Sept

L'usage du monde

La route de Kaboul

- La passe de Kodjak (Khyber)? ça n’est pas pour vous, ça! C’est très facile. Impraticable avec votre voiture. La piste est excellente. La piste est défoncée. Prenez le détournement, à droite. Ne passez à aucun prix par la droite!

Voilà quelques-unes des opinions que nous avions pu recueillir à Quetta sur le col qui relie la ville à la frontière afghane. Toujours pareil ici: les Européens qui ont fait une route en exagèrent à plaisir les difficultés; quant aux Baloutches, ils ne fourniront jamais de ces renseignements qui dépriment; contrarier n’est pas dans leur nature. Le mieux c’est encore d’y aller voir soi-même en s’attendant au pire. La passe de Kodjak est soigneusement entretenue par l’armée et grimpe dur à travers des pierriers fumants. Au bas de la seconde rampe le moteur s’étouffa. Il n’y a vraiment que les voyages à pied! Cette voiture, nous l’aurions bien donnée… mais à qui? pas une âme à trente kilomètres à la ronde. On nettoya, sans trop y croire, le distributeur et les bougies, on régla l’avance. Le soleil était au zénith. Nous n’avions plus de cigarettes, en outre, la fièvre me rendait si maladroit que j’engageai la main gauche dans le ventilateur qui m’entailla quatre doigts jusqu’à l’os et m’envoya dinguer sur la route, le souffle coupé par la douleur. Thierry m’enveloppa la main dans des serviettes pour arrêter l’hémorragie, et c’est la seule occasion du voyage où la morphine que nous emportions trouva à s’employer. Elle fit merveille: pousser, tirer, poser des cales avec cette main hors d’usage m’apparut comme une plaisanterie. A cinq heures nous étions en haut. Un vent frais nous balayait la figure. Du sommet, on aperçoit la tache lépreuse de la ville de Chaman et le plateau afghan qui s’étend vers le nord à perte de vue dans une brume de lumière.

Lorsque le voyageur venu du Sud aperçoit Kaboul, sa ceinture de peupliers, ses montagnes mauves où fume une fine couche de neige, et les cerfs-volants qui vibrent dans le ciel d’automne au-dessus du Bazar, il se flatte d’être arrivé au bout du monde. Il vient au contraire d’en atteindre le centre; c’est même un empereur qui l’affirme (Zahir al-Din Muhammad dit «Babur» (le tigre), fondateur de la dynastie mongole de l’Inde): «La principauté de Kaboul fait partie du quatrième climat et se trouve ainsi au centre du monde habité… Les caravanes qui viennent du Khachgar, du Ferghana, qu’il rédigea en türkdja-kataï après qu’il se fût réfugié dans le pays de Kaboul (1501) et s’y fût imposé presque sans coup férir. Il n’avait alors pas vingt ans et rien ne lui avait réussi: des parents l’avaient dépouillé de son apanage du Ferghana. Les princes ouzbek de Samarcande lui donnaient la chasse. Il s’usait depuis des années à ourdir des intrigues infructueuses, à rassembler des partisans, à se battre, à fuir sans cesse, à coucher à la belle étoile dans l’haleine des quelques chevaux et dans la compagnie des quelques fidèles qui lui restaient. A Kaboul, pour la première fois, il put dormir tranquille. Il s’en éprit aussitôt. Il répara l’enceinte de la ville, y ménagea des jardins, multiplia les hammam, fit creuser des bassins - cette passion musulmane de l’eau vive - et planter de nouvelles vignes pour suffire à ces beuveries où il payait si bravement de sa personne. Il dut passer bien des journées à chevaucher, faucon au poing, dans ces vergers du Kaboulistan qui sont pleins de perdrix et de grives, et des soirées plus délicieuses encore, installé sous un pommier ou sur le toit plat d’un pigeonnier, à fumer le haschisch en attendant la nuit, à échanger devinettes et épigrammes avec les plus dégourdis de ses compagnons, ou à versifier laborieusement - ce goût du «savoir omé» si particulier aux Timourides - pour ne pas avoir à rougir devant son voisin, le prince d’Herat, dont la Cour était si lettrée «qu’on n’y pouvait allonger le pied qu’il ne touche le derrière d’un poète». Ces souvenirs attachent; et quand Babur se fut taillé dans l’Inde un empire à sa mesure, son revenu de deux milliards cinq cents millions de roupies - les yeux s’arrondissent - ne le consola pas d’avoir quitté Kaboul. Toute son armée, lui le premier, en avait l’ennui. Il s’empressa d’ailleurs d’y envoyer deux cavaliers chargés de mesurer la distance exacte qui la séparait d’Agra et d’établir, tout du long, des chevaux et des chameaux de rechange qui permissent de la franchir plus vite. Pendant des années, il fit ainsi acheminer vers sa nouvelle capitale du vin d’Afghanistan et des melons dont l’odeur le faisait «pleurer pour tout de bon». Mais trop d’affaires le retenaient en Inde pour qu’il pût revoir Kaboul. Il n’y retourna que mort. On trouve sa tombe dans un jardin à l’ouest du Bazar, à l’ombre de platanes gigantesques.

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