Les Transhumants de Saharla
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Avis sur Les Transhumants de Saharla
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Aperçu du livre
Les Transhumants de Saharla - Obsieh Moussa Souleiman
Fanon
Chapitre I
En ce matin du mois de février, le soleil pointait son nez à l’horizon. Les ouvriers venus des quartiers populaires se prêtaient à reprendre le travail après une nuit de repos. Bon nombre d’entre eux n’étaient pas rentrés chez eux depuis au moins une semaine. Ils ont préféré camper sur le lieu de travail pour économiser les frais de transport qu’ils jugeaient exorbitants. Ceux parmi eux qui avaient décidé de retourner à la maison devraient à chaque fois faire un véritable chemin de croix pour arriver à l’heure. Kaourah faisait partie de ces derniers. Il avait une petite baraque sur le faubourg de Balbala, père de cinq enfants, tous âgés de moins de quinze ans. Il s’est fait un devoir de passer toujours la nuit avec eux. En revanche, il se levait très tôt, à l’heure où le muezzin appelle à la prière de l’aube, pour ne pas rater les premiers bus. Son salaire de misère permettait juste de nourrir ses enfants. Consciencieux, il s’était juré de leur offrir tout ce qui était en son pouvoir. Il pensait que certains de ses collègues étaient mieux lotis que lui car ils avaient laissé leurs familles à la campagne. Non seulement, ils passaient la nuit sur le lieu de travail profitant ainsi de plus de temps de repos afin de se ressourcer pour les travaux harassants des jours à venir mais en plus ils évitaient ainsi tous les aléas relatifs à la vie citadine et à sa complexité. Farah, le meilleur ami de Kaourah, était originaire de la localité de Holl-Holl, située à une quarantaine de kilomètres de la capitale. Il ne voyait ses enfants qu’une fois par mois tellement qu’il avait peur de perdre son boulot. Il avait chômé six mois avant qu’on ne fasse appel à lui de nouveau. Ce fut pour lui une expérience douloureuse et traumatisante. Il avait évité de peu la dépression. Kaourah et Farah se sont connus il y a six ans dans un autre chantier. Ils venaient tous les deux de dépasser le cap de quarante ans, ce qui accentuait leur complicité. Leur loyauté et leur amour commun du travail ont fait le reste. Les difficultés de leur vie d’ouvriers les avaient rendus aussi plus solidaires. Ne dit-on pas que l’union fait la force. L’un était convaincu qu’il pourrait compter sur l’autre quoiqu’ils gagnaient chacun la maudite somme de trente mille francs. Ils avaient tous les deux un physique d’athlète. La dureté et la rudesse de leur métier avaient forgé leur belle musculature. C’est pourquoi ils paraissaient plus jeunes que leur âge.
Le lotissement était situé sur les abords de la mer. Il venait d’être acheté au prix fort par une poignée de jeunes fonctionnaires. Kaourah en y arrivant fut ébloui par la lumière du soleil au contact de la mer. Instinctivement il se protégea les yeux avec ses deux mains. Mais l’astre solaire s’engloutit aussitôt derrière un iceberg de nuages. Il remarqua que Farah avait déjà rassemblé les matériaux nécessaires pour le travail du jour. Après les salamalecs conventionnels, ils se mirent au travail, préparant le terrain au contremaître qui ne tarderait guère à venir avec ses ordres crus. Dans cette partie du monde, le contremaître est à la fois ingénieur, charpentier et architecte. On le voit même en train de réprimander les maçons, une volonté supplémentaire de dominer les autres. La maçonnerie d’ailleurs est le métier dont il s’y connaît le mieux car il en a passé au moins vingt ans de sa vie. Il ne cesse de montrer son savoir-faire à qui veut l’entendre. Quitte à humilier ses propres collègues. Amarkaag, c’est son nom, s’était déjà fait remarquer par sa rigueur, vraie ou supposée, et surtout par ses qualités de meneur. Il ne ratait aucune occasion pour apostropher chacun des employés en présence du patron. La plupart des travailleurs étant d’anciens nomades, victimes d’une reconversion professionnelle brutale, les chantiers de construction devinrent par la force des choses le lieu d’expression par excellence de la littérature pastorale en ville. La sécheresse a provoqué une véritable érosion de la culture nomade. C’est ainsi que poètes de renommée régionale, célèbres danseurs de Heelo{1}, femmes poétesses et spécialistes du Xeer{2} ont pris le chemin de l’exode rural en désertant la campagne. Cette nouvelle catégorie sociale hétéroclite s’est greffée au tissu social déjà bien garni de cette société post-nomade qui en quelques décennies est passée d’une vie frugale entièrement vouée à l’élevage malgré les incessants caprices climatiques à une société citadine qui présente tous les symptômes de celles qui ont déjà perdu leurs repères. Par conséquent, les langues maternelles ne sont parlées que dans un cadre strictement privé, officieux et informel. Quant à la culture nationale, elle relèverait du simple folklore, servant de décors aux évènements politiques. C’est ainsi que chaque nouveau chantier est devenu une occasion supplémentaire pour sauver de l’oubli ne serait-ce qu’une petite parcelle de la culture locale. Tout au long de ces travaux de construction particulièrement harassants, les ouvriers échangent des récits, des contes et des légendes appartenant à la conscience collective des populations de la Corne d’Afrique. Amarkaag, lui, était spécialiste des tares originelles des tribus composant les différentes confédérations de l’ethnie somalie. Il en profitait surtout pour s’en prendre aux travailleurs qu’il jugeait trop lents dans l’exécution de leurs gestes. Ces derniers ne se laissant pas faire lui rappelaient ses propres origines supposées en déformant davantage le mythe fondateur. Ainsi les légendes seraient entretenues constamment. De même, les vers du Sayid Mohamed Abdullah Hassan et les autres grandes figures de la poésie nomade se transmettent d’une génération à l’autre par ce canal pour le moins insolite. Il n’est pas rare de voir des employés rapporter des versions aussi différentes que diverses de l’histoire d’amour de Bodhari et de Hodan. Les chansons, la poésie, les contes et les légendes permettent si l’on puisse dire à ses hommes d’exorciser la fatigue et la souffrance inhérentes à leur métier. Ils agissent en eux comme une forme d’anesthésie. Drôle de manière aussi, n’est-ce pas, de perpétuer la culture.
Après un discours théâtral d’Amarkaag en guise d’ordres, les hommes se mirent au travail. Le ballet de brouette succéda aux jets de seaux remplis de mélange de sable, de ciment et d’eau. Les chants traditionnels ponctuaient l’effort continu des ouvriers. La chaleur intense du début de journée s’estompa, laissant la place à une fraîcheur inespérée venant de la mer dans ce pays où il fait quotidiennement en été 40 degrés à l’ombre. Ils réalisèrent qu’il faisait beaucoup plus frais aux abords de la mer que dans les quartiers populaires, situés en dessous du niveau de la mer. Kaourah se dit en son for intérieur qu’après avoir accaparé les parcelles en terre ferme les nouveaux fonctionnaires ont entamé une course folle pour s’approprier des espaces maritimes.
À midi, les ouvriers mirent fin à leur travail pour se reposer quelques heures avant de le reprendre. La fatigue se faisait sentir sur leurs corps, défigurés au contact des liquides boueux. Kaourah et Farah étaient tout simplement méconnaissables. Après s’être aspergés de l’eau débout et tout habillés, ils firent les ablutions et se dirigèrent vers une mosquée de fortune en plein air. Lorsqu’ils étaient revenus pour se restaurer dans la petite gargote mitoyenne, ils avaient déjà recouvert leurs formes altières. Aucune trace de détritus ni sur leurs corps ni sur leurs habits. Le sourire ravageur de la belle Amina qui officiait dans ce petit restaurant fit le reste. Entièrement réparés, ils reprirent le travail à quinze heures après une somme de deux heures. Certains avaient mis à profit ces moments de répit pour dépenser rapidement ce qu’ils avaient gagné durant la matinée. Ils discutaient à bâtons rompus alors que l’une de deux bottes de khat avait déjà cessé d’exister. Eux aussi étaient prêts pour reprendre le travail. Ils espéraient décrocher le reste de leur paye quotidienne afin de se consacrer toute la nuit à venir une séance historique et inoubliable de khat. Khater était leur rêve. Khater, un bonheur simple. Khater, leur raison d’être. Mais khater leur revenait aussi cher. Trop cher. D’où leur credo : vivre pour khater quoi qu’il arrive.
Trois heures plus tard, la journée de travail prit fin et Kaourah entama le retour du chemin qui le ramenait chez lui. Il avait l’habitude de revenir à pied jusqu’à la place Mahamoud Harbi, un trajet qu’il trouvait assez court pour ne pas prendre le minibus d’autant plus qu’avec la tombée de la nuit, le thermomètre affichait une certaine tiédeur. Kaourah était tellement fier de lui qu’il palpait de ses doigts rugueux le billet de mille francs qu’il avait dignement gagné. Chaque jour de travail, aussi dur soit-il, était pour lui une victoire contre la paresse et l’humiliation. Musulman pieux, il concevait le travail comme une activité cultuelle. Il ne refusait de travailler sous aucun prétexte. Même durant les ramadans d’été où les journées étaient particulièrement chaudes, il aimait rappeler à ses collègues les propos du Prophète sur la valeur du travail et la nécessité pour chacun de gagner son pain à la sueur de son front. Dans le bus qui le ramenait à Balbala, Kaourah s’adonna à une réflexion solitaire. Il avait l’impression d’avoir réintégrer la société. Il avait aussi une petite pensée pour tous ceux qui comme lui avaient envie de travailler dur mais qui malheureusement étaient toujours au chômage. Et puis, il y avait ceux qui avaient la chance d’avoir un travail intéressant et bien rémunéré et qui se plaignaient du matin au soir. Ces derniers finissaient par devenir absentéistes compte tenu de leur carnet de mabraz{3} bien garni. Toutefois, ils étaient presque sûrs de conserver leur job jusqu’au jour où l’oncle qui l’avait recruté perde lui-même son emploi ou parte à la retraite. Mais peu de responsables administratifs, politiques et militaires sont partis à la retraite dans ce pays depuis son accession à l’indépendance. Seuls les morts ont été remplacés avec beaucoup de regrets. Même les hommes qui quoique cloués au sol en raison de leur âge avancé refusent de partir à la retraite perçoivent tous leurs avantages professionnels comme s’ils étaient toujours actifs.
Au moment où Kaourah descendit du bus, un délestage gigantesque se produisit. La quasi-totalité de la capitale fut plongée dans l’obscurité. Il s’éleva des quartiers populaires une clameur collective de désapprobation. Le Camp Lemonier des forces américaines qui vivent dans l’angoisse d’un hypothétique attentat terroriste depuis bientôt vingt ans inonda de sa lumière tout le ciel de Saharla. La base des forces françaises et le Port de Saharla étaient aussi mais plus faiblement des sources des lumières. Le délestage nocturne révélait en quelque sorte le degré de richesses et de puissances des entités en présence : la base américaine la plus riche était la plus éclairée, puis la base française, puissance moyenne, avec moins d’intensité, ensuite les domiciles des élites locales avec leurs vulgaires, polluantes et bruyantes groupes électrogènes ; et enfin les quartiers indigènes plongés dans l’obscurité totale. Kaourah qui habitait dans le plus ancien quartier de Balbala tout près de la tour du Phare, destiné au départ de guider les navires, rentra chez lui par tâtonnement. Il évita de justesse de renverser une vieille dame en raison de l’obscurité dans la petite ruelle qu’il empruntait habituellement pour rentrer chez lui. À part cela, il n’était guère concerné par cette