Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

A l'Ombre des Collines: tome 1
A l'Ombre des Collines: tome 1
A l'Ombre des Collines: tome 1
Livre électronique505 pages10 heures

A l'Ombre des Collines: tome 1

Évaluation : 4 sur 5 étoiles

4/5

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Si vous deviez choisir entre la loyauté et la liberté, que feriez-vous? 

Sion, 1475: Un vent de liberté souffle sur le pays et la guerre est aux portes de la ville.

Des années auparavant, à l'ombre des collines sédunoises, deux en

LangueFrançais
Date de sortie21 mars 2019
ISBN9782970131519
A l'Ombre des Collines: tome 1
Auteur

Audrey Moulin

Audrey Moulin est née dans le canton du Valais, en Suisse. Dès son plus jeune âge, elle se passionne pour la lecture et rêve de faire de l'écriture son métier. Après des études de littérature anglaise à l'Université de Liverpool ainsi qu'à l'Open University, elle retrouve son Valais natal où elle travaille en tant qu'enseignante entre de nombreux voyages. C'est en 2013 qu'elle met enfin un point final à son premier roman jeunesse, Esmeralda et l'Arbre du Temps . Fin 2016, après une année passée à San Diego, elle auto-édite le tome 2, Esmeralda et les Secrets Dévoilés . Dès le mois de janvier 2017, de retour chez elle, elle s'attèle à l'écriture de sa première fiction historique, A l'ombre des collines . Il s'agit d'un véritable retour aux sources après deux romans inspirés de son expérience de globe-trotteuse. Avec A l'ombre des collines , elle rend hommage à sa ville de Sion, dont les châteaux perchés sur des collines l'ont toujours fascinée.

En savoir plus sur Audrey Moulin

Auteurs associés

Lié à A l'Ombre des Collines

Titres dans cette série (2)

Voir plus

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur A l'Ombre des Collines

Évaluation : 4 sur 5 étoiles
4/5

1 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    A l'Ombre des Collines - Audrey Moulin

    A l’Ombre des Collines

    Tome 1

    Audrey Moulin

    Copyright © 2019 Audrey Moulin

    Couverture: Stéphane Meury

    All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, distributed or transmitted in any form or by any means, without prior written permission.

    Audrey Moulin

    1950 Sion

    Suisse

    www.audreymoulin.com

    Book Layout © 2017 BookDesignTemplates.com

    A l’Ombre des Collines/ Audrey Moulin. – 2ème éd.

    ISBN 978-2-9701315-1-9

    Chaque jour, le même émerveillement le saisit quand, ouvrant son volet, il retrouve sous son regard ce tableau de maître : Sion dans le soleil levant, descendant des collines vers la plaine comme ces paysannes qui vont au marché. Mais que rappellent ces châteaux, ces églises, ces ruines, ces tours ? Que disent ces pierres

    vénérables ? Pourquoi ces présences dont la voix lui demeure inintelligible ? Le malaise grandit avec l’admiration. Il faut qu’il sache afin que sa joie soit complète..

    ―Maurice zermatten « Sion »

    Contents

    LE BON GÉANT

    Au sommet de la colline

    De nouveaux horizons

    Brasiers

    Soupçons

    Dans les ténèbres de Glaviney

    Que justice soit faite

    Sur l’Alpe

    Les héros

    Chevron Villette

    Trouble et trahison

    Au feu

    À la vie, à la mort

    Une promesse tenue

    Les tambours de guerre

    Hérens

    Une peine incommensurable

    La lumière dans les ténèbres

    Devant tous les saints

    La guerre à nos portes

    Chevalier de Sion

    Un long voyage

    Un monde sans fin

    Au cœur des Alpes, telle une peinture sur le ciel du pays du Valais, se dessinent deux collines. Symbole de pouvoir divin et terrestre, elles trônent sur la vallée, élégantes, presque arrogantes, rappelant au peuple de Sion sa place dans l’ordre des choses.

    Première partie

    1461

    > Chapitre 1

    LE BON GÉANT

    Sion, 1461

    L

    ucien ! Luuucien ! cria Alice par la fenêtre de sa minuscule maison du quartier de Glaviney.

    Au coin de la rue, le jeune Lucien, dix ans, sursauta en reconnaissant la voix de sa mère. Sans attendre, il abandonna la partie de toupie dans laquelle il était engagé et se précipita vers son modeste foyer.

    Je suis là, maman, dit-il en poussant la porte. Désolé, je n’ai pas vu le temps passer.

    Tu dois rentrer dès la tombée de la nuit, Lucien, tu connais la règle ! répondit sévèrement Alice.

    Je sais, pardon maman, mais j’étais en train de gagner à la toupie ! rétorqua le jeune homme avec enthousiasme.

    Alice secoua la tête en souriant et se remit à la préparation de la soupe du soir, faite de restes de légumes et d’os de poulet. Alice Héritier et son mari, Jean, prenaient grand soin de leur seul et unique fils. Âgé de dix ans, il était la prunelle de leurs yeux et ils se faisaient constamment un sang d’encre pour lui. Ils lui avaient formellement interdit de trainer dans la rue après le crépuscule, de peur qu’il ne tombe sur des bandits ou fasse une terrible chute dans l’obscurité des ruelles tortueuses de Sion. Seul survivant des sept enfants Héritier lors de l’épidémie de peste de 1451, Lucien était un miraculé. À l’époque, il n’était qu’un nouveau-né et était donc extrêmement vulnérable à la maladie. Pourtant, alors que ses frères succombaient tous à la terrible affliction, Lucien Héritier se portait comme un charme et grandissait à vue d’œil. Sa force et son caractère joyeux furent un indescriptible réconfort pour ses parents durant les heures sombres de cette fatidique année. Alice et Jean le voyaient comme un cadeau du ciel, envoyé par Dieu, pour qu’ils gardent goût à la vie.

    Va donner un peu de grain aux poules s’il te plait, commanda Alice à son fils alors qu’elle touillait le contenu de la grosse marmite au-dessus du feu.

    Tout de suite ! répondit Lucien en se précipitant vers le petit enclos situé derrière la maisonnette.

    Alice sentit un immense sentiment de fierté l’envahir à la vue de son fils si enclin à aider ses parents en toutes circonstances. Il ne désobéissait jamais, ne leur mentait pas et accomplissait toutes ses corvées le sourire aux lèvres. Durant l’été, lorsque Jean partait chercher du travail dans les champs, Lucien l’accompagnait et accomplissait en une journée au moins autant qu’un homme adulte. Il était fier de contribuer aux revenus de la famille. Alice se demandait souvent si elle méritait un enfant aussi extraordinaire que Lucien, surtout quand elle voyait les fils de ses voisins dont beaucoup filaient du mauvais coton.

    En plus d’être serviable et poli, Lucien était très beau, avec ses cheveux noirs, ses yeux clairs et sa peau mate. Il était grand pour son âge et très agile. Il ferait un bon parti un jour. Le plus grand espoir de ses parents était de lui offrir une vie meilleure que la leur. Jean portait depuis une décennie le grand regret d’avoir abandonné la tenure que son père avait obtenue sur les terres familiales, tout près de Sion. Jean n’avait plus été en mesure de payer la location annuelle de ses terres et avait dû les rendre au seigneur. Il n’avait ensuite pas eu d’autre choix que de devenir journalier en été et de vivre de petits travaux le reste de l’année. Il portait les malles des éventuels voyageurs ou donnait un coup de main aux réparateurs de charrois, tandis qu’Alice vendait ses quelques œufs sur le marché. Les Hériter rêvaient de voir Lucien diriger un domaine comme son père et son grand-père, mais ils étaient conscients qu’il serait extrêmement difficile pour lui de récolter la somme nécessaire. La meilleure chance pour leur fils reposait dans les mains de l’homme le plus puissant du pays, là-haut sur la colline.

    Mayens-de-la-Zour, 1436

    Jean Héritier marchait à vive allure en direction de son village de Saint-Germain en ce merveilleux jeudi ensoleillé du mois de juin. Sa jeune épouse l’y attendait, avec leur fils Pierre, âgé d’une année. Alice était à nouveau enceinte et, son terme approchant, Jean préférait ne pas s’absenter trop souvent ni trop longtemps. La veille, il n’avait pourtant pas eu d’autre choix que de se rendre aux Mayens-de-la-Zour afin de s’assurer que le troupeau de son frère André paissait en toute sécurité. Son frère ainé avait eu un accident la semaine précédente et s’était vu obligé de redescendre à Saint-Germain pour y être soigné. En attendant que les fils d’un cousin viennent le remplacer en tant que berger, Jean avait proposé de prendre le relai.

    Jean était très agile et progressait rapidement sur le sentier accidenté. Il n’était pas rare que des éboulements se produisent dans la région, surtout après les pluies diluviennes des dernières semaines. Le jeune homme était donc particulièrement attentif. Malgré tout, il ne pouvait empêcher ses pensées de s’envoler vers sa maison, son épouse, leur fils et l’enfant à venir. Jean était un homme comblé, heureux dans son mariage et fier de sa progéniture. Il se réjouissait de devenir père pour la deuxième fois et planifiait déjà d’agrandir leur petite maison afin de faire de la place pour les dix futurs enfants qu’il comptait bien avoir avec Alice, si Dieu le voulait bien. Il souriait en pensant à la chaleur de son foyer et accéléra le pas, pressé de retrouver sa douce femme et le petit Pierre. Alors qu’il pensait avec amour à l’accueil enthousiaste que lui réserverait le petit garçon à son arrivée à Saint-Germain, Jean entendit des gémissements provenant du talus. Il s’arrêta net et tendit l’oreille, se demandant si son imagination lui jouait des tours ou si un marcheur avait fait une terrible chute. Rapidement, ses doutes s’envolèrent et il comprit que la situation était grave. Il fit quelques pas supplémentaires pour dépasser le contour de leur route et identifia immédiatement la cause de l’accident. De nombreuses pierres bloquaient le chemin, provenant d’un éboulement.

    Il y a quelqu’un là en bas ? cria Jean en direction de la pente. Vous êtes blessé ?

    Il attendit quelques secondes, mais n’obtint aucune réponse. Inquiet, il réitéra sa question.

    Hé ho ! Est-ce qu’il y a quelqu’un ?

    Malgré le silence, Jean était persuadé d’avoir entendu quelque chose et il ne pouvait se résoudre à passer son chemin. Alors qu’il pesait le pour et le contre, se demandant si son éternel souci d’aider son prochain ne lui jouait pas à nouveau des tours, son regard fut attiré par un objet dépassant d’un gros caillou sur le bord du sentier. Il s’en approcha et s’aperçut qu’il s’agissait d’une sacoche en cuir d’excellente qualité, remplie de manuscrits. Impressionné, le jeune paysan en conclut que personne ne serait assez insensé pour abandonner un tel objet sans une bonne raison et il décida de s’aventurer sur la pente vertigineuse sous le sinueux chemin de montagne. Il n’y avait pas beaucoup d’arbres dans cette zone, Jean s’agrippait donc aux quelques arbustes et petits sapins qui se trouvaient sur son passage afin d’éviter les glissades. Il voyait clairement où l’éboulement s’était produit, les pierres qui n’avaient pas arrêté leur course sur le sentier ayant laissé de profondes tranchées dans la terre. Alors qu’il descendait de plus en plus, il retrouva plusieurs parchemins ci et là, confirmant la présence de la victime. Jean était angoissé, sachant qu’une pareille chute ne pouvait rien présager de bon. Il accéléra donc son rythme et finit par atteindre une terrasse naturelle qui interrompait la pente. De nombreux rochers y étaient entassés et, remarquant une étoffe de couleur derrière l’un d’eux, Jean se précipita auprès d’un homme très mal en point.

    Hé, ça va ? Vous m’entendez ? s’enquit-il en posant sa main sur la poitrine de l’inconnu afin de s’assurer qu’il respirait encore. Mon père, vous pouvez parler ?

    L’homme était âgé d’une trentaine d’années et, malgré ses vêtements déchirés, Jean reconnut la soutane des serviteurs de Dieu. Le jeune Saviésan pensa avec effroi que le prêtre était probablement mort ou, en tout cas, très proche du trépas, lorsque ce dernier laissa échapper un son rauque puis ouvrit brusquement les yeux.

    Où suis-je ? Que s’est-il passé ? demanda-t-il, effrayé.

    Vous êtes tombé à cause de l’éboulement, vous avez eu une sacrée chance de ne pas vous faire aplatir par l’un des rochers. C’est qu’ils sont sacrément gros ces fichus cailloux. Comment vous appelez-vous ?

    Walter.

    Moi, c’est Jean. Ne vous en faites pas, Walter, je vais vous sortir de ce pétrin, ajouta le jeune homme avec un sourire rassurant. Est-ce que vous avez mal à un endroit en particulier ?

    Je ne sais pas… un peu partout, balbutia Walter. Mais ma jambe me fait terriblement souffrir, un rocher lui a roulé dessus à un moment donné. Je l’ai vu arriver et j’ai bien cru que c’est ma tête qu’il allait écraser.

    Votre jambe, ah oui, je vois, répondit Jean en remarquant le membre bien amoché du curé. Je vais essayer de trouver des bouts de bois pour l’immobiliser. Ensuite, je vous porterai.

    Sans plus attendre, il remonta quelque peu la pente jusqu’à un arbre de taille moyenne dont les branches solides l’inspiraient. Il en coupa deux à l’aide de la petite hache qu’il portait dans son baluchon, puis s’empressa de retourner auprès de Walter. Jean était inquiet pour son patient, conscient que le trajet jusqu’à Saint-Germain risquait d’aggraver ses blessures. Malgré tout, il s’efforça d’afficher un sourire chaleureux et de parler au jeune prêtre de manière enjouée, afin de le rassurer et de lui donner du courage. Il installa les deux épaisses branches de chaque côté de la jambe de Walter puis les attacha avec une corde, formant ainsi une attelle de fortune. Sans plus tarder, il souleva l’homme d’Église et l’installa sur son épaule. Par chance, il n’était pas trop lourd et, surtout, Jean était très costaud. Considéré par sa famille comme une force de la nature, le jeune homme était capable de soulever d’énormes charges et avait fait preuve à de nombreuses reprises de ses capacités physiques dans le cadre de son quotidien de paysan. Le plus difficile était de descendre le talus prudemment. Jean prenait donc garde à chaque pas, testant la terre sous ses pieds avant d’y mettre tout son poids. Il transpirait à grosses gouttes, autant à cause de l’effort physique que de la concentration que lui demandait une telle prouesse. Il savait qu’il retrouverait le sentier quelques toises plus bas et que le pire serait alors derrière eux. Walter avait une respiration rauque, et il était évident qu’il avait très mal. Il ne se plaignait pas, mais il ne pouvait retenir des gémissements de douleur à chaque mouvement de son porteur. De plus, Jean sentait du sang lui couler dans le dos, provenant de l’entaille sur le front du prêtre. Soucieux de trouver un médecin avant qu’il ne soit trop tard, si ce n’était pas déjà le cas, Jean tâcha de progresser le plus rapidement possible sans les mettre en danger. Ils atteignirent finalement le sentier et, après s’être assuré que Walter était encore conscient, Jean se mit au pas de course jusqu’à Saint-Germain. Il réalisait que les secousses incommodaient certainement Walter, mais il pensait qu’il était plus avisé d’arriver très rapidement à destination, quitte à ce que le prêtre souffre un peu plus.

    Ça y est, je vois les premières maisons ! Accrochez-vous, mon Père, annonça Jean avec soulagement.

    Il n’obtint pour seule réponse qu’un long gémissement qu’il interpréta malgré tout comme un encouragement. Il entra dans le hameau en appelant au secours et, immédiatement, de nombreux habitants accoururent. Parmi eux, Alice avait évidemment reconnu la voix de son mari et s’était précipitée hors de sa maison, Pierre dans ses bras, anxieuse de découvrir la raison des appels au secours de son mari.

    Vite, ouvre la porte de la maison et apporte-lui de l’eau, Alice ! Je vais le mettre sur notre paillasse. Martin, cours chercher le curé à Ormône, lança Jean au jeune Martin Debons, lequel se précipita en direction du hameau situé un peu moins d’un mille plus bas.

    Installé sur la paillasse dans la modeste maison des Héritier, Walter peinait à rester conscient, s’accrochant uniquement à la douce voix d’Alice qui lui épongeait le front avec de l’eau fraiche, lavant le sang qui avait coulé sur son visage. Le curé d’Ormône qui, ayant étudié la médecine, faisait également office de médecin, arriva très rapidement aux côtés du fils Debons et se dirigea sans attendre auprès de son patient. D’un air grave, il examina sa jambe puis palpa sa poitrine. Il était clairement atteint d’une terrible fièvre, provoquée sans aucun doute par le choc et les blessures. Le père Dumoulin craignait que les plaies ne s’infectent et y appliqua donc rapidement un onguent après les avoir nettoyées.

    Au moins, sa jambe est fracturée proprement, les os sont miraculeusement restés droits, annonça-t-il dans un soupir de soulagement. Vous dites que vous l’avez trouvé juste en dessous des Mayens-de-la Zour ? s’enquit-il auprès de Jean Héritier.

    Oui, mon Père, j’ai entendu des gémissements et ensuite j’ai vu l’éboulement. J’espère ne pas être arrivé trop tard, rétorqua Jean en tenant encore son chapeau à deux mains, le malaxant nerveusement.

    C’est déjà un miracle que vous soyez passé par là, mon fils, le rassura le prêtre. Et vous dites que vous l’avez porté jusqu’au sentier et ensuite jusqu’à Saint-Germain ? Et ce, en moins d’une heure ?

    Oui, je crois bien. J’ai couru, répondit simplement le bon géant qu’était Jean Héritier, ses grands yeux clairs remplis d’inquiétude.

    Eh bien ! mon fils, vous avez fait preuve d’un immense courage et d’une force hors du commun.

    J’ai beaucoup prié pendant que je marchais, répondit Jean, ne sachant quoi dire d’autre.

    Jean était extrêmement généreux, allant jusqu’à se mettre dans des situations difficiles, voire périlleuses, afin d’aider les autres. Il ne pouvait s’empêcher de donner un coup de main à tous ceux qu’il croisait, faisant de lui l’homme le plus aimé de la région. Alice était très fière de son mari. Il était simple, ne savait pas lire et ne connaissait rien du monde. Cependant, il possédait cette intelligence pratique propre aux habitants de la région et avait un cœur en or, ce qui faisait de lui l’homme idéal à ses yeux. Elle remarqua à quel point il était inquiet et posa une main rassurante sur sa solide épaule. Il la regarda tendrement, et elle lui sourit chaleureusement, hochant la tête pour lui dire en silence à quel point il avait été héroïque. La peau mate du géant était recouverte de sueur, et des plis angoissés se formaient sur son front. Au contact de la main de sa femme, Jean se détendit un peu puis s’en alla se rincer le visage.

    Le père Dumoulin veilla son patient toute la nuit alors que Jean et sa famille s’en allèrent dormir dans la grange attenante à leur maison. Installé dans la paille aux côtés des siens, le bon samaritain s’endormit immédiatement après avoir adressé une dernière prière pour Walter.

    Le lendemain matin, le blessé allait mieux, sa fièvre avait baissé et il était conscient. Le père Dumoulin put donc en savoir plus sur son identité et son origine. Walter Supersaxo était curé à Ernen et était appelé à devenir très bientôt secrétaire de l’évêque Guillaume II. Il se trouvait à Savièse, car investi dans des questions d’ordre juridique, il devait inspecter des parcelles des Mayens-de-la-Zour pour les comparer avec les documents officiels afin de régler une querelle entre deux propriétaires terriens. C’est pourquoi il s’était engagé, chargé de ses parchemins, sur le sentier escarpé où le terrible éboulement s’était produit. Il demanda ensuite à voir son sauveur pour le remercier convenablement. Jean pénétra dans la maison timidement, comme s’il ne s’agissait pas de son propre foyer et se dirigea d’un pas hésitant vers le prêtre. Il était impressionné par la fonction de celui qu’il avait secouru.

    « Ce n’est pas rien tout de même, un prêtre, notaire et futur secrétaire de l’évêque ! », avait-il dit à Alice. « Il en connait des choses sur le monde, il sait même lire et écrire ! », s’était-il exclamé, faisant sourire son épouse.

    Je ne sais comment vous remercier Jean, commença Walter Supersaxo. Sans vous, je n’aurais jamais survécu. Je vous dois la vie.

    Je suis juste arrivé au bon moment, répondit Jean, gêné par tant de gratitude. Ce n’est pas grand-chose.

    Vous êtes bien trop modeste, vous avez agi avec énormément de bravoure et je ne l’oublierai pas. Je voudrais vous donner quelque chose, de l’argent peut-être ? Sans vouloir vous vexer bien sûr, s’empressa d’ajouter le prêtre.

    Vous ne me vexez pas, mais, avec tout le respect, je ne veux pas de votre argent. Ce ne serait pas très chrétien de ma part de l’accepter. Je vous ai aidé parce que vous en aviez besoin, tout simplement. Je ne veux rien.

    Je m’en doutais, répondit Supersaxo en souriant. Cependant, je tiens à vous faire une promesse. Si un jour, vous avez besoin de quoi que ce soit, d’un service ou d’autre chose, n’hésitez pas à venir vers moi, même dans vingt ans. Si je ne suis plus curé d’Ernen ou secrétaire de l’évêque de Sion le jour où vous vous déciderez à réclamer le paiement de ma dette, allez tout de même frapper à la porte de l’évêché ou de la cure de Conches, je laisserai toujours un message derrière moi vous concernant. Je suis très sérieux, Jean. Pouvez-vous, à votre tour, me promettre de le faire ?

    Très bien, je vous le promets.

    Sion, 1461 

    Jean Héritier poussa la porte de sa petite maison citadine alors que la nuit noire recouvrait déjà le pays. Il retrouva sa femme, touillant la soupe au coin du feu, et son fils, sa plus grande fierté, rajoutant du bois dans l’âtre. Il sourit, heureux malgré son épuisement. Depuis qu’il avait perdu la tenure sur ses terres, chaque jour était un défi. Il lui était difficile de nourrir les siens, mais ils n’avaient, pour le moment, pas eu à craindre de famine. Jean était plein de ressources, très connu et très aimé dans les environs. L’été, il parvenait toujours à trouver de l’emploi auprès des paysans de son village natal, lesquels n’avaient jamais oublié à quel point Jean Héritier les avait toujours aidés en cas de pépin. Durant l’hiver, il survivait en faisant de petits boulots, rien n’était trop dur pour lui. Peu importe le froid, la canicule, la fatigue ou la dureté de la tâche, s’il y avait du travail, Jean Héritier répondait présent.

    Ce soir-là, alors que Lucien dormait déjà, Alice et Jean veillaient au coin du feu, parlant à voix basse.

    Il est temps, Alice, on doit tenter notre chance maintenant.

    Tu as raison, mais il me semble encore si jeune et si petit, répondit-elle en soupirant.

    Je sais bien et je crois qu’il sera toujours notre petit, peu importe à quel point il grandit. Mais il a déjà dix ans, il faut qu’on lui trouve un bon avenir ou il finira comme moi, comme un moins que rien.

    Ne dis pas n’importe quoi, Jean, tu as toujours fait ce qu’il fallait pour ta famille, tu es tout sauf un moins que rien.

    Jean sourit à sa femme, toujours si fidèle et aimante. Il ne croyait pas à sa chance en la regardant dans la douce lumière du feu. Alice Héritier, née Dumoulin, avait été la plus jolie fille de tout Savièse et, à ses yeux, malgré les dures années, elle l’était encore. Ses cheveux noirs étaient parsemés de fils gris et ses yeux marrons encadrés de nombreuses lignes, mais son regard était toujours aussi étincelant, son sourire absolument ravageur, et il se dégageait d’elle une élégance innée, si rare chez les gens de leur classe sociale. À l’époque, quand elle avait accepté de l’épouser, Jean avait eu de la peine à y croire et il s’était juré de la rendre heureuse. La vie leur avait pris six enfants ainsi que leurs terres, mais Alice, la douce Alice, restait à ses côtés, souriante. Il se demandait parfois si elle était comblée, malgré les nombreuses pertes qu’ils avaient subies, mais il n’osait pas lui poser la question, de peur qu’elle réponde par la négative.

    Il faut le faire, tu as raison, répéta-t-elle. Va lui parler, il t’a promis qu’il se souviendrait, il faut donc tenter notre chance.

    J’irai dès demain. Il faut que ça marche, Alice, Lucien pourrait avoir une vie tellement meilleure, être heureux.

    Ne t’en fais pas, même si ça ne fonctionne pas, Lucien sera heureux.

    Comment peux-tu en être sûre ?

    Es-tu heureux ? questionna-t-elle à son tour. Malgré tout ce que nous avons vécu, es-tu heureux, mon Jean ?

    Oui, je suis un homme comblé. Je pleure mes enfants disparus tous les jours et la pensée de la perte de nos terres me serre le cœur, mais je suis heureux. Tu es là, toi, et à travers Lucien, tous nos petits le sont aussi.

    Moi aussi je suis heureuse, Jean, rétorqua-t-elle comme si elle avait lu dans les pensées de son mari. Je ressens la perte de nos six premiers fils tel un poignard enfoncé au plus profond de mes entrailles, mais je fais confiance à Dieu, il en prend soin de nos braves enfants. Ce qui compte, c’est de bien m’occuper de ceux qu’il me reste. De notre Lucien et de toi.

    Notre vie est dure pourtant, et je me dis souvent que tu mérites mieux, avoua Jean en étouffant un sanglot.

    Ils n’avaient pas l’habitude de se confier ainsi, Alice et lui. Ce n’était pas commun chez les gens comme eux. Ils avaient toujours appris à se montrer braves et à ne pas parler de leurs peines. Pourtant, à la lumière tamisée du feu qui réchauffait leur foyer, les confidences semblaient secrètes et protégées. Ils étaient soulagés d’alléger leur cœur.

    J’ai eu bien plus que le meilleur le jour où je t’ai épousé, dit-elle en posant sa main sur celle de son mari. Toutes les femmes n’ont pas une telle chance.

    Et Lucien ?

    Quoi Lucien ?

    Comment peux-tu être sûre qu’il sera heureux ?

    Il est comme son père, il suit son cœur et traite tout le monde avec amour. Comme toi, il récoltera la bienveillance de ceux qui l’entourent, peu importe sa situation. Ne t’en fais pas, Jean, ton fils sera un grand homme, comme toi.

    Le cœur de Jean Héritier battait la chamade alors qu’il grimpait jusqu’au château de Tourbillon, résidence d’été de Walter Supersaxo, désormais prince-évêque de Sion. La cause n’en était en aucun cas le léger effort qu’il avait à produire pour gravir la colline, mais plutôt la nervosité qui s’emparait un peu plus de lui à chaque pas. Il se sentait incroyablement insignifiant au pied du majestueux château. Les remparts de Tourbillon lui semblaient encore plus imposants que depuis le fond de la colline. Un peu plus bas sur la droite se dressaient l’église de Valère ainsi que les appartements des chanoines de la paroisse. L’édifice religieux était imposant, trônant sur la vallée entière, rappelant aux fidèles toute la puissance de Dieu. C’était à son représentant que Jean devait adresser sa requête. Il avançait dans l’inconnu le plus total, ne sachant pas si on le laisserait ne serait-ce qu’approcher l’enceinte du château. Il craignait également que l’évêque ait failli à sa promesse et l’ait oublié. Il s’en voulu immédiatement d’avoir pensé une telle chose, un homme de Dieu étant forcément honnête, et il effectua quelques signes de croix en récitant un Pater noster dans sa tête afin d’être pardonné.

    En arrivant au barrage formé par le premier rempart, sur le chemin escarpé, Jean prépara son discours, tentant d’être le plus éloquent possible. Malheureusement, lorsque le soldat en charge du poste de surveillance lui demanda d’annoncer la raison de sa présence, il bafouilla de manière incontrôlable.

    Je, euh, je m’appelle Jean Héritier et je, euh, euh, j’ai un message… pour Monseigneur le prince-évêque.

    Un message pour l’évêque, tu es sûr ? répondit le soldat de manière hautaine. Et en quel honneur ?

    Ben, disons que ça date. De vingt-cinq ans pour être précis. Il m’avait dit, à l’époque, de venir le voir au cas où.

    Au cas où quoi ? se moqua le soldat.

    Au cas où j’en aurais besoin, répondit Jean sans se démonter. Je lui ai sauvé la vie à l’époque. Aux Mayens-de-la-Zour.

    Comme il était un peu intrigué et que, surtout, il s’ennuyait beaucoup, le soldat accepta d’aller demander à ses supérieurs si cette histoire leur évoquait quelque chose. Il abandonna son poste de garde, prévenant bien le jeune militaire qui l’accompagnait de prendre soin des lieux et de ne laisser personne passer jusqu’à son retour, et gravit à vive allure le chemin menant jusqu’au poste situé à l’entrée du château. Jean le vit s’adresser à un autre garde qui, à son tour, s’en alla à grandes enjambées puis revint, quelques minutes plus tard, avec un homme habillé de ce qui semblait être une soutane. Le religieux et le premier soldat redescendirent ensuite le sentier et, essoufflés, parvinrent rapidement jusqu’à Jean. Le religieux observa le visiteur avec curiosité, dans les moindres détails.

    Alors comme ça, tu dis que tu es Jean Héritier ?

    Oui, mon Père, répondit l’intéressé en baissant la tête.

    Et tu as sauvé Monseigneur le prince-évêque aux Mayens-de-la-Zour voilà vingt-cinq ans ?

    Oui, mon Père.

    Il m’a parlé de toi, ajouta l’homme d’Église.

    Surpris, Jean reprit un peu confiance et leva la tête vers son interlocuteur, affichant sa mine étonnée.

    Vraiment ? Enfin, il me l’avait promis, mais j’avais peur que, avec toutes ses responsabilités, il ait peut-être oublié. C’était il y a longtemps, dit-il modestement.

    Monseigneur est un homme de parole. Il ne pourrait pas représenter Dieu sur terre s’il ne tenait pas ses promesses. Ne penses-tu pas ?

    Oui, bien sûr mon père, s’excusa Jean en se signant une nouvelle fois.

    Quel est ton message pour notre prince-évêque, mon brave ? interrogea le religieux.

    Eh bien, il m’avait promis que si j’en avais besoin un jour, il me viendrait en aide, pour me rendre service ou quelque chose comme ça, mais moi, je n’ai jamais voulu. Je l’ai aidé, à l’époque, pas pour avoir quelque chose en retour, mais juste parce qu’il en avait besoin. Enfin, les choses ont changé il y a une dizaine d’années, et maintenant, j’aimerais que mon fils bénéficie de cette promesse. Il a dix ans, c’est un bon garçon, gentil, serviable, toujours poli et je voudrais qu’il ait une belle vie. Je me suis dit que, peut-être, si ça ne dérangeait pas trop, Monseigneur pourrait l’aider à trouver une bonne place de travail. Dans une grande maison ou chez un paysan, dans un endroit où il aurait une chance de gagner correctement sa vie, peut-être d’obtenir une tenure plus tard.

    Gêné, Jean regarda le bout de ses chaussures en tissu usé alors qu’il prononça ces derniers mots et attendit une réponse de l’homme en soutane.

    C’est une demande honnête, commenta ce dernier. Je vais voir ce que je peux faire. Nous t’enverrons un messager très bientôt.

    Sans rien ajouter, il tourna les talons et s’en alla, laissant Jean confus, mais rempli d’espoir.

    Trois semaines plus tard, au petit matin, alors que Jean saluait sa femme sur le pas de la porte de leur petite maison, un cavalier débarqua au grand galop, faisant claquer les sabots de son cheval à travers toute la ville qui se réveillait gentiment. Les premiers travailleurs étaient déjà dans la rue, se rendant aux champs en dehors de Sion dans l’espoir d’y trouver de l’emploi ou, pour les plus chanceux, chez les artisans pour qui ils œuvraient de manière régulière. En entendant arriver le messager et sa monture, apeurés, ils se collèrent contre les façades des maisons pour le laisser passer. On ne voyait pas souvent un tel spectacle dans le quartier, surtout à une heure si matinale. Quel ne fut donc pas leur étonnement en voyant le cavalier mettre fin à sa course folle devant le modeste foyer de Jean et Alice Héritier. Le propriétaire des lieux, lui non plus, n’en croyait pas ses yeux. Cependant, la raison n’était pas la simple surprise de l’irruption d’un homme d’un autre monde dans leur misérable ruelle, mais plutôt la réalisation soudaine que son initiative avait abouti. Alice, quant à elle, en resta tout d’abord bouche bée, avant que son esprit encore à moitié endormi ne fasse le lien entre la visite de son mari à Tourbillon et la folle chevauchée du cavalier épiscopal. C’était donc un sentiment à la fois d’appréhension et d’excitation qui dominait chez les époux Héritier lorsque l’envoyé de l’évêque mit pied à terre et se présenta à eux.

    Pardonnez mon arrivée si matinale, mais je transporte un message signé de la main de Monseigneur le prince-évêque lui-même.

    Jean et Alice ne répondirent pas, trop choqués qu’ils étaient. Leurs cœurs battaient la chamade à l’unisson et ils étaient en proie à un terrible dilemme intérieur. D’un côté, tous deux rêvaient d’une vie meilleure pour Lucien, d’un emploi fixe loin du quotidien de journalier et de manœuvre que son père était forcé de mener. Mais ils avaient également très peur. Peur que leur unique enfant soit envoyé loin d’eux, dans quelque demeure de bourgeois à l’extérieur de Sion, ou même à Rarogne, où résidaient tant de gens puissants. C’est donc l’estomac noué qu’ils écoutèrent le messager prononcer son discours.

    Monseigneur Walter Supersaxo tient toujours ses promesses. Il n’a pas oublié l’épisode des Mayens-de-la-Zour de 1436 et reconnait sa dette envers Jean Héritier de Saint-Germain, lequel lui a sauvé la vie grâce à son courage et sa force hors du commun. Afin de récompenser l’acte chrétien de Jean Héritier, Monseigneur Supersaxo nomme le fils de son sauveur, le dénommé Lucien Héritier, apprenti intendant dans ses résidences de Tourbillon et de la Majorie. Il est attendu demain aux aurores à la résidence d’été de Monseigneur Supersaxo.

    Après quelques secondes de silence, Jean et Alice parvinrent à articuler un « merci » noué de larmes de joie. Le messager leur tendit le parchemin, lequel portait le sceau du prince-évêque, autorité religieuse et politique ultime en Valais. Le cavalier reprit place sur sa monture, fit demi-tour et repartit au grand galop, sous les yeux toujours aussi ébahis des voisins, lesquels n’avaient rien manqué de la déclaration. Nombre d’entre eux félicitèrent Jean et Alice. La communauté du quartier étant composée de montagnards, originaires des hameaux de Savièse, d’Evolène ou d’Hérémence, ayant quitté les villages reculés par manque de travail, il régnait une atmosphère solidaire et tous se réjouissaient que Lucien soit béni de la sorte.

    Le principal intéressé n’avait pas manqué une miette du message qui avait résonné dans la ruelle qui l’avait vu grandir. Ses parents lui avaient préalablement parlé de leur démarche auprès du prince-évêque, mais, dans son esprit d’enfant, tout ça n’était pas assez concret pour qu’il y prête une véritable attention. Malgré tout, il s’était surpris à rêver de grandes maisons bourgeoises remplies de livres et de beau mobilier. Alice et Jean pénétrèrent dans la petite maison et, affichant un immense sourire, expliquèrent à leur fils qu’il allait travailler pour Monseigneur Supersaxo. Ils ne pouvaient contenir leur joie, car ils n’auraient pas pu rêver mieux. Lucien resterait à Sion et rentrerait chaque soir à la maison. Il allait être au service de l’homme le plus puissant du pays et, s’il se débrouillait bien, ce dont ils ne doutaient pas, il aurait un emploi garanti, peut-être même à vie. Pas de travail pénible aux champs en tant que journalier, à quémander afin de se faire engager tout l’été. Pas de recherches à la limite de la mendicité dans les rues glacées de Sion en plein hiver d’un petit boulot afin de récolter à peine trois sous. Non, Lucien Héritier allait travailler aux châteaux. C’était un immense honneur.

    La journée fut consacrée aux préparatifs. Alice entreprit tout d’abord de nettoyer et de raccommoder la chemise en lin de Lucien, afin qu’il soit bien présentable. Elle remplit ensuite la grande bassine et lui fit prendre un bain, le frottant de la tête aux pieds. Alors que sa mère gérait sa nervosité en s’affairant dedans et dehors de la maison avec encore plus de vigueur que d’habitude, Lucien annonça qu’il partait se promener. Après avoir promis à Alice qu’il ne se salirait pas et qu’il serait de retour à l’heure, le jeune garçon s’aventura dans les ruelles si familières de sa ville. Il prenait conscience qu’il vivait sa dernière journée d’enfance et d’insouciance. Dès le lendemain, il aurait un travail bien à lui et des responsabilités. Malgré le grand bouleversement qu’il vivait, il ne pouvait être plus heureux. Au détour d’une rue, il leva la tête vers les collines dont les châteaux brillaient au soleil et il se sentit soudain très important. Il allait pouvoir pénétrer dans ces lieux mystérieux et interdits qui le fascinaient depuis son plus jeune âge. Depuis l’ombre des tortueuses allées de la capitale, il avait toujours observé les édifices épiscopaux avec admiration et il ressentait immanquablement une irrésistible attraction à chaque regard lancé aux remparts imposants de Tourbillon ou à la magnificence de l’église de Valère. Les yeux toujours rivés vers les collines, Lucien se promit de travailler d’arrache-pied, pour rendre ses parents fiers de lui. Il se jura que son passage de l’ombre des collines à leurs sommets caressés par le soleil serait mémorable. Il voulait devenir un grand homme, comme son père. Il profita du reste de sa journée pour rendre visite à tous ses copains et jouer avec eux une dernière fois. Tous lui souhaitèrent bonne chance lorsque l’heure du retour arriva. Mathieu Bornet, son meilleur ami, toujours rebelle et un peu énervé, lui cria même, en levant le poing, de « bien leur montrer à tous ces bourgeois ». Lucien lui promit de le faire. Il ne savait pas vraiment ce qu’il était censé « bien leur montrer », mais il était déterminé.

    Le soir, après le repas, Jean dit à son fils de venir s’asseoir à ses côtés, sur le petit banc de bois appuyé à la façade de leur maison. Il avait fait chaud entre les murs de Sion et l’air du soir apportait une fraicheur bienvenue. Il faisait nuit noire, le seul éclairage provenant des quelques bougies dans les foyers voisins, ce qui donnait à la scène un air mystique. Père et fils restèrent assis en silence durant de longs instants. Ils se ressemblaient énormément, autant physiquement que dans la manière de se tenir, de parler et de se comporter. De plus, Lucien cherchait à imiter son père, ce qui exagérait encore plus la ressemblance. Le jeune garçon reproduisait toutes les mimiques de Jean mais, sans le faire exprès, il possédait des qualités très similaires à celles de son père. En ce moment si solennel, dans le calme de la ruelle, Jean sentit son cœur se gonfler de fierté. Il pensa à ses six fils disparus, l’année de la naissance de Lucien. En 1451, une épidémie de peste avait fait rage dans le pays. Ce genre de catastrophe était fréquent ; cet épisode n’avait pas été le pire mais, pour Jean et Alice Héritier, les portes de l’enfer s’étaient ouvertes en cette terrible année. Ils avaient six magnifiques fils. Pierre, l’ainé, était alors âgé de seize ans. Il travaillait aux champs avec son père, sur leurs terres dans la région de Saint-Germain. Georges, quinze ans, était le fils rebelle. Il travaillait également aux côtés de sa famille, mais il rêvait d’autres horizons. Jean et Alice n’avaient jamais su d’où lui venait cette soif de découverte, eux qui n’avaient jamais quitté le Valais.

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1