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Boom, Bust, Boom: Petite histoire du cuivre, le métal qui gouverne le monde
Boom, Bust, Boom: Petite histoire du cuivre, le métal qui gouverne le monde
Boom, Bust, Boom: Petite histoire du cuivre, le métal qui gouverne le monde
Livre électronique377 pages5 heures

Boom, Bust, Boom: Petite histoire du cuivre, le métal qui gouverne le monde

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À propos de ce livre électronique

Focus sur un métal que l'on connaît trop peu.

Après être passé près de la mort en cultivant son potager, Bill Carter a voulu comprendre les tenants et aboutissants du métal responsable de l’empoisonnement des sols de son jardin, situé à Bisbee, une ancienne ville minière. Il se lance alors dans une investigation au long cours sur le cuivre, ses propriétés, son rôle dans l’évolution des civilisations, les conséquences environnementales, sociales et financières de son exploitation, et surtout de son omniprésence dans notre vie quotidienne.

Car en effet, sans cuivre, pas d’électricité, de téléphonie, d’internet… ni même d’alternative aux énergies fossiles !

De l’ancienne Égypte jusqu’à l’Arizona d’hier ou l’Alaska d’aujourd’hui, Bill Carter découvre comment l’extraction et l’exploitation du cuivre ont façonné nos sociétés. D’assemblées générales d’actionnaires à Londres jusqu’aux montagnes d’Indonésie, Bill Carter remonte le fil d’une bobine qui enserre le monde dans des liens étroits. En chemin, il fait témoigner un prospecteur aux faux airs de chercheur d’or, un chef de réserve indienne tiraillé par des conflits d’intérêt, des mineurs de père en fils, des communautés de pêcheurs du grand Nord inquiets pour leur survie, des patrons de multinationales rarement loquaces ou des traders cachés derrière leurs écrans.

Il livre ainsi une analyse passionnante sur ce métal qui est partout autour de nous et dont pourtant nous ignorons presque tout, à commencer par les dangers imminents et les dommages irréversibles que son exploitation peut causer à la planète.

Boom, Bust, Boom est une enquête fascinante sur un métal dont nous dépendons tous  : le cuivre.

EXTRAIT

Nous vivons à Bisbee en Arizona, dans un petit hameau niché dans les Mule Moutains, à 1 600 mètres d’altitude. Bisbee, ville minière désaffectée, se situe à 13 kilomètres de la frontière mexicaine à vol d’oiseau. La mine de cuivre, fermée depuis plus de trente ans, a laissé des traces de sa période d’activité. Ses puits grêlent le flanc des collines et les écoulements d’acide sulfurique colorent les falaises d’un orange foncé. Des chevalements gigantesques ponctuent l’horizon et rappellent les ascenseurs, chacun grand comme une maison, qui emportaient les hommes 300 mètres sous terre.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Boom, Bust, Boom est le meilleur type de journalisme qui soit : magnifiquement écrit, riche en détails et incontestable… C’est un superbe livre. - Sebastian Junger

Souvent, nous croyons connaître le monde, et soudain nous lisons un livre qui nous révèle que ce n’est pas le cas. Carter est un homme aguerri, qui confond l’industrie du cuivre et les graves dangers auxquels elle nous expose par négligence. Une lecture nécessaire. - Jim Harrison

Boom, Bust, Boom est un exposé fascinant sur l’abondance et la dévastation que représente le cuivre – un des éléments les plus omniprésents dans le monde moderne. - Joel Reynolds, Huffington Post

À PROPOS DE L'AUTEUR

Bill Carter est l’auteur de plusieurs récits, dont Les Ailes de Sarajevo (éditions Intervalles, 2008) où la dimension documentaire est toujours prégnante. Enquêteur acharné, tentant toujours de voir l’humain derrière les chiffres et les statistiques, il bâtit une œuvre où dominent les questions humanitaires et environnementales. Il enseigne actuellement l’art du documentaire dans une université d’Arizona.
Boom, Bust, Boom a remporté le prix Arizona/New Mexico Book Award de l’essai en 2013.
LangueFrançais
ÉditeurIntervalles
Date de sortie11 oct. 2018
ISBN9782369561705
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    Aperçu du livre

    Boom, Bust, Boom - Bill Carter

    Getty

    1

    DES LÉGUMES CONTAMINÉS

    J’aime ma ville, avec un soupçon de poison.

    Tom Waits

    Chaque année au printemps, je jardine ; activité modeste mais précieuse. Modeste, car nos agendas nous rappellent qu’il y a mieux à faire dans la vie ; et précieuse, car tout pas vers l’autosuffisance a le goût délicieux d’une victoire face à la pression toujours grandissante de l’industrie agroalimentaire.

    Mon métier m’amène à voyager souvent, et parfois dans des pays où la nourriture se mesure au nombre de bols de riz par semaine, où chaque foyer est approvisionné en eau par des enfants de 10 ans contraints à faire une dizaine de kilomètres à pied dans des zones désolées avant de trouver un puits. Jardiner permet de tenir à distance les rudes réalités du monde. Il s’agit d’une pratique saine, semble-t-il, dans un monde appliqué à se détruire.

    Quand je suis chez moi, je vais tous les jours m’entretenir avec les plantes. J’ai grandi dans une ferme, alors parler aux grenades en bourgeon me semble naturel, parfois davantage que de parler à mon voisin. Les pêches et les abricots aussi savent écouter. Aller vers eux me fait du bien. Je fais confiance aux plantes. Et quand les graines germent dans le sol, bien qu’invisibles, elles me sont d’un grand réconfort.

    Ce printemps prend à mes yeux un sens particulier. Ma femme est enceinte de notre seconde fille, et la première – qui a 2 ans – brûle de faire les corvées d’arrosage et d’aider son père au jardin dans les tâches quotidiennes. J’ai l’intention de transformer en potager un terrain que nous n’avons jamais utilisé, à l’arrière de la maison. Placé entre deux grands arbres, il est bien exposé, ensoleillé le matin et l’après-midi, mais ombragé en milieu de journée.

    Après deux week-ends entiers passés à bêcher, à ratisser et à me rendre au magasin d’outillage, je finis d’installer un système d’irrigation filtrante. Ma fille et moi passons un dimanche matin à planter des courges, des tomates, des laitues, des oignons de printemps, des piments jalapeños¹, des poivrons verts et quelques herbes comme du basilic, du thym et de la ciboulette. Les semaines suivantes, je me lève chaque matin avec le soleil, histoire de voir comment le jardin a poussé pendant la nuit. C’est lent au début, mais bientôt les légumes pointent à travers la fine couche de terre et commencent à se transformer en jaune, en rouge et en vert.

    Après six semaines de soins quotidiens, je récolte mon premier lot de laitues de printemps. Dans l’évier, je les lave avec soin, feuille après feuille. Finalement, je prépare une salade pour le dîner. Ma femme n’en veut pas, ni de quoi que ce soit en provenance du jardin. Elle n’a pas d’obsessions alimentaires, mais fait attention à ce qu’elle mange à cause de l’enfant qui grandit en elle. Je lui fais remarquer qu’on ne peut trouver nourriture plus naturelle. Elle répond que la terre du jardin ne lui inspire pas confiance.

    Elle a raison. Nous vivons à Bisbee en Arizona, dans un petit hameau niché dans les Mule Moutains, à 1 600 mètres d’altitude. Bisbee, ville minière désaffectée, se situe à 13 kilomètres de la frontière mexicaine à vol d’oiseau. La mine de cuivre, fermée depuis plus de trente ans, a laissé des traces de sa période d’activité. Ses puits grêlent le flanc des collines et les écoulements d’acide sulfurique colorent les falaises d’un orange foncé. Des chevalements gigantesques ponctuent l’horizon et rappellent les ascenseurs, chacun grand comme une maison, qui emportaient les hommes 300 mètres sous terre. Et puis il y a la fosse à ciel ouvert, un immense cratère au bord de la ville, une baignoire géante de plus d’un kilomètre et demi de long dans laquelle se déverse, du haut des montagnes, toute l’eau de nos moussons torrentielles.

    Ma femme et moi, nous nous sommes rencontrés à Bisbee, peu après l’an 2000, date à laquelle nous avions déménagé l’un et l’autre, principalement dans le but de fuir tout ce qui a des airs de banlieue. Une dizaine d’années plus tard, je sais le petit nombre de critères dont dépend, à mes yeux, une vie digne de ce nom. En premier lieu, ne pas conduire au milieu des embouteillages. Du tout. J’ai besoin de trouver devant ma porte un bon chemin de randonnée. Si l’argent manque, j’aime aussi pouvoir faire du troc pour satisfaire des besoins vitaux. À Bisbee, j’ai toujours pu échanger un de mes livres contre un repas, ou une cave² au poker, ou une bouteille de vin, ou les trois à la fois. Ici, l’argent est indispensable, mais le troc est admis.

    À Bisbee, il n’y a pas deux maisons semblables. En fait, leurs différences sautent aux yeux ; chacune d’elles reflète le propriétaire qui l’a fait bâtir, il y a bien plus de cent ans. Certaines rues sont si étroites qu’on n’y roule qu’après avoir rabattu son rétroviseur pour ne pas se le faire arracher. Dans les escaliers, les conduites de gaz sont apparentes et font parfois office de rambardes. Chaque propriétaire, homme ou femme, doit s’adapter aux particularités de sa maison, et il n’y a aucun mode d’emploi pour l’y aider. Les plombiers et les électriciens locaux doivent balancer par la fenêtre ce qu’ils ont appris, car pour les travaux, rien ici ne se fait comme dans les maisons actuelles.

    Bisbee n’est pas une ville minière quelconque. Dans son âge d’or, c’était l’une des plus importantes exploitations de cuivre des États-Unis. Phelps Dodge, puis les propriétaires de la mine et tout ce que l’Arizona comprenait jadis d’élite politico-économique – qui possédait la majorité des grandes mines de cuivre de l’État – tirèrent plus de 8 milliards de dollars du cuivre d’ici. On ne procède pas à un tel pillage du sous-sol sans laisser une cicatrice ou deux.

    En 2007, Freeport-McMoRan a racheté l’exploitation minière de Bisbee ainsi que tout ce que Phelps Dodge possédait en Arizona et dans le monde entier – y compris des mines situées en Afrique et au Chili – pour 25 milliards de dollars. À présent, Freeport possède la majorité des terres au nord et au sud de Bisbee. La firme possède la mine désaffectée. Elle possède les quelque 4 400 kilomètres de galeries minières qui courent sous la ville. Elle possède des pans de montagnes, des sections du désert alentour et beaucoup d’immeubles en ville. Même si elle ne possède pas la majorité des habitations, il semble parfois que seuls la population et le ciel échappent à son pouvoir et à son contrôle.

    Initialement située à La Nouvelle-Orléans en Louisiane, Freeport fut d’abord, en 1912, une entreprise d’extraction de soufre. En 1981, elle a fusionné avec l’entreprise McMoRan Oil & Gas, qui tire une partie de son nom du patronyme des trois hommes qui créèrent la compagnie : W.K. McWilliams, James Moffett, et B.M. Rankin.

    Freeport-McMoRan emploie à travers le monde 29 700 personnes et a obtenu en 2012 la 135e place dans le classement Fortune 500³. On estime ses réserves à 46 millions de tonnes de cuivre, 1,3 million de kilogrammes d’or et 1,1 million de tonnes de molybdène – un minerai utilisé pour renforcer l’acier. L’entreprise prévoit de produire plus de 1,8 million de tonnes de cuivre par an au cours des prochaines années, ce qui en fait la plus grande société minière de cuivre cotée en Bourse au monde, la seconde en taille après la Codelco, la Compagnie nationale de cuivre du Chili.

    L’entreprise a toujours attiré dans ses rangs un cortège de familles ou d’individus puissants, dont les Whitney, du Whitney Museum of American Art. Les Rockefeller ont siégé au conseil d’administration de Freeport pendant plusieurs décennies. Augustus Long, directeur de Texaco de 1950 à 1977, a aussi été un membre éminent du conseil d’administration aux côtés de Robert Lovett, fils de R.S. Lovett, président de l’Union Pacific Railroad et communément considéré comme un « architecte de la guerre froide ». Henry Kissinger a longtemps été membre du conseil d’administration et détient actuellement le titre de directeur émérite.

    À présent, James Moffett est président par intérim du conseil d’administration et président directeur général de Freeport-McMoRan, dont le siège a été déplacé de La Nouvelle-Orléans à Phoenix en Arizona après le rachat de la compagnie de Phelps Dodge. En 2010, la rémunération annuelle totale de Moffett était de 47 millions de dollars, salaire de base et revenus liés aux diverses stock-options inclus, ce qui fait de lui l’homme le mieux payé d’Arizona, la seconde place revenant à Richard Adkerson, co-président de l’entreprise, qui a gagné 180 millions de dollars depuis 2006, soit en moyenne 33 millions par an.

    En 1988, alors que son siège était encore à La Nouvelle-Orléans, Freeport a retenu l’attention du pays tout entier pour avoir déversé des eaux toxiques dans le Mississippi. Cette année-là, Citizen Action – un groupe de surveillance nationale de l’environnement installé à Washington – a établi que Freeport était au sixième rang des principaux producteurs de déchets toxiques aux États-Unis, et le numéro un pour la pollution de l’eau. Plus récemment, en 2008, l’Institut de recherche en économie politique de l’université du Massachusetts, à Amherst, a classé Freeport au 22e rang des plus grands pollueurs de l’air, avec une émission totale de 1 800 tonnes d’air toxique en une seule année.

    Dans le cadre de la transaction avec Phelps Dodge, Freeport avait l’obligation de recycler tous les sols pollués de tous les quartiers de Bisbee. Depuis 2008, Freeport a lancé un programme intitulé « Assainissement des sols », qui consiste à se rendre dans chacun des foyers de Bisbee pour vérifier si les terrains sont pollués. Quand la compagnie constate une toxicité au-delà du taux autorisé, elle retire du terrain tout le sol contaminé pour le remplacer par de la terre nouvelle. Puis, la compagnie s’en lave les mains et passe à la maison suivante.

    Je me suis adressé à Freeport pour qu’ils contrôlent notre sol, ce qui a été fait, mais il y a bien des mois. Une équipe de géologues, de chimistes et d’ingénieurs de l’environnement a fait le tour de la maison et sondé le sol sur une profondeur de soixante centimètres. Aucun d’eux n’a voulu répondre à mes questions, sauf pour me dire que les résultats arriveraient quelques semaines plus tard. Au cours des derniers mois, il était difficile de ne pas remarquer ces équipes de professionnels au volant de Jeeps vert tendre dont les portières arboraient le mot SHAW. Shaw – dont j’apprends qu’elle figure sur la liste des entreprises classées de Fortune 500 et qu’elle est liée au secteur industriel chimique et pétrolier – est située à Baton Rouge, en Louisiane. Elle offre divers services dont l’assainissement de l’environnement. Elle prétend assurer le nettoyage de sites hautement toxiques, comme les zones polluées par la fabrication d’armes biologiques. Quelques mois ont passé ; j’ai donc estimé que notre sol était sain. De son côté, le printemps n’attend personne et je veux faire pousser des légumes. Je veux montrer à ma fille qu’on peut trouver de quoi se nourrir sur le terrain plutôt qu’au supermarché.

    Le premier soir où je mange une salade de notre jardin, ma femme mange autre chose. Autant ma fille aime jardiner, autant elle n’aime ni les salades ni ce qui ressemble de près ou de loin à un légume. Elle se décide pour des macaronis au fromage. La salade est délicieuse, mais savoir qu’elle vient du jardin, de notre jardin, la rend plus savoureuse encore. Deux semaines durant, j’y travaille une fois par jour, voire deux, et chaque fois je me sens très fier de mon travail de jardinier.

    Un soir, je suis pris d’une migraine tenace, qui s’intensifie le lendemain soir. J’ai l’estomac à l’envers. Je me persuade que les maux de tête et les nausées viennent d’un virus qui traîne en ville. Une nuit, je suis réveillé par un tout autre malaise. J’ai la diarrhée et une crampe violente me tord l’estomac. Je me traîne jusqu’aux toilettes et vomis, encore et encore. Je commence alors à m’inquiéter et m’imagine gravement malade. Je pense à ce qui hante tant de gens en Amérique : je n’ai pas d’assurance maladie. Une nouvelle semaine passe, où alternent douleurs physiques et désarroi. Pendant ce temps, je ne me nourris plus que de produits de base.

    Au bout de quelques jours, je peux enfin marcher et manger de nouveau. Le jardin m’est totalement sorti de la tête, son existence même m’indiffère ; il a pourtant résisté grâce au système d’arrosage automatique dont le fonctionnement est assuré par les minuteurs fixés aux robinets des tuyaux qui traversent le terrain.

    Je me sens mieux et pars à pied chercher mon courrier au bureau de poste, impatient de sentir le soleil sur mon visage. En chemin, je lève les yeux sur le paysage habituel que je trouve beau malgré mon état de faiblesse, même si chaque point de vue me fait penser à l’exploitation minière d’autrefois. Là, sur le flanc de la Bucky O’Neil Mountain, s’ouvre une brèche de la taille d’un bâtiment de deux étages, la toute première entrée dans la fameuse Copper Queen. Comme la plupart des colonies minières, Bisbee regroupait une centaine d’exploitations appartenant à des indépendants, mais la Copper Queen, intégralement souterraine, allait devenir l’une des exploitations de cuivre les plus prospères du début du XXe siècle.

    Après avoir lu le journal local⁴, je trie mes factures dans le bureau de poste, et remarque une lettre de Shaw. Je la lis à plusieurs reprises avant d’en comprendre le sens : mon terrain à l’avant contient 564 ppm de plomb, 32 % au-dessus du niveau acceptable. À l’arrière, là où s’épanouissent en ce moment même les laitues, les poivrons et les oignons de printemps, le sol contient un taux de 79,3 ppm d’arsenic, plus de 100 % au-dessus du niveau acceptable pour une parcelle résidentielle.

    La façon dont l’arsenic et le plomb sont arrivés dans mon terrain n’a rien de mystérieux, mais, comme je ne peux voir ces poisons, j’ai choisi de ne pas croire à une contamination de mon sol aux métaux lourds. Je savais qu’autrefois se dressaient là, au-dessus de Bisbee et à 400 mètres de ma maison, plusieurs grandes fonderies, un étagement imposant de cheminées qui crachaient en permanence fumées et métaux lourds. J’ai lu des récits du début des années 1900, époque où de nouveaux arrivants découvraient la localité de nuit et racontaient qu’ils avaient éprouvé l’impression effarante de pénétrer dans un paysage infernal : des braises orange venant des fonderies volaient dans la nuit. Terrils, fumées, feux de camp, tout faisait de la colonie minière un paysage dantesque.

    À Bisbee, les mines de cuivre ont été réellement ouvertes autour de 1881, et la dernière a été fermée en 1975, vingt-cinq ans avant mon arrivée dans la ville. La fonderie a été démantelée en 1908, il y a plus d’un siècle, parce que les cadres supérieurs ne voulaient pas vivre dans une ville empoisonnée par une fonderie, et parce que l’entreprise avait arraché presque tous les arbres des montagnes alentour pour permettre à la fonderie de fonctionner vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il a fallu plusieurs décennies pour retrouver des arbres. Mais à l’heure actuelle, les taux d’arsenic et de plomb montrent que la terre arable est encore toxique. Un siècle de vent, de neige et de pluie plus tard, cent ans pendant lesquels la nature a tanné la terre, l’a blanchie, l’a lessivée, l’a inondée, l’a exploitée, l’a érodée – et les poisons sont toujours là. Le peu de cuivre trouvé dans la terre est dérisoire mais significatif. Il est probable qu’on a adopté une extraction par fusion, en laissant le vent disperser les particules d’arsenic et de plomb, particules qui sont allées se déposer sur les terrains tout autour.

    Cependant, la fonderie n’est pas seule responsable de la pollution des terres. Deux ravins parallèles traversent Bisbee, séparés par une ligne de crête couverte d’habitations sur l’un et l’autre versant. Beaucoup de ces maisons sont perchées à flanc de coteau et possèdent entre dix et cent marches qui donnent accès à leurs portes d’entrée. Désireux de créer des fondations de plain-pied au profit de quelques demeures de prestige, Phelps Dodge fit d’une pierre deux coups en utilisant des déchets miniers, ces restes indésirables qu’on appelle terrils, afin de niveler le sol. La compagnie a tiré de ces terrils une « terre » encore chargée des métaux lourds utilisés pour séparer le cuivre de la gangue rocheuse, « terre » que des camions ont charriée dans divers quartiers de la ville, afin de l’aménager en terrasses. C’est ainsi qu’à Bisbee, de nombreuses maisons sont actuellement édifiées sur des déchets miniers vieux de plusieurs dizaines d’années.

    En réalité, je n’ai pas été victime d’un virus qui traînait dans l’air de la ville. Selon les informations gouvernementales, le propre de l’arsenic est de pénétrer dans l’organisme avec les poussières en suspension. Son ingestion peut irriter l’estomac et les intestins, léser le système nerveux, et même endommager le foie. J’ai creusé la terre pendant plusieurs semaines, à quatre pattes, pour transformer le terrain en jardin. Souvent tranquillement, avec ma petite fille. J’ai mangé des légumes pendant des semaines. Quand je vois le peu que je sais de l’histoire du lieu où je vis, mon cerveau entre en ébullition.

    Je fais une pause, le temps de me réjouir de deux choses : que la terre n’ait pas inspiré confiance à ma femme enceinte et que ma fille n’aime pas la salade. L’une et l’autre se portent bien. Pas moi.

    Il me serait plus facile d’oublier les métaux lourds qui contaminent mon sol si je n’avais pas entendu dire, ces derniers mois, que Freeport-McMoRan allait rouvrir la mine, ce qui modifierait de fait le paysage économique, culturel et géologique de cette ville. J’en conclus que j’ai beaucoup à apprendre sur la façon dont les entreprises minières en activité affectent les villes à proximité.

    Ma femme et moi, debout sur le porche un après-midi, évoquons les années à venir. Et nous nous demandons si c’est une bonne idée d’élever nos enfants dans cette ville. Et même si la mine ne rouvrait pas dans les toutes prochaines années, rien ne nous assure que la reprise ne se fera pas dans cinq ou dix ans. Quoi qu’il en soit, c’est comme si une horloge suspendue au-dessus de nos vies scandait les heures, et je crains qu’avec le temps son tic-tac ne fasse que s’amplifier.

    Je regarde fixement mon jardin plein d’arsenic qui brille au soleil de l’après-midi. Que de temps perdu à cause d’une toxine fantomatique que je ne peux ni voir ni goûter ni sentir. Je commence soudain à me poser un tas de questions ; la première et la plus importante concerne les effets d’une mine moderne sur la communauté et la région tout autour. Selon les normes actuelles, l’activité minière de Bisbee était assez réduite. La fosse ressemble à un trou de pêcheur à côté de celles, océaniques, des mines d’aujourd’hui. Une exploitation moderne serait plus grande, occuperait plus de place et produirait beaucoup plus de déchets. Bien que nous soyons ici propriétaires d’une maison et profondément engagés dans la vie locale, aimerais-je encore vivre à Bisbee si la mine rouvrait ?

    Cette question, nous nous l’étions déjà posée réciproquement, ma femme et moi, mais jamais dans un sentiment d’urgence. À présent, en tant que parents, il nous faut trouver une réponse, et vite. Pourtant, chaque fois que nous l’abordons, aucun de nous n’a de réponse, comme si nous jouions à qui perd gagne et guettions celui de nous deux qui annoncerait le premier la nécessité de quitter nos amis, notre communauté, notre jardin et notre maison.


    1 Piments mexicains.

    2 Mise initiale à verser pour participer au jeu.

    3 Fortune 500 est le classement des 500 premières entreprises américaines, classées selon l’importance de leur chiffre d’affaires. Il est publié chaque année par le magazineFortune.

    4 Si je devais donner un exemple de ce qui, semaine après semaine, en dit le plus sur les habitants de Bisbee, je prendrais la page réservée à la police dans l’hebdomadaire local. Un entrefilet attire mon regard d’emblée : « Une femme demande qu’on fasse sortir de chez elle un serpent qui s’est égaré dans la pagaille. »

    Autre constat : « Un correspondant anonyme a signalé qu’un inconnu d’origine hispanique avait laissé dans sa maison une grande quantité de marijuana au numéro 2 100 de la rue S. Kentucky ». Le correspondant reste-t-il anonyme dès lors que la police sait que celui qui a passé l’appel est l’actuel résident de l’appartement situé au numéro 2 100 de la rue S. Kentucky ?

    Autre entrefilet représentatif : « De retour chez elle, une habitante de Bisbee a trouvé sa voiture recouverte de crème glacée. La porte à l’arrière était ouverte, et une lampe qu’elle avait laissé allumée était éteinte. »

    Parfois, le rédacteur de ces entrefilets prend le temps de laisser un message d’intérêt public : « Plusieurs javelinas – sorte de pécari sauvage – ont été renversés et tués sur les routes de Bisbee cette semaine. Prenez garde en chemin aux javelinas, morts ou vifs. » Face à ce que nous réserve la vie quotidienne, l’humour est une parade : c’est ce que confirment, à mes yeux, les annonces de la police.

    2

    BISBEE, ARIZONA

    De Bisbee à Tucson, 160 kilomètres… et un siècle.

    Adage local

    Située à treize kilomètres au nord de la frontière mexicaine et à cent soixante kilomètres au sud-est de Tucson, Bisbee se tient en équilibre entre deux canyons des Mule Mountains. Dominant l’étendue désertique comme des chameaux roulent leurs bosses, les Mule appartiennent à ce que les géologues nomment « îles célestes » – petites chaînes de montagnes détachées de celles qui ponctuent la carte du sud de l’Arizona. Ici, il neige tous les hivers, et les genévriers poussent en abondance sur les cimes. Debout au sommet d’une de ces montagnes, d’un côté mon regard suit jusqu’au cœur du Mexique la ligne claire d’un haut désert bordé de cours d’eau et préservé de tout contact humain. À l’est, je vois les montagnes Chiricahua, qui surplombent tout du haut de leurs 3 000 mètres. Dans cette chaîne montagneuse, les ocelots sont chez eux ainsi que les tangaras en été, et le jaguar du Mexique, nomade et imprévisible. Ces montagnes donnèrent aussi leur nom à la tribu apache de Geronimo, les Apaches Chiricahuas.

    Il y a bien des façons de raconter la découverte puis l’exploitation du cuivre à Bisbee. Si divers acteurs s’impliquèrent au fur et à mesure que le cuivre affluait, tous s’accordent sur le rôle historique d’un homme, celui qui fut tout à la fois le pionnier et le perdant de la Copper Queen.

    George Warren arborait une grosse moustache et des bretelles. Il menait une vie de prospecteur et d’ivrogne. Les années 1870, dans le Sud-Ouest, furent le temps des chimères et des arnaques. Les blessures de la guerre Civile étaient encore fraîches et les gens avaient envie de nouvelles terres, de nouvelles richesses et de nouveaux paysages. Sur les sentiers de pionniers qui traversaient la frontière américaine circulaient des histoires qui parlaient d’or et d’argent.

    C’est dans cet état d’esprit qu’un après-midi de 1878, M. Warren se retrouva juché sur un tabouret de bar à Tombstone, en Arizona. Ivre et sans doute tout occupé à parler de ce qui lui arriverait après avoir tiré le gros lot, Warren avait engagé la conversation avec Jack Dunn, un soldat de métier revenant des Mule Mountains. Il y avait passé quelques jours à traquer des guerriers apaches, près d’une source qui servait de point de rencontre dans leurs va-et-vient entre les montagnes Chiricahua et des opérations de pillage à Tubac et Tombstone. Avec son groupe, Dunn n’avait pas trouvé d’Apaches, mais des traces de cuivre et de plomb, oui. Ils déposèrent alors une demande de concession.

    Après cette rencontre de hasard, Dunn proposa à Warren une avance sur mise, ce qui signifie dans le vocabulaire des prospecteurs qu’il lui offrait un travail dans la concession, en échange de quoi Dunn prenait en charge ses dépenses de fonctionnement et lui accordait un pourcentage sur le rendement. Sans traîner, Warren se rendit lui-même aux Mule Mountains où il installa son campement et commença à creuser. Il trouva du cuivre presque aussitôt. D’autres prospecteurs arrivèrent très vite. Et bientôt s’implanta une colonie minière de fortune et des saloons fabriqués avec des branches d’arbre et des bâches de diligence. Des femmes suivirent, qui savaient que personne dans la région ne remplissait plus vite sa bourse qu’un mineur.

    Puis, un jour de 1879, après de longues heures passées à chercher du cuivre, Warren fit un pari que lui et ses héritiers allaient regretter à jamais. Il possédait un neuvième des parts de la Copper Queen et la misa en pariant qu’il pouvait distancer un homme à cheval sur quarante-cinq mètres, planter un piquet, et couvrir la même distance dans l’autre sens avant que le cavalier ne touchât au but. Il perdit. Deux ans après que Warren eut dilapidé sa part à la Copper Queen, un juge du comté de Cochise le déclara fou. Il partit ensuite quelque temps au Mexique mais finit par revenir à Bisbee où il mourut en 1892, clochard et alcoolique. À sa mort, la Copper Queen fonctionnait à plein régime et les gains de Warren eussent atteint en 1892 vingt millions de dollars.

    Que ce fût en guise de lot de consolation ou en reconnaissance du rôle qu’il avait joué dans la découverte de la Copper Queen, une effigie de Warren fut ajoutée au sceau de l’État d’Arizona. Et à Bisbee, le quartier édifié pour les cadres hérita de son nom.

    Au début, Bisbee était une colonie minière comme une autre, autrement dit elle n’était pas faite pour durer. C’est en 1880 qu’elle devint officiellement une ville, et elle doit son nom au juge Dewitt Bisbee de San Francisco, un des bailleurs de fonds de la Copper Queen, destinée à devenir la plus grande mine de cuivre du district. Les dix années suivantes, Bisbee s’emplit de mineurs de passage, de migrants misérables venus d’Europe, de soldats déserteurs et de propriétaires qui construisaient la ville à la hâte, comme tant des campements de chercheurs d’or et d’argent dans la région qui semblaient avoir surgi en une nuit. C’est pourquoi le plus ancien quartier de Bisbee, le vieux Bisbee pour les gens d’ici, n’a pas deux maisons semblables, et elles ont l’air de vieilles baraques de mine qui, comme leurs propriétaires, ont résisté au temps avec une rare obstination. Les mineurs les montaient pendant leurs jours de repos, puis faisaient venir leurs familles dans ce nouvel endroit, tout en haut des Mule Mountains. Après vingt ans d’exploitation minière, la ville devint la reine du cuivre, et il fut évident qu’elle était là pour un moment. À la fin des années 1890, c’était la cité la plus importante entre Saint-Louis et San Francisco, avec trois salles d’opéra, une ligne de trolley et des banques prospères. Ensuite, il y eut une guerre mondiale, puis une autre, et chacune ne fit qu’enrichir l’exploitation minière. Au bout du compte, l’architecture devint le reflet d’une population attentive à la vie collective : églises, écoles et immeubles commerciaux en briques et sur trois étages, où l’on vendait des vêtements et des produits de qualité. Ces immeubles sont encore debout et témoignent de la richesse passée de Bisbee. Bon nombre des colonies minières de cuivre apparues à la même époque ont fait long feu, détruites par le vent et les inondations qui sévissent en Arizona tout l’été.

    La plupart des mineurs qui firent marcher la colonie étaient des vétérans des guerres du XXe siècle – les deux guerres mondiales, celles de Corée et du Vietnam. Comme Bisbee refusait de disparaître, ils y revenaient après les combats et trouvaient du travail. C’est le début de la vie ouvrière dans une montagne paradisiaque, à la frontière du Mexique.

    Presque tout le monde, les touristes comme les gens d’ici, arrive à Bisbee par une route qui relie Tucson au sud et contraint le conducteur à gravir pendant quelques kilomètres la côte du Banning Canyon avant d’atteindre le plus long tunnel d’Arizona. De l’autre côté du tunnel, voici Bisbee qui, à première vue, ressemble à un chaos de maisons blotties contre les parois des deux canyons, Tombstone et Zacatecas, cramponnés comme des bébés scorpions au ventre de leur mère. Et les jours de pluie, la ville se serre davantage encore contre ces parois, car tout ici a le chic pour emprunter la pente qui mène à la mine à ciel ouvert.

    J’ai découvert Bisbee pour la première fois en 1996. Je vivais à Tucson et, un jour d’hiver, j’ai pris ma moto pour y descendre. Il neigeait ce soir-là et je suis resté sur place trois jours, avant de pouvoir retourner à Tucson. Heureux d’être immobilisé dans ce qui ressemblait à une ville du XIXe siècle, j’ai marché sans but précis dans les rues qui s’enroulent autour des collines. J’ai monté et descendu des escaliers et plongé un regard furtif dans des maisons dont l’architecture variait de l’une à l’autre. Et la mine, recouverte de neige, ressemblait à une fosse désaffectée, problème qui serait réglé un jour ou l’autre par quelque agence fédérale – un programme de dépollution en cours. Je me suis dit que je serais heureux de vivre à Bisbee et j’étais curieux de savoir qui vivait là.

    Quand la mine a fermé en 1975, les mineurs ont abandonné la ville avec tant de précipitation qu’on pouvait acheter une maison pour moins de 1 000 dollars. Après le Vietnam, Bisbee a attiré un flot régulier d’adeptes de la contre-culture désireux de mettre le plus de distance possible entre eux et la société. Disons qu’une minorité de gens subsiste grâce aux subventions publiques qui prennent la forme d’un chèque de la Section 8, plus couramment appelé, dans la région, le « chèque des fêlés ».

    Les jours calmes, Bisbee est une de ces villes dont les habitants semblent se limiter aux marchands qui vivent d’un tourisme restreint mais régulier. J’ignorais alors, et il m’a fallu des années pour le découvrir, tout l’éventail des gens qui vivent ici : propriétaires de ranchs, hippies, ivrognes, miniers à la retraite, fous d’oiseaux, concepteurs de sites internet, écrivains, industriels travaillant tout près d’ici, au Fort Huachuca, l’un des sièges des services de renseignement de l’armée pour les satellites et la technologie des drônes. Nous avons de petits trafiquants de drogue qui revendent de la meth¹ et

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