Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

La SAGA DES FILLES DU ROY- TOME 1: La traversée
La SAGA DES FILLES DU ROY- TOME 1: La traversée
La SAGA DES FILLES DU ROY- TOME 1: La traversée
Livre électronique498 pages8 heures

La SAGA DES FILLES DU ROY- TOME 1: La traversée

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Les Filles du Roy étaient filles de rien, sans protection ni avenir. Suite à la volonté du Roi et de Colbert, elles ont traversé l’océan, débarqué dans un pays étranger, inconnu et sauvage, pour trouver un mari et aboutir quelque part sur une terre le long du fleuve Saint-Laurent qui n’était même pas défriché. Près de la moitié d’entre elles sont tombées enceintes durant la première année de leur périple et ont dû accoucher dans des conditions inimaginables. Les «indiens» rôdaient et il faudrait survivre à l’hiver. Cette aventure rocambolesque a eu véritablement lieu. Cette histoire, c’est la nôtre.
LangueFrançais
Date de sortie1 mars 2022
ISBN9782898312014
La SAGA DES FILLES DU ROY- TOME 1: La traversée
Auteur

Jacques Langlois

Mâle, blanc, hétérosexuel, j’avoue. Homme au foyer, conseiller d’orientation, sociologue, psychothérapeute, homme d’affaires, restaurateur et écrivain. Un jour peut-être jongleur ou cordonnier. Poussière j’étais et poussière je serai. Romantique et émerveillé par le destin époustouflant des Filles du Roy qui sont nos mères à tous, j’ai voulu leur rendre hommage et mieux comprendre la vie qu’elles ont vécue, si loin et si proche de la nôtre.

Auteurs associés

Lié à La SAGA DES FILLES DU ROY- TOME 1

Livres électroniques liés

Histoire pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur La SAGA DES FILLES DU ROY- TOME 1

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    La SAGA DES FILLES DU ROY- TOME 1 - Jacques Langlois

    SFR_cover_final_copie.jpg

    Avant-propos

    C’est en 1534 que Jacques Cartier a « découvert » le Canada. Mandaté par le roi François 1er pour aller explorer les nouvelles terres découvertes au-delà de l’océan, il était parti à la recherche d’or et d’un passage vers la Chine. Le petit détail que représente l’Amérique allait l’empêcher de trouver la route de l’Orient. En explorant les côtes du nord-est de l’Amérique, il finirait par découvrir l’embouchure du fleuve Saint-Laurent. À défaut de trouver la fortune, il avait ouvert la voie à la découverte d’un immense territoire. Un jour, un pays merveilleux allait naître sur cet espace.

    Il faut avouer que la découverte de Jacques Cartier n’en était pas vraiment une. D’abord, quelques milliers d’années avant lui, des gens arrivés d’Asie par le détroit de Béring ont été les premiers à explorer les Amériques. Ils ont réussi à s’installer du nord au sud, et de l’ouest à l’est. Ils ont constitué des peuples, créé des cultures et des civilisations. Certaines régions plus au sud sont devenues prospères et les habitants y étaient nombreux. Ils ont fondé des civilisations remarquablement complexes et évoluées. D’autres se sont établis sur les terres le long du Saint-Laurent bien avant que Jacques Cartier arrive de France. Une demi-douzaine de nations vivaient dans l’est du Canada avec leur culture, leur histoire, leurs bonheurs et leurs malheurs. On ne sait pas exactement combien ils étaient, mais l’endroit grouillait de vie.

    Quelque part vers la fin de l’Antiquité ou le début du Moyen-âge, les peuples du nord de l’Europe, Gaéliques ou Vikings, sont devenus de très habiles navigateurs. Comme ils habitaient un territoire hostile, ils ont eu l’envie d’explorer les mers autour d’eux. Ils ont visité presque toutes les côtes de l’Europe. Certains, plus téméraires ou moins chanceux, ont fait voile vers l’ouest. Après avoir rencontré l’Islande et le Groenland, ils ont fini par aboutir eux aussi en Amérique. Pendant près de mille ans, au gré des hasards et des lubies des chefs, des expéditions et de brèves colonisations ont été effectuées sur les terres de l’est de l’Amérique. Il y a eu des contacts et des échanges entre ces grands blonds et les habitants des régions côtières. De part et d’autre, des légendes sont nées de ces rencontres.

    Toujours est-il que, en bon Français de la Renaissance, Jacques Cartier soutenait officiellement qu’il avait découvert le Canada. Il allait pouvoir s’approprier le territoire, y puiser les richesses qu’il convoiterait, et bien sûr, convertir les Sauvages à la bonne et unique religion catholique, apostolique et romaine. Pour le service et la gloire de François 1er, il avait conquis le Canada, planté sa croix et il projetait de coloniser le pays. L’aventure s’avérerait très ardue.

    Entre 1534 et 1660, l’Amérique s’est beaucoup transformée. Les Espagnols et les Portugais se sont installés vers le sud et ils ont entamé un processus de colonisation extrêmement brutal. Ils ont commis d’innombrables actes de barbarie. Au sud du Canada, le peuplement des colonies britanniques allait aussi bon train. Quelque 100 000 personnes étaient établies à l’est des États-Unis actuels avant la fin du 17e siècle.

    Plus au nord, les affaires étaient beaucoup plus laborieuses. En raison des rigueurs du climat, des maladies et du manque de volonté de la métropole, les efforts pour installer des colonies au Canada n’avaient pas donné de bons résultats. La colonie n’était composée que de quelques fragiles installations vulnérables aux intempéries et aux attaques des Sauvages. Le peuplement était famélique.

    Des richesses étaient exploitées. Beaucoup de poisson était pêché le long des côtes. Jusqu’à mille navires venaient y mouiller chaque année, rapportant vers l’Europe autant de cales pleines à craquer de morues salées. L’exploitation des animaux à fourrure allait aussi bon train. 25 millions de peaux de castors sont parties vers l’Europe entre 1535 et 1660 pour la confection de chapeaux feutrés. Le castor était le produit vedette du Canada et des efforts considérables étaient déployés pour acquérir le plus de peaux possible des Indigènes qui en faisaient la chasse.

    En dehors de la traite des fourrures, et malgré les efforts héroïques de Samuel de Champlain, la colonisation du Canada végétait. En 1660, plus d’un siècle après l’exploration du fleuve Saint-Laurent et de ses exceptionnels territoires, on ne comptait guère que quelque 3000 personnes réparties à Québec, Trois-Rivières, Montréal ou errant dans les forêts. Les colons français faisaient face à trois problèmes. Premièrement, ils n’étaient pas encore très habiles à composer avec le climat canadien. Pendant longtemps, affronter l’hiver avait été une épreuve mal maîtrisée. Bien des colons sont morts de froid et de faim. Deuxièmement, on ne maîtrisait pas bien non plus l’art de faire des réserves alimentaires qui permettraient de traverser l’hiver sans tomber malade. Pendant très longtemps, le scorbut a fait des ravages. Troisièmement, les Français avaient l’esprit conquérant et ils étaient sûrs d’eux. Mais ils étaient médiocres en diplomatie. À force de maladresses et de provocations, ils étaient devenus les ennemis de la féroce nation iroquoise. Celle-ci était bien déterminée à leur rendre la vie impossible et elle y arriverait avec des succès constants. Certains traits de la culture guerrière des Iroquois donnaient froid dans le dos même aux plus courageux. La torture jouait un rôle important dans leurs conflits.

    C’est donc surtout à partir des années 1660 que les colonies françaises ont vraiment réussi à prendre racine le long du fleuve Saint-Laurent grâce à la volonté, aux moyens déployés par la métropole et aux connaissances acquises. C’est à cette époque que l’histoire des Canadiens français a vraiment pris son essor et que les bases de ce qui allait devenir un des plus merveilleux pays au monde ont été jetées.

    Vers 1660, il y avait surtout des hommes dans la colonie. Il y avait peu de familles, et surtout, très peu de jeunes femmes célibataires. Pour peupler un territoire, c’était peu pratique. C’est pour cette raison que Louis XIV, guidé par les conseils judicieux de M. Jean-Baptiste Colbert, a choisi d’envoyer des filles à marier vers le Canada. Elles seraient 774 recrutées en France aux frais du roi pour venir trouver mari au Canada et se reproduire. Le succès de cette opération aura dépassé les espoirs les plus fous. Ce qui était une colonie moribonde allait rapidement devenir un grand pays prospère, une nation fabuleuse.

    L’histoire qui suit est celle de quelques femmes qui ont été Filles du Roy et des hommes qu’elles ont épousés. Elle est très fidèle à ce qui est arrivé pour vrai, mais elle met en scène des personnages fictifs pour ne pas trahir la généalogie des habitants actuels du Québec et du Canada. Les gens qui habitent ici aujourd’hui ont tous ceci en commun : avoir parmi leurs ancêtres ces femmes qui sont passées à l’Histoire comme « Les Filles du Roy ».

    Avant de commencer, il faut savoir qu’écrire en 2021 une histoire qui se déroule en 1667 entraîne des problèmes de vocabulaire. Certains mots du passé ont acquis un bagage délétère. Je n’ai pas toujours pu contourner ce problème. Après avoir longuement pesé le pour et le contre, j’ai gardé certains termes qui ne sont plus en usage aujourd’hui. Occulter les travers du passé n’aiderait pas à résoudre les problèmes du présent, bien au contraire. Il faut essayer de comprendre qui étaient nos ancêtres le mieux possible pour éclairer notre présent et découvrir comment construire un avenir meilleur.

    La Salpêtrière

    Noyon

    C’est le 10 septembre 1666 que Dame chance porta enfin son attention sur Anne Leloup. C’est en effet ce jour où il lui fut proposé de traverser l’océan Atlantique vers les Amériques afin d’aller y fonder une famille. Pour la première fois, elle sut que son existence aurait un sens. Elle eut le pressentiment que son destin pourrait s’accomplir autrement que dans la totale insignifiance qu’elle avait connue jusque-là. Elle ne se trompait pas. Elle prendrait mari et pays et, mieux encore, elle serait parmi les quelques centaines de femmes ordinaires et héroïques à l’origine de tout un pays. Elle ne pouvait pas le savoir, mais sa descendance serait plus nombreuse au fil des siècles que ce que ses rêves les plus fous pouvaient imaginer. Une bouffée de chaleur joyeuse et d’espoir envahit tout son corps. Elle s’empressa d’accepter sur-le-champ l’offre que la providence lui faisait enfin.

    Elle était un peu inquiète et elle allait devoir négocier les conditions de son passage, mais elle était certaine de sa décision. Son avenir était en Nouvelle-France. Il faut dire que jusque-là, la vie n’avait pas été commode avec elle.

    Anne Leloup était une fille ordinaire dans une France qui comptait déjà 20 millions d’habitants à cette époque. Et si le 17e siècle était un grand siècle pour la France en général, pour la plupart des Français, la vie en réalité était difficile.

    Anne est née le 15 juin 1644 à Noyon, bourgade située à quelques milles au nord de Paris. Sa mère Gabrielle était domestique et son père, Jean, était l’assistant d’un maître tonnelier honnête et réputé pour la solidité et l’étanchéité de ses récipients. Les chênaies de la région fournissaient un bois magnifique et facile à travailler. Le bois était encore abondant malgré les constructions navales de plus en plus ambitieuses de la royauté. La famille comptait quatre bouches à nourrir : le père, la mère, le frère aîné et Anne. Ils logeaient dans une dépendance attenante à l’atelier somme toute assez confortable. Le feu était chaud et l’eau facile d’accès. Les parents avaient même l’espace d’une chambre à peu près fermée, équipée d’un lit rembourré de paille, de plumes et d’étoffes.

    Malheureusement pour la famille, il s’est trouvé que, en 1650, quelques nobles de la région de Bordeaux ont voulu chercher noise à la Couronne française, obligeant celle-ci à trouver des « volontaires » pour aller rappeler les bonnes manières à la cité riche, mais rétive du sud-ouest du royaume. On se chicanait encore beaucoup à l’époque pour des prétextes de religion, d’argent et de pouvoir.

    Jean, qui était grand, fort et industrieux eut le malheur de croiser le chemin du capitaine au recrutement de Son Altesse Gaston d’Orléans alors qu’il s’en allait livrer une douzaine de feuillettes et autant de quartauts chez un vigneron impatient à quelques lieues au sud de Noyon. Le capitaine jeta tout de suite son dévolu sur le malheureux Jean et il le recruta séance tenante. Les formalités administratives étaient à cette époque assez rondement menées et l’on se souciait très peu de l’opinion des intéressés si d’aventure on avait besoin de leurs services. Il fut accordé à Jean trois jours pour préparer ses affaires, faire ses adieux, et se présenter à la caserne des Gendarmes du marquis de la Ferté-Imbault. Après son départ forcé, on n’entendit plus jamais parler de Jean à Noyon. Gabrielle eut le cœur brisé.

    Après six mois sans nouvelles de Jean, il fut signifié à Gabrielle qu’elle devrait quitter son logis pour faire place au nouvel assistant du maître tonnelier. Seule et pauvre avec deux enfants en bas âge, Gabrielle réussit à trouver une brasserie qui pourrait les loger en échange de leur force de travail. Elle attendait encore son mari. La vie à la brasserie était dure, les journées étaient éreintantes. Mais au moins les enfants étaient à peu près nourris correctement et ils avaient un toit au-dessus de leur tête.

    Antoine Renard qui tenait une auberge à quelques pas de la brasserie où trimait Gabrielle venait s’approvisionner en bière toutes les semaines. Depuis quelques mois, il s’arrangeait pour venir lui-même prendre les commandes au lieu d’envoyer un aide à sa place. Il avait remarqué Gabrielle et il commençait à penser qu’elle pourrait peut-être faire son affaire. Elle traînait deux morveux, mais elle semblait travaillante et docile. Et de ce qu’il pouvait en voir, elle avait l’air de bien tenir sur ses jambes, elle avait des hanches solides et les bras assez forts pour soulever un tierçon de bière. Il était décidé à lui faire sa cour.

    De son côté, Gabrielle avait bien remarqué qu’Antoine lui tournait autour. Jean était disparu maintenant depuis près de trois ans et elle avait perdu presque tout espoir de le revoir. Son garçon avait maintenant onze ans et sa fille, neuf. Ils se rappelaient à peine leur père.

    Gabrielle faisait de son mieux pour prendre soin des petits, mais elle était très lasse. Quelque chose s’était brisé à l’intérieur d’elle et ce n’était pas la cour que lui faisait Antoine qui allait lui redonner sa joie de vivre. Les hommages de ce dernier s’étaient résumés à lui dire qu’elle lui serait utile à l’auberge et qu’il voudrait bien tolérer ses enfants si elle acceptait de joindre sa vie à la sienne, et surtout, de faire fonctionner son commerce. Gabrielle était fatiguée de porter les sacs de grains nécessaires aux brassins. Elle était aussi fatiguée de vivre dans le réduit qui lui faisait office de logement, de n’avoir ni intimité ni liberté. La perspective de la vie à l’auberge avec une chambre à elle, enfin presque à elle, et l’accès à un garde-manger sur lequel elle aurait le contrôle suffirent à la convaincre.

    Un prêtre avait consenti à les marier malgré l’absence de preuve de la mort de Jean. Elle prit ses maigres possessions et déménagea à l’auberge avec Antoine. Elle partageait sa chambre avec son époux et les enfants étaient logés dans une petite pièce sans fenêtre sous les combles. Ils dormaient ensemble dans une litière garnie de paille et d’une vieille couverture.

    Les vrais problèmes commencèrent peu de temps après son installation, le soir où Antoine offrit à un riche marchand de garnir sa chambre avec sa nouvelle épouse Gabrielle contre un léger supplément. À la grande surprise d’Antoine et bien qu’il lui fit comprendre les importants avantages financiers de cette entente commerciale, celle-ci opposa un refus catégorique et très obstiné à cet arrangement. Antoine qui n’avait pas prévu pareille réticence de la part de Gabrielle en conçut une vive frustration. Il ne comprenait pas que sa femme n’accepte pas de bonne grâce d’offrir des services qui seraient chèrement rétribués contre un effort somme toute limité. Il perdit en même temps l’espoir qu’il avait conçu de mettre la petite Anne à contribution de la même manière à la première occasion. Il se trouvait très contrarié dans ses plans.

    La suite des événements montra que Gabrielle et Antoine ne s’entendaient sur à peu près rien. L’éthique de travail et les critères moraux de ce dernier étaient tordus et Gabrielle en concevait plus de mépris chaque jour. Leur relation se muta en une guerre perpétuelle où tous les coups étaient permis. Dans cette atmosphère brutale, Anne et son frère tentaient de se faire oublier. À la première occasion, ce dernier fut placé comme apprenti chez le boucher. Il avait douze ans et il s’en allait faire sa vie.

    Anne se retrouva seule avec sa mère à l’auberge. Elles essayaient de donner un peu de lustre à l’endroit malgré les nuisances d’Antoine. Gabrielle était bonne cuisinière et l’établissement finit par devenir fréquentable. Elles partageaient la minuscule chambre du grenier. Gabrielle ne voulait plus s’approcher de son mari.

    En 1659, Anne était devenue une belle jeune femme. Elle avait quinze ans. Son corps s’était épanoui. Les hommes avaient un regard chargé d’envie en la voyant. Antoine avait développé une obsession pour lui trouver un époux fortuné. Il était bien déterminé à monnayer le plus cher possible cette belle chair fraîche. Gabrielle voyait venir le moment où Anne les quitterait avec le cœur lourd. Cette dernière faisait sa joie et elle se sentait en sécurité avec elle à l’auberge.

    De son côté, Anne était plutôt dans l’insouciance de ses quinze ans. Elle avait bien remarqué la respiration pesante des hommes et leur regard allumé à son endroit, mais elle ne s’en formalisait pas trop. Elle était coquette et se sentait flattée par les compliments silencieux ou parfois maladroitement formulés. Les clients de l’auberge faisaient partie du décor et elle ne s’en souciait pas. C’étaient plutôt les nombreux jeunes hommes de Noyon qui attiraient son attention et qui lui faisaient rosir les joues. Elle courait les fêtes et les bals populaires et elle adorait danser le branle et la sarabande. Les jeunes hommes beaux, mais pauvres, employés ou apprentis, la faisaient rêver. Ils travaillaient dur comme elle et, les soirs de fêtes, ils étaient de véritables apollons dans leurs habits de bal. Ils partageaient les mêmes peines et ils rêvaient des mêmes lendemains prospères.

    Voyant bien qu’Anne n’avait aucune intention de faciliter ses projets de mariage fructueux, Antoine prit tous les moyens qu’il pouvait imaginer pour séquestrer la jeune fille à l’auberge. Il avait peur qu’elle perde sa vertu et toute sa valeur marchande avec. Il lui interdit les sorties et se mit à la surveiller continuellement. Anne rua dans les brancards tant qu’elle le put. Elle défia ouvertement les instructions de son beau-père et alla à des fêtes en dépit des querelles et des punitions cruelles qui s’ensuivaient.

    Le point de rupture fut atteint un soir où elle rentra en plein milieu de la nuit et où Antoine avait trop forcé sur la bouteille. Il avait passé la soirée à ruminer sa rage contre cette garce ingrate et insolente. Quand Anne ouvrit doucement la porte de l’auberge pour aller discrètement se reposer, elle eut la surprise de voir foncer sur elle un Antoine déchaîné, mais, heureusement, rendu maladroit par l’alcool. Dans sa crise de violence, il utilisait tout ce qui lui tombait sous la main pour la battre comme plâtre. Cette dernière hurlait et se sauvait comme elle le pouvait, mais il était beaucoup plus fort qu’elle. Leur raffut finit par réveiller les clients de l’auberge qui durent les séparer avant qu’Antoine ait fini de transformer Anne en chair à pâté. Il avait réussi à l’amocher un peu, mais il n’aurait certainement pas arrêté si autant de mains ne l’avaient arraché à son défoulement sauvage. Il écumait de rage et il voulait la tuer.

    Anne avait deux côtes brisées. Son visage était boursouflé et son corps était couvert de contusions. Elle l’avait échappé belle. Elle avait clairement vu dans le regard fou d’Antoine son envie de la réduire à néant. Plus que la douleur physique, c’était cette certitude qu’elle avait eue qu’il l’aurait tuée s’il l’avait pu qui la bouleversait. Toutes les fibres de son être lui dictaient une seule chose : fuir. Si elle restait, elle mourrait.

    Après avoir chassé les clients attirés par le scandale, Antoine monta se coucher et s’endormit très vite du lourd sommeil d’un ivrogne. Anne en profita pour faire ses adieux à sa mère et pour réunir ses quelques possessions. Sa mère lui donna un peu de nourriture et le peu d’argent qu’elle possédait. Elle ajouta la bourse d’Antoine dont elle connaissait la cachette et elle étreignit longuement sa fille adorée. Elle dut faire un effort surhumain pour ne pas s’effondrer en sanglots avant qu’Anne ait franchi le coin de la rue. Elle serait malheureuse, mais elle voulait qu’Anne parte loin et vite.

    Paris

    Après avoir battu la campagne et vécu d’expédients pendant deux longues années sans jamais trouver feu ni lieu pour vraiment se poser, Anne finit par aboutir à Paris. Elle avait désormais 18 ans. Elle était fatiguée d’errer. Depuis deux ans, elle avait rencontré toutes sortes de gens. Certains avaient été bons pour elle, mais d’autres lui avaient montré leurs pires instincts. Elle avait été agressée, battue, volée, exploitée, roulée, négligée et affamée. Elle n’avait connu que bien peu de périodes de calme et de repos et n’avait jamais vraiment pu se sentir en sécurité. Chaque journée apportait des périls. Chaque fois qu’elle avait pensé trouver un endroit où elle pourrait se poser, les choses avaient mal tourné. Les hommes voulaient abuser d’elle et les femmes étaient jalouses. Elle attirait toutes sortes de personnes mal intentionnées.

    À Paris, la vie ne s’annonçait pas beaucoup mieux. Cela faisait deux mois qu’elle était arrivée dans la capitale et elle n’avait pas trouvé d’endroit sûr pour se loger. Elle n’avait pas de travail régulier et elle avait faim. Elle n’était pas seule à vivre ainsi. Ils étaient des milliers comme elle, jetés à la rue ou débarqués des campagnes. Les récoltes des années 1660 et 1661 avaient été misérables en France. Ceci n’avait pas d’incidence sur les banquets à la cour. Par contre, pour les roturiers, les conséquences étaient catastrophiques. Les famines et les épidémies qui s’ensuivirent entraînèrent la mort d’un million de Français. La misère était très répandue.

    Anne, comme tant d’autres à Paris, vivait de débrouille, de services rendus, de mendicité et de petites rapines. Elle gagnait des miettes contre des tâches ingrates. Parfois on oubliait même de la payer. Manger était une obsession. Certaines périodes étaient plus faciles pour tout le monde, au temps des récoltes surtout. Mais vers la fin de l’hiver, quand la nourriture était plus rare, c’était eux, les sans-papiers, qui étaient les premiers à en manquer.

    Les notables de Paris n’aimaient pas voir toute cette racaille errer dans les rues et sur les places de la ville. Ils étaient malpropres et ils causaient du désordre et de l’insécurité. Le fléau de la pauvreté et de l’itinérance était combattu à Paris avec vigueur depuis des décennies. On chassait souvent les misérables de la ville ou on faisait des rafles pour les réduire aux travaux forcés. Peu importe les mesures employées, ils revenaient toujours hanter la ville. À l’époque d’Anne, on avait entrepris de construire de vastes hôpitaux qui devraient servir de refuge aux laissés-pour-compte. Ces hospices étaient à la fois des prisons, des refuges et des camps de travail.

    La patrouille de la ville de Paris finit par mettre le grappin sur Anne à la fin de février 1663. C’était un temps de l’année où les activités de la ville étaient à leur plus bas et où les vivres étaient de plus en plus difficiles à trouver. C’était la période où le plus de gens mouraient de froid et de faim. Les surplus étaient inexistants et même les déchets étaient rares. Il fallait se battre pour la moindre croûte moisie. À force d’avoir froid et de ne manger presque jamais de vrai repas, Anne n’avait plus que la peau sur les os et elle traînait une toux creuse depuis l’Épiphanie. Ce fut presque avec soulagement qu’elle sentit les mains calleuses des soldats la soulever pour l’enfermer dans leur panier à salade.

    Anne se rendit vite compte qu’elle venait en réalité d’échanger un malheur pour un autre. Elle passa le reste de la journée à se faire moudre les os dans la cage de métal tirée par un énorme cheval à moitié endormi. Elle avait été la première embarquée, mais les soldats devaient remplir leur cage dans les rues cahoteuses de la ville avant d’aller la décharger. Il fallait rentabiliser le voyage. Chaque fois que la porte s’ouvrait, c’était pour y pousser un nouveau malheureux transi et puant. Il n’y avait rien à boire ni à manger. Anne comme les autres avait fini par se résoudre à se soulager dans le coin de la cage. Les bosses du chemin les poussaient les uns sur les autres. S’ils avaient été des œufs, ils seraient tous arrivés cassés.

    Anne était rompue, vannée, gelée et totalement déshydratée quand le chariot franchit enfin le portail de l’hôpital de la Salpêtrière. Quand elle comprit qu’ils étaient arrivés à destination, elle espéra encore naïvement qu’elle aurait un peu de réconfort. Elle se trompait encore lourdement.

    Le chariot passa outre les bâtiments principaux et poursuivit son chemin vers le fond de la cour. On expulsa toutes les femmes de la cage pour les enfermer aussitôt dans un cachot creusé à même un large talus. Le chariot repartit vite porter les hommes ailleurs.

    La cellule était sombre et humide. Le plancher était irrégulier, tapé à même le sol. Ils étaient une dizaine à se partager cet espace de quelques pieds carrés. Les rats et les souris avaient l’avantage du nombre. Le mobilier était composé de quelques planches qu’on se partageait pour dormir. Il y avait une espèce de bassine qui servait de latrine et une petite barrique avec de l’eau stagnante pour boire. Chacun aurait droit à une demi-livre d’un pain rassis pour calmer sa faim avant la nuit.

    Hôpital de la Salpêtrière

    La tradition pittoresque de l’hôpital voulait qu’on souhaite la bienvenue aux nouvelles pensionnaires en les laissant croupir une journée ou deux dans les cachots. Grâce à cette savante présentation aux coutumes locales, les filles ne rouspétaient jamais en découvrant leurs nouveaux dortoirs et les conditions de leur séjour à l’hôpital.

    Avant de fournir leurs nouveaux habits aux malheureuses qui venaient d’arriver, il fallait les récurer à fond. Il faut reconnaître qu’elles étaient plutôt crasseuses à l’arrivée. L’opération se déroulait au grand air juste à la sortie du cachot. Les sœurs attendaient les filles armées d’un savon grossier, de brosses et de petits bassins d’eau glaciale. À la fin du mois de février, on était chanceux s’il ne fallait pas casser un peu de glace à la surface des seaux avant d’y plonger les brosses.

    Chacune était débarrassée de ses haillons et dans le plus simple appareil était savonnée et brossée de la tête aux pieds par une équipe de femmes vigoureuses et motivées à en finir rapidement. La patiente devait subir à la fois les assauts des brosses et du froid. Elle grelottait et elle avait la peau cramoisie ou violacée, selon sa constitution et les coups de brosse. Anne pensait qu’elle allait mourir de froid si le traitement durait une minute de plus.

    Pour se débarrasser des parasites, tous les poils du corps étaient aussi éliminés. C’était avec la peau irritée et à vif que les nouvelles pouvaient enfin passer leurs nouveaux habits. La tenue des pensionnaires de l’hôpital était toute faite avec de la laine grossière et écrue, depuis le justaucorps jusqu’au tablier qui recouvrait la jupe. Il fallait un mois ou deux avant que les fibres perdent de leur mordant et que les vêtements deviennent à peu près confortables. Entretemps, chacune devait endurer toutes sortes de problèmes d’irritation, de rougeur et d’urticaire. Des sabots de bois informes qui semblaient avoir été taillés à la hache complétaient l’uniforme. Les sabots n’étaient pas pratiques, ils blessaient la peau et ils protégeaient mal du froid. Il fallait impérativement les endurer, car il était interdit d’aller nu-pieds. Les premières semaines étaient un calvaire. Les filles boitaient et avaient les pieds en sang.

    Vêtue de son nouvel habit craquant retenu par une ficelle à la taille, Anne fut enfin dirigée vers le réfectoire. Elle tenait à peine debout à force de fatigue, de froid et d’inanition. Elle grelottait et trébuchait à tout moment avec ses mauvais sabots. Le repas de pain sec, d’orge bouillie et de pâle tisane qu’on lui servit lui fit le plus grand bien. Ce n’était pas bon ni copieux, mais au moins la bouillie et la tisane étaient chaudes et, pour la première fois depuis longtemps, elle put manger sans surveiller à outrance les alentours dans la peur de se faire attaquer ou de se faire dérober sa pitance. C’était un progrès. Elle était satisfaite de pouvoir manger le nez collé à son écuelle et de ne s’occuper de rien d’autre. Elle n’avait ni l’envie ni le courage de commencer à inspecter les lieux ou à regarder les autres filles assises près d’elle. Elle n’avait même pas encore remarqué qu’il n’y avait que des femmes dans la place. Elle mangea lentement en tâchant de tout oublier et de se faire oublier.

    Après le repas, les femmes furent triées selon les apparences de leur état. Celles qui étaient malades ou manifestement folles iraient vers des pavillons où elles seraient entassées en attendant qu’elles guérissent ou qu’elles meurent. La deuxième possibilité étant de loin la plus courante, elles seraient nourries approximativement et on ne ferait que de petits efforts pour les occuper à des travaux légers. Comme elles ne servaient pas à grand-chose et n’avaient aucune relation, la direction de l’hôpital ne se souciait que très peu de ces femmes. Elles ne représentaient que des problèmes et des dépenses. Les sœurs qui étaient affectées à leurs soins étaient en punition et elles se vengeaient de leur mauvais sort sur les pensionnaires infortunées et vulnérables. La malnutrition et la mauvaise hygiène accéléraient les maladies et le séjour de ces femmes à l’hôpital n’était habituellement pas très long. Elles mouraient pour la plupart en quelques mois et elles finissaient dans les grandes fosses communes, juste derrière les cachots.

    Nous étions maintenant au début de l’an 1663. C’était à l’hôpital de la Salpêtrière qu’Anne Leloup allait passer les quatre prochaines années de son existence. Elle allait devoir se plier à la vie rude et austère d’une recluse sans vraiment savoir ce que l’avenir lui réservait ni même savoir si un jour elle pourrait franchir à nouveau les portes de l’immense hôpital pour retrouver la liberté. Elle ne pourrait que tenter de s’adapter et de survivre, sans entretenir d’espoirs.

    Au moins, les récoltes du dernier automne avaient été meilleures que lors des deux désastreuses années précédentes. La famine se faisait un peu moins menaçante, tant en ville qu’à l’hôpital. Anne ne mourrait pas de faim.

    La vocation de l’hôpital était de réformer et d’élever l’âme des brebis égarées. Pour y arriver, on croyait à la mortification des corps et à la purification des âmes grâce à un régime sévère de travail et de prière. L’inconfort et l’humiliation avaient pour but de favoriser le repentir de ces femmes aux mœurs dissolues. En réalité, il régnait à l’hôpital un mélange inégal de moralisme, de sadisme et d’indifférence. Les sœurs qui étaient à l’hôpital de la Salpêtrière n’étaient pas toutes des religieuses. D’aucunes y étaient pour échapper elles-mêmes à la famine. Leur dévouement et leurs motivations étaient douteux. Dans ce lieu de misère, la douceur et la compassion étaient des raretés.

    Dix ans à peine après sa création, l’hôpital de la Salpêtrière était presque devenu une ville dans la ville. Situé sur la rive gauche, directement au bord de la Seine, il était à moins d’une lieue du Louvre. L’institution avait été créée et était financée par le roi lui-même, avec la contribution de riches notables très chrétiens. L’hôpital abritait déjà trois mille pensionnaires, des malheureuses trouvées à Paris et dans ses environs. Sa population était répartie en nombreux pavillons dispersés sur les quelque 150 arpents que le roi avait cédés des terres royales. Le lieu était un ancien dépôt de matériel militaire et de poudre à canon, d’où il avait tiré son nom de Salpêtrière.

    Avec le personnel, elles étaient près de 4000 à vivre à l’intérieur des murs. La mère supérieure était une religieuse issue de la haute noblesse. Elle avait ses entrées à la cour du roi. La supérieure avait à sa disposition une armée de près de mille sœurs, religieuses et laïques pour faire fonctionner l’institution. Les sœurs religieuses appartenaient à des Hospitalières fondées par Saint-Vincent de Paul. Quant aux laïques, leur statut n’était pas clair. Elles n’étaient pas des pensionnaires, mais elles n’appartenaient pas non plus à une communauté et elles n’avaient pas vraiment de droits établis. Ces femmes étaient à l’hôpital faute de mieux. C’étaient des veuves et de vieilles filles heureuses d’être logées et nourries.

    Quelques rares hommes étaient admis à la Salpêtrière pour accomplir des travaux manuels et pour assurer une petite présence armée. Pour le reste, la population de l’hôpital était composée d’enfants, de quelques dizaines de couples de vieillards et de près de trois mille femmes de tous âges. Une importante minorité était à la Salpêtrière en raison de différentes infirmités physiques ou mentales. La plupart étaient cependant à peu près en santé et en état de travailler. C’était la pauvreté qui les avait poussés jusqu’à l’hôpital. L’hôpital était à la fois asile et hospice. On n’y prodiguait que peu de soins. Pour toutes celles qui le pouvaient, l’hôpital était en fait plutôt une sorte de camp de travail.

    Anne faisait partie de celles qui étaient à peu près en santé et jugées aptes au travail. Elle fut désignée pour se joindre au pavillon Sainte-Lucie, avec les fileuses. Ce pavillon était situé dans la partie la plus reculée du domaine, tout au sud, du côté de la Seine. Le terrain était encore en friche par endroits et c’était de ce côté qu’on trouvait le plus d’arbres. Juste de l’autre côté du mur, c’était la campagne et la forêt. Le pavillon était rectangulaire, fait sur la longueur. Il était composé de quatre étages. Au rez-de-chaussée se trouvaient le réfectoire, les cuisines, la buanderie et des lieux d’aisance très rudimentaires. Le mobilier taillé dans le chêne était remarquablement robuste, parfaitement fonctionnel, mais austère.

    Les dortoirs occupaient le premier et le deuxième étage. Les combles au-dessus étaient faits de petites cellules mal isolées où logeaient les sœurs religieuses et laïques. Chaque étage était divisé en deux par un mur de brique recouvert de chaux. On trouvait de part et d’autre quatre pièces en enfilades qui pouvaient accommoder chacune vingt-quatre pensionnaires. Les lits étaient faits de grandes planches de chêne et ils étaient répartis sur deux niveaux. Ils étaient presque carrés, faisant cinq pieds de large sur cinq pieds et demi de long. Chaque lit pouvait accueillir trois pensionnaires, quatre en cas de nécessité. Les lits étaient prolongés d’une tablette où chacune pouvait déposer ses rares effets personnels. Sous chaque lit se trouvaient aussi un pot de chambre et une petite chaudière remplie d’eau.

    Comme elle était nouvelle, Anne fut logée à une place de milieu de lit. Elle devrait dormir avec une personne de chaque côté. C’était la place la moins prisée, il fallait endurer deux voisines. Sa chambre était la première en haut de l’escalier au deuxième étage. La chambre était percée de grandes fenêtres et il y avait de l’air et de la lumière. À vingt-quatre, les filles n’avaient pas froid l’hiver, mais elles crevaient de chaleur l’été. La planche du lit était couverte d’un mince édredon bourré avec de la laine mal lavée. Elle comprendrait plus tard l’ironie de ce luxe. Une grande couverture pas trop malpropre la garderait au chaud.

    Anne avait la tête qui tournait tellement elle était fatiguée et elle n’entendait pas grand-chose à ce que sa guide lui racontait. Elle aurait voulu se coucher et dormir au moins une semaine. Elle était obligée de se tenir debout et elle devait au moins faire semblant d’écouter les instructions qu’on lui donnait. C’était le milieu de l’après-midi et elle ne pourrait se coucher qu’après la prière et le repas du soir ; dans une éternité. Elle concentrait toute son énergie à ne pas s’effondrer tout en essayant de se montrer polie envers son interlocutrice.

    Le soleil se levait encore assez tard à ce temps de l’année. C’était le milieu de l’hiver. Anne s’était couchée aussitôt qu’elle l’avait pu et elle avait dormi comme une roche, minérale et inerte. Elle était tremblante et transie au réveil, mais elle se sentait un peu moins faible. Il ne faisait pas encore clair dehors. Elle était désorientée, mais les consignes aboyées par les sœurs étaient limpides et elle prit vite le chemin du réfectoire avant de recevoir une tape. Elle aurait préféré y aller pour manger, mais c’étaient des prières qui l’attendaient. Tous les matins, il fallait se tenir à genoux sur la dalle de pierre glacée du réfectoire et répondre aux prières en latin, récitées par la voix nasillarde d’une sœur enrhumée. Après ce douloureux exercice, on recevait un breuvage chaud et clair ainsi qu’un morceau de pain bis. Il fallait aussi faire sa toilette et ses besoins puis aller au travail. Anne observait les comportements de ses consœurs pour comprendre ce qu’elle devait faire et où elle devait aller. Elle se sentait comme un cheveu sur la soupe.

    Finalement, la cloche tinta et ce fut le moment de partir vers les ateliers. Toutes les filles partirent vite et Anne resta plantée au milieu de la salle, à ne pas savoir quoi faire. Elle était sur le point de sortir de la bâtisse quand finalement quelqu’un l’interpella. C’était une femme un peu sèche d’une quarantaine d’années, qui se présenta simplement comme Louise. Elle avait une haleine fétide et l’œil à moitié éteint. Elle s’approcha et observa Anne des pieds à la tête avec un air vaguement satisfait. Sans chercher à nouer la conversation, elle lui dit de la suivre. Anne lui emboîta le pas en silence, rassurée d’être guidée, mais inquiète de ce qui l’attendait.

    Le chariot

    Sur le côté du pavillon Sainte-Lucie, dans l’aire qui descendait vers la Seine, se trouvaient les postes de travail des fileuses. Leurs ateliers étaient une suite de cabanes et de kiosques mal assemblés où elles étaient à peu près abritées des intempéries. Les cabanes étaient trouées de grandes ouvertures pour y laisser entrer la lumière et pour y circuler. On y gelait tout l’hiver. Une bonne partie du travail était de toute façon accompli au grand air. Les filles étaient 450 à travailler au filage de la laine. Pour les fournir, une équipe d’une trentaine d’autres filles était chargée de laver et de carder la laine. Cette tâche ingrate et salissante était confiée aux exclues et aux nouvelles.

    La laine arrivait par charretées entières. Les paysans avaient pour consigne de la poser en tas au fond de la cour, à une centaine de pas des bacs de lavage. Ils ne pouvaient pas se rendre plus loin parce que le chemin devenait impraticable pour leurs chariots à bœufs. Il fallait faire le reste du chemin à pied. La première tâche qui échut à Anne était de transporter la laine laissée par les paysans dans la cour vers les bassines d’eau. Elle disposait d’une fourche et d’une vilaine charrette à bras pour transporter la laine.

    La montagne de laine à déplacer était impressionnante. Elle était haute comme deux hommes, elle faisait une dizaine de pas de large et au moins vingt de long. Son odeur fauve sautait à la gorge et elle était si chargée des parfums de ferme qu’on aurait dit que la laine allait se mettre à bouger. Ce qui n’était pas loin de la vérité. Quand on y regardait de plus près, on voyait que le monticule de laine grouillait de vie. Il était infesté de vermine des plus petites aux plus grandes. Le haut de la chaîne alimentaire était occupé par des rats, des chats, des ratons et même parfois un renard, et se décomposait jusqu’aux plus petits acariens.

    Il faut dire que la laine que l’hôpital achetait était essentiellement celle dont les autres ateliers de filage de Paris ne voulaient pas. Le but premier de l’opération était d’occuper les mains des pensionnaires et de purifier leur âme par le travail. Il importait peu que la laine soit de mauvaise qualité. Elle était achetée aux plus bas prix et sans inspection préalable. Une bonne partie de ce qui était livré était inutilisable. Souvent, la laine n’était pas fraîche. Elle avait été tondue une, deux ou même trois saisons auparavant et elle avait eu le temps de moisir, de pourrir ou de fermenter. Parfois la fibre fondait en une espèce de glu au toucher. C’était répugnant. Il fallait jeter presque la moitié de ce qui était livré.

    La laine de l’hôpital était particulièrement sale. Elle était souvent issue de la tonte d’animaux mal soignés qui étaient élevés dans les pires conditions. Le crottin et l’urine pouvaient représenter jusqu’à un quart de son poids. Comme en plus elle avait souvent été exposée à la pluie, elle était imbibée d’eau et lourde. Le pire restait les bestioles qui s’étaient établies dans la fibre. La quantité de mites, de tiques, de poux et de puces était affolante. Mais on trouvait également des hordes d’insectes et des araignées dodues. À l’occasion on tombait sur un nid de guêpes ou d’abeilles. Si on s’en rendait compte trop tard, les piqûres étaient cuisantes. Il arrivait qu’un coup de fourche malheureux dérange une bestiole un peu plus menaçante comme un chat sauvage ou une famille de gros rats. Les filles chargées du transport de la laine étaient parfois mordues et souvent griffées. Elles avaient réussi à apprivoiser quelques chats trouvés dans la laine pour les assister dans leur ouvrage. Ils étaient une douzaine à traîner autour, d’où ils ressortaient continuellement avec des souris, des rats et des couleuvres dans la gueule. Les filles qui devaient transporter la laine devenaient infestées de parasites. Elles se grattaient continuellement. Leurs compagnes de lit s’enrageaient contre elles parce que les bestioles envahissaient vite leur

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1