Engrenages lancinants
Par François Bailly
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Engrenages lancinants - François Bailly
Engrenages
lancinants
François Bailly
Engrenages
lancinants
LES ÉDITIONS DU NET
22, rue Edouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2013
ISBN : 978-2-312-01446-3
Avant-Propos
En arpentant les allées des belles librairies, je suis fasciné par le nombre de livres exposés. Que d’écrivains espérant être lus et appréciés ! Sans compter la cohorte innombrable de ceux qui ont écrit et ne sont pas publiés.
Peut-on plus facilement décompter le nombre de livres à la surface de la terre que les grains de sable sur une plage ?
Oserais-je alors ajouter un livre de plus, un grain de sable de plus ? Pourquoi faire ?
Le plaisir même d’inventer une histoire, de la modeler, de créer des personnages et des situations. Créer, n’est-ce pas l’activité la plus gratifiante, même pour la plus modeste et insignifiante production.
Et puis espérer partager avec quelques lecteurs des sentiments et des idées, des situations loufoques ou plus sérieuses.
Créer et transmettre, créer pour transmettre, n’est-ce pas le propre de l’homme ?
Un
Je ne me souviens plus exactement à quel âge j’ai pris conscience des phénomènes étranges que j’ai la capacité de provoquer de temps en temps. Dix ou onze ans ? Je ne saurais le dire. Aujourd’hui ma mémoire s’érode comme les dunes de sable du désert sous le vent. Le déroulement chaotique de ma vie laisse par endroit des pages vides dans les circonvolutions de mon cerveau. Peu importe mon âge à l’époque d’ailleurs. Par contre je conserve de façon parfaitement intacte le déroulement des faits de ce jour particulier comme s’ils s’étaient produits hier. Il faut dire que leur extrême étrangeté a profondément changé ma vie ainsi que mon rapport au monde et aux autres.
J’étais donc assis ce jour-là devant mon petit bureau dans la chambre que j’occupais au premier étage de la maison familiale, un jour de grosse chaleur, concentré sur un devoir de math. La sueur coulait sur mon front et mes sourcils peinaient à en stopper les gouttes qui se formaient avant qu’elles n’atteignent mes yeux. J’avais hâte de terminer ce travail fastidieux avant de rejoindre mes copains pour une partie de foot. Des équations étranges et des triangles qui s’entrecroisaient bizarrement me narguaient sur mon cahier. La vue des jardins des maisons voisines que j’apercevais par ma fenêtre, l’odeur de l’herbe fraichement coupée sur une pelouse invisible, les rayons du soleil qui frappaient le mur d’en face, les insectes qui butinaient allégrement les fleurs aux alentours, tout me poussait au dehors.
J’avais monté de la cuisine située au rez-de-chaussée une bouteille de Coca glacée. La buée qui se formait sur le verre me promettait une bienfaisante sensation de fraicheur. Elle trônait au trois quarts pleine entre mon livre de math et un pot rempli de crayons alors qu’une mouche m’agaçait depuis un moment à tourner autour de moi. Elle aussi devait avoir chaud et être enivrée par l’odeur de ma sueur. En voulant la chasser de mon front où elle s’était posée pour me narguer une nouvelle fois, je renversais la bouteille de Coca sur mon devoir presque terminé. Les chiffres, les signes, les mots et les lignes soigneusement tracés sur mon devoir s’étaient immédiatement mêlés, brouillés, déformés comme dans un cauchemar. Consternation ! J’en aurais presque pleuré, mélangeant ainsi sueur et larmes.
Profondément dépité et agacé à l’idée de devoir tout recopier avant de sortir, je songeais que cette seconde d’inattention devrait pouvoir être effacée. Je ne connaissais encore ni la mécanique quantique ni la théorie de la relativité qui mettent à mal notre sensation du déroulement inexorable du temps, la « flèche du temps » comme disent les scientifiques, mais je trouvais qu’il n’était pas juste qu’il soit impossible de le remonter, ce temps qui se déroule toujours dans le même sens du passé vers l’avenir. Prisonnier du temps, voilà la sensation qui m’avait assailli et dont je me souviens encore aujourd’hui. Une seule seconde supprimée dans une vie, ce n’est pas beaucoup demander. Mais ça peut tout changer. Qui n’a pas souhaité au moins un fois dans sa vie pouvoir revenir en arrière pour y effacer quelques instants particulièrement malheureux?
D’un effort de la pensée, par un phénomène que je ne m’expliquerai jamais par la suite, je revenais à la seconde où je décidais de chasser la mouche de mon front et prenais de mon autre main la bouteille de Coca pour l’empêcher de tomber. Mon devoir était intact ! Le temps pouvait reprendre son cours normal. Je finissais rapidement mon devoir et passais raconter à ma grand-mère ce qui venait de m’arriver.
Grand-mère Simone partageait avec nous la petite maison que nous occupions dans ce quartier tranquille composé de maisons proprettes entourées de jardins entretenus avec soin dans un très ancien lotissement, la cité Jeanne d’Arc, accroché aux premières pentes dominant Rouen. Dans l’axe de la rue nous pouvions admirer les flèches de la cathédrale, tantôt éclatantes au soleil couchant, tantôt perdues dans la brume. Quant à moi, je préférais explorer avec mes copains un ensemble immobilier de bureaux abandonnés dans lesquels je pouvais faire des découvertes passionnantes ou bien plus loin, le long du Robec aux eaux teintées par les teintureries, une usine désaffectée avec ses toits à moitié défoncés qui nous fascinait particulièrement. Nous y évoquions le passé des employés et des ouvriers, imaginant reproduire leur travail sur leurs bureaux branlants ou devant leurs machines tordues.
Ma grand-mère avait donc à l’étage de notre maison une chambre agréable qu’elle ne quittait que pour les repas ou quelques razzias vers le frigidaire quand une faim gourmande la tenaillait. Ma mère et mon beau-père qui me servait de père de substitution étaient absents comme d’habitude. Je me demandais à l’époque si nous vivions réellement sous le même toit. A cet âge-là je ne m’interrogeais pas sur les motifs qui poussaient ma mère à fuir la maison familiale. Ce n’est que bien plus tard que je chercherai à percer les zones d’ombres qui l’obsédaient.
Après que j’eusse raconté à ma grand-mère mon aventure de rupture chronologique, elle m’avait regardé avec compassion pour me dire que je m’étais sûrement endormi sur mon devoir, que j’avais rêvé que mon Coca s’était renversé et qu’a mon réveil j’avais pu constater qu’il n’en avait rien été. « Si tu mélanges les rêves et la réalité, tu es mal parti, Louis », finissait-t-elle par conclure. Ma grand-mère m’aimait beaucoup, mais elle refusait quand même de me suivre sur ce chemin irrationnel. Souvent elle m’accusait d’être continuellement perdu dans mes pensées, absent au monde qui m’entourait, rêveur incorrigible.
Et pourtant mes lectures de romans fantastiques dans lesquels des mondes parallèles rentraient en communication les uns avec les autres, me conduisaient à accepter cette manifestation étrange de mes pouvoirs paranormaux. Je considérais comme normal ces entorses à la normalité des autres. Comme les adultes peuvent-ils être si terre à terre, me disais-je.
La dernière remarque de grand-mère Simone me conduisait à m’interroger sur deux ou trois autres circonstances où j’avais pu remonter le temps pour quelques secondes afin de changer le cours d’un évènement désagréable. J’avais alors accepté l’idée que la réalité que j’avais réécrite avait succédée à un rêve ou plutôt, dans la majorité des cas, à un cauchemar. Mais cette fois j’étais certain que ma bouteille de Coca s’était réellement renversée, puis que j’étais revenu à la seconde précédant sa chute pour la retenir. Je sentais toutefois qu’il serait impossible d’en persuader ma grand-mère et que si je ne pouvais pas la convaincre, elle qui était si bienveillante à mon égard, je ne pourrai convaincre personne d’autre.
Suis-je condamné à conserver secrète cette faculté étrange, me demandais-je ? Aurais-je encore le pouvoir de recommencer cette expérience une autre fois ? Je décidais que je devais chercher à expérimenter à nouveau cette faculté et je me demandais illico si d’autres êtres humains étaient capables de remonter le temps comme moi. Peut-être se taisaient-ils par peur qu’on les tourne en dérision. C’était en tout cas la crainte que je ressentais pour mon propre compte. En évoquant ce passé lointain, je revoyais le doux regard de ma grand-mère Simone comme si c’était hier, sa bienveillance à mon égard, me pardonnant mes bêtises en leur trouvant toujours des excuses et palliant sans rechigner l’absence répétitive de ma mère, de mon beau-père et de façon définitive, semblait-il, de mon père, bien que ce sujet ne soit jamais abordé en famille.
L’odeur permanente du parfum dont ma grand-mère se servait en permanence, les nombreuses épingles qu’elle semait partout afin de maintenir en permanence un chignon compliqué, sa peau rose et ridée, mais toujours enduite d’une agréable crème qu’elle commandait je ne sais où, les livres, le plus souvent des romans policiers anglais, qu’elle entassait dans sa chambre, tout ces souvenirs me remontent en mémoire alors que j’oublie facilement les évènements de la veille. Mon enfance se pare aujourd’hui dans ma mémoire des plus belles teintes. Aurais-je la faculté d’oublier les expériences pénibles? Et pourtant il ne faut pas grand-chose pour que me revienne à l’esprit ma chute de bicyclette dans une rue très pentue près de notre maison ou la terreur que mon professeure d’histoire me provoquait ou encore la longue agonie de ma grand-mère Simone. Mais tout cela est loin, déjà trop estompé par l’accumulation des autres évènements de ma vie.
Deux
Aujourd’hui seul dans mon petit appartement, je ressens le froid de cette courte journée d’hiver. Un froid sec, presque métallique. Je suis sorti depuis peu de l’asile de fou où Annette, ma femme, avait réussi à me faire interner. J’avais eu le tort de vouloir lui faire partager mes expériences de rupture chronologique. Comme elle n’avait pas voulu croire à cette faculté étrange qui me permettait de remonter le temps, trop cartésienne pour accepter l’étrange, elle avait décrété que j’étais fou et comme elle avait fini par en aimer un autre que moi, elle avait trouvé pratique de me faire interner pour être libre de fréquenter Paul, mon copain d’enfance. Période noire où ma vie avait basculé dans l’horreur. Période de colère et de désespoir. Ah Paul pourquoi m’as-tu trahi ! Toi avec qui j’ai partagé tant de bons moments et de secrets. Paul mon confident dans les années de l’adolescence, devenu petit à petit un étranger au ventre rebondi et à la face rubiconde.
Il faut dire que le témoignage de quelques-uns de nos amis, plutôt ceux de ma femme à vrai dire que les miens, avait aidée Annette à persuader un psychiatre obtus à me déclarer fou. Quelle idée ! C’est ainsi par exemple qu’au cours d’un dîner à la maison où nous avions conviés deux couples de ses amis, je m’étais aperçu que j’avais oublié d’acheter le pain en rentrant du travail. Annette, agacée, avait commencé à m’agresser pour mon étourderie et mon manque d’égards pour nos invités. Elle avait fini par m’énerver par ses reproches qui mettaient mal à l’aise les autres convives si bien que je décidais de frapper un grand coup. J’allais chercher un vieux bout de pain rassis à la cuisine et déclarais que j’allais le multiplier comme Jésus-Christ dans le Nouveau Testament.
Vite fait, je me concentrais pour remonter le temps au moment où je passais devant la boulangerie en sortant du bus, j’y achetais trois belle baguettes dorées et revenais illico au moment que j’avais quitté brutalement.
En exhibant ces trois pains d’un air béat, j’escomptais remporter un succès mérité. Au lieu de ça, Annette m’injuriait pour me dire que ma blague n’était pas drôle du tout, que j’étais le pire des gamins pour avoir caché ce pain afin de me rendre intéressant en le sortant avec un air mystérieux comme un mauvais prestidigitateur de cirque branlant. Et oui elle avait dit « cirque branlant », je m’en souviens, car j’avais trouvé cette expression complètement déconnectée de son contexte. Mais le pire c’est que pendant que je faisais défiler le temps à nouveau dans le bon sens pour rattraper le vide laissé, Annette s’était brulée les doigts en sortant de vieux toasts rassis du grille-pain, alors que dans la version initiale du déroulement des évènements ses doigts étaient restés intacts. C’était bien le problème de ma faculté de remonter le temps. En reprenant son cours normal, des faits nouveaux pouvaient se glisser dans l’espace intercalaire. La douleur de sa brûlure, n’avait pas compté pour rien dans la hargne d’Annette à mon encontre.
Cet incident qui avait marqué le début de mes ennuis avec ma femme, me rappelait mon intervention malheureuse dans mon enfance au cours d’une réunion à l’aumônerie du lycée Flaubert où je poursuivais ma progression vers un athéisme militant. J’avais demandé la parole pour expliquer que Jésus n’avait pu multiplier les pains qu’en remontant le temps l’espace d’un instant pour approvisionner la foule qui l’aurait quitté sinon. J’imaginais la conversation entre Jésus et son disciple Pierre. J’improvisais alors le dialogue devant mes camarades en prenant un accent nasillard qui, je l’imaginais, devait singer celui des juifs de ce temps :
– Quoi, tu as oublié d’apporter le pain que je t’avais demandé d’acheter. J’avais pourtant bien insisté. Si nous ne nourrissons pas cette foule, elle va se détourner de nous et ma mission divine sera à l’eau !
– Pardonne-moi, Jésus, je ne suis qu’un pauvre étourdi (par une erreur de traduction, le mot étourdi s’était transformé en pêcheur dans la Bible).
– Il va encore falloir que je répare tes bêtises, toi qui me renieras dans trois ans ! Je vais vite faire remonter le temps, pour que tu te dépêches d’aller jusque chez le boulanger. Emmène avec toi Jean qui baille aux corneilles