Le Joueur
Par Ligaran et Denis Diderot
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Aperçu du livre
Le Joueur - Ligaran
EAN : 9782335001631
©Ligaran 2014
Personnages
MONSIEUR BEVERLEY.
MADAME BEVERLEY, sa femme.
CHARLOTTE, sœur de Beverley.
LEUSON, amant de Charlotte.
JARVIS, intendant de Beverley.
LUCY, femme de chambre de Mme Beverley.
STUKELY.
BATES, fripon dévoué à Stukely.
DAUSSON, fripon dévoué à Stukely.
La scène est à Londres.
Acte premier
Le théâtre représente un appartement démeublé.
Scène première
Madame Beverley, Charlotte.
MADAME BEVERLEY
Rassurez-vous, mon amie ; tout n’est pas sans ressource. Déjà même je suis moins sensible au spectacle du désordre qui m’entoure. Mes yeux se font à voir des murailles nues. Ô chère sœur, chère sœur, si je n’avais à souffrir que la perte de ma fortune, le renvoi de mes gens et la chute de ma maison ; s’il ne s’agissait que de quitter un équipage, et que de renoncer au faste et à son éclat, votre pitié pour moi serait une faiblesse.
CHARLOTTE
Et n’est-ce donc rien que la pauvreté ?
MADAME BEVERLEY
Rien du tout, si elle n’approchait que de moi. Dans l’opulence, j’étais la plus heureuse des riches ; mais, avec du pain et un sourire de mon époux, dans l’indigence, je serai la plus heureuse des pauvres. Vous voyez cet appartement ? eh bien, Charlotte, la seule chose qui y manque à mes yeux, c’est lui… Vous me regardez !… Pourquoi me regardez-vous ?
CHARLOTTE
Pour apprendre à haïr mon frère !
MADAME BEVERLEY
Mon amie, ne me dites point de ces choses-là.
CHARLOTTE
Ne vous a-t-il pas ruinée ? Ô jeu, passion abominable !… Mais il me semble qu’il aurait pu s’en tenir à son train de vie ordinaire. Quand on a tenu des dés ou des cartes jusqu’à quatre à cinq heures du matin, on doit en avoir assez. N’est-il pas déjà assez dur d’avoir à l’attendre ? Il ne lui manquait plus que de passer les nuits. Je le détesterai ; c’est moi qui vous le dis ; il en fera tant que j’en viendrai là.
MADAME BEVERLEY
Vous êtes trop juste pour punir si sévèrement une première faute. Il n’a point encore découché.
CHARLOTTE
Découché ! je le crois. Est-ce qu’il se couche ?… Il ne lui reste pas une vertu. Un seul vice les lui a toutes ôtées… De l’attachement, de la tendresse, il ne lui en reste pour rien… Ah ! chère sœur, il fut un temps…
MADAME BEVERLEY
Ce temps est encore… Je lui suis toujours chère… J’ai toute sa tendresse… Qu’on me rassure seulement sur sa personne.
CHARLOTTE
Avec sa conduite et ses sociétés, cela est impossible. Il a tout oublié, jusqu’à son pauvre petit. Que deviendra cet enfant ?
MADAME BEVERLEY
Ce qu’il deviendra ? Le besoin lui donnera de l’industrie. Il s’instruira par les fautes de son père. Il apprendra de lui la prudence, de moi la résignation. Charlotte, vous vous faites des terreurs, vous vous exagérez le malheur de l’indigent. Excepté la maladie et ses douleurs, il n’y a point de condition à laquelle le ciel n’ait attaché un dédommagement. Voyez le mercenaire. Si son travail l’appelle de grand matin, il en trouve le sommeil plus doux, le pain plus agréable à son appétit, sa maison et sa famille plus chères, et son mécontentement plus envié et moins incertain. Si ses yeux se sont ouverts aux premiers rayons du soleil, la nuit s’en approchant amène son repos. Il n’y a point d’état qui n’ait ses douceurs, pourvu que le cœur ne reproche rien… Et voilà ce qui fait qu’il n’y a plus de bonheur pour mon pauvre Beverley. Il a plongé dans la misère ceux qu’il aime. Cette cruelle pensée l’obsède et le tourmente. Ah ! si je pouvais soulager son âme de ce fardeau.
CHARLOTTE
Quand il n’aurait nui qu’à lui seul, il serait juste qu’il en portât la peine… C’est mon frère ; mais quand je pense à sa conduite, au bien que vous lui avez apporté, à celui dont il jouissait, à l’emploi qu’il en a fait… Une richesse énorme absorbée par la plus vile des passions, dévorée par les derniers des misérables ! Je n’y tiens pas… Ma petite fortune reste entière au milieu de cette ruine ; du moins il le dit. Encore si j’y pouvais compter !
MADAME BEVERLEY
Ce serait lui faire injure que d’en douter.
CHARLOTTE
Je ne sais si mon doute serait une injure ; mais il est sûr que ma confiance fut une sottise. Mais je prétends retirer tout d’entre ses mains, et dès aujourd’hui ; l’occasion que j’ai de m’en servir n’est que trop pressante et trop triste.
MADAME BEVERLEY
Et quelle est cette occasion ?
CHARLOTTE
Celle qui m’est offerte par votre situation : une sœur à secourir.
MADAME BEVERLEY
Cela ne se peut, mon amie. Je suis fâchée de refuser votre secours ; mais il le faut. Votre fortune doit être la récompense d’un homme qui vous est cher et à qui vous avez promis votre main. Elle appartient au tendre et généreux Leuson, et non pas à moi. Votre dessein n’est-il pas de le rendre heureux ?
CHARLOTTE
Quoi ! au moment où ma sœur vient de tomber dans la misère ?
MADAME BEVERLEY
Mais vous voyez mal. Je ne suis pas autant à plaindre que vous l’imaginez. N’ai-je pas mes diamants ? Eh bien, je les vendrai. Ils fourniront quelque temps à nos besoins ; et cette ressource épuisée, il nous restera des mains pour travailler. L’industrie et le travail sont les deux ressources de l’indigent… Charlotte, vous pleurez… Et pourquoi pleurez-vous ?
CHARLOTTE
De pitié.
MADAME BEVERLEY
Encore une fois, tout n’est pas désespéré. Quand il n’aura plus rien à perdre, il reviendra. Je le recouvrerai ; et si jamais il se retrouve dans ces bras, Charlotte, mon amie, dites, où sera l’indigence ?
CHARLOTTE
S’il était possible de le guérir de sa funeste passion, la succession de mon oncle suffirait pour rétablir ses affaires.
MADAME BEVERLEY
S’il était possible, c’est bien dit. Mais il n’y a que la pauvreté qui guérisse de la fureur du jeu. Qu’on lui rende sa fortune, il la jouera, la reperdra, et l’on n’aura réussi qu’à doubler sa peine et sa honte. M. Leuson viendra-t-il ce matin ?
CHARLOTTE
Il me le promit hier soir. À propos, il me paraît suspecter violemment l’ami Stukely.
MADAME BEVERLEY
Stukely aurait-il trahi mon mari ? Serait-il de moitié ?… Je n’ose le penser. C’est un joueur ; mais c’est un homme d’honneur.
CHARLOTTE
Il s’occupe sans cesse à le persuader, et c’est une grande raison pour moi d’en douter. Le caractère honnête se montre et s’établit sans tant d’apprêt.
MADAME BEVERLEY, à Lucy, sa femme de chambre, qui entre.
Lucy, qu’est-ce qu’il y a ?
LUCY.
C’est votre vieil intendant qui demandait à entrer, et que je n’ai pu refuser, il m’en a tant priée.
Scène II
Madame Beverley, Charlotte, Jarvis.
MADAME BEVERLEY
Jarvis, cela n’est pas bien. Vous voilà, et je vous avais prié de ne pas venir.
JARVIS
Cela se peut, madame ; mais je suis vieux, et les vieillards sont oublieux. Peut-être, madame, m’avez-vous aussi défendu de m’affliger et de pleurer ; mais, je vous le répéterai, je suis vieux, et j’avais peut-être encore oublié cela.
MADAME BEVERLEY
C’est une honnête créature, il me touche.
CHARLOTTE
Il eût été bien dur de le renvoyer !
JARVIS
J’ai beau regarder, je ne reconnais plus ces lieux. Il n’y avait point d’appartements comme cela dans la maison de mon jeune maître ; du moins je ne me les rappelle pas. Cependant j’ai vécu ici vingt-cinq ans. Jamais mon vieux maître, son bon et honnête père, ne m’eût renvoyé !
MADAME BEVERLEY
Et pourquoi vous aurait-il renvoyé ? il n’en avait aucun sujet.
JARVIS
Je l’ai servi en tout honneur tant qu’il a vécu. Quand il mourut, il me recommanda à son fils, que j’ai aussi servi en tout honneur.
MADAME BEVERLEY
Je le sais, Jarvis, je le sais.
CHARLOTTE
Nous le savons toutes deux.
JARVIS
Je suis vieux et j’ai le pied sur le bord de la fosse. Je ne demandais qu’à mourir ici. Mais mon maître m’a renvoyé.
MADAME BEVERLEY
Jarvis, laissons cela. Ce n’est point M. Beverley, c’est son indigence qui vous a renvoyé.
JARVIS
Est-il donc si pauvre ?… Hélas ! ce cher maître, il fut autrefois la joie de mon cœur… Est-ce que ses créanciers ne lui ont rien