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Appaloosa: Le destin atypique d'une jeune fille
Appaloosa: Le destin atypique d'une jeune fille
Appaloosa: Le destin atypique d'une jeune fille
Livre électronique345 pages5 heures

Appaloosa: Le destin atypique d'une jeune fille

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À propos de ce livre électronique

Franchir les obstacles de la vie avec confiance

« Sitôt à l’intérieur de l’écurie des chevaux, dans l’odeur de paille et de crottin, Adèle entendit le bruit d’un sabot, qui venait de la droite, où jamais n’avait logé de monture. Elle sursauta : dans l’ombre du box, un superbe appaloosa tournait vers elle sa tête tachetée de blanc et de noir... Bon anniversaire, Adèle ! »

Adèle a franchi l’océan et s’est exilée au Canada. Elle tente d’y vivre pleinement sa vie et franchit un à un, courageusement, tous les obstacles qui se présentent à elle, et ils ne sont pas minces... Qui va la juger, la condamner, ou peut-être l’encourager à gérer sa nouvelle vie, dans la pauvreté et l’isolement, mais aussi avec sa lucidité et son cœur toujours ouvert ?

Un roman guide sur la vie et ses épreuves

EXTRAIT

Longtemps après, Adèle ne pourrait toujours pas se souvenir de ces moments d’horreur autrement qu’à reculons. Et il lui semblait que jamais elle ne trouverait la force de l’évoquer avec Toussaint ou quelqu’un d’autre.

Cela commençait toujours par le jeudi, vers midi, devant un monticule de terre meuble surmonté d’une croix de bois encore anonyme. La terre formait un rectangle brun, avec des échappées sur les côtés, au milieu du cimetière couvert de la première neige de cet hiver-là : une fine couche de flocons instables qui hésitaient entre l’eau et la glace.

A PROPOS DE L’AUTEUR

Armand Henrion est né en 1950 à Manderfeld, l’extrême-orient de la Belgique. Il est traducteur en sciences humaines et formateur d’adultes.

Amère Patrie, a été publié aux éditions Memory en 1997. Les trois romans où l’on peut accompagner les enquêtes de l’inspecteur Juste sont Terres de Feu, paru chez Éole, La Battue et La poupée tsigane publiés aux éditions Memory. Bellegarde - tome 1, Les promesses - est paru chez Memory en 2014.
LangueFrançais
ÉditeurMemory
Date de sortie1 mars 2016
ISBN9782874132711
Appaloosa: Le destin atypique d'une jeune fille

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    Aperçu du livre

    Appaloosa - Armand Henrion

    Chapitre 14 : Novembre 1906

    Longtemps après, Adèle ne pourrait toujours pas se souvenir de ces moments d’horreur autrement qu’à reculons. Et il lui semblait que jamais elle ne trouverait la force de l’évoquer avec Toussaint ou quelqu’un d’autre.

    Cela commençait toujours par le jeudi, vers midi, devant un monticule de terre meuble surmonté d’une croix de bois encore anonyme. La terre formait un rectangle brun, avec des échappées sur les côtés, au milieu du cimetière couvert de la première neige de cet hiver-là : une fine couche de flocons instables qui hésitaient entre l’eau et la glace. Les très mauvais jours avaient commencé. Toussaint se tenait à côté d’elle. Elle le sentait trembler dans son manteau trop court, prostré devant la tombe comme le survivant d’une guerre perdue. Elle n’osait pour lui aucun geste, car elle-même était perdue. Le curé venait de battre en retraite vers l’église avec ses deux acolytes, petite équipe noire qui pataugeait dans la boue. Les gens du village étaient aussi rentrés chez eux, et seules attendaient, un peu à l’écart, Sœur drôle et Sœur muette, que leurs soutanes sombres faisaient ressembler à des corbeaux immobiles.

    Avant cela, il y avait eu le mercredi, la ronde infinie des voisins qui venaient dans la minuscule maison rendre un dernier hommage à la jeune défunte, pleurer, réconforter, assurer les vivants de leur soutien éternel. Adèle avait passé cette journée froide devant la cuisinière, préparant à tour de bras des litres de café, nettoyant les tasses à mesure qu’elles étaient sales, repassant une minute dans la chambre qu’on avait transformée à la hâte en mortuaire, et où, sur le lit tendu de blanc, le cercueil de Julie trônait. Elle jetait aussi régulièrement un regard au bébé Raymond, qui dormait dans une caissette en bois posée sur la banquette du lit d’appoint. Les visiteurs s’efforçaient de l’admirer au passage, avec des grimaces contrites. Adèle ne tenait sur ses jambes que par pure volonté. Elle n’avait pas dormi une minute depuis tant de jours.

    Ou plutôt si. Ou plutôt non. Là, dans ses souvenirs, elle marquait chaque fois une pause, car elle se rappelait. Comme s’il fallait chaque fois déplier le souvenir pour qu’il se révèle complètement. Avant ce mercredi, il y avait eu la nuit, l’épouvantable nuit. Le vent s’était levé dès le soir. On aurait dit que Julie avait convoqué les éléments pour qu’on se souvienne d’elle encore un peu, et les hurlements de la bise sifflaient dans la cheminée une colère sinistre. Les femmes avaient porté Julie sur la table de la cuisine, elles avaient lavé le corps et habillé la morte de sa plus belle robe, puis elles avaient attendu en veillant avec Adèle. Ce n’était pas le calme d’une veillée normale, avec ses prières et ses murmures, car à l’arrière du bâtiment, Toussaint martelait, sciait, clouait. Vers dix heures, dans les bourrasques de vent, elles virent entrer dans la maison le veuf portant le cercueil de sapin, une simple caisse, propre et sans fioriture, qui aurait pu contenir des vêtements ou des objets, mais dont la forme oblongue disait l’usage dernier. Il pleurait tant qu’il ne voyait pas bien où il avançait dans l’ombre de la pièce. Ses manœuvres, qu’il exigea de faire seul, dans une poussée de voix coléreuse, renversèrent deux casseroles sur la cuisinière et réveillèrent le petit que la nourrice venait d’allaiter. Il finit par poser le cercueil sur le lit. Il revint vers la cuisine, hoquetant, et il souleva le corps de la défunte pour le déposer dans l’écrin de bois. Le cadavre n’était pas encore raide, ce qui permit de couler Julie dans l’espace étroit de son éternité. Toussaint ordonna qu’on laisse le cercueil ouvert. Il retourna dehors, pour revenir aussi vite avec un autre petit meuble, une sorte de bac, un grand tiroir, qu’il posa sur la banquette. Il se justifia pour lui tout seul en disant que le bébé était venu trop tôt, et qu’il n’avait pas eu le temps. Il bredouillait, et Adèle se souviendrait toute sa vie de l’immense tendresse qu’il avait mise à soulever l’enfant sans le réveiller, à glisser d’une main la couverture dans le bac, et à déposer le nourrisson endormi dans son nouveau lit. Adèle savait aussi que le lit et le cercueil avaient été fabriqués dans les mêmes planches. Le petit constituait simplement le reste du grand. Le symbole de tout cela lui arracha des larmes bruyantes qu’elle alla calmer dehors, en plein vent. Là, dans la mémoire d’Adèle, c’est le début de la marche en avant, le temps qui reprend son cours, et elle se souvient des prières, des chapelets, des voix de femmes qui psalmodient autour du cercueil, des silhouettes qui vont et qui viennent, révélées par la lampe à huile et aussitôt avalées par la nuit. La seule vie est celle du bébé qui réclame à boire, que la nourrice apaise. Elle l’emmène jusqu’au lendemain. Ce sont à nouveau les larmes, les prières et le vent. Pendant plusieurs heures aux contours vagues, Toussaint et elle sont assis de part et d’autre du lit, silencieux. Elle a dû s’endormir. Quand elle se réveille, il lui semble que quelqu’un l’a touchée là, à l’épaule gauche, mais elle n’en est pas certaine. Elle est seule avec la morte, dont les joues ont maintenant un teint de cire. Elle se retourne. Personne. Elle n’ose pas se lever, elle ne veut pas abandonner Julie. Elle se rendort encore, plusieurs fois, et se réveille chaque fois plus coupable. Elle n’en peut plus. Quelle heure est-il ? Elle ne distingue pas les aiguilles de sa petite montre, mais il lui semble déjà qu’il y a une éternité que le régulateur de la cuisine a sonné les douze coups de minuit. Il lui reste pour survivre l’espoir insensé de l’aube.

    On est à la mi-novembre. La neige s’est installée. Le gel l’a rendue aussi dure que la pierre. Adèle est retournée une seule fois à Redvers, avec Toussaint, pour emporter ses affaires. Cela ne prend qu’une petite place sur le plateau du chariot, la malle et sa ceinture de couleur, son cabas, et une caisse qui contient les modestes choses qu’elle s’est achetées au magasin général avec son menu salaire : deux livres de couture, un vase en pâte de verre qui a contenu les fleurs généreusement offertes par Sœur muette avant que l’hiver ne les fasse mourir, une paire de bottes comme en portent les gens d’ici quand le vent tourne au nord. Elle sort une dernière fois par la porte qui donne sur le bout du quai, elle contemple les rails, les herbes fatiguées qui se penchent. Un ultime regard va à la chambre, à travers la vitre, dont elle se dit en réprimant un sanglot que c’était probablement le seul endroit où elle fut pleinement heureuse.

    La nourrice s’appelait Jeannette Giroud. Elle était petite et grosse. Elle sentait mauvais. Mais elle s’occupait de Raymond comme si c’était son petit à elle. Cécile Gaon, la sage-femme, lui avait demandé le soir même de la mort de Julie si elle ne voulait pas allaiter le petit. Jeannette venait de perdre son propre enfant, le premier, dans un accouchement difficile, une semaine plus tôt. Cécile avait vu dans le regard de la femme une lueur qui ramenait un peu de vie dans le visage éteint. Non seulement la pauvre Jeannette avait perdu sa fille mort-née, mais elle était depuis trois mois sans nouvelles de son mari parti travailler au nord du Manitoba et qui ne donnait plus signe de vie. Ses économies arrivaient au bout et elle désespérait. Jeannette habitait une masure délabrée au début de la ruelle qui menait aux champs, là où Toussaint et Julie avaient acheté ce homestead. Elle faisait toutes les trois heures la navette entre sa maison et celle de Toussaint pour allaiter le nouveau-né, et elle le prenait chez elle pour la nuit. Le matin, dès sept heures, elle ramenait son protégé et refusait chaque fois poliment de partager le petit déjeuner avec Adèle et Toussaint.

    Au début, Adèle eut pour cette femme des sentiments mélangés : de la jalousie, car elle pouvait tenir le petit contre elle bien plus souvent qu’Adèle ; de la méfiance, car Adèle la soupçonnait de manquer d’hygiène, de ne pas se laver, et donc de constituer pour le petit une source de maladies. Mais Raymond s’avéra vite un enfant facile, joyeux, et vigoureux. Toussaint ne se lassait pas de le prendre dans ses bras, de lui faire des sourires, mais Adèle voyait aussi souvent dans ses yeux un voile de tristesse qui passait, et alors le père veuf passait le bébé à Jeannette ou Adèle, il se levait et sortait sans un mot. Adèle tenta de profiter tant qu’elle pouvait de la présence de ce petit bout, de ce ’tit cul, comme disait Cécile ; elle le changeait, lui chantait des berceuses comme sa maman l’avait fait avec elle, lui racontait des histoires que le bambin suivait avec des yeux tout ronds et une bouche qui voulait déjà parler. Elle en arrivait parfois à regretter l’arrivée de la nourrice, car elle savait alors qu’elle devait laisser le champ libre à une autre. Et elle n’aimait pas ça.

    Les Sœurs déménagèrent à la mi-novembre. Ce fut une noria de charrettes chargées de coffres, de meubles, d’élèves, de parents, qui déposaient sur la place, à même la neige, leurs précieux chargements. Les filles portaient les petits objets, les hommes du village aidèrent pour les grosses pièces et les meubles, et même le curé Gaigne donna un solide coup de main. Sœur drôle dirigeait la manœuvre à Bellegarde, tandis que Sœur méchante et Sœur muette étaient restées à Redvers pour organiser l’empaquetage et le chargement. La dernière charrette arriva vers quatre heures de l’après-midi, alors que la lumière du jour déclinait. Sur le banc, l’homme à tout faire qui travaillait à l’école de Redvers, Soeur méchante droite comme la justice, un étrange sourire de victoire sur ses lèvres minces, et Sœur muette qui tenait serrée contre son cou un châle de laine noire. Derrière, sur le plateau, un seul objet, mais pas n’importe lequel : le grand crucifix du hall d’entrée, celui qu’Adèle pouvait voir derrière elle quand elle s’admirait dans le miroir. Le Christ était non seulement toujours cloué sur la croix, mais aussi ligoté comme un prisonnier par des cordes qui passaient sous le plateau et l’empêchaient de s’enfuir.

    Adèle observait le manège de la fenêtre de la cuisine. Elle vit Sœur drôle glisser un mot à l’abbé Gaigne. Quand la croix fut libérée de ses liens, il souleva la pièce de bois et prit lentement le chemin de l’école, comme un nouveau Jésus. Tous les paroissiens au travail, les trois religieuses, les parents encore présents, les élèves de la plus petite à la plus grande, tout ce monde se rangea derrière le curé pour l’escorter vers la nouvelle école où le Christ veillerait encore longtemps sur les âmes et les corps. Adèle soupira. Elle aurait au moins ça à raconter quand Toussaint rentrerait.

    La fête de l’inauguration de l’école fut supprimée.

    Cette école était un grand bâtiment qui avait fière allure. Il avait été construit derrière l’église, du côté droit, et la classe des grandes donnait sur le cimetière. Adèle savait que, quand elle recommencerait à donner ses cours de couture dans une semaine, elle ne pourrait pas se sentir calme dans cette classe-là, si près de la tombe de Julie couverte de neige. Elle y penserait trop. Et son âme à elle ne serait pas en paix.

    Toussaint était parti pour la Montagne de l’Orignal. Il s’était porté volontaire pour l’abattage du bois qui serait ramené l’été suivant. Il y avait cinq hommes dans l’équipe dirigée par Jean Via-tour, le propriétaire de la maison que Toussaint louait. Adèle avait préparé le sac de Toussaint avec toute la ferveur qu’elle voulait montrer à son amoureux, mais elle hésitait maintenant à utiliser ce mot, car elle n’était plus sûre de rien, tant la mort de Julie avait bouleversé le sens de la vie chez elle et chez lui. Elle dormait dans la cuisine, sur la couche inférieure du lit superposé. Elle rangeait ses vêtements avec un maximum d’ordre sur la partie supérieure. Elle essayait de ne plus faire de bruit dès qu’elle avait éteint la lampe à pétrole. Quand elle ne trouvait pas le sommeil, elle entendait sou-vent les ronflements tourmentés de Toussaint dans la chambre. Il lui fallait beaucoup de volonté pour ne pas se lever et aller se glisser à côté du corps chaud de l’homme pour qui elle avait traversé la moitié du monde en quittant tout ce qui faisait sa vie. Il lui arrivait de pleurer en silence. Elle maudissait le sort qui l’avait amenée ici, si près du bonheur, sans qu’elle puisse le toucher.

    Elle avait sans cesse remis à plus tard l’écriture de la terrible lettre qu’elle devait envoyer à sa marraine. Elle trouvait insupportable l’idée de Maria qui ouvrait l’enveloppe avec un sourire. Elle lisait les premières lignes. Puis le cri affreux d’une mère, un cri qu’elle pensait entendre jusqu’ici, au milieu de la steppe sauvage. Elle demanda à Toussaint si lui avait écrit à sa famille. Il avait eu un simple haussement d’épaules et répondu d’une voix fatiguée que, pour lui, sa seule famille était désormais ici, sans dire s’il y incluait Adèle. Une lettre ne changerait rien à l’affaire.

    Maintenant, ce qu’Adèle redoutait le plus, c’était la réponse de Maria. Adèle avait mis dans la lettre une prudence extrême pour expliquer que, pour l’instant, elle vivait dans la maison de Toussaint afin de l’aider à s’occuper du petit, mais elle n’était pas certaine que sa marraine n’y verrait pas autre chose, et qu’elle le dirait sans ambages dans sa réponse.

    Le travail à l’école lui fit du bien. Retrouver une communauté de gens qui n’ont pas de problèmes insurmontables. Lors du déménagement, Adèle à sa fenêtre avait poussé un grand soupir de soulagement quand elle avait vu la silhouette frêle de la Singer, bloquée entre deux malles imposantes, et que l’on déchargeait d’un des chariots avec beaucoup de précautions. La machine lui manquait. Elle était heureuse de la savoir maintenant près d’elle. Les Sœurs se montraient pleines de prévenance. Les élèves la regardaient avec une certaine crainte, comme si elle avait traversé des épreuves qui la rendaient plus respectable. Quand Adèle retrouva Kathleen, elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre, ce qui fit quand même froncer quelques sourcils chez les autres Grandes de la classe. Adèle se dit que la présence de Kathleen l’aiderait à oublier un peu la morte qui gisait sous la croix toujours anonyme. Toussaint s’était promis de graver le nom de sa femme sur la planche horizontale, mais il était parti à la Montagne sans avoir rempli sa promesse. Ce serait sans doute pour les autres longues soirées d’hiver.

    La veille de la Toussaint, un samedi morne où le vent soufflait fort et rendait toute chaleur dans la maison à peine possible, Adèle était assise près de la cuisinière, le petit Raymond sur ses genoux. Le bébé la regardait en faisant des sourires, Adèle venait de lui raconter pour la centième fois l’histoire des trois petits cochons. Et « boum », la maison part en fumée, et « ouh », le loup vient d’arriver. Le bambin semblait attendre le prochain épisode comme si c’était lui qui avait écrit l’histoire. Soudain, il y eut deux coups énergiques frappés contre la porte d’entrée. Ce ne pouvait pas être Jeannette, il était trop tôt pour la tétée, et d’ailleurs Jeannette ne s’embarrassait pas pour frapper, elle entrait dans la maison comme si elle était chez elle, ce qui ne plaisait pas trop à Adèle.

    – Entrez.

    La porte s’ouvrit, et dans le carré de lumière se détacha la haute stature de l’abbé Gaigne. Il fit deux pas à l‘intérieur et referma derrière lui.

    – Bonjour, Adèle. Je ne dérange pas ?

    – Non, monsieur le curé. Entrez. Attendez, je vous donne…

    Adèle avait fait mine de se lever, mais Gaigne la précéda :

    – Ne bougez pas. Je peux trouver une chaise moi-même.

    Il déplaça un siège de sous la table et vint s’installer à l’autre coin de la cuisinière, à un mètre à peine des pieds d’Adèle. Elle eut l’impression bizarre que la grande tache sombre que formait la soutane du curé venait de faire descendre de plusieurs degrés la lumière de la pièce, et qu’il faudrait bientôt allumer la lampe.

    – Vous avez raison de tenir le petit près du feu. Il fait un froid de canard dehors. Cela ne m’étonnerait pas qu’on ramasse encore une tempête de neige.

    – Oui. Peut-être. Je pense aux hommes qui travaillent à la Montagne. J’espère qu’ils n’ont pas trop froid.

    – Oh, je crois qu’ils savent s’organiser. Ils ont des cabanes, non ?

    – Oui, mais quand même.

    – Quand rentrent-ils ?

    – La semaine prochaine, si tout va bien. Les pistes pourraient être enneigées, alors…

    – N’ayez crainte, Adèle, Dieu veille sur eux. Et il faut prier, vous savez.

    Adèle ne répondit rien. Le petit venait de bouger, avec un grognement qui annonçait le début de son impatience d’affamé. Elle le cala plus haut sur ses genoux, comme si elle voulait qu’il constitue un rempart contre le danger qu’elle pressentait confusément.

    – Et avec Toussaint, ça va ?

    Adèle le fixa, bouche bée. Où voulait-il en venir ? Mais cette question ne l’étonnait qu’à moitié. Ce qui la surprenait, c’est qu’il ait attaqué aussi vite. Le danger était bien là.

    – Avec Toussaint, ça va comme ça peut aller. Il est toujours triste, il ne dit pas grand-chose, il a l’air perdu. Vous comprenez ?

    – Oh oui. C’est un grand malheur qui lui est arrivé. Je prie tous les jours pour lui. C’est vrai que, quand je l’observe à la messe, le dimanche, il a l’air d’être ailleurs. Ce qui s’est passé est épouvantable. Mais il peut s’estimer heureux d’avoir quelqu’un comme vous pour l’aider.

    Adèle avait cru entendre « l’aimer ». Elle garda le silence. Le petit gigotait maintenant avec des moues fâchées. On aurait dit qu’il était en colère parce qu’on avait interrompu son histoire et que plus personne ne s’occupait de lui. Adèle lui parla doucement et posa un baiser sur son front. Où le curé voulait-il en venir ? Elle n’eut pas à attendre longtemps.

    – Adèle, je peux vous parler franchement ?

    – Oui, je vous en prie. Quelque chose de grave s’est passé ?

    Le curé corrigea sa position sur la pauvre chaise qui faisait ce qu’elle pouvait pour supporter sa haute stature. Son regard partit vers les lits superposés dans le coin opposé de la cuisine. Il eut un sourire suave qu’Adèle détesta.

    – Non, rien de grave. Vous avez eu votre lot de malheurs, cela suffit. Mais je voudrais vous entretenir d’une rumeur qui court dans le village.

    – Une rumeur ?

    – Oui. Et j’insiste, c’est une rumeur. Vous savez comment sont les gens…

    – Et que dit cette rumeur ?

    Adèle était surprise de la violence qu’elle avait mise dans sa question.

    – Eh bien, certains paroissiens s’inquiètent de… de vous savoir à deux dans la même maison sans… sans être mariés. J’ai surpris quelques conversations à la fin de la messe, dimanche dernier, et une dame est venue me parler.

    – Une dame ?

    – Vous comprenez, Adèle, je ne crois pas à ces racontars, mais je me dois de garder la sérénité dans le cœur de mes paroissiens.

    – Et quelle est votre opinion, monsieur le curé ?

    – Mon opinion n’a pas beaucoup d’importance, vous savez. Je crois que vous êtes une femme de bien, et que Toussaint est un homme honnête. Mais…

    – Mais quoi ? Je devrais aller vivre chez les Sœurs, c’est ça que les bigotes veulent ? Et laisser le petit seul à la maison pendant que Toussaint va travailler ? Vous savez, après les promesses de ces belles âmes à la mort de Julie, je n’ai plus rien vu venir, à part Jean et sa femme qui sont gentils avec nous et nous aident. Je n’ai rien souhaité de ce qui s’est passé. La mort de la maman de ce petit est une chose abominable. Mon devoir est maintenant de veiller sur lui et de rendre sa vie possible. Et si je suis aussi utile à Toussaint, eh bien tant mieux, ce n’est pas de ces âmes charitables qu’on attend le moindre secours.

    Le petit avait dû sentir la colère qui montait dans la voix d’Adèle ; il poussa un cri aigu et poursuivit avec des pleurs qu’Adèle accueillit comme une complicité. Ils étaient deux contre la bêtise du monde. Le curé Gaigne fit gémir la chaise en essayant de trouver une meilleure position. Il allait répondre quand la porte s’ouvrit. C’était Jeannette qui venait nourrir Raymond. Le scénario inespéré. Adèle se leva, ignorant le curé, et elle alla embrasser la nourrice avec une chaleur que l’autre ne reconnut pas. C’est la première fois qu’Adèle lui témoignait plus que de l’indifférence polie. Elle prit le bébé qu’Adèle lui tendait en risquant quelques mots :

    – Je dérange peut-être ? Bonjour monsieur le curé. Adèle, je peux revenir dans une demi-heure, vous savez.

    Adèle avait étreint la nourrice, senti son odeur de poisson et de beurre rance, mais elle l’accueillit comme une délivrance.

    – Non, Jeannette, on avait fini notre conversation. Le petit a faim. Allez dans la chambre, vous y serez mieux.

    En fait, pendant une seconde, elle avait imaginé la nourrice dégrafant son corsage devant le prêtre et exhibant ses seins lourds comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Mais il fallait garder des limites, ne pas entrer en guerre tout de suite.

    Le curé s’était levé, en grognant un bonjour contraint à la nourrice. Il se dirigeait vers la porte avec un regard de vaincu.

    – Monsieur le curé, attendez que Toussaint soit rentré. On pourra discuter de tout cela entre nous. Ce sera mieux, vous ne trouvez pas ?

    – Oui, bien sûr. On en reparlera. Quand vous voulez.

    Et il franchit la porte sans la refermer. Adèle poussa le battant pour empêcher les flocons de mouiller le seuil, puis elle se retourna, tremblante.

    – Ça ne va pas, Adèle ?

    – Non, tout va bien. Je me sens seulement fatiguée. Et il faut que j’aille fendre du petit bois. Occupez-vous de Raymond, j’en ai pour dix minutes, puis nous prendrons un café. D’accord ?

    – D’accord. Allez, viens, ’tit cul, t’as l’air affamé.

    Adèle passa un châle sur ses épaules, elle sortit dans le froid et se dirigea vers la grange où Toussaint fendait son bois d’allumage sur un billot de chêne. Elle saisit la hachette. Elle prit un petit rondin de sapin dans le tas. Elle s’apprêtait à frapper. Mais ses mains tremblaient tant qu’elle ne put achever son geste. Elle déposa le morceau de bois et la hachette sur le billot et regarda le ciel gris entre les planches du toit. Sa colère ne s’apaisait pas. Elle respira, elle se moucha, essuya ses yeux où des larmes venaient poindre. Elle étendit à plusieurs reprises ses doigts devant elle, pour leur rendre la souplesse nécessaire, puis elle commença à fendre. Le bruit sec du bois qui éclate lui fit du bien. Chaque coup porté l’était sur la tête d’un bon paroissien, puis du curé, puis d’une bigote. Elle s’arrêta quand elle eut rempli le panier, essoufflée mais plus calme. Quand elle planta la hachette dans le billot, son ouvrage terminé, elle aperçut les lignes sombres qui striaient le bord de la pièce de bois comme les veines sur les joues des vieillards : c’était le sang des poulets que Toussaint décapitait pour les repas de fête. Adèle pensa aussitôt à Julie, qui lui avait encore servi une poule au riz quelques jours avant de mourir, puis à la maison du village, si loin vers l’est, où il y avait aussi, comme dans toutes les fermes du monde, noyé dans la sciure et les copeaux, un billot de bois dur qui servait pour le bois d’allumage et le sacrifice des volailles. Elle soupira, puis elle se pencha pour saisir le panier.

    C’est à ce moment qu’elle vit quelque chose bouger au loin, une tache qui se déplaçait sur l’immensité du paysage gagné par la neige. C’était un cheval blanc et noir, et sur le cheval, un homme vêtu d’un manteau sombre et d’un chapeau. Le cheval marchait lentement. L’homme sur la monture épousait le mouvement de la bête en laissant aller son corps dans le même rythme. Elle remarqua qu’il n’avait ni selle ni étriers. C’était donc un Indien. Le cheval gravit une petite colline. Adèle put alors voir monture et cavalier se découper sur la pâleur laiteuse de l’horizon. Elle trouva cela très beau, sans pouvoir se l’expliquer. Puis la vision disparut d’un coup, avalée par un creux du terrain et par le coin de la grange.

    Elle prit le panier de petit bois et se dirigea vers la maison. Deux mots dansaient maintenant dans sa tête, plaisants, incongrus. Tout d’abord le nom de ce type de cheval, que Toussaint avait employé un jour qu’il parlait de ce Riel et de ses pèlerinages sur la terre des ancêtres : « Appaloosa ». L’autre mot, plus étrange mais aussi beau sur ses lèvres, c’était « païen ». Et une longue phrase qu’elle aurait voulu lancer à la figure du curé, tout à l’heure : « Dieu n’est jamais là quand on a besoin de Lui, alors, qu’Il ne s’amène pas pour nous emmerder quand Il n’est pas invité ! » Si elle avait prononcé ces mots terribles devant lui, c’en était fini d’eux dans la paroisse. On a souvent ce courage juste un peu trop tard, on le regrette, mais c’est mieux comme ça. Elle se jura qu’elle ne serait pas à la messe le lendemain, et sans chercher la moindre excuse. Elle ne se sentait pas le courage d’affronter ces dizaines de visages tournés vers elle et de tenter d’y discerner ceux dont les lèvres soufflaient sur les braises de la « rumeur ».

    La clairière résonnait du bruit des cognées. Ils avaient déjà abattu une centaine d’arbres depuis qu’ils étaient arrivés, il y a dix jours, et les équipes de scieurs les suivaient maintenant, un homme à chaque bout des longues lames, le ballet des bras qui vont et viennent en cadence. Ils auraient sans doute fini dans deux ou trois jours, le bois rangé le long des chemins improvisés en tas de deux stères, les cercles clairs des aubiers alignés comme des murailles.

    Toussaint déposa la cognée contre le pied de l’arbre qu’il venait d’abattre. Il avait mal à l’épaule droite. Probablement trop de coups violents qui martyrisent les ligaments, trop de frappes qui résonnent dans le corps comme des bruits de tambour, trop de chagrin et de questions sans réponses.

    Il n’avait jamais travaillé aussi dur, levé le premier, encore à la tâche quand les autres regagnaient déjà les cabanes dans l’ombre du crépuscule. Il sentait que ses compagnons le ménageaient, lui parlaient avec cette étrange déférence qu’on doit aux hommes meurtris par la vie. Ils l’attendaient au chaud, lui avaient versé un verre d’alcool de grain, gardé une place au bout du banc, mais aucun d’eux n’aurait osé l’appeler, lui dire que la journée était bonne, qu’il fallait maintenant penser au repos et reprendre des forces. Ils savaient que Toussaint était en train d’expier une faute qu’il n’avait pas commise, qu’il s’en voudrait toute sa vie d’avoir laissé partir sa femme dans l’au-delà, et qu’il devait se punir de n’avoir pu écarter le malheur.

    Il

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