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Veulf
Veulf
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Livre électronique570 pages9 heures

Veulf

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À propos de ce livre électronique

Le suspense monte d'un cran dans ce deuxième tome consacré au jeune viking Arnulf.Arnulf est assommé sur une plage anglaise. Lorsqu'il se réveille, il est dans un monastère où un moine soigne ses blessures. Arnulf reprend son expédition, mais il emporte aussi avec lui dans son cœur le meurtre de son frère et le souvenir de Frejdis, dont il est amoureux. Ce sont de grandes émotions et des événements dramatiques qu'il devra affronter, tandis que sa proue perce les vagues. Veulf est le deuxième volume de « La Saga d'Arnulf ». -
LangueFrançais
ÉditeurSAGA Egmont
Date de sortie3 mars 2023
ISBN9788728483350

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    Aperçu du livre

    Veulf - S. C. Pedersen

    S. C. Pedersen

    Veulf

    SAGA Egmont

    Veulf

    Traduit par Julien Degueldre

    Titre Original Arnulf

    Langue Originale : Danois

    Copyright © 2005, 2022 S.C. Pedersen et SAGA Egmont

    Tous droits réservés

    ISBN : 9788728483350

    1e édition ebook

    Format : EPUB 3.0

    Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l’accord écrit préalable de l’éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu’une condition similaire ne soit imposée à l’acheteur ultérieur.

    www.sagaegmont.com

    Saga est une filiale d’Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d’euros aux enfants en difficulté.

    L’œil de Skinfaxe, cheval solaire, brûlait. Il n’émettait aucune lumière, mais était néanmoins d’un blanc éblouissant. À première vue lointains et voilés, ses rayons pulsaient et s’intensifiaient progressivement. Il était semblable à une sphère aveuglante grandissant à un rythme impitoyable. La soif était atroce. Le serpent Nidhögg enfonça ses crochets dans sa peau.

    Arnulf revint à lui. Son corps entier était comme échaudé. Il avait l’impression que quelqu’un lui versait du fer en fusion sur le front et que le métal coulait dans ses yeux et le long de ses joues. Il essaya de discerner quelque chose, mais son regard était voilé de filaments blancs. Il s’entendit lui-même gémir de douleur. Il cilla quelques fois et recouvra la vue – d’un œil seulement, cependant. Le décor autour de lui se clarifia quelque peu et prit la forme d’un toit ondulant, de murs flottants et d’une lumière vacillante. Il voulut lever les bras pour se protéger le visage, mais ceux-ci étaient lourds et courbaturés et ne faisaient que brasser de l’air mollement.

    Une silhouette se pencha sur lui. Soulevant sa tête avec précaution, elle porta une cruche à ses lèvres. L’eau était froide. Arnulf but de longues gorgées. Sa vue s’éclaircit : la pièce dans laquelle il se trouvait ressemblait à une sorte de hutte utilisée comme réserve ou à un atelier bien rangé. Outre son lit, la lueur des flammes vacillantes des bougies ne dévoilait qu’une petite table et un tabouret. Un homme grand et maigre soutenait la nuque d’Arnulf en s’adressant à lui dans une langue étrangère. Arnulf, se raidissant, lui jeta un coup d’œil inquiet. L’homme avait les cheveux rasés de près, le haut du crâne tondu et était vêtu d’une bure. Autour de son cou, sous un menton imberbe, il portait une croix en argent. Il lui posa des questions en souriant, mais Arnulf, horrifié, se débattit pour échapper aux griffes de cet individu. Un moine ! Les pensées dans sa tête se bousculèrent. De tous les ennemis qui auraient pu le trouver évanoui sur la plage, il avait fallu qu’il soit emprisonné par les ignobles fidèles du Christ blanc ! Les descriptions de Stentor à propos de leur cruauté résonnaient encore dans sa tête. Par Tyr, Arnulf était certain d’entendre les cris de leurs victimes précédentes dans les sombres recoins de la pièce ! Les moines voulaient probablement sacrifier Arnulf vivant, à la gloire de leur dieu, et ensuite boire son sang.

    Arnulf repoussa la main de l’homme dans sa nuque et se redressa. Sa blessure le foudroya cependant avec un éclair de douleur. Une horrible nausée lui tordit le ventre ; il se pencha juste à temps par-dessus le lit pour vomir par torrents, qui lui brûlèrent la gorge. Il se recroquevilla, gémit et posa ses mains sur son visage. La douleur le rendait fou. Il avait mal, tellement mal, que la mort était sûrement douce en comparaison.

    Le chrétien posa gentiment une main sur l’épaule d’Arnulf. Il continuait de lui parler avec un ton apaisant, mais Arnulf se sentait aussi apaisé qu’un lapin devant un renard. Il souffrait de vertiges et était tellement exténué que ses bras tremblaient – cet individu au crâne dégarni pourrait le frapper de tout son soûl sans qu’Arnulf soit en état d’opposer la moindre résistance !

    Le moine posa des mains chaudes sur les poignets gonflés d’Arnulf pour empêcher le jeune homme de défaire le bandage autour de sa blessure. La voix du moine devint plus impérieuse. Arnulf tenta de se ressaisir, mais tourna de l’œil et dut aussitôt se retourner encore pour vomir. L’homme lui tendit à nouveau la cruche, sans la moindre trace d’animosité. Pourquoi cette sollicitude ? Qui était ce personnage en bure ? Cela n’était certainement pas lui qui avait tenu la hache. Qui avait porté Arnulf jusqu’à cette hutte ? Le moine ? Pourquoi ? Le propriétaire de la hache avait tenté de tuer Arnulf, mais quelqu’un d’autre était intervenu pour dévier le coup suivant.

    Ses souffrances l’emportèrent sur sa volonté. Arnulf ferma les poings et but. Il essayait de tenir bon. Sa coupure à la main le tiraillait. Il découvrit de petits nœuds autour de l’entaille, comme si celle-ci avait été cousue à la façon de deux morceaux de tissus en laine pour une cotte. N’avaient-ils pas de serres-fines pour les blessures ici ? Et pourquoi s’occuper de sa main si le Christ blanc s’apprêtait de toute façon à réclamer sa vie ? Ce moine cachait peut-être un couteau sacrificiel dans les plis de sa bure.

    Le chrétien se tut un instant. Il pointa un doigt vers lui et prononça distinctement :

    — Stefanus.

    Il répéta son nom plusieurs fois. Arnulf cligna des yeux lentement. Il s’abstint de donner son nom en retour. Stefanus montra du doigt la magnifique croix en or qui était restée au cou d’Arnulf malgré son ardue mésaventure en mer. Le moine lui parlait d’une voix joyeuse. Arnulf tira sur la chaîne du collier pour garder la croix contre lui, offusqué : il était peut-être blessé et sans défense, mais il ne se laisserait pas dépouiller ! Le moine leva les mains pour le rassurer ; il désigna à Arnulf sa propre croix en argent. Arnulf reconnut le nom du Christ blanc dans le flot de paroles de l’homme religieux. Il tenta de rassembler ses pensées. Stefanus croyait-il que lui aussi était un adorateur du Christ blanc ? Était-ce la raison pour laquelle il n’avait pas volé à Arnulf sa croix en or, malgré la valeur du bijou ? Si c’était le cas, cet homme était fou ! Les moines des monastères n’avaient-ils donc pas le moindre besoin d’amasser des richesses ?

    Arnulf avait du mal à fixer un point précis. Son regard erra dans la pièce : il aperçut Dent-de-Serpent, posée contre un mur. De nouveau, il leva promptement les yeux vers Stefanus. Son épée était juste là ! Et sous la couverture, il sentit que son couteau était toujours à sa place. Ce Stefanus devait vraiment avoir perdu la tête !

    Le fidèle du Christ n’avait rien remarqué. Arnulf ferma les paupières, éreinté. À quoi pouvait lui servir Dent-de-Serpent pour l’instant, s’il n’était pas capable de se redresser sans régurgiter ? Il n’était même pas nécessaire de l’attacher, la douleur le maintenait enchaîné au lit aussi sûrement que Gleipnir, la corde magique qui retenait Fenrir emprisonné sur son île. Le malheur s’abattait sur Arnulf ; Jofrid avait dû mettre ses menaces de malédiction à exécution !

    Stefanus remonta la couverture sur les épaules du jeune guerrier. Arnulf n’avait plus l’énergie nécessaire pour rouvrir les yeux. Jamais il ne s’était senti aussi vidé de ses forces, même pas cette fois au printemps où la fièvre l’avait cloué au lit. Le calme de la nuit apaisa sa respiration saccadée et garda à distance les bribes de tempête et de combat. Les vagues continuaient de déferler en lui, mais s’étaient atténuées. Même la fatigue finit par l’emporter sur la douleur.

    Ses doigts lâchèrent la croix. Stefanus se mit à nettoyer le sol. Était-ce la fille du jarl, celle qu’Arnulf avait libérée, était-ce elle qui lui avait sauvé la vie ? Impossible de poser la question à cet homme qui ne parlait rien d’autre que cette langue incompréhensible. Que Fenrir lui vienne en aide, à lui, Veulf Peau-de-Chiot, car plus personne à part le loup géant ne pouvait le secourir désormais !

    Une mélodie étrange retentit à l’aube, issue peut-être des vestiges d’un rêve. Elle ressemblait à une chanson que des femmes auraient pu fredonner, mais les voix étaient trop graves. On entendait doucement au loin les notes monter et descendre, sans hâte, paisiblement. La mélodie ondulait, comme si le souffle de ses interprètes la faisait osciller dans les airs, aussi légère que du coton. Arnulf ouvrit les yeux. Il était seul dans la hutte. La lumière grisâtre du matin se faufilait dans la pièce par la porte entrouverte. Il aperçut à l’extérieur une cour et un bout de mur. Le chant d’un coq vint gâcher le doux concert de voix. Arnulf pressa le dos de sa main contre son front en tentant de chasser les dernières bribes de sommeil. Ils venaient pour lui ! Les moines ! Ils l’avaient gardé en vie pendant la nuit, en attente du lever du jour. Maintenant que le soleil était haut dans le ciel, Stefanus allait finaliser les préparatifs pour le sacrifice et venir prendre Arnulf ! Stentor n’avait-il pas parlé de rituels sanglants et cruels ?

    Arnulf se frotta le visage de la main. Il attrapa le couteau sous la couverture. Des haut-le-cœur lui tiraillaient encore l’estomac et la douleur n’attendait qu’un geste de sa part pour l’assaillir Ses membres n’avaient toujours pas récupéré complètement leurs forces. Sa main recousue le lançait, son tibia était brûlant et gonflé. Par la mort de Balder, il était dans un piètre état ! Ses muscles étaient si endoloris qu’il ne saurait rien faire pour se protéger.

    Les personnes à l’extérieur – Stefanus et ses acolytes – chantaient à la gloire du Christ blanc. Leurs voix étaient peut-être suaves, mais Arnulf ne se laissa pas berner. Ces moines se dissimulaient derrière un voile de douceur et de lâcheté, mais du sang coulait entre leurs doigts – tellement de sang qu’ils pouvaient en boire de longues gorgées. Arnulf se tordait dans son lit, anxieux. Si seulement Stentor avait été là : il aurait pu respecter son serment de tuer autant de porteurs de croix que possible – son épée aurait récolté une riche moisson et son aide aurait été précieuse. Arnulf rageait d’être aussi faible. Il allait faire semblant de dormir lorsqu’ils entreraient dans la pièce, pour les surprendre, et puis se défendre du mieux qu’il pouvait – il ne mourrait pas sans vendre chèrement sa peau !

    La chanson ne souffrit d’aucune interruption, comme un soleil qui, calmement mais sûrement, s’élevait dans le ciel, et Arnulf l’écouta. La mélodie s’infiltrait dans son corps, prenait le contrôle de sa respiration, mais n’était en rien délassante. Toke le croyait-il mort noyé ? Avait-il été témoin de l’acte odieux de Leif ou bien considérait-il le décès d’Arnulf comme un accident causé par les vagues ? Et son œil ! Arnulf lâcha une exclamation. La hache l’avait atteint au niveau de l’œil ; il avait l’impression que celui-ci avait été arraché ! Demeurerait-il à moitié aveugle jusqu’à la fin de ses jours, comme Fjølner à Egilssund ? L’œil de Fjølner avait été touché lors d’un duel et avait fini par pourrir pendant l’été. Depuis, le guerrier avait du mal à mesurer ses coups. Mais par tous les dieux Ases et les malédictions de Jofrid : Arnulf allait bientôt être tué lors d’un sacrifice et que faisait-il ? Il s’inquiétait pour sa vue !

    La plaie sous le bandage le brûlait, bien que la fièvre ne se fût pas encore manifestée. Qu’Hlidskjalf, le trône d’Odin, se brise, il était tellement fatigué ! Rien que serrer le couteau lui réclamait des efforts monumentaux. Tout cela à cause de Leif, ce sale traître ! Vengeance, il réclamait vengeance ! Il poursuivrait Nez-fendu jusqu’aux confins des océans !

    La chanson prit fin.

    Stefanus ne tenait ni corde ni couteau lorsqu’il entra, seulement un bol fumant. Les traits de son visage n’étaient pas tordus par la soif de sang. Arnulf ne répondit pas à la salutation du moine, mais il lâcha le manche de son couteau – il n’aurait de toute façon pas pu porter de coups bien redoutables. Stefanus tira un tabouret jusqu’au lit et posa une main sur le front d’Arnulf. L’absence de fièvre sembla réjouir le religieux ; il pointa la croix en or du doigt et opina de la tête. Il leva les yeux au ciel et entonna quelque chose avec une voix mystique en dessinant une croix en l’air au-dessus du bol. Sentant une odeur de soupe, Arnulf remarqua en dépit de la nausée que son ventre criait famine. Pourtant, il détourna la tête quand Stefanus leva la cuiller. Le fait d’être nourri comme un bébé par un étranger était déjà humiliant en soi, mais en plus, cette nourriture était sûrement un réceptacle de sorts maléfiques visant à lui nuire. Il avait assez avec les malédictions de Jofrid – le Christ blanc pouvait garder ses incantations malfaisantes pour lui !

    Stefanus essaya de l’amadouer avec quelques douces paroles et but lui-même une cuiller de soupe. La faim devenait aussi intense que la douleur ; or, si le Christ blanc désirait vraiment la mort d’Arnulf, l’empoisonner n’était pas nécessaire. De plus, qu’importe la recette de ce breuvage, cela ne pourrait pas affaiblir Arnulf davantage. Stefanus semblait à présent le gronder. Arnulf toisa de nouveau le moine. À sa place, Fenrir ne laperait-il pas lui-même ce qu’on lui présenterait ? Arnulf pourrait regagner de l’énergie grâce au contenu de ce bol, de l’énergie nécessaire pour guérir de ses plaies. Helge s’en était très bien sorti de ses rencontres avec le dieu étranger, aucun malheur ne l’avait frappé après s’être laissé baptiser sous des motifs fallacieux. Arnulf ravala sa fierté : il autorisa Stefanus à le nourrir. Il ne mangea toutefois que quelques cuillers avant de devoir à nouveau se jeter sur le côté du lit pour vomir, aspergeant ainsi la paille au sol. Arnulf était désemparé – comment reprendre des forces s’il recrachait la nourriture plus vite qu’il ne pouvait l’avaler ?

    Stefanus ne paraissait pas étonné. Il posa le bol à terre et donna de l’eau à Arnulf. Il desserra ensuite le pansement du jeune homme. Arnulf dut rassembler toute sa volonté pour supporter les doigts du moine sur lui. Il avait l’impression que son visage se fendait en deux. Il pressa ses pieds contre le bord du lit lorsque l’homme enleva le pansement de la plaie. Arnulf voulut estimer l’ampleur des dégâts avec ses doigts, mais Stefanus attrapa ses poignets et secoua la tête. Arnulf tenta alors d’ouvrir son œil blessé, angoissé par ce qui allait advenir de sa vue ; même si son œil l’élança tant qu’il en eut des vertiges, il parvint à entrouvrir sa paupière suffisamment pour qu’une lumière voilée s’insinue par la fente. Il regarda prestement Stefanus. Le disciple du Christ désigna ses propres yeux et hocha la tête en expliquant quelque chose dans sa langue étrange. Arnulf expira longuement. Il voyait ! Il n’était pas aveugle, seule la paupière avait été touchée ! Celle-ci était encore enflée, mais la blessure ne saignait pas – Stefanus l’avait peut-être recousue à l’instar de sa main.

    Le moine appliqua un onguent. Arnulf gémit : l’élancement gâcha tout sentiment de joie. Cet énergumène avec sa pitoyable bure ne voulait-il pas le laisser tranquille ? Arnulf souhaitait que Stefanus parte, il désirait trouver refuge dans le sommeil, pour être quitte de l’angoisse et de la misère, oublier son visage défiguré, son malheur et sa malchance ! Arnulf se retint de crier. Des mains de fer tiraient sur son fil de vie. Le destin l’étreignait d’une poigne rugueuse et douloureuse pour le provoquer !

    Il observait intensément Stefanus panser la blessure avec un linge propre.

    — Comment suis-je arrivé ici ?

    Arnulf articula chaque mot consciencieusement, pointa d’abord un doigt vers lui-même, puis vers le reste de la pièce. Sa voix était rauque après tant de cris et de tasses d’eau de mer. Stefanus enroula la tête du jeune homme avec un bout de tissu. Il se désigna à son tour avec son index et fit plusieurs mouvements. Il mima l'action de soulever quelque chose pour le tirer de la porte vers le lit.

    — C’était toi ? Pourquoi ? demanda Arnulf.

    Le moine sourit. Son doigt se posa cette fois sur la croix en or d’Arnulf et il prononça le nom du Christ blanc. Il était manifestement persuadé qu’Arnulf et lui partageaient la même croyance. Arnulf hocha prudemment la tête. Il tenta de dessiner avec des gestes un bateau dans l’air.

    — Et le bateau ? Est-il parti ? As-tu vu un navire ? Toke ? Toke Øysteinsøn ?

    Stefanus secoua la tête. Il écarta les mains, comme si quelque chose s’était échappé de ses doigts. Arnulf prit une profonde inspiration. Il était seul. Les Norvégiens devaient sans aucun doute le croire noyé ou tué.

    — Suis-je libre ou suis-je prisonnier ? Que va-t-il m’arriver maintenant ?

    Ses gestes ne servirent à rien cette fois, Stefanus ne le comprit pas. Il lui pressa gentiment l’épaule, comme pour l’inciter à rester couché ici. Arnulf secoua la tête – un mouvement qu’il regretta sur le champ.

    — Tu te trompes, je ne crois pas au Christ blanc ! Fenrir est mon dieu.

    Le moine approuva avec joie : il avait reconnu le nom de son seigneur. Arnulf ferma les yeux. Ce coup de hache l’avait terrassé, avait anéanti toute sa volonté. Il devait se ressaisir, réfléchir à un moyen d’échapper aux moines, mais la douleur rendait ses pensées confuses. Si personne ne voulait sa mort dans l’immédiat, autant dormir. Après tout, il avait au moins toujours son nez – à l’inverse de Leif ! Cette cicatrice ne le défigurerait pas complètement ; au contraire, elle prouverait son courage. Helge avait toujours exposé ses balafres avec fierté, aussi fièrement que ses bijoux en argent. Arnulf devait être patient. Aussi patient que Fenrir !

    Le repos d’Arnulf fut agité durant le plus clair de la journée. Il était réveillé par intermittence par ses propres gémissements, mais la fatigue ne tardait jamais à le replonger dans le sommeil, qui allégeait ses souffrances. Stefanus attendait qu’Arnulf ouvre un œil pour lui tendre de l’eau et changeait régulièrement le pansement de sa blessure. Le reste du temps, le moine était installé à la petite table : il travaillait avec soin sur quelque chose, de longues plumes d’oie blanches à la main. Arnulf ne parvenait pas à voir de quoi il s’agissait, mais cela ne le préoccupait guère. Du reste, il put enfin manger un repas au soir sans le régurgiter et le repos avait soulagé ses muscles endoloris. Stefanus s’en réjouit. Il pointa de nouveau la croix d’Arnulf et leva les mains au ciel. Si Arnulf n’appréciait guère la présence d’un dieu étranger à son chevet, il était néanmoins soulagé de l’amélioration de son état. La fièvre ne s’était toujours pas manifestée.

    La nuit suivante, il dormit encore assez bien. À l’aube cependant, il fut tiré de son sommeil par la douleur et le chant des moines ; s’il avait survécu au pire, il ne trouvait néanmoins pas la tranquillité nécessaire pour achever son rétablissement.

    Stefanus était sorti. Arnulf remua chacun de ses membres pour évaluer s’il pouvait risquer de se mettre debout. Ses bras ne tremblaient plus quand il les soulevait, tandis que le voile devant ses yeux s’était complètement dissipé. Sous la couverture, son sexe était dur : il se languissait de Frejdis. Non, il ne mourrait pas ici ! Un sourire aux lèvres, il décida que son plan pour s’enfuir d’ici pouvait attendre un peu. Il ne profita malheureusement pas longtemps du sentiment de joie que ce choix lui procurait, car Stefanus entra à ce moment-là. Le moine le salua ; Arnulf ravala sa déception et répondit à la salutation. Le religieux s’installa sur le bord du lit en bavardant. Il enleva le pansement d’Arnulf, parut satisfait de l’évolution de la plaie. Il attrapa ensuite un pot d’onguent et posa une multitude de questions qu’Arnulf ne comprit pas. Mais soudain, les doigts du moine se figèrent sur les bords du pot. Stefanus tendait l’oreille au maximum.

    À travers la porte close, ils perçurent une exclamation, bientôt suivie d’autres. Des hurlements plaintifs se joignirent à des aboiements de chiens et autres cris de poules. Quelqu’un fit sonner une cloche. Stefanus se redressa, blanc comme un linge, en entendant des personnes fuir et claquer des portes. Arnulf jeta un coup d’œil à Dent-de-Serpent posée près de la porte et saisit le manche de son couteau. Le sang pulsait dans la veine traversant son front. Toke ! Enfin ! Les Norvégiens étaient revenus pour Arnulf. Qui d’autre aurait pu semer une telle pagaille et faire hurler ces semi-tondus comme des porcs ébouillantés ? Hil Fenrir, ses compagnons ne l’avaient pas abandonné !

    La cloche se tut. Arnulf enleva la croix en or de son cou et la cacha dans la paille de son lit pour ne pas être pris pour un compagnon des moines. Stefanus laissa tomber le pot d’onguent par terre. Il semblait hésiter entre courir ou rester. De nouveaux hurlements et de grosses voix impérieuses résonnèrent. Arnulf s’assit avec peine en s’agrippant aux bords du lit. Sous les yeux horrifiés du moine, quelqu’un fracassa la porte d’un coup de pied. Un homme pénétra dans la pièce et anéantit tout espoir pour Arnulf : ce n’était pas Toke et son équipage.

    L’intrus était jeune. Il tenait une hache couverte de sang. Sa longue chevelure blonde brillait comme de la soie. Ses bras nus étaient parsemés de cicatrices, donnant à sa peau l’aspect de celle d’un vieux serpent. Il portait une courte veste en cuir, marquée de traces de combats. Un long couteau et un scramasaxe pendaient à sa ceinture à côté de deux croix en argent ensanglantées. Il s’arrêta net au pas de la porte, surpris, en apercevant Arnulf. Ce dernier le toisa d’un air de défi et sortit de sous la couverture son couteau en forme de loup. Cet intrus était un tueur, il avait déjà tué à plusieurs reprises : s’il confondait Arnulf avec un moine, Helge et Rolf ne tarderaient pas à recevoir de la compagnie !

    Les yeux du Viking étincelaient. Stefanus se réfugia derrière la petite table et lança d’une voix aigre une série de malédictions en brandissant sa croix devant lui. Des cris de panique leur parvinrent depuis l’extérieur. Stefanus tomba à genoux, des larmes de pure terreur coulant le long de ses joues. Sans cesser de fixer Arnulf, le jeune Viking blond se dirigea vers le moine. Il plongea sa hache dans le cou de Stefanus avec la même indifférence que s’il avait dégagé un chien de son chemin.

    Le fidèle du Christ blanc s’effondra à terre en lâchant un râle, ses bras et jambes tressaillant encore. Arnulf resta impassible devant cette scène de violence : la hache s’était repue du sang d’un faible. Ses doigts se crispèrent autour du manche de son couteau et sa cotte fut trempée de sueur en un instant. Le Viking fit lentement un pas vers le lit, comme s’il désirait mettre le sang-froid d’Arnulf à l’épreuve. Malgré l’attitude menaçante de l’étranger, son visage n’affichait aucune hostilité. Arnulf refusait de croire qu’il allait partager le même sort que Stefanus. Le Viking posa son arme sur son épaule, mais bondit subitement sans crier gare en maniant sa hache avec une grande maîtrise. Tous les muscles d’Arnulf tressaillirent, mais il demeura immobile, tendu comme la corde d’un arc. La hache se figea à un cheveu de sa peau : Arnulf sentit avec effroi la pointe glaciale contre sa blessure à nu.

    Le Viking plissa les yeux. Il accorda à son adversaire l’occasion de réagir, mais Arnulf ne bougea point. Un essaim d’abeilles bourdonnait dans les veines d’Arnulf, il dut se maîtriser pour ne pas agir de manière impulsive.

    — Éloigne cette hache de moi, homme de Thor, je ne veux pas que mon sang soit mélangé à celui d’un moine !

    L’étranger fronça les sourcils avant de soudainement lâcher un rire bref. Il abaissa son arme et essuya du bout du doigt une goutte de sueur de la tempe d’Arnulf, qui relâcha sensiblement sa prise autour du couteau. Le Viking rangea sa hache à sa ceinture et fit un pas en arrière.

    — Je suis Svend Cheveux-de-Soie, guerrier de Jomsborg, fils de Bue le Gros et petit-fils de Vesete, jarl de Bornholm. Qui es-tu ?

    Par Odin ! Un Jomsviking ! Arnulf réprima son excitation et préféra garder son couteau en main encore un peu. Il se remémora toutes ces histoires racontées au soir l’hiver dernier, tous ces récits héroïques parlant de cette troupe extraordinaire de guerriers légendaires. Il se rappela le profond respect de Toke à leur égard.

    — Veulf.

    — Veulf ? C’est tout ?

    — La valeur d’un homme se mesure-t-elle à la longueur de son nom ?

    Arnulf ne souhaitait pas faire étalage de sa réputation de fratricide exilé à Svend et ses compagnons. Les yeux gris-bleu du fils de Bue pétillèrent.

    — Non. Mon nom est d’ailleurs plus court que le tien !

    Svend regarda tout autour de lui et aperçut Dent-de-Serpent. Il s’empara de l’arme sans se gêner, la tira de son fourreau et l’essaya en la faisant tournoyer dans les airs.

    — C’est ton épée ?

    Il examina la lame et évalua son poids en main.

    — Oui !

    Dent-de-Serpent ne supportait pas d’être tenue par un étranger.

    — C’est une bonne arme. Je la prends.

    — Alors tu devras d’abord m’affronter. Cette épée m’a été laissée en héritage par mon frère !

    Cette remarque amusa Svend. Il rangea l’épée dans le fourreau.

    — Toi ? Si je le voulais, tu deviendrais mon esclave !

    — Uniquement si tu gagnes !

    Arnulf était prêt à tout. À l’extérieur, les cris et le tumulte avaient cessé, remplacés par des rires. Le Jomsviking sourit.

    — Tu traîneras alors une lourde dette, si tu dois me rembourser l’équivalent de cette épée, plus ta valeur en tant qu’esclave. Pourquoi es-tu ici ? Qui t’a blessé ?

    Arnulf resta sur ses gardes. Le guerrier tenait toujours Dent-de-Serpent. Sans son arme, Arnulf était un oiseau sans ailes. De plus, la désinvolture avec laquelle Svend avait tué le moine lui faisait encore froid dans le dos. La bonté de Stefanus n’avait pas été charitablement récompensée !

    — Je ne suis pas blessé ! répondit Arnulf. Je ne fais que me reposer, en me demandant quel chemin prendre ensuite.

    Svend haussa un sourcil. Il rendit Dent-de-Serpent à Arnulf et désigna d’un mouvement de tête Stefanus, qui avait fidèlement rejoint son dieu.

    — Et le moine, là ?

    Arnulf saisit le fourreau de son épée, soulagé. Il répondit de bonne grâce à Svend :

    — Je ne le connais pas. Je faisais partie d’une expédition à bord d’un bateau norvégien. Je me suis querellé avec l’un des hommes durant notre périple ; nous nous sommes dès lors battus en duel. Cependant, le combat a été interrompu par des tirs de flèches provenant de la forêt. Nous avons tous été forcés de regagner la mer en pleine tempête. Mon adversaire s’est alors révélé n’être qu’un lâche : il m’a jeté par-dessus bord et abandonné à mon sort ainsi qu’aux ennemis sur la plage. (Arnulf cracha par terre.) J’ai réussi à rejoindre la terre, mais quelqu’un m’a ensuite assommé. Je me suis réveillé ici.

    Svend caressa ses lèvres du bout des doigts en hochant la tête d’un air pensif.

    — Tu as une vengeance à accomplir, Veulf. Était-ce un grand navire ? Dans quelle direction naviguiez-vous ?

    — Le Double Corbeau était un bateau digne d’un jarl. Nous allions vers le sud.

    — Je n’ai pas aperçu de bateaux particulièrement grands ces derniers jours, mais la région est parcourue d’une multitude de cours d’eau – tes compagnons peuvent être n’importe où. Est-ce qu’ils t’ont vu rejoindre la plage ?

    Arnulf fixait sombrement la porte ouverte. Toke aurait très bien pu décider d’emprunter un de ces cours d’eau, mais le Double Corbeau avait peut-être aussi tout simplement sombré.

    — Si Toke me croyait toujours en vie, il serait parti à ma recherche. Du reste, pourquoi n’ai-je pas été tué sur cette plage, je l’ignore, car le moine ne parlait que sa langue incompréhensible. Selon moi, je suis seul.

    Svend Buesøn retourna vers sa victime et lui arracha la croix en argent de son cou. Arnulf écarta la couverture et rangea son couteau dans son fourreau. Il avait enfin récupéré Dent-de-Serpent, il n’avait plus de raison de paniquer. S’il avait été en pleine possession de sa vigueur habituelle, il se serait sans problème aventuré à parcourir le pays à pied, qu’importe qui il aurait croisé sur son chemin.

    Svend noua la chaîne en argent à sa ceinture et jeta un ultime coup d’œil à Stefanus.

    — Je pense que je préférerais t’avoir comme ami plutôt qu’esclave. Peux-tu te lever ?

    Il tendit sa main. Arnulf leva les yeux. Ami ? Ami avec un Jomsviking ? Le Valhalla s’était-il écrasé sur Midgard ? Un mélange d'anciennes et de récentes cicatrices traversaient le visage de Svend, ses yeux brillaient de vie – une vie qu’il avait arrachée aux griffes de la mort tant de fois que cette dernière ne paraissait plus si redoutable.

    — L’amitié a plus de valeur que l’esclavage, Buesøn ! Et pourquoi ne saurais-je pas marcher ? Mes pieds ne sont pas cassés, répondit Arnulf.

    Il attrapa la main tendue et lança ses jambes par-dessus le bord du lit. Lorsqu’il se leva, ce fut toutefois comme si un arbre s’écroulait sur lui. La douleur due à sa blessure le frappa violemment, l’étourdit. Il perdit l’équilibre et s’affala à genoux. Dent-de-Serpent tomba au sol dans un fracas.

    — Du calme, montre un peu de respect pour les coups infligés par ton ennemi ! Est-ce ta première vraie blessure ?

    Svend le remit debout et le fit s’asseoir sur le lit. Arnulf pressa sa main contre sa tempe ; la hutte tournait autour de lui.

    — Pourquoi tu dis ça ?

    — Tu as la peau aussi douce que celle d’un morveux. En outre, aucun homme de bon sens ne sauterait joyeusement comme un poulain excité après avoir été alité. Tiens, bois !

    Le Jomsviking avait ramassé la cruche sous le lit. L’eau aida Arnulf à y voir plus clair. Il regrettait son geste impulsif. Le manque d’expérience n’était en soi pas un crime, mais il était honteux de l’exposer aussi clairement.

    — Svend, où est-ce que tu traînes encore ta queue ? Il n’y a pas de femmes ici ! Sors, il y a un cochon avec lequel tu pourras t’amuser à la place !

    Le ton était bourru. Le visage de Svend s’illumina. Il rit :

    — Mon père ! Il ne me laisse jamais tranquille s’il pense que je suis dans les bras d’une femme ! Allez, viens, appuie-toi sur moi.

    Il enroula le bras d’Arnulf autour de ses épaules pour l’aider à se relever. Arnulf dut se reposer lourdement sur Svend afin d’éviter que ses jambes ne se dérobent sous lui à force de trembler. La croix en or ! Il lorgna la paille du lit. Il ne pouvait pas laisser derrière lui un objet d’une telle valeur. À moins… à moins qu’il ne soit plus sage de renoncer à ce symbole chrétien, plutôt que de l’agiter devant le nez de pilleurs inconnus ? Ils n’accepteraient probablement pas qu’il garde ce bijou. Pire : ils pourraient penser qu’il était peut-être bien un compagnon des moines après tout. Par la tête de Mimir, si Odin avait sacrifié un œil en échange du savoir absolu, Arnulf pouvait bien abandonner une croix pour être libre et avoir la vie sauve ! Il rassembla ses forces et se mit debout. Svend ramassa Dent-de-Serpent. Il aida Arnulf à la raccrocher à sa ceinture. Quelle misère d’être traîné ainsi comme une grand-mère. Et que Thor maudisse ces moines pour avoir construit des marches aussi hautes devant leurs portes !

    La lumière du jour n’avait pas encore atteint son zénith, mais aveugla Arnulf après la demi-pénombre de la hutte. Le décor inconnu et les nombreux hommes à l’extérieur flottaient devant ses yeux comme des flammes vacillantes. Il avait l’impression que quelqu’un avait fait tournoyer sa tête plusieurs fois avant de la remettre sur ses épaules, mais dans le mauvais sens. Arnulf ne fit que quelques pas, s’arrêta et plissa son bon œil. Les compagnons d’équipage de Svend Cheveux-de-Soie étaient encore occupés à piller les lieux. Plusieurs moines gisaient un peu partout, baignant dans leur propre sang. Les Jomsvikings arboraient des mines satisfaites. Ils étaient lourdement armés. Leur peau – quand celle-ci était visible – portait les cicatrices de nombreux coups d’estoc. Certains portaient des cottes de mailles et des casques usés, d’autres avaient retiré leur tunique à cause de la chaleur. Leurs haches et leurs lances étaient marquées par de multiples combats, mais avaient récemment été aiguisées.

    La hutte dans laquelle Arnulf avait passé ces deniers jours se trouvait à proximité d’autres petites constructions, dans le coin d’une cour. Celle-ci était flanquée de quatre maisons étonnamment longues. Une ou deux servaient manifestement d’étables. Les bâtiments n’étaient pas collés entre eux ; la terre autour était cultivée sous forme de petits potagers individuels. Des moutons et des vaches couraient dans tous les sens : l’odeur du sang les effrayait. Au milieu de la cour piétinée par leurs pas, les Jomsvikings avaient amassé des croix plaquées d’or, des coffres et des caisses, des rouleaux en tissu aux couleurs chatoyantes, de sublimes objets en verre et des tonneaux. Un homme robuste et bien en chair se tenait à côté de cette pile, jambes écartées, un poing posé sur la hanche. Les traits de son visage étaient frustes, il lui manquait l’oreille droite. Sa cotte de mailles débordait par-dessus les armes à sa ceinture et il tenait avec deux doigts son bouclier dressé.

    — Ah, te voilà ! Que Loki m’emporte, j’étais persuadé que tu étais encore en train de batifoler avec des femmes ! Qui est ce gringalet avec toi ? Il n’est pas capable de tenir sur ses jambes tout seul, comme un homme ?

    Bue le Gros observa son fils d’un air goguenard. Svend ne s’en préoccupa guère, amena Arnulf jusqu’à la pile de trésors et l’aida à s’installer sur un coffre. Gringalet ? Arnulf n’était peut-être pas en grande forme physique, mais la rage qui brûlait en lui pouvait rapidement le remettre sur pied ! Sa blessure pulsait douloureusement au même rythme que son cœur, comme une hache fendant un bout de bois. Arnulf inclina la tête et serra les dents. S’il voulait que les Vikings le prennent au sérieux, il ne devait surtout pas commencer à gémir !

    Quelques guerriers se rapprochèrent, poussés par la curiosité. Svend se pencha vers Arnulf et lui demanda discrètement :

    — Tu as mal, Veulf ? Sache que je ne ressens pas la douleur et que ces hommes ici ne connaissent ni la défaite ni la fatigue. Ils rigolent quand on les chatouille avec une épée.

    Arnulf protesta hardiment en regardant droit devant lui :

    — Je n’ai pas mal, j’ai juste eu un vertige. Pas de quoi perdre son honneur, que je sache !

    Svend gloussa doucement. Il se tourna ensuite vers son père, une main posée sur sa hache.

    — Ce gringalet s’appelle Veulf, c’est mon ami. Je viens de l’extirper d’un lit où il se prélassait. Faites-lui bon accueil, même s’il a l’air un peu faiblard pour le moment. Il a été séparé de ses compagnons lors d’une tempête et n’a pas été reçu sur la plage avec une franche hospitalité.

    Bue le Gros fronça les sourcils et cracha avec dédain.

    — Si ce gars est ton ami, moi je suis le frère aîné du roi Svend ! Par tous les Ases et les géants, que comptes-tu faire de lui ? Il te faudra bien négocier si tu veux le vendre comme esclave pour un prix raisonnable – il n’a pas l’air de respirer la santé !

    Arnulf se mordit la langue pour s’empêcher de répliquer. Svend ne se laissa quant à lui pas dérouter :

    — Je vais l’emmener avec nous à Jomsborg, pour découvrir ce qu’il vaut. Il a le regard d’un loup. S’il me plaît, je lui apprendrai comment mordre comme un grand guerrier.

    La respiration d’Arnulf s’accéléra. Se rendre à Jomsborg ? Même Helge n’avait jamais visé aussi haut !

    Le visage de Bue se teinta d’un rouge menaçant. Plusieurs hommes se rassemblèrent autour de lui, impatients d’assister à la suite.

    — Tu connais aussi bien que moi les lois de Jomsborg : tu ne peux pas l’emmener, il est trop jeune et ne réussirait jamais les épreuves.

    Svend pouffa joyeusement en levant la main.

    — Évidemment que je connais les lois. Je sais en revanche aussi que Sigvaldi ne les respecte pas aussi scrupuleusement qu’il le devrait ! On aurait dû moi-même me rejeter à cause de mon âge et tout le monde sait que Vagn n’avait que douze quand il a été accepté. En outre, Veulf a vu ma Trancheuse à l’œuvre sans flancher !

    — Bien sûr qu’un gamin avec le sang du grand guerrier Palnatoke a été traité comme un homme à douze ans. Et si quelqu’un ne bronche pas devant ta hache, c’est probablement plus un signe de terreur que de courage ! Comment as-tu d’ailleurs imaginé le retour avec Veulf à bord ? Une fois tous nos biens sur le navire, l’eau risque de passer par-dessus les boucliers du plat-bord. On ne parviendra même plus à caser un poulet rôti !

    — Je l’attacherai à la proue dans ce cas. L’expression de son visage effraiera les ennemis aussi bien que n’importe quelle tête de dragon.

    Bue trépigna de frustration. Il se retourna alors vers un vieillard dont les tendons saillaient sous la peau et à la barbe aussi blanche qu’une mouette.

    — Dis-lui quelque chose, Bjørn, toi au moins il t’écoute ! Vagn ! Où est Vagn ? Vagn ! Vagn Ågesøn ! Viens ici une minute pour ramener ton ami à la raison, sinon que Gungnir, la lance d’Odin me transperce, je sens que je vais finir par étriper mon propre fils !

    Un homme de grande taille, les bras remplis de coupes en argent, se fraya un chemin parmi les Vikings. Il paraissait jeune, avec une sombre chevelure sauvage lui descendant jusqu’aux épaules. Il émanait de lui une immense force : le genre d’homme à ne pas ciller devant les actes même les plus affreux. Bue désigna Arnulf du doigt. Croiser le regard de Vagn équivalait à recevoir une lance noire dans le visage : ses yeux vibraient d’une violence capable d’ébranler n’importe quel ennemi. Vagn semblait capable de jauger un adversaire et de s’en débarrasser avant que la moindre lame ne pût le toucher. Arnulf tenta de le toiser à son tour, mais sa défense vint trop tard.

    Vagn Ågesøn laissa tomber ses coupes à terre. Il sonda l’assemblée autour de lui. Tous paraissaient prêts à se fier à son jugement, à l’exception de Svend, qui se tenait droit et maintenait sa position. Le silence donnait envie à Arnulf de hurler. Vagn fit lentement le tour du tas de trésors pillés, respirant aussi fort qu’un étalon.

    — Je n’abandonne pas un compatriote dans le besoin, jeune ou vieux. Quelqu’un ici serait prêt à repousser la main tendue d’un camarade en détresse ?

    Il se tourna vers Arnulf, son expression bien moins menaçante à présent.

    — Tu ne pèseras pas plus lourd sur le navire que la moitié du bide de Bue. Veux-tu rentrer avec nous au Danemark, Veulf ? Nous parcourons l’ensemble du royaume, tu pourras débarquer où bon te semble.

    Bue le Gros leva les yeux au ciel, mais s’abstint de protester. Arnulf se redressa. Il fixa le regard sombre de Vagn. Pour une personne condamnée à l’exil comme Arnulf, l’offre du Jomsviking, aussi aimable fût-elle, n’était pas d’un grand secours.

    — Ce serait pour moi un honneur de naviguer avec vous jusqu’au Danemark, Vagn Ågesøn. Je préfère toutefois opter pour la proposition de Svend Cheveux-de-Soie.

    La réponse stupéfia Vagn. Svend éclata de rire :

    — Je te l’avais dit ! lança-t-il à son père. Veulf et moi avons probablement un ancêtre commun : une personne de sang aussi noble ne se laisse ni entourlouper ni soumettre. Si je me souviens bien d’ailleurs, Vagn, tu as toi-même renoncé à recevoir la moitié du Bretland qu’on a voulu t’offrir pour te dissuader d’intégrer Jomsborg. Aujourd’hui, ma part du raid, c’est Veulf.

    Vagn haussa les épaules, l’ombre d’un sourire sur les lèvres.

    — J’ai obtenu les deux finalement. Je ne m’opposerai pas à ce que tu tentes de nous rejoindre, Veulf, si tel est sincèrement ton désir. Sache cependant que beaucoup de guerriers se sont présentés devant le mur d’enceinte de Jomsborg, mais seuls les meilleurs ont pu rester. Ni Sigvaldi ni moi et les autres ne tolérons les faibles.

    Arnulf posa sa main sur le manche de Dent-de-Serpent. Il se sentait complètement libéré de l’emprise de la peur.

    — Ma lignée est estimable : nous n’avons pas pour habitude d’être lâches. Svend ne devra pas craindre pour sa réputation en me proposant d’ouvrir les portes de Jomsborg.

    — Nous accordons plus d’importance aux actes qu’aux paroles. Néanmoins, une parole se doit d’être respectée jusqu’à la mort. Alors, tais-toi et écoute, petite fleur fragile. Veille à ce que personne ne soit fatigué de toi avant d’arriver à destination !

    La réplique de Vagn fut cinglante, ses mots vexants, mais Bjørn vint se mettre entre lui et Arnulf. Sa barbe blanche et sa calvitie trahissaient son âge, pourtant Bjørn ne paraissait pas moins redoutable que ses compagnons. Il se pencha pour examiner attentivement les blessures d’Arnulf. Il hocha la tête.

    — Cette entaille a l’air de guérir formidablement bien. Elle a été impeccablement recousue. Qui s’en est occupé ? Nous pourrions trouver une utilité à cet homme.

    Arnulf voulut répondre, mais Svend fut le plus rapide :

    — Tu aurais dû dire cela plus tôt, Bjørn le Britton. Le moine est mort, je l’ai tué.

    Svend jeta un coup d’œil désinvolte à l’estafilade d’Arnulf, puis tira sans crier gare son scramasaxe et bondit sur Vagn pour porter une attaque violente. L’épée de Vagn sortit de son fourreau avec une célérité égale. Il para sans effort le coup avec une mine impassible, dévia le scramasaxe et claqua sans pitié le bras de Svend avec le plat de sa lame. Cela laissa une grande marque rouge à Svend, qui ne s’en soucia toutefois guère. Personne autour ne paraissant surpris de cette soudaine altercation, Arnulf dissimula sa stupéfaction. Bjørn fit une grimace embarrassée.

    — Si le bateau n’avait pas été aussi plein, il aurait été intéressant de capturer quelques-uns de ces chrétiens pour profiter de leurs connaissances en matière de blessures. Ils ont la réputation de pouvoir faire baisser la fièvre de leurs malades. Bue objecta :

    — Que dirait alors Odin si nous affaiblissions ses légions ainsi ? Ceux qui méritent de mourir meurent. Nous devrions commencer maintenant à charger toutes ces babioles à bord.

    Bue jeta un regard autour de lui d’un air impatient. Les hommes laissèrent Arnulf tranquille et retournèrent à leur butin en bavardant. Svend se faufila derrière Vagn pour tenter une nouvelle offensive, à l’aide de sa hache, cette fois. Vagn fut cependant de nouveau le plus rapide et punit cette tentative avec un coup de pied dans le dos. Il se pencha ensuite pour ramasser ses coupes en argent. Svend rangea ses armes et tendit la main à Arnulf.

    — Nous sommes amarrés dans la baie derrière la colline. Notre snekkja n’est pas bien grand, mais nous ne sommes pas non plus nombreux à voyager à son bord.

    Il fit un signe de tête à Arnulf, qui saisit la main tendue. Une fois debout, Arnulf lâcha Svend et se risqua à marcher par lui-même. Ses genoux menaçaient de se dérober, le sol ne paraissait pas digne de confiance. Il désirait toutefois atteindre le navire par ses propres moyens, même s’il devait ramper jusque-là. Svend jeta le coffre sur son épaule. La mauvaise humeur de Bue s’était volatilisée – il asséna une claque dans le dos de son fils en passant à côté de lui :

    — Surprends Vagn avec une flèche cassée la prochaine fois, il ne la verra pas si tu la caches dans ta manche.

    — Vagn voit aussi bien qu’Heimdall, le dieu gardien. Je pensais plutôt prendre une enclume : il ne s’attendra pas à ce que je lui lance ça à la figure.

    Svend réajusta le coffre sur son épaule en riant. Il s’adressa à Arnulf :

    — Je n’ai pas encore une seule fois réussi à toucher Vagn, pas même la nuit, mais ça ne saurait tarder ! Hier soir, je me suis caché sous sa couverture pour l’attaquer : ma lame a au moins eu le mérite de frôler ses cheveux !

    Arnulf sourit. Personnellement, il ne connaissait personne qui pourrait esquiver les offensives foudroyantes de Svend.

    — Et Vagn ? Il t’attaque aussi ?

    Ils passèrent devant la longue bâtisse la plus écartée du reste. Le vent transportait l’odeur de la mer.

    — Seulement lorsqu’il trouve que ma peau manque de couleur. Nous sommes de la même famille et camarades de sang.

    — Camarades de sang ?

    Svend enjamba le cadavre d’un moine. Le terrain commençait à monter.

    — Oui. Lorsqu’un homme est accepté à Jomsborg, il mélange son sang avec ceux qui le désirent. Cette relation nous unit plus étroitement que des frères, que ce soit en voyage ou au combat.

    Arnulf tituba. Svend lui tendit un bras, mais Arnulf repoussa son aide.

    — Et quels sont tes liens de parenté avec Vagn ? Bue a dit que le sang de Palnatoke coulait dans les veines de Vagn, mais d’après son patronyme, son père se nomme Åge.

    Svend confirma :

    — Palnatoke est le plus grand Viking qu’Odin ait eu le plaisir d’accueillir au Valhalla. C’est lui qui a rassemblé une élite composée des plus formidables guerriers danois et qui a fondé Jomsborg et édicté ses lois. Le roi Burislav lui a offert ce morceau de terre au sud-est du Danemark en gage de paix et en échange de sa protection en cas de guerre. Burislav a d’abord craint des pillages et une hécatombe en voyant débarquer Palnatoke et sa flotte de navires, mais ils ont fini par bien s’entendre. Burislav lui a donné le hameau de Jom, où Palnatoke a construit son fort. Le fils de Palnatoke, Åge, a épousé la sœur de mon père : de leur union est né Vagn. La ressemblance entre Vagn et son grand-père est évidente pour tous. Cela a beaucoup attristé Palnatoke de mourir sans pouvoir voir grandir son petit-fils.

    — Quand est-il mort ?

    Cette montée était en train de complètement essouffler Arnulf.

    — Il est tombé malade il y a quelques années. Il a confié la gestion de Jomsborg à Sigvaldi, le fils du jarl Strut-Harald, car Vagn était encore bien trop jeune et impulsif. Depuis, il y a eu un certain relâchement au niveau du respect des lois, mais Sigvaldi n’en reste pas moins un redoutable guerrier, plus vif et rusé que bien des hommes. La réputation de Jomsborg n’a pas souffert de cette succession. Il est marié avec la fille du roi Burislav.

    — Je pensais qu’il n’y avait pas de femmes à Jomsborg !

    — Il n’y en a effectivement que très peu. Cependant, avec un peu d’argent et de gentillesse, on peut rendre visite à la fille de l’un ou l’autre paysan, ou, si besoin, se payer une esclave. Du reste, un homme sain et en bonne santé sait se débrouiller pour trouver de quoi satisfaire ses besoins lors d’un raid.

    Svend s’arrêta sur la crête et pointa quelque chose du doigt. Arnulf résista à la tentation de s’asseoir – la souffrance était insupportable ! Plus bas, un bateau peint en jaune mouillait dans une baie peu profonde. Sa proue reposait en partie sur la plage. Ce petit bateau de guerre, un snekkja, n’avait rien de prestigieux, mais il paraissait robuste et marin. Depuis le sommet de la butte, Arnulf devina une multitude de sacs coincés entre des tonneaux et les bancs de nage. Derrière eux, le monastère était ravagé : il n’y avait pas le moindre survivant. Vagn avait commencé à mettre le feu aux différents bâtiments. Svend changea son coffre

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