Sortir du Japon
Par Serge Cassini
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À propos de ce livre électronique
Le narrateur, un Français habitant à Tokyo, se rend compte un matin que sa femme est partie avec son fils. Dès lors, il le sait, essayer de retrouver son enfant sera un combat. Mais contre quoi ? Contre la fatalité plus lourde que le réel ? Contre un pays qui préfèrerait le voir disparaître ? Ou contre sa propre folie ?
Serge Cassini
Serge Cassini habite à Tokyo avec sa famille. Il n’a toujours pas été kidnappé par des extraterrestres, ce qui le réjouit et l’attriste à égalité. En attendant, il raconte des histoires bizarres pour le plaisir de tous.
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Aperçu du livre
Sortir du Japon - Serge Cassini
1
J’étais dans le métro Tokyo, mais je ne savais plus si je rentrais chez moi ou si j’allais au bureau. J’avais peut-être raté ma station. Quelle station ? Ça m’arrivait parfois. Avais-je raté ma station ?
Par les fenêtres du wagon, le noir du tunnel défilait. Les autres passagers fermaient les yeux. Aucun élément autour de moi ne permettait de savoir dans quelle direction j’allais. Je n’avais pas envie de regarder mon smartphone pour le savoir. En moi, toujours la même fatigue, intemporelle. Je me suis demandé à quelle profondeur sous la ville le métro était en train de se déplacer. Dans les boyaux sombres où je fonçais, je pouvais facilement imaginer un peuple d’aveugles qui depuis longtemps ne se posaient plus de question et passaient leur vie à éviter le monstre de fer qui traversait leur territoire et faisait fuir les rats dodus, leur seule nourriture. Ils avaient peut-être fait du métro un dieu.
Une voix enregistrée a annoncé une station que je ne connaissais pas ou dont je ne me rappelais pas. L’annonce était en japonais, en anglais, en coréen, en chinois et, étrangement, en français.
En face de moi, une grosse Occidentale me regardait. Je n’aime pas être dévisagé, surtout par des gaijin. En raison de la fatigue, sans doute, je me suis mis à rire.
Les autres passagers dans le compartiment ont ouvert les yeux.
J’ai compris trop tard mon erreur. Je m’étais endormi dans le wagon réservé aux femmes.
Et maintenant, une foule féminine me fixait avec haine.
– Désolé, ai-je dit, je n’ai pas fait attention. Je descends à la prochaine station.
– Est-ce que vous savez, dit l’Occidentale, que les Japonais ont un intestin plus grand que les autres ?
Une femme à côté de moi s’est touché le ventre. Les autres femmes du wagon aussi. Elles avaient toutes un ventre protubérant.
– Vous vous êtes endormi dans le wagon réservé aux femmes enceintes. C’est grave.
– C’est ridicule. Je ne vois pas en quoi se tromper de wagon fait de moi un criminel.
– Vous n’êtes pas un criminel. L’auriez-vous été, cela aurait simplifié les choses.
Une femme a sorti un miroir de son sac et me l’a tendu. La voix enregistrée a annoncé l’arrivée à la station Kagamizaka. La grosse Occidentale s’est mise à vomir. Les autres femmes ont apporté une bassine.
« Nous arrivons bientôt à la station Kagamizaka », a fait la voix dans un français langoureux des années 70.
Quand je suis sorti du wagon, quelques femmes m’ont donné des coups de ventre.
J’ai vérifié que c’était bien ma ligne. Pourtant je ne connaissais pas cette station.
Les gens sur le quai avaient le visage gris. Ce devait être le soir.
Je suis allé dans les toilettes publiques pour me passer de l’eau sur le visage. Le miroir était brisé. Mais je n’avais pas besoin de me regarder dans le miroir. L’odeur d’urine efface toute nationalité. J’avais l’impression de nager dans une eau sombre faite de sensations qui ne m’appartenaient qu’à moitié.
La mécanique est parfaitement huilée quand on ne la regarde pas. Un type s’est tourné vers moi. Il avait l’air d’un salaryman japonais tout ce qu’il y a de normal mais il avait une perruque dorée. « Est-ce que tout est réglo chez vous ? » a-t-il demandé.
Comme je ne savais pas de quoi il parlait, j’ai répondu par l’affirmative.
« Vous devriez surveiller votre femme. »
D’un geste vif, il m’a frappé le bras. La douleur était terrible. Ma manche était trouée et de la fumée en sortait. Les autres types ricanaient.
Je n’avais même pas la force de crier. J’ai enlevé ma veste et mis mon bras sous l’eau du robinet. J’avais une marque rouge de brûlure. Le salaryman à la perruque dorée avait dû appliquer un sceau pour arriver à traverser mon vêtement. Sur ma peau que se boursouflait, un tatouage apparaissait sanguinolent : fake japanese.
Je suis allé voir un employé de la gare. Il a ricané et a donné un coup de fil.
Un policier rondouillard a examiné d’un coup d’œil mon bras. « LivLA ! » a-t-i crié. « LivLA ! ». Il m’a montré du doigt la rame de métro qui s’ouvrait, m’a poussé, et a crié en faisant de grands gestes : « LivLA ! »
Dans le wagon, il n’y avait que des hommes rondouillards.
J’ai rentré le ventre.
– Tu as un gosse ? m’a demandé un passager.
– Oui, un fils, Kenji. Il a...
– Un half ? Il doit être mignon.
– Il est très mignon.
– Vous me rappelez mon oncle. À l’époque, je parcourais la campagne sur les épaules de mon oncle... il pouvait nommer toutes les plantes et écrasait les insectes entre ses gros doigts calleux...
Heureusement, le métro s’est immobilisé à nouveau et les portes se sont ouvertes. J’ai constaté que c’était ma station.
Devant la station, un homme était couché dans la rue. Une vieille dame a sorti un sifflet de son sac et l’a utilisé avec zèle.
Quelques secondes plus tard, un policier est arrivé. Il portait un genre de tapis bleu qu’il a étalé à côté de l’homme par terre. Puis, à l’aide de la vieille dame, il l’a fait rouler sur le tapis, a roulé le tout et l’a mis sous son bras, avant de disparaître dans le parc en face de mon immeuble.
Au moment d’entrer dans mon immeuble, j’ai constaté pour la première fois qu’il y avait un graffiti sur le mur. Une goutte de spray finissait de couler. C’était un mot qui me rappelait vaguement quelque chose. « LivLA ».
2
Sur le palier de ma porte, j’ai entendu une voix qui m’appeler. C’était la voisine d’en face. Yumi Yamamoto semblait avoir pleuré. Elle était en peignoir. « C’est mon mari », a-t-elle dit. Elle me faisait signe de venir. J’ai pensé au pire parce que son mari était un étranger aussi, un Français comme moi. « Il a disparu. » Je n’ai pas osé lui dire que ce n’était pas le moment. Elle avait déjà préparé deux verres de vin sur la table basse. L’appartement ressemblait au mien mais il était dans un état de désordre sans nom, comme si on l’avait plusieurs fois fouillé de fond en comble, retourné les meubles, vidé les placards et tout remis en place en hâte. Elle n’a pas relevé mon étonnement. Yumi a bu une bonne lampée, s’est levée et a laissé tomber son peignoir de bain.
– Je ferais n’importe quoi pour le retrouver, a-t-elle dit, entièrement nue.
– Pas la peine de se mettre dans cet état, dis-je.
– Quel état ?
– Ce n’est pas grave. Quand a-t-il disparu ?
– Qui ?
– Votre mari, Yann.
– Je suis prête à me sacrifier pour que vous le retrouviez.
– Je ne suis pas sûr d’être la bonne personne.
– Je pourrais même payer en nature un détective.
– Mais dans ce cas, vous n’avez pas besoin de moi.
– Vous êtes français comme lui. Vous êtes blond et c’est votre ami.
– Ce n’est pas à proprement dit mon ami et mes cheveux sont plutôt châtains.
Un enfant est entré dans le salon. C’était Kenta, le fils de Yann et Yumi. Il ressemblait beaucoup à Kenji. Il n’était pas étonné de voir sa mère nue. Il a ramassé le peignoir de sa mère et le lui a tendu. Elle s’est rhabillée. « C’est tous les soirs la même chose, dit-elle. Je demande à un voisin de m’aider à retrouver Yann et puis Kenta sort de sa chambre et raconte le même rêve. J’en ai marre de cette vie. »
Kenta s’est assis sur moi. « Je n’arrive pas à dormir, a-t-il dit. J’ai fait un drôle de cauchemar. Je ne suis même pas sûr que ce soit un rêve. Je sors de mon lit et je regarde par la fenêtre. Dans le parc en bas, je vois mon père debout. Je suppose que c’est lui mais une ombre cache son visage. Je me dis, tiens il a des lunettes à montures dorées. Il regarde en direction de ma chambre. Je suis sûr qu’il est en danger et pourtant j’ai l’impression qu’il est dans le parc pour me prévenir d’un malheur imminent. Ensuite deux personnes arrivent. Ils sont recouverts de la tête au pied d’une bâche bleue. Je peux voir des taches ici et là sur les bâches et je suis sûr que c’est du sang. Ils soulèvent chacun leur bâche et engloutissent mon père. Ensuite, j’entends du bruit dans le salon. Je pense que maman est encore en train de draguer un voisin ou une voisine alors je décide d’interrompre la séance en racontant que je n’arrive pas à dormir et que j’ai fait un cauchemar. »
Kenta s’est endormi sur moi. Yumi a bu d’un trait le verre de vin qui m’était destiné. J’ai posé l’enfant délicatement dans son lit.
Quand je suis retourné dans le salon, Yumi était à nouveau nue sur le divan. Elle avait servi deux autres verres de vin.
– J’aimerais que vous retrouviez mon mari.
– Mais je ne sais pas où il est.
– Le détective qui fait son enquête m’a dit qu’il avait trouvé sa trace dans un club de Golden Gai.
– Vous savez où il est ?
– Oui. J’ai l’adresse. Tenez.
Elle m’a montré sa main. Elle y avait écrit une adresse. Je ne pouvais déchiffrer que Shinjuku, le reste des kanjis me semblaient trop difficiles.
Elle m’a autorisé à prendre une photo de sa main.
– Même si j’ai l’impression, a-t-elle dit, d’être violée.
– Vous avez une adresse et vous me demandez...
– Exactement, dès que je vous ai vu, j’ai su que vous étiez l’homme idéal pour retrouver mon mari. Depuis qu’il est parti, je ne dors plus, j’ai peur de sortir.
Ivre de fatigue, je me suis dirigée vers l’entrée en lui promettant vaguement d’aller dans ce club dès que je pourrais.
« Bonne nuit. »
Elle m’a embrassé dans le cou et j’ai senti sa langue décrire des cercles, des spirales, des lignes cassées, des points, comme si elle essayait désespérément de me communiquer une dernière information confidentielle par le biais d’une écriture sensorielle.
3
Je suis arrivé chez moi vers minuit. L’appartement était calme. Une lumière pâle éclairait le salon. La salle de bains était restée allumée. Dans la baignoire, ma femme et mon fils dormaient. Kenji était blotti contre sa mère, ils ronflaient tous les deux au même rythme. J’ai pris mon fils dans mes bras et je l’ai transporté jusqu’à son lit. Il ne s’est pas réveillé. Ma femme ne se réveillait pas. Était-ce dangereux de la laisser ainsi dans l’eau tiède toute la nuit ?
Je l’ai soulevée comme j’ai pu pour l’extraire du bain. Ça n’a pas été facile. Quand je l’ai posée sur le lit, elle a poussé un gémissement, puis un long soupir. Elle dormait en boule. J’ai essuyé son corps avec une serviette.
J’ai hésité à prendre le bain à mon tour. N’allais-je pas m’endormir à mon tour et me réveiller dans le métro, entouré encore une fois de femmes enceintes ?
Je me suis contenté de vider la baignoire de son eau. J’imaginais que les rêves de ma femme et de mon fils s’écoulaient dans les eaux usées, lentement jusqu’à la mer, pour ensuite être avalés par des poissons qu’un pêcheur attrapait avant qu’un cuisinier ne les décapite.
Il fallait dormir et retrouver, le lendemain, les rails de la normalité.
Au moment de me coucher, j’ai regardé ma femme nue. Je n’avais pas l’habitude de pouvoir observer Yuki