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L’hypothèse du père
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Livre électronique621 pages8 heures

L’hypothèse du père

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À propos de ce livre électronique

L’hypothèse du père est un voyage dans la mémoire, la traversée d’un long épisode de combat, plus de trente ans au total, pour obtenir la garde successive de deux fratries après une séparation. Philippe Veysset a mené un combat judiciaire, se heurtant à des pratiques désuètes derrière lesquelles s’abritaient des enjeux et des structures de pouvoir incompatibles avec l’esprit de notre démocratie, peut-être même avec la survie d’une société. Ce combat personnel ne peut être dissocié d’un autre, citoyen, en faveur du principe républicain de l’égalité parentale et du droit de l’enfant à ses deux parents, droit censément garanti par la Convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par la France, il y a trente ans elle aussi, mais sans cesse violée par l’État signataire. L’auteur a notamment participé au mouvement des grues, qu’il a en partie initié, à partir de 2013. Il a mené plusieurs grèves de la faim, organisé des manifestations publiques. En 2014, il cofonde le Collectif La Grue jaune, dont il devient le président. C’est un chant d’espoir et d’amour pour cinq enfants et pour tous les enfants confrontés à ce type de situation de plus en plus fréquente.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Parce que dans le combat auquel il a consacré sa vie, aucun sacrifice ne lui est apparu comme vain ou négligeable, Philippe Veysset, normalien, agrégé et docteur, s’est longtemps défendu d’écrire : écrire était le seul geste qu’il était à peu près sûr de pouvoir accomplir sans avoir à le regretter et donc aussi le seul auquel il pouvait renoncer pour marquer son lieu d’une « colonne absente ». Dans le creux de L’Hypothèse du père, il y a tous ces livres blancs, avortés ou mort-nés qu’il s’était promis d’écrire et qui sont restés dans les limbes, comme autant de promesses non tenues.
LangueFrançais
Date de sortie28 févr. 2022
ISBN9791037743398
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    Aperçu du livre

    L’hypothèse du père - Philippe Veysset

    I

    Ton enfance (dit-on)

    Il n’y a pas d’autobiographie. Raconter sa vie, c’est raconter sa vie depuis la naissance et d’emblée, l’on se trouve dépendre du récit des autres, même si ce récit nous est fait précocement, ce qui n’est pas toujours le cas (je pense ici aux enfants nés sous X ou aux enfants abandonnés ou nés pendant un conflit…).

    Je me souviens du bel exercice de voltige accompli par Nathalie Sarraute dans Enfance, dissociant entre le récit du souvenir (mais ce n’est pas vraiment le souvenir, donc) et celui d’une conscience critique qui, rétrospectivement, interroge le précédent. Très vite, une telle sédimentation de discours fait basculer dans la fiction. Il vaut mieux se contenter de dire ce que l’on sait d’un discours souriant et, disons, quelque peu ironique. Et puis, prendre l’autobiographie aussi comme le récit d’une vie encore à naître, dont le sens n’apparaîtra, par bribes, qu’au terme du discours.

    Naître

    Ce matin du trois juillet 1957, il est huit heures quinze et je nais. Je nais mais, aussi, ma mère accouche et, semble-t-il, dans les pires souffrances car, voyez l’affaire, j’ai décidé de naître le poing en avant, ce qui rend l’expulsion quasi impossible.

    C’est, en tout cas, ce que mon père dira à ma mère. Car mon père accouche aussi.

    Ma mère. Un bon accoucheur, dit-on, on l’appelle de loin pour la « chose » et j’aurai, plusieurs fois, l’occasion de le voir disparaître dans la nuit sur un simple appel téléphonique, relevant son col, avec sa lourde sacoche, la relaxine, à l’époque, ça n’existe pas,

    Les choses se présentent mal, donc, comme on dit, et en plus, il fait une chaleur de bœuf. Mon père empoigne la pince sécateur et sectionne le périnée. Je sors. Puis, la délivrance, puis mon père suture la plaie.

    Nous sommes à Saulce-sur-Rhône, dans la Drôme, au sud du quarante-cinquième parallèle. Mais comme tout un chacun, je suis né bien avant de naître, dans l’échange des regards de deux êtres qui se sont connus cependant, non loin d’ici, dans le petit village médiéval de Mirmande dont mon père soigne les habitants et parfois, les célébrités : outre de nombreux peintres (il y a même une école de Mirmande, fondée par André Lhote), je verrai passer Haroun Tazieff et une fois, Régis Debray. Mes parents se sont rencontrés en effet chez un ancien coureur automobile, Jules Goux, qui y a pris ses quartiers, après avoir été auréolé de nombreuses victoires (il fut le premier vainqueur étranger à Indianapolis).

    Je me sens également fils de Provence et c’est, je l’avoue, un insigne privilège d’être né « chez soi », dans une maison qui sera celle où l’on passe les premières années de sa vie et où il sera toujours loisible, même après qu’elle a été vendue, de demander à revoir la chambre où l’on a poussé son premier cri, la chambre « rose ».

    La maison elle-même était confortable – une dizaine de pièces, un immense jardin avec une pinède –, une maison de notable, bien que mal située, en bordure de Nationale 7 ce qui l’enveloppait d’un bourdonnement incessant de bruits de moteurs et donnait parfois l’impression de vivre dans une ruche. Il y régnait, c’est certain, une grande aisance matérielle et une forme de bonheur dont, enfant unique, je profitais largement. Nous avions une bonne (avec laquelle ma mère se disputait régulièrement sans que j’en aie jamais vraiment saisi les raisons). Il y avait également une piscine, la seule du village, ce qui permettait d’organiser des après-midi de baignade et de tisser les liens avec les autres enfants du cru.

    Ma mère subit donc tous les inconvénients inhérents à l’épisiotomie, le plus douloureux restant lié à la satisfaction des besoins naturels. Je ne sais si cela aura une quelconque répercussion sur ma relation avec elle ou plutôt sur sa relation avec moi. À part un ou deux gestes de colère et quelques propos malencontreux, je ne me souviens de rien. Elle dut aussi suivre un traitement à base de calcium que mon père lui administra et qui engendra un embonpoint dont elle ne put ou ne voulut jamais se défaire et qui joua, je crois, pour elle, le rôle d’une sorte de deuil (de ses projets, des hommes…), reportant sur moi tout son amour, ce qui tout de même, pesa assez lourd.

    Parents

    Jeune, elle fut assez jolie femme, douée d’une grande force de caractère. Issue d’un milieu simple (mon grand-père maternel était régisseur d’une grande exploitation agricole en Brie), elle avait, à force de travail, décroché un diplôme d’assistante sociale qui s’avéra bien utile lorsqu’elle dut, après son divorce, reprendre une activité professionnelle.

    Elle avait un côté fantasque que je juge, avec du recul, avoir beaucoup contribué à la naissance de ma vocation de militant de l’égalité parentale. Elle m’offrit en effet, à l’âge où les petites filles jouent à la poupée… une poupée que nous baptisâmes Jeanne, aux soins de laquelle elle m’enjoignit de me consacrer avec la dévotion d’une mère. J’ai gardé longtemps cette poupée et il serait utile, je crois, à bien des garçons – futurs pères – de se voir ainsi offrir une poupée et une dînette dès la petite enfance, avec le mode d’emploi… Faut-il penser que les mères soient trop peu intelligentes pour y songer ? On n’ose y croire.

    C’est là un de mes premiers souvenirs.

    À côté de cela, ma mère s’était parfaitement coulée dans le rôle que le destin lui avait assigné, celui d’une femme de médecin. Ayant suivi des études d’infirmière, elle tenait ce qu’on appelait à l’époque la pro-pharmacie car le nombre des officines – c’était encore l’après-guerre – était fort réduit et la distribution des médicaments, dans les zones rurales ou semi-rurales, se trouvait échoir à des relais privés. Il y avait donc, dans la maison, une mystérieuse petite pièce dont l’accès m’était formellement interdit et où je devais me contenter d’apercevoir après chaque consultation, par la porte restée entrouverte, un monde mystérieux de fioles et de pipettes. Il y avait aussi une armoire (elle deviendrait par la suite une pièce…) dont s’écoulait, lorsqu’on en ouvrait la porte, un flot de spécimens gracieusement envoyés par les « labos ».

    Sensible à l’aspect extérieur, ma mère, je m’en souviens, attachait une extrême attention aux codes vestimentaires, confondant parfois les personnes de son entourage avec des gravures de mode. Ainsi, mon père était « tenu » d’effectuer ses visites dans des fermes où la misère, parfois, frisait l’insalubrité en arborant un nœud papillon, ce qui, malheureusement, ne lui déplaisait pas, semble-t-il. Quant à moi, je me souviens d’avoir été affublé d’un manteau en forme de cloche avec une casquette hémisphérique à l’anglaise et, dans cet accoutrement, devais me rendre à l’école publique du village où mes petits compatriotes dansaient la ronde autour de moi en chantant : « Pépère ! Pépère ! », ce qui ne manquait pas de provoquer de durables séquences de hoquets et de sanglots.

    Mon père était un personnage magnifique. J’étais son premier enfant (j’aurais un demi-frère) et, je pense, il m’aimait, du moins à la façon dont il était autorisé à un père d’aimer dans les années cinquante du vingtième siècle.

    Outre son talent de médecin (dont j’ai déjà parlé ; il passera une autre fois, m’a-t-on dit, une douzaine d’heures à tenter de ranimer par le bouche-à-bouche un ouvrier électrocuté dont le cœur se remettait à battre par intermittence), mon père avait une autorité folle. Les rares fois où je l’accompagnais, je me souviens d’entrées presque théâtrales dans de petits logis où il clamait d’une voix retentissante : « Bonjour Madame, Docteur Veysset ! ». Et la vieille femme de répondre, subjuguée : « Bonjour Madame, Docteur Veysset ! ».

    Georges Veysset avait deux passions : les courses automobiles (il participait régulièrement à des courses de côte) et les livres anciens. Je ne l’ai jamais rejoint dans la première d’entre elles même si elle nous valut d’avoir à demeure à peu près toutes les Lotus dont les noms ressurgissent dans ma mémoire comme dans un rêve : Élan, Esprit, Élite, Europe… des voitures qu’il revendait, m’expliqua-t-il un jour, plus cher qu’il ne les avait achetées. L’une d’elles, la Lotus Europe avait un habitacle en plastique (ce qui allégeait d’autant son poids) et permettait des accélérations foudroyantes. Nous étions presque couchés à l’intérieur. Dans ce genre de véhicule, il n’y a que deux places si bien que j’atterrissais fatalement sur les genoux de ma mère – à moitié morte de terreur et dont la peur se transmettait à moi par toutes les fibres de mon – de son – corps.

    La seconde passion de mon père était pour les livres rares et anciens. J’ai partagé cette passion même si, aujourd’hui à la suite de tribulations que je me verrai forcé de raconter, l’unique vestige de cet amour est… un exemplaire original de la XIVe Provinciale de Pascal que je conserve précieusement sur un rayon de ma bibliothèque.

    C’était un spécialiste de Huysmans et j’avoue éprouver une pointe de fierté lorsque je vois citer dans quelque bibliographie sur le prophète du décadentisme, son Huysmans et la médecine.

    Il m’en faut dire un peu plus sur la famille de mon père et ouvrir un peu plus sur l’histoire de ce dernier (et donc, sur la mienne). C’était une famille de souche auvergnate catholique, et même d’un extrême catholicisme à défaut d’être d’un catholicisme extrême. Ingénieur chez Michelin, mon grand-père était recteur du Tiers-Ordre franciscain et ma grand-mère, je crois, également tertiaire. Je me souviens que, lors des vacances passées chez eux ou lorsqu’ils séjournaient à Saulce, il fallait réciter le chapelet et se rendre à la messe chaque jour « que Dieu faisait ». Mon grand-père était cependant de sensibilité démocrate-chrétienne et fort imprégné par la doctrine du Sillon. Défi lancé au père ? Mon père, la guerre venue, va prendre une tout autre orientation.

    Ayant adhéré à la Fédération française des étudiants catholiques, il crée, dans cette mouvance, le Cercle Saint Louis à Clermont-Ferrand, en zone libre, où sont repliées certaines facultés situées en zone occupée ou « libérée » (telle la Faculté de Strasbourg). Situé à proximité de Vichy, où siège le Gouvernement du Maréchal Pétain, il devient rapidement Délégué national de cette Fédération auprès du dit Gouvernement à une époque où la jeunesse fait l’objet d’un intérêt particulier puisqu’il est question de former l’élite d’une nouvelle France (les cadres d’Uriage constitueront la face administrative de cette réforme). Il sera à ce titre décoré de la francisque et je me souviens que mon père avait conservé cette décoration qu’il m’avait montrée mais en s’interdisant toute espèce de commentaire. À la Libération en effet, poursuivi par la vindicte de résistants (« de la dernière heure » dira-t-il et qui souhaitaient pour certains d’entre eux « se racheter une conduite » par une répression impitoyable de l’autre camp), il avait dû se cacher trois années durant sous une fausse identité, interrompant ses études de médecine et enseignant la philosophie dans un collège jésuite (la FFEC avait été fondée par des jésuites).

    C’est ainsi que je reçus, en hommage au Maréchal, le prénom de Philippe.

    La sœur de ma mère avait épousé, pour sa part, l’un des porte-paroles du Haut-Commissariat aux affaires juives, Pierre Masteau. Il fut incarcéré trois ans à la prison de Fresnes pour fait de collaboration. C’était le neveu du Sénateur-maire de Poitiers Jacques Masteau, par la main gauche car son père, un pharmacien juif de cette même ville, ne souhaita jamais le reconnaître.

    Si mon enfance, donc, se déroula dans un climat d’attachement à des valeurs traditionnelles qu’il me fallut, des années plus tard, démonter ou surmonter les unes après les autres avant de considérer la démocratie non comme une forme de régime réservée aux « petits États » mais comme un formidable levier pour un peuple épris de liberté et décidé à prendre en main les rênes de son destin et avant, surtout, d’adhérer au Parti socialiste, je puis dire aujourd’hui que cette évolution s’explique d’abord par une analyse de première main de tous les mécanismes à l’œuvre dans la religion monothéiste et aussi, du nationalisme. Et aussi, d’abord, ceux de la guerre, à l’égard de laquelle j’éprouve une haine profonde, viscérale.

    Mais peut-être ai-je inutilement forcé l’allure. D’autres événements, en effet, allaient infléchir le cours de mon existence. En 1959, tandis que j’étais à peine âgé de deux ans, ma mère et la gouvernante remarquèrent que, bien que marchant depuis plus d’une année, je ne parvenais plus à me déplacer dans une pièce qu’en me traînant sur le sol. Mon père diagnostiqua une flambée de poliomyélite.

    Le déclenchement de cette infection lui fut amèrement reproché par ma mère. Médecin, il ne pouvait manquer d’ignorer la découverte du vaccin par le Dr Salk et dont la diffusion avait été autorisée par les autorités américaines dès 1955. Mon père se défendit : le Cutter incident avait provisoirement stoppé net la campagne de vaccination dans le monde (des centaines de milliers de doses de vaccin infectées par le virus actif avaient été jetées sur le marché par Cutter, provoquant des dizaines de milliers de contaminations). Son attitude était empreinte de tutiorisme.

    Cette contamination allait entraîner une atrophie du muscle de la jambe droite, un pied varus équin et une série d’interventions chirurgicales destinées à rééquilibrer la croissance des membres inférieurs, heureusement toutes à peu près réussies mais synonyme de grandes souffrances morales et physiques. Durant mes immobilisations forcées, je dévorais livre après livre, m’attaquant à des thématiques de plus en plus ardues et qui dépassaient le niveau de lecture couramment admis comme étant celui « d’un enfant de mon âge ». Mais je n’avais rien d’autre à faire.

    Je dois dire que durant ces années d’exil intérieur, le dévouement de ma mère fut exemplaire même après la séparation de mes parents qui intervint lorsque j’avais sept ans. Mais je dois à mon père de m’avoir légué durant cette période un fantastique amour du corps qui me permit non seulement de garder confiance dans l’action de la nature mais, simplement, de garder intact l’amour que je portais à mon propre corps car cet amour, il le portait lui-même dans ses fibres. Et me le transmit.

    À ma haine de la violence s’ajouta celle de la souffrance, sous toutes ses formes. La souffrance mûrit, c’est vrai, mais elle rend amer et désespéré, elle aigrit et vide un homme de sa confiance en soi. Pour reprendre l’apophtegme de Nietzsche (en le retournant), elle « brise » autant qu’elle « bronze ».

    Cette première enfance, tout en contraste, j’en garde, bien sûr, un souvenir lui-même en demi-teinte mais ma seconde enfance – disons, à compter de ma huitième année – ne fut guère différente, dans les faits comme dans les rêves, puisqu’enfin l’enfant ne peut répondre à la promesse que placent en lui ses parents que s’il s’adonne au rêve dans l’espace qu’ils lui ménagent. Elle se déroula, simplement, ailleurs.

    Fuite et goût de vivre

    La relation entre mes parents, en effet, continuait de se détériorer.

    Je me souviens encore de « notre » fuite. Je crois qu’il y avait eu une « scène »… J’ai assisté au moins à l’une d’elles et ai vu ma mère avec un coquard, cela est certain. Celle-ci a plié bagage au su et au vu de toute la maisonnée, je regardais mon père assister, impuissant, aux préparatifs du départ mais, d’un autre côté – perversité ? – la date en était tenue secrète. Bien que je ne sois qu’un enfant, je trouvais cela puéril mais c’est peut-être rétrospectivement que je construis ce sentiment, bien qu’il soit fort ancien.

    Naturellement, je n’ai pas eu le choix mais je considère aujourd’hui que puisque c’était la décision de ma mère de quitter le domicile familial, c’était à elle, éventuellement, de me consulter. De toute façon, il n’en fut rien.

    Depuis quelque temps, ma mère avait repris son activité professionnelle d’assistante sociale au sein de la Sécurité sociale, en Ardèche, et parfois, m’emmenait en « tournée ». J’attendais dans la voiture, sagement, que la « sociale » comme on l’appelle encore par les campagnes, ait terminé sa visite. Ce matin-là commença comme un autre, mon père était lui aussi, en « visites » puis, dès que nous eûmes franchi le portail, je dus me cacher sous une couverture « au cas où nous croiserions papa ». Par ce qui, pour moi, participait autant d’un jeu que d’un stratagème, je devenais complice.

    Après une nuit passée non loin de là, à Tain-L’Hermitage, chez le fils d’une tante divorcée (qui d’ailleurs nous accompagnerait tout au long de notre voyage), nous traversâmes la France en diagonale et arrivâmes… à Rennes où une autre amie, également divorcée, également assistante sociale, nous accueillit et même nous hébergea. Plus tard, j’ai compris ce que ces communautés féminines comptent de haine et de mépris à l’égard de l’homme dont elles cultivent une image déformée où se donnent rendez-vous tous les fantasmes, leur unique objectif étant l’appropriation complète de la phase d’imprégnation de l’enfant.

    Pour elles, le divorce est un brevet d’indépendance. Le pouvoir : le centre de gravité de leur vie. Je parlerai plus tard de la violence conjugale, dont la phénoménologie me semble obéir à une logique complexe.

    Deux jours plus tard, tandis que nous remontions une rue de la métropole bretonne, ma mère pila à un feu rouge. La voiture fut emboutie par un chauffeur de bus qui, paraît-il, était ivre. Une barre de métal pénétra sous mon oreille droite et endommagea le rocher, cette masse spongieuse à l’intérieur de laquelle circulent les nerfs auditifs. Il devait en résulter, nouvel handicap, un déficit durable de l’ouïe, heureusement là encore léger bien qu’avec l’âge, il se soit aggravé. Naturellement, mon père n’en sut rien.

    La Justice entérina cette fuite de la mère, bien légitime face à un père forcément violent. Les caricatures existaient déjà à l’époque. Je fus confié à sa « garde ».

    Rennes

    Ce fut le début d’une nouvelle vie. Je ne sais comment ma mère récupéra les paquets qu’elle avait minutieusement préparés mais de fait quelques meubles et objets furent récupérés dont le nombre serait largement étoffé par la décision de divorce ultérieurement rendue. Ma rescolarisation fut lente : il y eut plusieurs déménagements et chaque fois, un changement d’établissement avec la difficulté, chaque fois, de m’acclimater et d’acclimater la classe à la présence d’un nouveau venu, qui n’avait guère de bretonnité dans les plumes. À partir de la classe de huitième, je fus scolarisé dans un établissement privé, le Collège Saint Vincent de Paul où je devais faire le restant de ma scolarité primaire puis secondaire. J’ai peu à dire sur cette période, longue tout de même, d’une huitaine d’années : elle fut pour moi stable et réconfortante même si je percevais l’écho assourdi de la procédure qui devait aboutir à la séparation définitive de Madeleine et Georges Veysset. À la mort de mon père, j’ai retrouvé quelques papiers qui indiquent que celui-ci s’est battu pour obtenir ma garde mais à l’époque, l’usage n’était pas celui-là et les choses, semble-t-il, n’ont guère changé depuis. À la mort de ma mère, je n’ai trouvé aucun document relatif au divorce. Tout était disposé pour que je n’apprenne rien. La manipulation de l’enfant ne peut se poursuivre ou plutôt se perpétuer dans celle de l’adulte que si elle est transgénérationnelle, ou plus exactement non-transgénérationnelle. Cela en dit long, cependant, sur la valeur que certaines femmes attachent aux « pièces » officielles, aux « décisions » et autres « verdicts ». La maternité triomphante n’a que faire des « écritures » et les hommes qui fraient avec le « système » (ou participent à son fonctionnement) sont simplement ignares ou bêtes. C’est ainsi que le droit meurt, c’est ainsi que l’écriture meurt. Bien sûr, avec un geste marqué de protestation (teinté d’indignation autant que possible), on objectera qu’il est inutile que des choses aussi « horribles » tombent entre des mains innocentes mais, comme dit Fichte, « la vérité doit être dite, le monde dût-il être brisé en mille morceaux ».

    À Saint Vincent de Paul, j’eus d’excellents camarades, plutôt des têtes d’œuf c’est vrai, mais aussi de vrais amis dont je sais que, même si la vie nous a éloignés les uns des autres, une grande affinité spirituelle continue de nous unir : Bertrand James, Jean Noyer, futur centralien, dont le frère Christian devint gouverneur de la Banque de France, Sylvie Raveleau, Xavier Guézenec, Pascal Prunet, futur architecte des Bâtiments de France (son témoignage sera précieux pour affronter une accusation ultérieure de violence dont il démontrera l’inanité), Agnès David, Paul Legavre – Popol –, bientôt jésuite… Je suis aujourd’hui un athée convaincu mais la simple évocation de cette époque me convainc de ce que l’amitié se crée d’abord à partir de rencontres faites dans l’intimité d’un hasard somme toute bienveillant, ce que Spinoza nomme la substance du monde.

    Quoi qu’il en soit, ces années furent paisibles et constructives même si, de fait, ma mère ne « refit pas sa vie », ce qui eut pour effet immédiat de me faire endosser toute la charge de sa vie affective. Ici encore, lorsque j’affirme cela, je ne puis m’appuyer que sur ce que j’ai vu ou plutôt sur ce que je n’ai pas vu, je veux parler d’une quelconque présence masculine chez nous. Lorsque ma mère, en 2012, est morte (dans mes bras), je n’ai reçu aucune confidence. J’ai donc assumé, dix années durant, un report affectif, c’est-à-dire à la fois, la libido positive de cette mère mais également sa libido négative, sa haine des hommes. Il n’était pas rare qu’elle me rejoigne le soir pour dormir avec moi. Y eut-il inceste ? J’ai tenté de convoquer les souvenirs les plus « fous » aussi bien que les plus « flous », cela n’a rien donné de convaincant, rien de décisif non plus. Le fantasme gangrène le souvenir. Peut-être un travail psychanalytique aiderait-il à clarifier cette période obscure ?

    Ce qui est certain, c’est qu’un investissement a eu lieu sur le plan scolaire et universitaire : je ne pense pas qu’une mère puisse davantage investir dans la réussite scolaire de son fils que la mienne le fit et j’endossai son désir. Je décrochai d’abord une première mention au Concours général des écoles libres (lequel à l’époque n’avait pas encore fusionné avec le Concours général de l’enseignement public) puis, bachelier à seize ans, entrai au prestigieux Lycée Louis-le-Grand, en hypokhâgne. Ici encore, pourtant, je dois, avec du recul, procéder à quelques aménagements car j’ai compris, plus tard, que cette orientation en douceur vers la fonction publique avait aussi pour mobile (et pour ambition) d’indisposer mon père, partisan farouche de la médecine libérale, non-conventionné lui-même et qui, dans les conversations à bâtons rompus où resurgissait l’anarchiste de droite, stigmatisait le « cancer de l’état »…

    Comme tant d’autres enfants du divorce, je devins l’arme pour frapper l’autre. En eût-il été de même si j’avais été une fille ? Je ne sais, bien que ma mère, un jour, m’ait fait cette étrange confidence : « Avec toi, je ne regrette qu’une chose : que tu n’aies pas été une fille ». En tout cas, si mon père n’était que détesté, j’étais quant à moi réifié, ma marge de liberté, celle dont tout homme a besoin pour se construire, réduite à l’extrême. Pouvais-je échapper à cet amalgame de vengeance et de haine, dont j’étais, à la fois, l’instrument et l’enjeu ?

    Lorsque mes grands-parents paternels moururent, presque simultanément, et qu’on ouvrit le testament, grande fut la surprise : mon père ne recevait que la moitié des biens (il était déshérité pour moitié, ce qui était le maximum légal) et, avec mon demi-frère (mon père s’était remarié), nous recevions l’autre moitié. Mon père entra dans une colère folle mais cette volonté était, je crois justifiée par ses tendances dissipatrices. Toujours est-il que ma mère m’encouragea… à renoncer à l’héritage, ce que je fis. Ce scénario se reproduirait plus tard, à la mort de mon père. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à comprendre sa démarche : n’aimait-elle point son fils ? Voulait-elle me (ou lui) montrer l’étendue de sa puissance sur moi ? Ou m’arracher à une classe sociale qui n’était pas tout à fait la sienne ? De ma mère, je ne garde pas un très bon souvenir.

    Cette situation eut deux conséquences. D’abord, comme chez nombre d’enfants asphyxiés par l’égoïsme maternel, je développais d’énormes ambitions. À côté ou en dépit de mon royalisme, héritage familial, certes, mais aussi, magnifique occasion de magnifier un père absent sans trop verser dans la déification religieuse et monothéiste, je dévorais avec avidité les biographies de personnages historiques, d’hommes célèbres (les femmes ne sont pas célèbres, elles gouvernent), de chefs d’État mais avec, d’emblée, un sentiment d’inauthenticité.

    D’autre part, je choisis la ruse, la ruse infinie. Entrer dans la fonction publique, pourquoi pas ? Même si un détour « par le privé » semblait avoir constitué, chez la plupart, un passage obligé pour accéder à la fonction suprême, presque tous avaient commencé par être de grands serviteurs de l’État : les Pompidou, les Giscard d’Estaing… Et puis, je n’excluais pas de dynamiter l’État de l’intérieur non seulement parce qu’il prenait pour moi le visage de la contrainte (mais peu de fonctionnaires ont choisi de l’être…) mais aussi parce qu’il était la source de l’absence paternelle, une absence dont les persiflages de ma mère à l’encontre de mon père ne me guérissaient pas. J’ai donc toujours entretenu avec l’État un rapport ambivalent.

    Enfin, ma mère, quand même, se projetait en moi, notamment par ses exigences autant que par ses fantasmes d’ascension sociale et d’abord de réussite universitaire, et me stimulait ardemment dans ce sens.

    Faiblesse, enfin, probablement par manque de confiance en soi. La position de la ruse n’empêche pas qu’elle est soumission à un pouvoir plus fort que celui dont on dispose.

    Certes, je voyais mon père régulièrement, aux vacances. C’étaient alors des moments de joie intense et je dois dire, aussi des moments d’une grande richesse culturelle : nous rencontrions des écrivains tel René Barjavel, un ami d’enfance, des scientifiques de haut niveau, des artistes…

    Deux personnages émergent : le docteur Marcel Couturier. Ce grand naturaliste, chirurgien à ses heures, spécialiste du chamois et de l’ours, sur lesquels il avait écrit une somme faisant, aujourd’hui encore, autorité, était d’abord un grand alpiniste (il avait donné son nom à une huitaine de « couloirs » dont il avait ouvert la voie) et nous fîmes avec lui, des excursions, voire des grimpes qui n’avaient rien de simples randonnées et si par la suite, j’ai pu grimper au sommet des grues, c’est aussi grâce à ces expériences qui m’ont appris à dominer le vertige et – un peu au moins – à maîtriser la peur.

    C’était tout de même aussi un personnage transgressif. Grand chasseur de chamois, il bénéficiait d’un permis de naturaliste qui lui permettait de s’adonner à sa passion à quelque époque de l’année que ce fût (la période de chasse de ce grand gibier était limitée à quelques semaines par an). Il nous racontait que lorsqu’il avait abattu la bête, il se précipitait avec sa femme pour en extraire le cœur et après l’avoir fait frire sur un camping-gaz, le dévorait immédiatement ! Lorsque ce permis lui fut retiré, il continua à chasser sans vergogne, victime de sa passion et finit par être arrêté sur une route de montagne. Dans le coffre de son véhicule, on découvrit enveloppés dans des linges, les gigots de la bête qu’il venait d’abattre. Cela lui coûta fort cher.

    Un autre personnage marquant, davantage encore, peut-être, parce que le rapport qu’il entretenait avec la nature était supporté par une vision plus distanciée et somme toute, plus humaine, fut Gérard Ménatory, sorte de Konrad Lorenz français. Communiste, il avait été déporté pendant la guerre. Il était animé d’un enthousiasme que rien ne mettait en défaut mais il ne fallait pas lui en raconter. Ce n’était pas un universitaire mais il avait atteint dans les domaines qu’il s’était choisis, une compétence à toute épreuve.

    Il aimait les aigles, d’abord parce que cet animal protégé restait une proie favorite des chasseurs. Je me souviens qu’il n’hésitait pas, enroulant une corde autour d’un tronc, à descendre à flanc de paroi pour atteindre une aire et, sortant un pèse-lettre de son sac, y peser les œufs ! Il fut, au moins une fois, attaqué par la mère.

    Mais sa passion fut pour les loups. Il fut pionnier dans la réhabilitation de cet animal et à ce titre prépara sa réintroduction dans nos contrées, un animal sur lequel, selon lui, l’homme, ce « grand singe tueur », avait projeté son propre dégoût pour lui-même.

    Dans sa Vie des loups, il décortique le fameux mythe de la « Bête du Gévaudan » qui, d’après lui, ne pouvait en aucun cas être un loup mais plutôt un homme, sorte de « roi sans divertissement », qui, revêtu d’une peau de loup, s’abandonnait à ses sauvages instincts.

    Ce fut lui qui, par son travail éthologique forgea en moi la conviction que la phase d’imprégnation (les premières années de la vie où la constitution psychique est encore infiniment plastique) est la clé de l’histoire des hommes et que, par conséquent, un père peut développer chez sa progéniture, un attachement en tout point identique à celui qui, traditionnellement, relie la mère à l’enfant (et qui n’a d’autre fondement que des pratiques culturelles arbitraires et, probablement, imbéciles).

    L’histoire de la petite Taïga est à cet égard exemplaire. Il s’agissait d’une louvette que « Ménat » avait soustraite à ses parents à sa naissance et imprégnée de son odeur sitôt achevée la parturition. Il l’éleva à son domicile, la faisant passer pour un simple chien, bien que déjà, du fait de sa réputation, ses voisins aient quelque soupçon… Un jour cependant, Taïga, devenue « grande » (mais un loup n’est jamais très grand) s’en prit à un chien qu’elle blessa sévèrement et Ménatory dut la transférer dans le parc animalier qu’il avait créé au-dessus de Mende. Il s’avisa alors de lui trouver un compagnon et jeta son dévolu sur un jeune loup, dans un enclos voisin. Un matin, il transféra l’animal dans l’enclos de Taïga, une Taïga, on le devine, fort agitée.

    Quelle ne fut pas sa tristesse de trouver, le lendemain matin, Taïga égorgée, gisant au fond de l’enclos, le jeune mâle, immobile à côté d’elle. Ménatory comprit que ce dernier était déjà lié à une louve qu’il n’avait pas voulu trahir. Les couples de loups sont très solides, l’infidélité n’y a pas cours, c’est aussi une conséquence de la hiérarchie de meute, cette dernière se structurant autour d’un couple alpha qui sert de paradigme aux autres couples. Plutôt que de trahir sa compagne, le jeune mâle avait donc préféré tuer sa rivale.

    Ménatory contribua à la réintroduction du loup en France, notamment au travers de son parc, avec l’aide de sa fille Anne et le soutien de l’actrice Brigitte Bardot, ardente défenseure des droits de l’animal et qui poursuit son œuvre. Nous allions, je m’en souviens comme si c’était hier, hurler avec eux, au beau milieu de la nuit. Les gens de Mende croyaient revenu le temps des grandes peurs ou même, m’a-t-on dit, celui des bombardements. Aujourd’hui rebaptisé parc du Gévaudan, le parc continue de participer à la réhabilitation de ce splendide animal.

    Je ne tire aucune conclusion du comportement animal pour ce qui est du comportement humain. La Nature offre des exemples de (presque) tout : la mante femelle dévore le mâle après avoir été fécondée durant l’acte même par lequel il la féconde mais le crapaud alyte porte les œufs de sa progéniture… Elle offre des exemples de tout mais jamais de cruauté gratuite. Sous cet angle, le cas du loup est intéressant car on a observé parfois que, lorsqu’il s’en prend à un troupeau, il laisse derrière lui plusieurs brebis égorgées sans les avoir même dévorées. Mais cela ne signifie nullement qu’il prenne plaisir à tuer, il n’évalue pas correctement ses besoins, voilà tout. C’est un animal, mais ce n’est pas une bête.

    Celui ou celle qui prend plaisir à détruire la vie, à détruire – massivement – ses congénères, c’est l’homme.

    C’est là ma « leçon d’enfance », cette profonde détestation de la violence gratuite et de tous les dénis qui l’accompagnent, y compris celui de l’acte sexuel, origine du vivant. Très vite, par mon ascendance familiale, par les personnes et les personnalités qu’il m’a été donné de fréquenter, j’ai compris où se situerait, où se situait, le centre de gravité de ma vie. Tuer la violence, tuer la guerre, tuer cette peur de la mort qui s’enroule autour de l’arbre de vie et l’étouffe.

    La vie va à la vie, elle l’aime et n’a que faire d’une mort incertaine. Philosophe, je n’ignore pas, bien sûr, l’enseignement de la dialectique hégélienne : la guerre, omniprésente dans l’histoire, administre par cette seule constance historique la preuve de sa nécessité et de sa nécessaire insertion dans le processus de maturation de la conscience humaine car « l’homme n’est pas homme comme l’herbe est verte »… Toutefois, à cette vision par trop masculine et gérontocratique, je n’ai jamais souscrit. Disons que, dans le déploiement de la raison universelle, cette nécessité de l’affrontement guerrier me semble trop faire concurrence à celle de la folie. Pour vaincre la violence, l’éradiquer définitivement, ce qui, évidemment, est à notre portée, il faut muer la violence en folie. C’est en tout cas, la première étape.

    De cette époque, de cette expérience au fond puisque grandir est une expérience (presque) comme les autres, je retire aussi, avec davantage de recul peut-être, une certaine idée de l’enfance, de l’enfant. Un enfant est, à la fois, fragile et solide. Le mot est traître qui invite à penser, par son étymologie, que l’enfant ne parle pas, soit qu’il ne sache point encore parler, soit, ce qui revient presqu’au même, qu’il n’ait rien à dire que je ne sache déjà. Soit qu’il n’ait pas le droit de parler (ce qui pourrait être jugé contradictoire avec ce qui précède…).

    Il est difficile d’aimer un enfant car le désir qui a présidé à sa conception charrie bien des impuretés, voire d’indignes arrière-pensées.

    Chez l’homme, chez l’homme occidental en tout cas, l’enfant prolonge la lignée, il porte le nom du père (la règle reste en vigueur malgré les aménagements légaux qui en limitent la portée) et, censément, reproduit son visage. Il est gage d’éternité et donc, renvoie à son géniteur l’image de sa lâcheté, en tout cas de sa peur devant l’échéance de la mort.

    Cette instrumentalisation a lieu chez la femme aussi mais s’y mêlent d’autres calculs peut-être : la psychanalyse voit l’enfant pousser entre les cuisses d’une parturiente qui enfin, récupère le bien dont elle a été injustement privée. C’est aussi, dans un futur proche, moins éloigné en tout cas que l’éternité, un soutien pour les vieux jours, même si ce calcul-là, qui fut longtemps opératoire, tend à s’effacer. L’enfant, c’est la chair de ma chair.

    Voilà tout ce que l’enfant est, ou plus exactement, n’est pas. L’enfant naît enfin, naît vraiment lorsqu’il n’est plus rien de cela. Lorsqu’il n’est plus utile à rien et peut être rendu à lui-même, à sa propre vérité, qu’il est seul à connaître.

    Encore faut-il, pour le comprendre, se libérer de sa propre enfance, de cet enfant intérieur qui sommeille toujours en nous et auquel mes propres enfants me renvoient sans cesse. L’enfant infantilise, là réside son danger, et même, oserais-je dire, son venin. Par le sentiment de sécurité qu’elle procure, une institution tend à reproduire l’enfant intérieur chez ceux qui l’approchent… ou l’incarnent.

    Lorsqu’on se représente ces charges symboliques dont l’enfant est dépositaire, on se demande ce qu’il reste à l’enfant. L’enfant est pauvre, démuni. Voilà ce qu’est l’enfant : un pauvre. Un Gavroche, une Cosette.

    C’est ici que l’éducation, timidement, apparaît. Elle ne propose rien qu’un enrichissement lent, progressif, intellectuel, moral et physique, immatériel donc, venant se greffer sur les modestes richesses d’un être chancelant ou plutôt sur son unique richesse : l’avenir. Car l’enfant est promesse et nous tourne de toute façon vers l’avenir.

    Ce que moi, éducateur, j’ai à lui proposer, c’est un avenir. Ni nabi ni prophète. Éducateur. Éduquer, c’est être à l’écoute des virtualités enfouies, c’est déceler les veines qui courent sous le marbre pour les faire apparaître au prix d’un polissage attentif, exigeant, qui n’exclut pas les coups rudes et soudains du ciseau ou du burin. Encore Sartre le contesterait-il, arguant, non sans raison, d’une entière liberté de choisir son destin. Et au fond, Socrate dit-il autre chose lorsqu’il fait du jeune esclave le dépositaire d’un savoir immémorial qui, de réincarnation en réincarnation, franchit les échelles du temps ? Éduquer, aider à être libre. Être libre soi-même donc, forcément car la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a.

    Au fond, il n’y a pas d’enfance de l’enfant car attribuer une enfance à l’enfant, c’est déjà l’enclore dans le strict périmètre d’une essence. Je ne sais pas ce qu’est un enfant, je sais simplement qu’il est éducable et que toute son essence, tout son amour consiste en cette attente sérieuse de liberté.

    En regard, je peux aujourd’hui me demander ce que c’est qu’un adulte. Un adulte ! Un adulte est libre. Pas seulement libre et responsable. Libre.

    Adulte, je n’ai de compte à rendre à personne même si « je suis responsable de tout et de tous devant tous, et moi plus qu’aucun autre », selon le mot de Dostoïevski.

    Un adulte ? Un adulte est en continuité avec l’enfant qu’il a été mais il s’est défait de ses rêveries pour se concentrer sur ses rêves, au bout desquels il faut aller, de toute façon.

    Un adulte ? Sait-on que ce mot a la même racine « qu’aliment » ? L’adulte est celui qui, ayant été nourri, a grandi jusqu’à son terme. Un adulte a toujours faim et soif, il a le goût de vivre.

    Voilà ce que l’adulte transmet à l’enfant : le goût tenace de la vie.

    II

    Rue D’Ulm

    LLG

    Si l’ordre du récit me conduit à rattacher mon séjour à Louis-le-Grand à ce chapitre intitulé « Rue d’Ulm », cela ne témoigne d’aucune inféodation. Louis-le-Grand m’a aidé à découvrir la vraie vie de l’esprit et fut, à ce titre, une étape originale de ma vie.

    Ce que je retiens de cette époque, c’est un alliage réussi de liberté du corps et de l’esprit car nous étions, nous, khâgneux, des deux obédiences, un alliage dont l’amalgame serait, là encore, l’amitié. Comment l’exprimer ? Disons que nous parvenions à faire ou laisser se déployer devant nous de si vastes champs d’expérimentation ou de connaissance qu’il était impossible de penser cette expérience ou cette connaissance comme susceptibles d’une appropriation personnelle. Voilà une formule bien compliquée pour dire quelque chose de simple : malgré la difficulté du concours d’Ulm, aucune rivalité n’existait entre nous. Nous échangions tout, nous nous entraidions, nous nous passions les cours, les comptes-rendus de lecture. L’émulation était présente bien sûr mais aucune espèce de rivalité. Nous avions décidé d’entrer ensemble à « l’école ».

    Venant de province, j’étais interne. Nous occupions des boxes séparés les uns des autres par une mince cloison et un simple rideau nous séparait du couloir, au bout duquel un chapelet de robinets à demi rouillés distribuait de l’eau froide. En hiver, le chauffage – qui ne chauffait rien du tout – démarrait à six heures et comme les radiateurs n’avaient pas été purgés depuis leur installation, nous étions réveillés par le choc sourd et opiniâtre de l’eau chaude contre les poches d’air…

    Là encore, des liens étroits se tissaient même si la cohabitation générait parfois quelques frictions. Un jour, Christophe Ensminger, communiste à l’époque (j’étais toujours « catho » et royaliste), pénétra dans ce modeste espace privé tandis que je dormais et soulevant ma paupière, m’injecta sur l’œil une noisette de dentifrice. Je hurlais de douleur et me précipitais, sans comprendre ce qui se passait, vers la salle d’eau. Il voulait simplement « m’ouvrir les yeux ». Il est aujourd’hui pasteur à Chartres, je l’ai accidentellement découvert après y avoir séjourné quelque temps dans le cadre d’une mission de remplacement.

    Il y avait là une belle concentration de lauréats au Concours général, c’est vrai mais je n’ai jamais observé, chez aucun d’eux, la moindre hauteur, le moindre dédain. Bref, c’était vraiment d’honnêtes gens. La seule chose que je perdais de vue, c’était notre faible nombre et la prudence qu’il devait inspirer. Je pense que je me suis forgé à l’époque, à mon insu, une image flatteuse de l’humanité que la vie et notamment la découverte des mœurs d’une institution d’État corrompue par les intérêts privés allait si brutalement démentir.

    Cette république des lettres n’avait rien d’une froide thébaïde d’intellectuels. Nous vivions, vite et sans arrière-pensées. Nous nous amusions beaucoup. C’était l’époque des soirées dansantes, des boums fébriles au cours desquelles se nouaient, parfois, de plus étroites relations. Laurent Cohen-Tanugi était un peu au centre de cette activité parallèle même s’il n’y eut jamais, à ma connaissance, de registre des invitations ou de carnets de bal et il faut le reconnaître, il excellait dans ce rôle, évitant aussi, au passage, quelques menues dérives qui eussent menacé le sérieux inentamable de notre préparation (lui-même fut l’un des rares à « intégrer » en carré la rue d’Ulm, en carré c’est-à-dire dès la première

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