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Livre électronique210 pages3 heures

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À propos de ce livre électronique

Alep, septembre 2015. Le matin de ses vingt ans, Nayef quitte sa ville sous les bombes. Le conflit qui déchire la Syrie le laisse orphelin et le pousse sur la route de l’exil. Dans le sac qu’il emporte à la hâte, il découvre un carnet manuscrit. Sur la couverture, un seul mot : AZAD. D’où vient ce journal ? Qui l’a rédigé ? 

D’Alep à Calais, sur la route périlleuse empruntée par des milliers de migrants, Nayef découvre que le voyage le plus bouleversant n’est peut-être pas celui qu’il croit…


À PROPOS DE L'AUTRICE 

Née au Canada d’une mère suisse et d’un père arménien d’Égypte, Mélanie Croubalian a grandi entre Genève et le Caire. Elle vit et travaille à Lausanne, où elle anime et produit depuis près de vingt ans de nombreuses émissions pour la RTS. Azad est son premier roman.

LangueFrançais
Date de sortie22 août 2023
ISBN9782832112892
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    Aperçu du livre

    AZAD - Mélanie Croubalian

    Chapitre I

    Alep, 20 septembre 2015, 8 h

    Nayef se réveille en sursaut. Les murs tremblent, le lustre s’agite, des morceaux du plafond tombent sur le parquet. En caleçon dans son lit de métal, il repousse la couverture de laine qui le pique à travers le drap. Il se lève, court vers la porte et se cogne contre le mur. Sous ses pieds nus, il sent le sol vaciller sous le choc de l’explosion. Avec le temps, il a appris à reconnaître la provenance des bombardements à l’odeur et au bruit. Une diversion pour tenter d’atténuer cette vague de terreur qui déferle à chaque fois qu’une déflagration retentit.

    Aujourd’hui, il ne peut empêcher la panique de le submerger. L’impact n’a jamais été aussi proche. Ruissellement de ferraille, odeur de pétrole, de charbon et de soufre, détonation assourdissante. Une bombe baril de l’armée syrienne, simple fût de métal rempli de clous et qui, lancé du haut d’un hélicoptère, éclate en mille morceaux pour cribler de shrapnels combattants et civils, sans favoritisme. Elle sera sans doute suivie d’une riposte des rebelles, roquettes moins bruyantes, plus petites, plus nombreuses, accompagnées de tirs de snipers embusqués dans les immeubles le long de la rue du marché.

    Recouvert de sueurs froides, Nayef tremble de manière incontrôlée. Ses jambes maigres le portent à peine, il tente de retrouver son souffle en pressant ses paumes moites sur ses oreilles pour faire taire les sifflements qui envahissent son cerveau. Debout sur le plancher, dos à la fenêtre, le jeune homme sanglote, ses pieds sont de plomb, il suffoque. D’où viendra la prochaine salve ? Y survivra-t-il ? Recevra-t-il une balle de sniper en plein cœur dans une seconde ? Les soldats de Bachar ou les barbus de l’État islamique vont-ils entrer dans la maison ? Nayef est dans sa chambre de jeune homme, au premier étage de sa maison, dans un pays en guerre. Seul, perdu, fragile au cœur même de son foyer, sans savoir où se réfugier. Il a vingt ans aujourd’hui, sa nuit vient d’être guillotinée. Il vomit de la bile, l’estomac vide, désormais complètement réveillé. Il sait que cette bombe était LA bombe, celle qu’il redoute depuis des années. Il vient de passer de ses rêves à un cauchemar.

    Depuis des générations, Nayef et sa famille habitent cette maison du quartier historique, un bijou de trois étages aux colonnades décaties. Un caravansérail où s’arrêtaient les voyageurs sur la route de la soie. Le grand-père de Nayef a quatre-vingt-douze ans, il veille encore sur son royaume, invectivant régulièrement la domestique qui frotte sans relâche les parquets à la cire. Dans cet îlot où l’on tente de résister à la folie qui s’est emparée de la Syrie, Nayef et sa sœur Layla vivent depuis quatre ans avec leurs grands-parents. Leur père, Nadim, médecin, avait couru dans la rue lors de la première manifestation anti-Bachar. Il avait pansé les plaies, extrait les balles et recousu les crânes fracassés par les gourdins idiots des policiers du président. Il ne cachait pas son manque de sympathie pour le régime. Mariam, la mère, d’origine chrétienne, secondait son époux sur le trottoir devant la maison quand la police les avait emmenés tous les deux sous les yeux effarés du reste de la famille cachée derrière la fenêtre grillagée du premier étage, là d’où autrefois les femmes observaient sans être vues l’activité du bazar. Emmenés, emprisonnés, torturés, probablement tués pour s’être montrés simplement humains.

    Nayef sort en titubant dans le couloir, il s’essuie la bouche du revers de la main, sa salive a un goût amer. En claquant des dents, il tente de se concentrer sur la minute en cours. Avancer pas à pas. Être dans l’action. Il progresse millimètre par millimètre, comme un petit vieux, en traînant les pieds. On dirait un automate mal réglé, il doit s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber. En passant devant ce qui fut la chambre de ses parents, Nayef caresse le montant de la porte, comme si elle allait s’ouvrir et révéler le visage assoupi de sa mère, yeux gonflés, presque bridés, bordés de traces de kohl. C’est que Mariam ne sortait jamais sans être maquillée, coiffée, toujours en robe et talons hauts. Elle avait fait de l’élégance sa marque de fabrique et tout le quartier la reconnaissait à son allure. Aucune nouvelle ne lui est jamais parvenue de ses parents, aucune preuve de leur survie ou de leur exécution. Il espère qu’ils sont morts, qu’ils n’ont pas à subir les séances de torture menées dans les prisons d’État, sans parler des viols et sévices sexuels sur les prisonniers, femmes et hommes. Il secoue la tête pour chasser ces images. Y penser n’y changera rien.

    Pas à pas, Nayef avance comme s’il gravissait l’Everest. Il souffle, il gémit, il sanglote, il parle tout seul, il lutte pour reprendre le contrôle de ses membres. Au bout d’un temps qui lui paraît infini, il arrive devant la porte du petit salon, là où sa grand-mère Aziza a pris l’habitude de dormir, car selon elle on y respire mieux. Ses oreilles sifflent toujours, l’explosion l’a assourdi, ce qui accentue sa panique. Il redoute à chaque seconde d’être surpris, enseveli par un nouveau bombardement ou fusillé de la fenêtre d’en face.

    Le jeune homme inspire et ouvre la porte d’un coup. Il est assailli par un nuage de poussière, par l’odeur du ciment et des briques en morceaux, l’odeur de la destruction, l’odeur de la haine et des instincts guerriers. Tout cela s’infiltre par ses narines, il tousse. Il pose sa main sur son visage pour se protéger. Elle sent la confiture de fraises, mais cela ne suffit pas à couvrir l’émanation d’apocalypse qui s’est infiltrée dans sa gorge.

    À travers les bourdonnements qui faiblissent, il perçoit des gémissements étouffés. Il hurle le nom de sa grand-mère :

    – Aziza ! en priant Allah et tous les autres dieux qu’elle ait dormi ailleurs cette nuit-là.

    Le soir précédent, il l’avait quittée dans la cuisine alors qu’elle préparait de la confiture de fraises. L’odeur de fruits caramélisés envahissait la maison, Nayef était descendu de sa chambre pour en voler une ou deux cuillerées. Comme d’habitude, Aziza avait écumé la confiture en train de cuire et avait déposé la mousse rose sur une soucoupe. En voyant arriver Nayef vêtu d’un jean et d’un T-shirt des Rolling Stones, elle avait roulé des yeux d’un air faussement réprobateur, le regard brillant et le sourire immense. Elle lui avait tendu la petite assiette, Nayef l’avait léchée d’un grand coup de langue avant d’enlacer sa grand-mère en lui disant :

    – Ta confiture de fraises est la meilleure du monde, baby !

    – Tu sais pourquoi ? C’est parce que je la perfectionne depuis longtemps. Il ne suffit pas d’avoir la bonne recette, mon âme, il faut aussi persévérer. Parce que si tu n’y arrives pas, ça ne veut pas dire que tu es nul, c’est juste que…

    – Oui, je sais, Amma, c’est que je n’ai pas essayé assez longtemps, tu me l’as déjà dit trois millions de fois !

    Il avait déposé un baiser sur sa petite nuque puis était remonté dans sa chambre sous le regard fier de sa grand-mère. Il s’était endormi avec sur la langue le goût des fraises du marché d’Alep.

    Six heures plus tard, le voilà dans le petit salon. La poussière est dense, il ne voit pas grand-chose, mais il sent l’air de la ville s’engouffrer dans la pièce : le mur extérieur et le balcon ont disparu. À la place, un trou béant. Des gravats sur le parquet. Tout est gris, sale ou détruit. Le lustre en mille morceaux, les rideaux de velours calcinés, des éclats de vitre plantés dans les murs, les meubles démembrés. Nayef a l’impression que lui aussi est sur le point de s’écrouler, comme sa vieille maison. Ses genoux sont en marshmallow.

    Le tintement dans ses oreilles faiblit, remplacé par le vacarme de la rue : les hurlements de mères qui ont perdu leur enfant, la douleur des blessés, les ordres des miliciens, le bruit de bottes des soldats, les sirènes des ambulances, les moteurs des tanks, le craquement des flammes qui dévorent les maisons. Et puis, en arrière-plan, un son ténu comme un piaillement d’oiseau ou le bruit du vent dans les feuilles des flamboyants. Mais il n’y a plus d’oiseaux et les flamboyants sont en feu. Nayef se dirige à l’oreille vers ce chant imperceptible. Les gémissements de sa grand-mère. Elle est là, sous le lourd divan qui vient de s’effondrer. Sa jambe est coincée sous le sommier, les cheveux défaits autour de son visage blanc de poussière et de douleur, le sang coule sur sa petite nuque.

    Nayef se précipite vers elle, il veut la sortir de là, on va appeler le docteur, grand-mère, tu verras tout ira bien, et cet après-midi tu nous referas de la confiture de fraises. Il sait comme elle que c’est un mensonge, mais un mensonge réconfortant. Elle lui tapote le bras, un sourire se dessine sur sa bouche, elle est heureuse de finir sa vie chez elle, dans cette maison qui lui a donné tant de moments heureux depuis son mariage avec Hamed, les fêtes pleines de faste, les robes de bal, les orangers et l’odeur du jasmin dans le patio. Elle regarde une dernière fois son petit-fils, elle sent sa peau sous ses doigts et les poils dressés par la peur, une peau d’homme déjà. Elle lui sourit, le voit pleurer, il est gris de terreur, ses yeux sont cernés de nuit, elle devine ses dents qui claquent, elle sent ses ongles qui déchirent ses paumes, elle entend presque les battements de son cœur. Il est en panique, elle est apaisée. Dans quelques minutes, elle plongera dans l’au-delà. Tout ce qui l’entoure, la guerre, la quête infinie du pouvoir, les disputes idéologiques, les carrières politiques et les gloires transitoires n’auront plus aucun sens. En un claquement de doigts, tout disparaîtra.

    Nayef veut appeler à l’aide. Elle le retient, lui dit qu’elle l’aime, qu’il ne doit pas avoir peur, que tout ira bien, elle lui intime de prendre soin de son grand-père et de sa sœur Layla. Dans un souffle, elle lui demande de quitter Alep avec eux, d’aller d’abord chez sa tante Aisha, son autre fille qui vit depuis deux ans à Izmir, en Turquie. De là, ils pourront gagner Londres ou Genève, Aisha les aidera. Elle lui glisse de ne pas oublier les sacs de survie qu’elle a préparés à la cave. Le sien y est aussi et restera enseveli avec elle. Puis elle lui murmure ce qui sera sa dernière phrase. Nayef doit coller son oreille à sa bouche pour saisir ce soupir et quand il entend ce qui en sort, il n’en croit pas ses oreilles :

    – Qu’est-ce qui s’allonge et rétrécit en même temps ?

    Une ultime énigme, elle qui aime tant jouer aux devinettes. Nayef recule, la regarde, il ne veut pas s’amuser, il veut juste qu’elle survive. Il est pris d’un fou rire hystérique devant l’absurdité de cette phrase épitaphe. Il se remet à trembler et se cramponne à la main de sa grand-mère comme un nourrisson à un doigt d’adulte.

    Elle le fixe en souriant, il n’y a que les coins de sa bouche légèrement crispés pour trahir la douleur de sa jambe coupée en deux. Le jeune homme reste là, vingt secondes, deux minutes, une heure, il ne sait plus, et c’est en sentant la vieille main crispée sur son avant-bras qu’il comprend que sa grand-mère est morte. Il lui ferme les yeux, détache de son bras les griffes engourdies par la mort. Pour la solution de l’énigme, il devra se débrouiller tout seul.

    Il se lève. Ses larmes ont séché. Il comprend qu’il doit faire vite. Il embrasse sa grand-mère encore chaude et court vers la chambre du grand-père, à l’arrière de la maison. En ouvrant la porte, il tombe sur un silence incongru : rien ni personne ne bouge. Il devine la forme de son aïeul sous les couvertures. La pièce semble normale, aucune trace de la bombe, si ce n’est le verre d’eau renversé sur la table de nuit, qui coule lentement sur la descente de lit. Nayef s’approche, les yeux du grand-père le regardent fixement. Une expression apeurée s’est gravée sur son visage, la main gauche est crispée sur sa poitrine. Nayef comprend immédiatement. Crise cardiaque. Le grand-père est mort au moment où l’obus fracassait le mur et tuait son épouse, à l’autre bout de sa demeure. Il est 8 h 20, Nayef a ouvert les yeux depuis vingt minutes et ce nouveau jour a déjà pris deux des membres de sa famille. Une autre vague d’angoisse l’envahit. Il s’assied par terre et ouvre la bouche en essayant de ne pas perdre connaissance.

    Le jeune homme reprend ses esprits en entendant une voix qui crie son nom. Retour dans le couloir. Sa sœur Layla est là, en pleurs, fragile dans son T-shirt trop grand et les babouches de sa grand-mère. Il court vers elle et la serre dans ses bras.

    – Layla ! Tu es vivante !

    Ses yeux noirs sont des lacs. Elle regarde Nayef comme un radeau de survie. Il la prend par la main, un sifflement lointain se rapproche à toute vitesse. Son cerveau analyse le son. Une roquette avec son chuintement de fusée. Précise et redoutable.

    – Suis moi, vite !

    Sprint jusqu’à l’escalier, ils sautent et atterrissent au rez-de-chaussée au moment où la bombe frappe le toit de la maison. Sa sœur dans ses bras, il pousse un soupir de soulagement, tâte toutes les parties de son corps, rien à part un hématome sur le genou et la main gauche éraflée. Il regarde Layla en souriant et lui lance d’un ton faussement léger :

    – Hé, on a eu de la chance, hein, quelle chute !

    Pas de réaction. Elle est molle, inerte comme une poupée de chiffon. Son visage semble endormi, ses cils ombrent ses joues roses, sa bouche est entrouverte sur des dents parfaites.

    – Layla, réveille-toi, tu es tombée dans les pommes, reviens ! Je suis là, on doit y aller, vite !

    En lui soulevant la tête pour la secouer, il perçoit un filet rouge à la commissure de ses lèvres. Il colle son oreille contre ce visage d’enfant. Aucun souffle. Il descend d’un cran. Aucun battement. Nayef s’arrête de respirer pendant un temps beaucoup trop long. Ses yeux se noient dans le vague, il lui semble qu’il perd connaissance pendant un instant. Quand il reprend son souffle, un calme étrange s’empare de lui alors que dehors les cris s’intensifient. Les gémissements se mêlent aux ordres de militaires qui tentent de se rassurer par un déploiement superflu de virilité.

    Nayef est assis au pied de l’escalier, sa sœur morte dans ses bras, il est hébété. Nous sommes le 20 septembre 2015, il est 8 h 30, sa vie vient de changer. Pour ses vingt ans, il se retrouve seul au monde. Le destin lui propose un de ces virages à angle droit : plus de parents, et maintenant plus de grands-parents, plus de sœur, et qui sait ce que sont devenus ses amis. Il n’aura pas le temps d’aller voir. Il repense aux paroles de sa grand-mère : il faut partir. Bientôt, il n’aura plus de maison.

    Très doucement, il repousse une mèche des cheveux de sa sœur, comme si cela pouvait la déranger, il la pose délicatement sur l’escalier où elle se cachait si souvent, enfant, pour l’effrayer quand il rentrait. On dirait qu’elle l’attend une fois de plus, dans son T-shirt trop grand, avec aux pieds les babouches roses de sa grand-mère. Il s’attend à la voir s’esclaffer, les joues rouges de l’excitation d’avoir surpris son grand frère. À chaque fois, il jouait le jeu. Il criait de peur et la prenait dans ses bras en faisant mine de la gronder.

    – Layla, ce matin, je suis vraiment fâché, tu m’as lâché, grandeur nature, merde, qu’est-ce que je vais faire sans toi…

    Ses récriminations se noient dans un torrent de sanglots qui le prennent à la gorge sans prévenir.

    – Pardon, ma sœur, pardon de me fâcher, pardon de me sentir si perdu, pardon de n’avoir pas su te protéger, pardon de ne pas t’offrir cette Europe dont tu rêvais, pardon de ne jamais t’emmener à ce concert au Bataclan de Paris dont tu avais tant parlé.

    Un bruit sourd au premier étage. Le plafond du couloir s’effondre. Nayef secoue la tête, se force à détourner les yeux de sa sœur. Il bondit vers la porte de la cave et l’ouvre pour saisir la lampe de poche suspendue derrière. En s’enfonçant dans les profondeurs de sa demeure à l’agonie, il entend le son des roquettes et des tirs de

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