Sept

La carte-mémoire de l'ambassadeur

Le parcours d’un diplomate n’est qu’une suite de hasards qui font, parfois, bien les choses. Ce 3 septembre 2005, la phrase-boussole de Nicolas Bouvier dans L’usage du monde me conduit dans la capitale afghane: «Lorsque le voyageur venu du sud aperçoit Kaboul, sa ceinture de peupliers, ses montagnes mauves où fume une couche de neige, et les cerfs-volants qui vibrent dans le ciel d’automne au-dessus du bazar, il se flatte d’être arrivé au bout du monde. Il en est au centre. C’est même un empereur qui l’affirme.» Babur (1483-1530), fondateur de la dynastie moghole, considérait en effet Kaboul comme «le centre du monde habité». Posant, enfin, le pied sur le sol afghan, je suis heureux, un peu tendu. Le vrombissement des avions de chasse partant en mission fait monter le taux d’adrénaline.

Kaboul est une ville difficile à décrire. Certains en retiennent les immeubles soviétiques du quartier de Microrayon, d’autres l’habitat sauvage et coloré qui grimpe sur le flanc des collines. La rivière Kaboul serpente en un filet pollué au milieu du bazar et il faut faire un effort pour l’imaginer se mêler à Attock, dans le Pendjab pakistanais, aux flots bleu clair de l’Indus dévalant de l’Himalaya. La beauté du jardin de Babur et de Bala hissar (le château d’en haut) datant du Ve siècle se méritent. Situées en zone rouge, les maisons d’habitation du bazar sont cachées des regards extérieurs par de hauts murs. Chicken Street et Flower Street ont de beaux restes, sauf que les hippies évanescents ont laissé la place à des humanitaires pressés. En centreville, les piétons déambulent avec précaution, les nombreux convois militaires, seigneurs de guerre et autres sociétés privées de sécurité s’octroyant un droit de passage sans ménagement. Pieds nus dans des chaussures en plastique par tous les temps, les gamins des rues nettoient, balayent, charrient, mendient, agitent des fumées d’encens bienfaitrices. Le déficit hydrique guette et la poussière s’introduit partout. Le ciel d’un bleu métallique est livré aux cerfs-volants et aux escadrilles de pigeons que l’on fait voler pour le plaisir. Un peu plus haut, le passage bruyant des hélicoptères rappelle certaines réalités. Plus en altitude, un ballon orwellien scrute les mouvements et les paroles de chacun, à défaut d’en «gagner les cœurs et les esprits» (concept appliqué par les Américains en 2009 en Afghanistan comme le principe de base d’une nouvelle culture opérationnelle destinée à gagner la population afghane à la cause de la coalition, ndlr). André Malraux, venu en 1930, trouvera Kaboul «moche». Joseph Kessel, lui, quand il arrive en 1956 pour le tournage de La passe du diable, est d’entrée émerveillé: «Un soleil de plein été à son zénith, le soleil de l’Asie centrale, brûlait la peau à travers nos vêtements légers. La lumière était une sorte de poudre étincelante. Tout autour, un cirque presque parfait de pics et de monts portait le ciel le plus léger, le plus pur, comme une immense conque dentelée», écrit-il dans Le jeu du roi.

L’Ambassade de France est à un gros quart d’heure d’avenues défoncées. L’ouverture motorisée du lourd portail ne fonctionnant pas, un vieil Afghan, enturbanné, pousse manuellement son pesant de fonte à chaque entrée ou sortie. Une petite allée conduit au bâtiment qui abrite bureaux et résidence. L’édifice est dans son jus années soixante revu à la mode sécuritaire, le grand salon éclairé par des néons. Dans ma chambre, sur la table de nuit, trône un casque lourd. L’emplacement de la légation porte toutes les mémoires de l’Afghanistan. En face, de l’autre côté de la rue, la plus récente, le commandement militaire américain installé sur un site rebaptisé Camps Eggers. Le général Karl Winfrid Eikenberry m’y invite pour un dîner de bienvenue, genre fête des voisins. Treillis et plateau de cantine, arrosé au coca. L’ambassade est aussi mitoyenne du siège des Nations Unies et de l’Arg, ainsi que l’on nomme le palais présidentiel. Des voisinages qui ont connu bien des tueries. En 1992, c’est dans les baraquements onusiens qu’avait trouvé refuge le dernier président communiste Mohammad Najibullah. Après le retrait soviétique de 1989, Najibullah avait tenté de se maintenir au pouvoir et lancé une «politique de réconciliation nationale» qui échouera. Le passif du «docteur Najib» étant trop lourd, notamment du fait de sa brutalité à la tête du Khad, les Services secrets du régime communiste, il est renversé, ne peut quitter le territoire et trouve refuge en ce site diplomatique où il séjournera pendant les quatre années de la guerre civile. En 1996, le premier acte des talibans entrant dans Kaboul sera de violer l’immunité dont jouissait l’enceinte, de s’emparer de Najibullah, de l’émasculer, de le torturer à mort et de le pendre sur une place publique proche après avoir bourré ses poches de dollars. Je ne peux regarder l’autre mur mitoyen sans penser au premier coup d’Etat communiste de 1978 au cours duquel sera assassiné le président Mohammed Daoud et décimée sa famille. Il leur aurait suffi de sauter le mur. Je fais un rapide tour du propriétaire dans cette représentation bousculée par la guerre contre l’insurrection talibane, lancée au lendemain des attaques du 11 septembre 2001. de Farid al-Din Attar (c. 1145-1221), l’écrivain et parolier français Jean-Claude Carrière fait parler le paon: «Je ne suis pas un oiseau comme les autres oiseaux. J’ai été chassé de mon royaume et j’attends, dans mon exil, le cœur généreux qui me rendra mon trône. Peu m’importe le Simorg! Voyez mes cent mille couleurs.»

Vous lisez un aperçu, inscrivez-vous pour lire la suite.

Plus de Sept

Sept1 min de lecture
L'usage De Télévision
A l'instar de Joseph Kessel ou Albert Londres, Nicolas Bouvier est une figure du grand reportage élevé à sa plus haute noblesse. Mais s'il a sillonné le monde, des Balkans au Japon, ainsi qu'en témoigne le cultissime Usage du monde – la bible des gra
Sept2 min de lecture
Notre Manifeste Sept, Le Meilleur Du Slow Journalisme Francophone
Osons être utiles. Notre mission n'est pas de vous distraire. Le journalisme utile que nous pratiquons ne veut cependant pas dire journalisme utilisé ou utilitaire. Nous sommes utiles parce que nous éclairons notre temps de manière intelligible et qu
Sept22 min de lecture
Andrée Viollis
«Un Albert Londres au féminin». C'est sous cette épithète, toute relative cela va de soi, qu'Andrée Viollis fut (trop) souvent bornée. Comme son aîné de trois ans, elle était concernée par de semblables préoccupations: les appétits révolutionnaires d

Associés