Le livre où une femme accepte la réalité
Par Raphael Danjou
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À propos de ce livre électronique
« Maman, qui est mon père ?
— Mais, Ava, comment veux-tu que je le sache ? »
Ava n’a jamais connu son père. Lorsque, à 20 ans, un candidat se présente, elle le suivra à l’autre bout du monde pour comprendre dans quel trafic d’information il trempe, et pourquoi elle a été impliquée là-dedans.
Une histoire de parents absents, d’intra-terrestres et d’intelligence non-artificielle.
Raphael Danjou
Né en France au début des années 70, Raphael Danjou a toujours voulu devenir espion et réussir un triple salto arrière. N’aimant cependant ni l’armée ni le sport, il a préféré partir au Japon étudier l’intelligence économique et décrire dans ses livres les vies parallèles qu’il imagine. Après une pause littéraire due à une carrière accaparante, il s’en est tiré grâce à un tour du monde bienvenu, au cours duquel il a découvert la plongée en Australie, ses requins-baleines et ses poissons colorés, qui l’ont décidé à s’attabler de nouveau pour se consacrer à ce qui compte vraiment : l’écriture.Sa bibliographie compte désormais 9 romans.Il vit aujourd’hui au Québec avec sa famille et son chat adoptif.Born in France in the early 70s, Raphael Danjou always wished to become a spy and to complete a triple back flip. However, disliking both army and sport, he rather chose to study Business Intelligence in Japan and to write down his dreams as second lives. After a literary break due to a monopolizing career, a tour around the world came to the rescue and led him to dive for the first time in Australia among whale sharks and colorful fish. He then resumed to what matters most: writing, and currently has nine novels to his credit.Today, he lives in Quebec with his family and adopted cat.
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Le livre où une femme accepte la réalité - Raphael Danjou
Prologue
— Maman, qui est mon père ?
L’établissement au complet cessa de respirer. Les lattes du plancher, qui craquaient si voluptueusement auparavant, se turent. Les petites cuillères suspendirent leur tintement, et même la bonne odeur du pain frais, des croissants et des chocolatines s’immobilisa derrière la porte des cuisines.
— Mais, Ava, comment veux-tu que je le sache ?
La mère d’Ava, parfaitement insensible à la retenue ambiante, continuait à pelleter du gâteau jusqu’à ses lèvres. Ava, elle, avait cessé de manger. Elle regardait l’épaisse pâtisserie crémeuse disparaître dans la bouche de sa mère, dans l’estomac de sa mère, dans les intestins de sa mère ; comme une benne à ordures.
— Est-ce que j’ai eu un père ?
— Bien sûr que tu as eu un père ; tout le monde a un père, enfin, Ava ! Ne te fais pas plus sotte que tu n’en as l’air !
— J’ai le droit de savoir…
Un dixième anniversaire pour la fillette ; un énième pour sa mère. Toujours dans la même boulangerie-pâtisserie, à la même table face à la baie vitrée, pour considérer le monde sans y participer. Avec toujours ce même gâteau, d’aussi loin qu’Ava s’en souvenait, choisi par sa mère, « pour te faire plaisir, ma chérie. »
Le cœur d’Ava battait à tout rompre ; elle sentait son sang bouillir en elle et la chaleur monter dans son cou en attente des mots à venir. Parce qu’ils allaient venir : elle ne pouvait plus s’arrêter, maintenant qu’elle avait posé sa question, celle qui la taraudait depuis tant d’années.
Elle se sentait fière, d’avoir osé. Mais en même temps honteuse, car il ne fallait pas parler de ça, c’était interdit, depuis toujours. Et sa mère l’avait avertie : il fallait faire une croix sur le passé, ou cela la rendrait folle. Était-elle devenue folle ? Comment savait-on quand on était folle ? Elle ne se sentait pas légère en tout cas, non. Pas aussi légère qu’elle l’escomptait dans ses rêves du jour où elle se délivrerait de sa question. Le vide avait immédiatement été rempli par le besoin d’obtenir une réponse, une vraie réponse.
C’est alors qu’elle s’aperçut que le plafond se bombait. À chaque fois qu’elle inspirait, le plafond s’étirait souplement vers le bas, puis remontait à l’expiration, doucement, harmonieusement, presque imperceptiblement, mais assurément. Les deux mouvements étaient parfaitement synchrones. Elle respira plusieurs fois, en fixant le plafond, puis son champ de vision s’agrandit pour englober les poutres de bois, longues, épaisses, solides, qui couraient de part et d’autre du plafond. Des poutres qui soutenaient l’édifice et renforçaient l’impression d’être en sécurité ici.
Oui, il ne pouvait rien lui arriver de mal, ici, au contraire. Dans cette boulangerie, Ava se sentit soudain gonflée d’un pouvoir unique, d’une confiance nouvelle : elle pouvait y arriver ! Alors, comme d’un poing frappé sur la table cette fois, elle répéta :
— J’ai le droit de savoir !
La détermination de la gamine redonna un peu de souffle à la salle, et d’espace au plancher. Les lambris de bois se réchauffèrent aux murs, craquelèrent légèrement, assez pour laisser l’air circuler et permettre aux clients de respirer à nouveau. Sa mère lâcha un soupir :
— Mais quelle différence cela peut-il bien faire, qui est ton père ? Ce pourrait être n’importe qui !
La honte revint, furieuse, mais transposée : sa mère la dégoûtait. À un point tel qu’elle espérait ne jamais lui ressembler, jamais. Tout ce qu’elles partageaient lui faisait horreur, à commencer par ce jour d’anniversaire en commun. Ava ne le fêterait plus, ni Noël, ni Pâques, ni plus rien. Elle lirait des bandes-dessinées en mangeant des bonbons, c’est tout. Et elle se ferait des œufs, tous les jours. Bénédictines, avec le jaune crémeux et la sauce hollandaise. C’était cela qu’elle aurait souhaité pour son anniversaire : un déjeuner avec des œufs Bénédictines. Qu’elle mangerait dans une grande maison, avec des parquets partout, comme ici, des belles lattes de bois, larges comme ses deux mains et brunes comme ses cheveux. Sa table de cuisine encaustiquée sentirait bon le miel et le caramel salé ; un fauteuil à bascule occuperait tout l’espace devant sa bibliothèque. Elle n’habiterait plus ce petit appartement au sol en vinyle écœurant. Et froid. Et sale. Ava se disait que tout cela prendrait fin, un jour : elle s’en fit la promesse.
Sa mère, rassasiée, reposa la cuillère étincelante, parfaitement léchée, sur le bord de la coupelle.
— Ton père, ton père…
Ses yeux quittèrent le gâteau à la crème – objet de désir momentanément assouvi – et errèrent de droite et de gauche, comme des billes folles, avant de se fixer sur la baie vitrée, plus loin dans la rue, et au-delà dans l’immensité du vide urbain : tout plutôt que de contempler sa fille.
—… c’est un homme, c’est tout. Comme tous les hommes…
Ava tourna la tête pour suivre ce regard qui s’éloignait toujours, transperçant le flot continu des voitures et des passants, tentant d’y voir ce que sa mère pouvait bien contempler à travers les âges.
Ava se persuada soudain que si elle était capable d’accrocher l’objet regardé par sa mère, elle pourrait remonter le faisceau comme sur un pont jusqu’à ses pupilles et, même si cela l’écœurait, pénétrer dans son cerveau pour en extirper l’image de son père qui devait bien se terrer quelque part là-dedans. Elle se concentra très fort, plissa des yeux, et attendit de voir apparaître le faisceau, comme un laser pointant…
— Tiens ! Ce pourrait très bien être lui, là, par exemple : le voilà ton père !
C’était impossible, une telle coïncidence n’existait pas, sa mère était folle, Ava le savait. Elle aurait voulu détourner la tête, fermer les yeux ; ce qu’elle verrait ne pourrait que la désespérer, l’anéantir même. Mais c’était trop tard : son cou était coulé dans le béton ; ses yeux n’avaient plus de paupières. Et elle le fixait déjà.
De l’autre côté de la rue, posé sur le trottoir, un homme les regardait.
Ava sentit toute la boulangerie qui poussait dans son dos, et ses yeux se collèrent pratiquement à la vitre.
L’homme était grand, maigre, vieux : au moins 30 ans. Un costume gris clair l’habillait, des pommettes saillantes rétrécissaient son visage, que deux yeux noirs enfoncés mais lumineux rendaient à la fois sinistre et mystérieux. Des cheveux soigneusement peignés et gominés surmontaient le tout. L’homme venait à un rendez-vous, aucun doute. Savait-il que c’était son anniversaire ? S’en était-il souvenu ? Était-il là les fois précédentes, et Ava ne l’avait-elle pas remarqué ?
L’homme leur fit un signe, et le cœur d’Ava s’accéléra encore. C’était un acteur, c’était certain – Ava en avait vu au cinéma – payé par sa mère pour lui faire croire qu’elle avait bien un père. Non, cela aussi était impossible : elle ne dépensait jamais d’argent pour sa fille.
L’homme leva le bras et accentua son salut. Fallait-il lui répondre ? Lever la main elle aussi, lui faire signe d’approcher, qu’il était bienvenu ? Pourrait-elle habiter chez lui ? Bon sang, jusqu’où un cœur pouvait-il battre sans exploser ?
Un taxi se rangea le long du trottoir, et l’homme s’y engouffra. Un taxi noir, comme les yeux et les cheveux de l’homme, qui l’emporta.
La mère d’Ava reprit la cuillère et une bouchée crémeuse, très satisfaite :
— Et qui est parti, voilà.
Chapitre 1
Ava était en retard. Son bus était en retard. Même ses règles étaient en retard. Elle avait cramé ses œufs ce matin, et avait rendez-vous avec un flic : c’était dire combien ce lundi démarrait mal.
Le bus l’arrêta à « Des Embarcations » ; elle sauta sur le trottoir, grimpa jusqu’à la passerelle surplombant l’autoroute, la traversa comme une flèche et rejoignit ainsi la rue de la Maréchaussée, de l’autre côté. Sa sacoche tapait contre ses cuisses : quelle mauvaise idée avait-elle eue de l’apporter, pour se donner un genre.
Elle s’engouffra dans le poste de police et arrêta là sa course, dans l’entrée, le temps de reprendre son souffle ; elle était arrivée, après tout.
L’intérieur du commissariat, bien que puissamment éclairé, sembla sinistre aux yeux d’Ava, comme si le jour pas plus que la nuit n’y pénétraient, laissant l’endroit baigné dans un gris immuable. Des pleines brassées de gens circulaient pourtant à l’intérieur, certains en uniformes, la plupart non ; mais le bâtiment, lui, restait figé dans son enveloppe de béton. Un tas de poussière maintenu debout par des fourmis ouvrières.
Ava repéra tout de suite les portes à double battant et, derrière elles, le jeune homme en costume qui lui tournait le dos, les mains dans les poches, les pans de sa veste repoussés de chaque côté de ses fesses rondes et musclées.
— Ralph ?
Ralph Fiennes pivota sur les talons, sourit, et planta son regard bleu dans les yeux d’Ava. Le même regard fixe, un peu myope, qu’il avait porté sur cette Ava du passé, alors adolescente. À présent, Ralph arborait un collier de barbe châtain, taillé au carré, mais qui ne le vieillissait pas vraiment.
Il y avait quelque chose d’étrange à contempler son ex. D’étrange et de familier à la fois, un peu comme une enveloppe fantôme qu’on reconnaitrait tout en la craignant un peu. Et en effet, Ralph Fiennes brillait dans la pénombre du couloir.
— Bonjour, Ava !
Ava hésita en s’approchant : le serrer dans ses bras ? Lui secouer la main ? Lui rouler une grosse pelle ? Mais pas lui : il attrapa Ava par l’épaule pour l’attirer à lui et déposa une bise sur chacune de ses joues, laissant flotter une douce odeur de lait d’amande.
Il a pris de l’assurance, songea Ava.
— Merci d’être venue, c’est super gentil ! s’exclama-t-il.
— Pas de problème, ça me fait plaisir, répondit-elle en tapotant deux fois sa sacoche.
Elle voulait paraître professionnelle, montrer qu’elle savait comment s’y prendre, qu’elle l’avait déjà fait cent fois, que ça allait être du gâteau.
— Écoute, nous n’avons pas beaucoup de temps : dans une heure tout au plus ce gars sera relâché dans la nature et nous n’avons aucune preuve ; son dossier est épais comme du carpaccio. Alors si tu pouvais me donner un peu de concret, quelques traits de personnalité, des dates ou des lieux qu’il citerait, peut-être même décoder sa manière de penser, que je puisse comprendre comment il a organisé son réseau, n’importe quoi, ça m’aiderait à faire valoir mon enquête auprès de mes boss quand on me demandera des comptes…
Qu’espérait-il ? À 20 ans, lui était peut-être déjà Sergent, ou Lieutenant, et avait résolu des dizaines d’enquêtes basées sur une intuition ou les bribes d’un renseignement, qu’en savait-elle ? Mais elle, Ava, n’en était qu’à sa deuxième année d’études en Psychologie, et n’avait certainement jamais pratiqué aucune des techniques qu’on lui enseignait. Elle avait les grilles, les corrigés, certes, mais à part cela ?
— Tu le soupçonnes de quoi ?
Ralph Fiennes sembla hésiter.
— Est-ce que ça influe sur tes tests ?
— Je ne sais pas, avoua-t-elle.
C’était la vérité. Ava n’avait aucune idée de ce qui l’attendait lorsqu’elle se retrouverait face à un criminel, et non plus devant un étudiant de laboratoire.
— Trafic d’intelligence. Ni drogue, ni armes, rassure-toi ! Ce Baratto récupère on ne sait comment des informations confidentielles et les échange ensuite sur ses réseaux entre l’Angleterre, la Tanzanie, le Canada bien entendu, et peut-être bientôt les États-Unis ; un véritable Triangle d’or de l’information : il les vole ici, les décrypte là et les revend là-bas.
— Baratto, c’est ainsi qu’il s’appelle ?
— Oui, George Baratto. Il est très gentil, tu t’entendras bien avec lui.
Alors, va pour l’examen psychologique.
— O.K., je vais voir ce que je peux en soutirer.
Ralph remit sa main sur l’épaule de la jeune femme, rappelant en une seconde, sur un micromètre de peau, des heures à se promener les doigts entrelacés, à se caresser en pouffant sous les tables, à se lécher, à haleter et à frissonner sous les draps, à se serrer aux premières lueurs du matin. Une autre vie qui n’existait plus qu’en souvenirs. Mais le Ralph Fiennes d’aujourd’hui ne semblait pas s’y rattacher ; il était lancé sur son enquête.
— Je vais te dire : tu ne vas pas le regretter, Ava ; ce sera une super expérience pour toi !
Il rayonnait. Son sourire attirait même les derniers brins de lumière naturelle qui pouvaient pénétrer jusqu’à ce couloir. Si Ava doutait d’elle-même, et de ce projet, Ralph Fiennes semblait parfaitement en confiance. Il étendit alors le bras, la main, les doigts, qu’il avait si longs, si bien manucurés, pour indiquer la petite porte à côté d’eux, rectangle, plate, qui aux yeux d’Ava venait de se matérialiser sur le mur, et qui ostensiblement n’offrait plus d’échappatoires.
— Mais, attends, et… et toi, Ralph, qu’est-ce que tu deviens ? Flic, évidemment, mais depuis quand, pourquoi ? Qu’est-ce que tu as fait depuis deux ans ?
Ralph Fiennes sourit, comme un chat compatissant.
— Après, Ava, nous aurons tout le temps de parler de moi. L’heure tourne. Vas-y.
La porte s’ouvrit, la suça à l’intérieur, et Ava se retrouva dans une sorte de réfectoire bleu sombre. Le mobilier avait été poussé contre le mur et un robinet gouttait dans un évier, au fond. Seule une table subsistait au centre de la pièce, baignée par une douche de lumière crue. Une chaise avait été tirée, l’invitant à s’y asseoir. L’autre chaise était occupée.
— Hé, hé, une gonzesse !
Il sembla à Ava que la pièce s’agrandissait tandis que la table et la chaise se rapprochaient d’elle, que l’homme assis derrière devenait de plus en plus rond, de plus en plus rouge, comme des ballons de baudruche empilés, et qu’une voix en sortait, grinçante, perçante, comme faussée à l’hélium.
Les lèvres bougeaient, mais Ava n’entendait pas : elle luttait pour ne pas tomber.
Le faisceau de lumière l’aveugla brusquement et elle sut qu’elle avait atteint la table. Elle y abattit sa sacoche et s’accrocha aux sangles, dont elle défit les boucles pour extraire ses feuillets de tests. Était-ce le stress ? Une sorte de