire avec le directeur. Sa première sans Roger Berthot.

    Arthur Boisnard avait convié tout le personnel pour présenter ses objectifs et la ligne qu’il comptait donner à l’hôtel. Il démarra par un rapide tour de table afin de se familiariser avec ses collaborateurs. Il ne se montra évidemment pas aussi habile dans cet exercice que son prédécesseur, mais il compensa ses maladresses à coups de blagues et de sourires enjôleurs. Anaïs put constater que la tactique fonctionnait bien. Tous ses collègues semblaient sous le charme de ce jeune homme décontracté. La réunion se déroula donc sans anicroche : monsieur Boisnard avait réussi sa première prise de contact.

    Lorsqu’elle réintégra son bureau, le soulagement d’Anaïs était palpable. Finalement, Roger Berthot ne s’était peut-être pas trompé en lui affirmant qu’elle n’avait aucune raison de s’inquiéter. Elle retourna à ses occupations le cœur plus léger, mais la tête encore lourde des mojitos de la veille. Après sa journée, rassérénée, mais épuisée par ses frasques de la nuit précédente, Anaïs s’effondra dans son canapé. En fond sonore, le Requiem de Mozart égrenait ses notes. Lové sur ses genoux, Orphée ronronnait de plaisir. Sa quiétude fut interrompue par la sonnerie du téléphone. Elle répondit sans regarder le numéro et fut immédiatement agressée par la voix acide de sa mère.

    — Tu décroches enfin ! J’ai essayé de te joindre toute la soirée, hier !

    — Bonjour maman. Oui, je suis sortie.

    — Un lundi ? Et en quel honneur ? Tu as rencontré un homme ?

    L’éternelle question ! Passé la fatidique trentaine, il devient rare d’assister à une réunion de famille sans que quelqu’un ne s’enquière de vos amours…

    — Non, maman, j’avais envie, c’est tout.

    — Ça aurait été trop beau ! Il faudrait quand même que tu songes à te caser. Regarde ton frère, il a épousé une femme qui l’adore et qui lui a donné deux magnifiques enfants…

    Anaïs connaissait la litanie par cœur et laissa sa mère débiter son discours sans l’écouter, le ponctuant de « oui maman » et de « mmm, mmm » avec une habileté que seule la force de l’habitude vous procure. Après un quart d’heure de sermon, elle put enfin raccrocher.

    Aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle avait toujours eu le sentiment de ne pas répondre aux attentes de sa famille. Trop rêveuse, pas assez ordonnée, pas assez féminine, trop gourmande, trop terne, pas les bonnes fréquentations, pas les bonnes études, pas le bon métier, pas de mari, pas d’enfants… la liste de leurs déceptions s’allongeait d’année en année.

    Cet appel l’ayant déprimée, elle se mit aux fourneaux pour se réconforter. Elle aimait cuisiner et ne s’était jamais résignée aux plats surgelés. Une

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1