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Le Merle bleu: Récit d'un exil
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Le Merle bleu: Récit d'un exil
Livre électronique209 pages3 heures

Le Merle bleu: Récit d'un exil

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À propos de ce livre électronique

Un témoignage décalé.

« Elles ont passé des heures à expliquer qu’habituellement nous avions tout : des lits, des draps, du linge de rechange brodé et même amidonné dans nos armoires ; des verres en cristal, des souvenirs, de la vaisselle en porcelaine, des passeports, des aspirateurs, des animaux domestiques, des goûts de luxe, des jours fériés, des odeurs, des bruits, et surtout, surtout, que nous nous aimions les uns les autres, que nous n’avions pas passé les cinquante dernières années à nous haïr en secret en attendant la première occasion de nous étriper au grand jour de la façon la plus sauvage qui fût. Elles voulaient expliquer que la guerre était une méprise, un stratagème inventé par des politiciens diaboliques, que ça n’avait rien à voir avec nous, les individus assis devant eux. »

Le récit plein d’humour de cet exil, qui désamorce avec tendresse, profondeur et une finesse inouïe les idées reçues sur le déracinement.

EXTRAIT

« Mon père m’a demandé de ne le dire à personne, mais nous quittons la ville. Il dit que c’est seulement pour quelque temps, jusqu’à ce que le calme revienne. Je serai bientôt de retour. Je voulais te le dire. »
J’étais complètement retournée. « Vous allez revenir bientôt alors. Tu vas me manquer. »
J’ai raccroché et suis allée regarder à la fenêtre, comme si, dehors, un indice allait m’indiquer si la guerre aurait lieu ou pas. Mon amie fut l’une des nombreuses Serbes à quitter définitivement la ville cette semaine-là. Les Serbes de ma famille ont aussi quitté la ville la même semaine. Nous sommes restés et avons manifesté pour la paix, comme des poulets attendant que quelqu’un arrive pour nous décapiter d’un coup de hache.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Au pathos, la romancière préfère une discrète mélancolie, un tendre désenchantement. En sa compagnie, la fin de l’innocence porte des promesses de recommencement. - Christian Authier, Le Figaro littéraire

Une histoire puissante. - The Independent

Vesna Maric donne une image très décalée de l’exil, pas du tout plombante, presque joyeuse, comme si la découverte d’un monde nouveau était plus forte que la perte de l’ancien, que le déracinement. - Yves Mabon

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née en 1976 à Mostar, Vesna Maric a quitté la Bosnie à l’âge de seize ans dans un convoi de réfugiés à destination du Royaume-Uni. Le Merle bleu retrace le chemin souvent drôle et toujours décalé de Vesna.
LangueFrançais
ÉditeurIntervalles
Date de sortie11 oct. 2018
ISBN9782369561613
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    Aperçu du livre

    Le Merle bleu - Vesna Maric

    BURTON

    BONJOUR, VOISIN

    Je me souviens d’un bout de séquence télévisée devenu légendaire depuis. Des manifestants marchaient dans les rues de Sarajevo et s’affalaient soudain d’un seul mouvement, comme des herbes hautes fauchées par le vent. Les gens regardaient autour d’eux, déconcertés, se demandant ce qui avait sifflé à leurs oreilles et fait chuter cette fille si brutalement. Une fille de Dubrovnik, une étudiante, avait été abattue par un sniper sur un des ponts de la ville et son corps glissait au fil des eaux écumeuses et peu profondes de la rivière de Sarajevo. C’était la première victime de la guerre.

    Les snipers étaient cachés dans le Holiday Inn, édifié huit ans auparavant pour les jeux Olympiques d’hiver de 1984. Au début, on le regardait avec sympathie. Les gens lui avaient donné des sobriquets comme « œuf au plat » parce qu’en hiver, sous une épaisse couche de neige, on devinait sa façade jaune. Tout le monde allait y prendre un café le dimanche. C’était le point de rencontre de la ville. Pendant la guerre, l’hôtel abritait des journalistes étrangers qui passaient la nuit dans les chambres obscures et froides à se demander quel sens avait la vie et ce qu’ils faisaient là, pendant que les obus grêlaient et ravageaient la ville grelottante. Et au début de la guerre, dans les mêmes chambres, siégeaient les snipers qui ont tiré sur la foule en dessous d’eux en ce jour ensoleillé de printemps. J’ai vu ça en direct à la télévision, avec ma famille, dans notre salon de Mostar.

    Quand la fille est tombée, nous avons eu le souffle coupé. Ma mère, paniquée, a aussitôt téléphoné à sa sœur à Sarajevo. Vérifier que la famille et les amis étaient vivants allait devenir, dans notre vie, une activité redoutée et récurrente.

    La radio déversait des appels à descendre dans les rues. « Pour vaincre les tyrans », disait le présentateur. Nous avions déjà manifesté pendant des jours. « Bonjour, voisin » était le nouveau mot d’ordre, humaniste, qui promouvait avec vigueur une Bosnie-Herzégovine multiethnique. C’était mon plus profond désir et j’ai dévalé les escaliers pour aller dans la rue. Ce jour-là, la foule était plus réduite. Des rafales de mitrailleuse se faisaient entendre dans les collines ; je n’en avais jamais entendu auparavant. Ça fait un drôle de bruit, une vraie rafale de mitrailleuse. Un bruit de dents qui claquent, ou de machine à coudre actionnée par un maître tailleur. C’était inquiétant de comprendre que le cliquetis pouvait désormais tuer au lieu d’appartenir à la bande son d’un film d’action américain. Ce jour-là, nous sommes rentrés à la maison plus tôt et le matin suivant, personne n’a dit : « Bonjour, voisin. »

    Ce n’était pourtant pas mon premier contact avec la guerre. Quelques jours auparavant, en rentrant de l’école, une épouvantable explosion avait secoué la ville. Les vitres ont volé en éclats autour de moi, les gens hurlaient, le sol tremblait et chacun courait n’importe où au hasard. La guerre avait littéralement commencé par un bang où notre monde s’achevait, un bang semblable à celui d’où était sorti l’univers, il y a des milliards d’années. Je ne savais que faire et au lieu d’obéir à mon instinct et de me jeter par terre comme dans les films de propagande, je suis rentrée chez moi. J’ai frappé à la porte de mon voisin et nous avons tenté de comprendre d’où était partie l’explosion. Nous avons scruté l’horizon depuis sa terrasse. Il y avait de la fumée au nord de la ville. « Ça doit être le camp militaire nord », a-t-il annoncé. J’ai hoché la tête. Je ne savais pas où se trouvait le camp militaire nord et si ce qu’il disait était vrai.

    C’était un jour de printemps nuageux, l’air était chaud et nous commencions tout juste à porter des vêtements à manches courtes et à prendre le café dehors. Les fleurs des tilleuls parfumaient les rues et c’était la période de l’année que je préférais.

    Je me suis dirigée vers la boutique de ma mère, car je voulais voir ce qui se passait en ville. Les gens formaient de petits groupes. La confusion régnait et chacun tenait un discours différent. Des bouts de conversation ont frappé mes oreilles : « Ne croyez personne. Tout le monde ment. » « Ils disent que c’était un camion-citerne, plein d’essence, le conducteur y était encore. Il a cuit comme dans un four. Même mort, il avait encore les mains sur le volant. Ça devait être un conducteur modèle. »

    En chemin, je me suis arrêtée près de la maison de ma meilleure amie. Son père, M. Dušan, était militaire et je pensais qu’il devait être capable d’éclairer la situation. M. Dušan était un homme trapu. Ce jour-là, il semblait encore plus trapu que d’habitude. Et anxieux. Il était assis à la table de la cuisine aux prises avec des mots croisés, et à en croire la quantité de ratures, il avait tout faux.

    « Va-t-il y avoir la guerre, M. Dušan ? » lui ai-je demandé après quelques amabilités d’usage et une tentative pour trouver un équivalent au mot essence.

    « Non, non, y’aura pas de guerre, ma chérie. C’est seulement un peu de désordre, mais rien de sérieux. Ne t’inquiète pas. » Je me demande encore s’il me mentait ou s’il croyait vraiment que ça pouvait s’arranger.

    Dans la boutique de ma mère, les clients spéculaient sur ce qui s’était passé. Là aussi, chacun racontait une version différente. La seule chose sûre, c’était l’explosion du camion-citerne près du camp militaire nord. Mon voisin avait vu juste. Les gens parlaient d’une conspiration des militaires ou disaient que c’était une explosion accidentelle, ou que « l’ennemi » avait piégé le camion-citerne. Qui était « l’ennemi » ? me demandais-je sans rien dire, craignant d’être bombardée d’hypothèses supplémentaires. L’associé de ma mère a servi du café. C’était un homme doux qui devait mourir plus tard dans un camp de prisonniers.

    Les médias donnaient des informations contradictoires, et très vite on a parlé de « désinformation » en précisant qu’il s’agissait surtout d’alimenter ainsi la peur et la haine. « Ne croyez rien de ce que vous entendez. La désinformation peut être meurtrière », disait-on à la radio.

    Le lendemain matin très tôt, j’ai reçu un appel téléphonique. C’était mon amie, la fille de M. Dušan.

    « Mon père m’a demandé de ne le dire à personne, mais nous quittons la ville. Il dit que c’est seulement pour quelque temps, jusqu’à ce que le calme revienne. Je serai bientôt de retour. Je voulais te le dire. »

    J’étais complètement retournée. « Vous allez revenir bientôt alors. Tu vas me manquer. »

    J’ai raccroché et suis allée regarder à la fenêtre, comme si, dehors, un indice allait m’indiquer si la guerre aurait lieu ou pas. Mon amie fut l’une des nombreuses Serbes à quitter définitivement la ville cette semaine-là. Les Serbes de ma famille ont aussi quitté la ville la même semaine. Nous sommes restés et avons manifesté pour la paix, comme des poulets attendant que quelqu’un arrive pour nous décapiter d’un coup de hache.

    Ce jour-là, un orage a balayé la ville, badigeonné l’air d’un orange très Halloween et déraciné des arbres. J’ai regardé les ardoises tomber du toit et se fracasser dans la rue. C’était un bel orage. Après les gens ont dit : « C’est de mauvais augure. Il y aura la guerre », et face à l’exil d’une population fuyant la ville en plein mois de mars, à l’explosion de la veille, à la propagande nationaliste, à la suspicion généralisée, je me demandais s’il s’agissait là de mauvais présages. Pourquoi mettre son désastre sur le dos de l’orage ?

    Le soir même, alors que j’observais les racines d’un chêne tombé dans la rue, une autre explosion a retenti, près de la maison. Une voiture était passée à toute vitesse et quelqu’un avait lancé une grenade dans un bar, faisant tout voler en éclats. Il y avait des cadavres dans la rue, des blessés, des cris, le hurlement des ambulances et des voitures de police. Des années plus tard, j’ai rencontré quelqu’un qui se trouvait dans cette voiture. Il a raconté qu’il rentrait chez lui quand un ami s’était arrêté et lui avait proposé de l’emmener. Il monta dans la voiture. « On a juste quelque chose à déposer avant », dit l’ami. Sur le coup, il ne se douta de rien. Ils descendirent la rue, et un type assis sur le siège passager – qu’il n’avait jamais vu auparavant ni revu depuis – descendit la vitre. La voiture ralentit et il lança un paquet dans le bar. Le conducteur appuya sur l’accélérateur et ils s’enfuirent, laissant derrière eux le fracas d’une explosion. Après ça, l’homme qui rentrait chez lui ne prononça pas un mot pendant une semaine.

    Le bar était un endroit où les réservistes de l’armée de l’air venaient traîner. À cette époque, on trouvait beaucoup de réservistes dans les rues, en particulier dans les bars. C’étaient surtout des hommes assez âgés, avec des tenues de camouflage chiffonnées et des uniformes mal ajustés, et ils portaient des armes. Ils appartenaient à tant d’organisations militaires et paramilitaires que l’on n’avait aucune idée, la plupart du temps, de qui il s’agissait. Ils provoquaient énormément de dégâts ; ivres, ils prenaient d’assaut des lieux d’où ils chassaient tout le monde, tirant sur les murs avec leurs AK47 à bout de souffle.

    Il y avait eu – et il y avait encore – des désordres en Slovénie et en Croatie, mais personne ne pensait qu’il y aurait une guerre en Bosnie-Herzégovine. C’était impossible. Nous nous aimions les uns les autres. Nous prônions la souveraineté d’un pays multiethnique. Puis, après les élections générales, nous nous sommes rendu à l’évidence : nous ne nous aimions pas tant que ça les uns les autres. Chacun n’aimait que son camp et votait pour son propre parti, nationaliste. Les médias tenaient des propos contradictoires et j’ai arrêté d’écouter la radio et de regarder les nouvelles. La désinformation, me rappelais-je, ne fait que semer la peur et la haine.

    Après l’attentat contre le bar, ma mère a décidé que la meilleure solution était de nous envoyer, ma sœur et moi, à Sarajevo. C’est la capitale, disait-elle, et il ne pouvait rien y arriver. À ce moment-là, de façon irrationnelle, tous partageaient la conviction que Sarajevo serait épargnée. Le lendemain, nous sommes allés à la gare et avons découvert que tous les trains avaient été annulés en raison des barricades dressées autour de Sarajevo. Ce qui s’est révélé providentiel, avons-nous compris par la suite, puisque deux jours après commençait le siège de la ville. Tandis que les obus pilonnaient Sarajevo, ma tante pleurait au téléphone en disant que leur maison se trouvait exactement sous la base militaire installée au sommet de la colline d’où provenaient les obus. Et il était pratiquement impossible de fuir.

    Les tirs d’obus commencèrent aussi à Mostar, et j’étais réveillée par les mugissements de l’alerte générale dont l’intensité enflait et diminuait à la façon d’un chien hurlant à la lune. Ma mère courait dans la maison en criant : « Allez, allez, préparez-vous, on va aux abris. » Nous descendions les escaliers en désordre et rejoignions tous nos voisins dans la cave obscure où seuls avaient cohabité jusque-là du charbon, du bois et des souris. On y retrouvait de vieilles femmes avec leurs petits transistors collés à l’oreille, des enfants jouant en toute inconscience, des mères inquiètes et Olja, une de mes voisines enceinte de huit mois. Des hommes entraient et sortaient, discutant d’armement et de la « défense des femmes et des enfants ». Des jeunes gens des alentours qui avaient rejoint l’armée territoriale, un groupe de défense improvisé composé d’hommes de la région, exhibaient leurs uniformes composés de pantalons de camouflage et d’un casque pour trois.

    La désinformation faisait tache d’huile. Les gens revenaient dans l’abri en annonçant des nouvelles comme : « L’armée a enfoncé toutes les défenses et massacre tout ce qui bouge » ou « On a signalé l’usage d’armes chimiques dans un village proche. Tout le monde est mort ! » La panique s’emparait de l’abri, faisait fondre les mères en larmes, tandis que les pères se tordaient les mains et que le visage des vieilles s’allongeait et se renfrognait de plus en plus. Tout ça, ils l’avaient déjà vu.

    Une fois, je suis allée avec une amie prendre un café dans un des rares bars encore ouverts. C’était une journée paisible et nous voulions faire quelque chose qui nous donne l’illusion d’être normales. Après, nous avons décidé d’aller marcher, mais un groupe de gens nous a arrêtées dans la rue. « Où allez-vous ? » « Nous promener. » « Vous êtes folles ? ont-ils crié, l’air terrifié. On se bat dans les rues. Rentrez chez vous ! » Nous sommes rentrées à la maison, alors que le ciel était si bleu, traversé de nuages meringués. Les jeunes feuilles prenaient toutes les nuances de vert : émeraude, crapaud, pois, menthe. Le parc fabriquait un oxygène printanier tout frais pour nous et je songeais à l’obscurité du sous-sol humide qui m’attendait au retour.

    À la maison, maman était assise à côté de la radio et pleurait. « Cet homme, sanglotait-elle. Il a pris le contrôle du plus grand barrage de Bosnie et veut le faire sauter si l’armée ne cesse pas de bombarder sa ville. » J’ai monté le son. Murat, l’homme en question, avait fait appel à la radio nationale pour diffuser ses menaces. Alija Izetbegović et le général Kukanjac, le président de la Bosnie-Herzégovine et le chef de l’armée yougoslave en Bosnie de l’époque, ainsi que Fatima, la sœur de Murat, avaient tous été joints au téléphone par la station de radio pour un débat diffusé en direct. Murat prétendait qu’il avait cent kilos d’explosifs avec lui et qu’il était prêt à faire sauter le barrage et à noyer la moitié du pays si sa demande n’était pas satisfaite. Le problème, c’est que le général affirmait que son armée ne procédait à aucun tir d’obus. Évidemment, il mentait. L’armée effectuait bon nombre de bombardements.

    À la radio, le président tentait de calmer la fureur de Murat. « Ne faites pas ça, Murat. Ne faites pas ça maintenant, disait-il.

    — Qu’est-ce qu’il entend par maintenant ? ai-je demandé à ma mère.

    — Je vais le faire, je vais le faire sauter », criait Murat. Sa voix tremblait.

    Puis sa sœur a pris la parole : « Murat, pense aux gens que tu vas noyer si tu fais sauter le barrage !

    — Alors, Fatima, dis au général d’arrêter de bombarder notre ville et de tuer notre peuple, a répondu Murat.

    — Arrêtez les bombardements, général », a rétorqué sévèrement Fatima.

    Le général, sur le ton du défi : « Nous ne procédons à aucun bombardement. C’est quelqu’un d’autre. Nous ne bombarderions pas un peuple innocent. Peut-être est-ce votre propre peuple qui se bombarde lui-même et nous en rend responsable. »

    J’ai pensé que c’était une hypothèse ingénieuse, mais Murat a rugi en direct à la radio nationale : « Allez vous faire foutre, Kukanjac. Vous êtes un connard de menteur. »

    Le général a raccroché et j’ai applaudi. La Bosnie-Herzégovine venait d’envoyer à la face de l’armée yougoslave une gifle, modeste mais lourde de sens. Récemment quelqu’un évoquait Murat et nous nous demandions ce qui lui était arrivé. On a découvert qu’il n’avait pas d’explosifs ; il bluffait complètement.

    Nous avons quitté la ville ce jour-là. Les obus meurtriers retombaient en formant des courbes parfaites, laissant des « roses de pavé » sur l’asphalte. Une « rose de pavé », c’est une excavation constellée de petits trous disposés en cercles concentriques. Ça ressemble un peu à une rose, mais davantage encore à une giclée indélébile de vomi. Voici les souvenirs que nous avons de la guerre.

    Nous avons quitté la ville dans une voiture de police, grâce à une policière amie de ma mère. En traversant les rues désertes, les soldats de l’armée serbe et des unités territoriales (constituées, à cette époque, de musulmans et de Croates) s’agonissaient d’injures sur leurs talkies-walkies, et la radio de la police interceptait leurs insultes fleuries :

    « Bande d’enculés, on va écraser vos crânes d’islamo-catholiques. »

    Grésillements.

    « Votre poète le plus connu, Njegoš, est mort de la syphilis. Il enculait des moutons. »

    Nouveaux grésillements.

    La voiture gravissait la colline et bientôt on a pu voir la ville se déployer en contrebas. On a cessé de capter la radio.

    COMME SI LA TERRE BASCULAIT

    Pour m’obliger à quitter la ville sans faire d’histoire, ma mère m’avait amadouée en me promettant de me laisser partir seule en vacances au bord de la mer avec des amis. J’y ai cru et j’ai préparé un petit bagage. « Une semaine seulement », avait-elle dit. De toute façon, les choses s’aggravaient. Sans le vouloir, ma mère a tenu sa promesse –

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