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Qui trop embrasse mal étreint: Daniel et les péchés capitaux, #1
Qui trop embrasse mal étreint: Daniel et les péchés capitaux, #1
Qui trop embrasse mal étreint: Daniel et les péchés capitaux, #1
Livre électronique432 pages6 heures

Qui trop embrasse mal étreint: Daniel et les péchés capitaux, #1

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À propos de ce livre électronique

Un navire côtier danois est attaqué par des pirates dans le golfe de Guinée et un des vigiles est blessé. Il retourne sur ces entrefaites dans la petite ville de Haubjerg où il a grandi et s’établit comme détective privé.

Il contribue de manière décisive à l’enquête lorsque des événements mystérieux et fatidiques se produisent au domaine de Tranedal.

Le détective privé Daniel Dreyer fait ses débuts dans Cupidité meurtrière.

Il découvre que des activités inhabituelles et menaçantes sont menées en catimini…

Un polar accusateur et une critique de la société.

LangueFrançais
ÉditeurBadPress
Date de sortie14 janv. 2021
ISBN9781071583630
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    Aperçu du livre

    Qui trop embrasse mal étreint - Michael Clasen

    Traduit de l’allemand par Françoise Chardonnier

    (texte original en danois)

    Qui trop embrasse mal étreint

    par Michael Clasen

    Copyright © 2020 Michael Clasen

    Tous droits réservés

    Publication par Babelcube, Inc.

    www.babelcube.com

    Traduit de l’allemand par Françoise Chardonnier

    Titre original : Grådighedens pris © 2018 Michael Clasen

    Einband Design © 2020 Anne Clemensen

    Babelcube Books et Babelcube sont des marques protégées de Babelcube Inc.

    PIGGIES

    Have you seen the little piggies

    Crawling in the dirt

    And for all the little piggies

    Life is getting worse

    Always having dirt to play around in.

    Have you seen the bigger piggies

    In their starched white shirts

    You will find the bigger piggies

    Stirring up the dirt

    Always have clean shirts to play around in.

    In their sties with all their backing

    They don’t care what goes on around

    In their eyes there’s something lacking

    What they need’s a damn good whacking.

    Everywhere there’s lots of piggies

    Living piggy lives

    You can see them out for dinner

    With their piggy wives

    Clutching forks and knives to eat their bacon.

    ––––––––

    George Harrison, 1968

    GITTA

    JEUDI 5 OCTOBRE

    Assis dans la lumière tamisée de la chambre d’hôpital, un vieillard aux cheveux grisonnants tenait la main de sa fille. Il était là depuis la veille au soir, immobile. Ses yeux s’étaient fermés à plusieurs reprises, mais il les avait aussitôt rouverts dans un effort de volonté.

    Sa fille âgée de quarante ans s’éteignit à quatre heures du matin. En paix.

    Il avait entendu son souffle saccadé flancher à chaque fois pour cesser totalement à peine une demi-minute plus tard. C’était sans doute là ce qu’on entendait par une mort paisible.

    Une infirmière d’un certain âge accourut et alluma le plafonnier à la lumière aveuglante. Elle jeta un regard expert au moniteur placé au-dessus du lit, vérifia la respiration et le rythme cardiaque qui s’étaient arrêtés. Elle appuya sur la sonnette pour appeler d’autres collègues, mais se mit sans attendre à ausculter elle-même la patiente.

    L’homme grisonnant de haute stature se leva avec lourdeur et traversa la chambre sans dire un mot, emprunta le corridor plongé dans le silence nocturne, descendit l’escalier et entra dans le parking obscur devant l’hôpital. À cette heure-là, il ne s’y trouvait que très peu de voitures. Il se dirigea vers sa Range Rover noire et s’enferma à l’intérieur.

    Assis sur le siège du conducteur, il fixait l’obscurité. Les premières larmes perlèrent au coin de ses yeux et roulèrent sur ses joues ridées. Elles étaient le prélude à la dépression proprement dite. Une grimace convulsive déforma son visage, il se pencha sur le volant et sanglota sans retenue sous l’effet de la douleur dans la nuit noire de l’automne. Knud Emmanuel Tranedal pleurait pour la première fois depuis de nombreuses années. Cela lui était arrivé pour la dernière fois quarante ans plus tôt lorsque sa fille adorée Gitta était venue au monde et que sa mère était morte quelques semaines après la naissance.

    Et maintenant, Gitta était morte elle aussi.

    *

    Knud E. Tranedal, que sa famille, ses amis et employés appelaient simplement Knud, était devenu père à l’âge de 31 ans.

    Il était resté célibataire pendant de nombreuses années. Mais à la grande surprise de beaucoup, il avait épousé deux ans avant la naissance de sa fille la baronne allemande Elise von Löwenstein âgée de vingt-quatre ans seulement. Elle était la fille du propriétaire du domaine où Knud E. et quelques-uns de ses amis étaient invités de temps à autre à venir chasser. La jeune femme blonde et l’homme du monde courtois se sentirent immédiatement attirés l’un vers l’autre et se retrouvèrent mariés après trois mois de rencontres secrètes dans diverses métropoles européennes. Deux ans plus tard, Elise donna naissance à son seul enfant, sa fille Birgitta qui ne serait désormais plus appelée que Gitta. La fillette fut portée sur les fonts baptismaux par la reine douairière de l’époque et représentait ce que son père avait de plus cher au monde. Elise sombra toutefois dans la plus profonde dépression postnatale et, alors que Knud E. était en voyage d’affaires, avala une dose excessive de comprimés qui entraîna sa mort.

    Il fallut à Knud E. plusieurs années pour surmonter la disparition d’Elise. Mais son sens du devoir à l’égard de sa fille l’aida à reprendre goût à la vie pour l’amour de Gitta. Celle-ci devint une fille à papa d’un genre très particulier. Beaucoup pensaient qu’elle était bien trop gâtée et il y avait une part de vérité là-dedans. Par ailleurs, Knud E. se montrait aussi très exigeant à son égard.

    Elle fréquenta d’abord l’école primaire de Haubjerg et fut une écolière particulièrement agréable et douée. Comme nombre d’autres filles, Gitta raffolait des chevaux et prenait plaisir à faire de l’équitation. Pour ses six ans, elle reçut son premier poney en cadeau.

    Non loin du bâtiment principal du domaine de Tranedal se trouvait une ancienne construction en pierre aux joints blanchis à la chaux qui avait échappé à la démolition. Knud E. y fit aménager un centre équestre, avec des pistes intérieures et extérieures pour le dressage et le saut d’obstacles, entouré d’immenses pâtures pour que les chevaux de selle puissent paître. D’ici partait aussi un réseau très ramifié de sentiers équestres qui sillonnaient sur des kilomètres les vastes forêts et prairies appartenant au domaine de Tranedal.

    Quelques années plus tard, Knud E. décida d’envoyer Gitta en pension à l’école de Herlufsholm qu’il avait lui-même fréquentée et qui acceptait maintenant des filles. Son assiduité et surtout aussi son intelligence innée lui valurent d’être la meilleure de sa promotion dans cette école où était recrutée l’élite dirigeante du pays. Après le baccalauréat, Gitta s’inscrivit sur les conseils de son père à l’École de commerce de Copenhague. Elle étudia la gestion des entreprises en un temps record et obtint son diplôme avec d’excellentes notes. Elle partit ensuite à Londres où elle commença à travailler dans une banque internationale. Elle tomba amoureuse du fils de son chef, mais le couple se sépara au bout de quelques années et Gitta revint à Tranedal en proie à une amère déception, mais douée d’une plus grande sagesse.

    À trente-sept ans, soit un an après le soixante-dixième anniversaire de son père, elle était prête à prendre les rênes du domaine. Knud E. était au comble de la joie. Sa fille perdue et adorée était de retour au bercail. Et elle était revenue aussi à son héritage familial, décidée à occuper la place qui lui revenait dans le domaine. Knud E. jouissait lui-même d’une bonne santé tant mentale que physique, mais considérait qu’il était temps d’assurer l’avenir du domaine. Il élabora un plan qui détaillait la façon dont sa fille pourrait assumer peu à peu la direction du domaine. Il se garda toutefois bien de lui préciser qu’elle avait aussi l’obligation d’en assurer la postérité.

    Les appartements de l’intendant furent modernisés et aménagés spécialement pour elle et, en tant que bras droit de son père, elle commença à assumer la gestion du domaine. Knud E. passa peu à peu le relais à sa fille qui ne flancha jamais, mais s’initia au contraire rapidement aux nouveaux aspects du travail. Knud E. se réjouit en silence et se félicita d’avoir une fille aussi extraordinaire. Il s’interrogea toutefois au début sur le style de sa fille en matière de gestion. Il avait lui-même toujours présidé aux destinées du domaine depuis son bureau dans le bâtiment principal et ne se montrait qu’à de très rares occasions au cours de l’année dans la forêt, les champs et les écuries pour la marche de ses affaires. Nombre de ses employés ne connaissaient pour ainsi dire pas leur patron et ne le voyaient qu’à certains événements, par exemple à Noël et à la fête de la moisson où il les remerciait de leur ardeur à l’ouvrage et levait son verre à leur santé. Gitta avait décidé quant à elle de fuir le bureau une fois par semaine ; elle enfilait alors ses bottes en caoutchouc, inspectait les écuries en compagnie des divers intendants et parcourait les terres avec eux. Ce style était certes différent, plus moderne, mais Knud E. ne trouvait rien à redire au travail de sa fille. Il se réjouissait que le changement de génération se soit opéré en douceur. Ne pouvant exercer aucune influence sur la prochaine relève, il essayait de ne pas y penser. Et maintenant, tout avait été balayé d’un coup.

    Une semaine auparavant, Gitta avait fait une de ses habituelles promenades à cheval dans les terres du domaine. Elle avait choisi pour cela son cheval favori César, un étalon de six ans qu’elle avait dressé elle-même.

    La forêt avait pris ses plus belles couleurs automnales, mais il pleuvait à seaux ce vendredi après-midi. De profondes flaques s’étaient formées à maints endroits et de nombreux sentiers équestres dans le terrain vallonné étaient devenus de véritables bourbiers. Même si le cheval et la cavalière connaissaient la région et faisaient équipe en toute harmonie, le malheur arriva à un endroit où ils étaient souvent passés ensemble. César dérapa dans la boue et s’affala. Gitta atterrit sous l’animal de grande taille qui, paniqué, se débattit pour se remettre sur ses pattes. Lorsque César arriva à toute allure sans sa cavalière dans la cour de ferme, des recherches furent activement lancées avec les trois véhicules tout terrain du domaine. Knud E. trouva sa fille à l’endroit où elle était tombée, crottée, désemparée et avec une fracture ouverte à la cuisse. L’ambulance qui arriva une demi-heure plus tard conduisit Gitta à l’hôpital de Haubjerg où elle fut emmenée directement à la salle d’opération.

    Les spécialistes s’occupèrent de la fracture et consolidèrent l’os avec diverses plaques en argent et vis inoxydables. Knud E. était assis seul dans la sinistre salle d’attente. Le chirurgien put lui annoncer au bout d’une heure que l’opération s’était bien déroulée, mais que Gitta était toujours à moitié endormie et avait maintenant besoin de repos et de sommeil.

    -  Revenez demain, lui dit-il.

    *

    Gitta avait été enterrée le vendredi qui avait suivi sa mort dans la petite chapelle située dans une aile latérale du bâtiment principal. La petite salle baroque était pleine à craquer et nombre d’invités avaient dû attendre dehors pendant la cérémonie. Le visage défait et livide, Knud E. et cinq collaborateurs de haut rang portaient le cercueil. Le cortège funèbre leur emboîta le pas jusqu’à une extrémité éloignée du parc où se trouvait le caveau familial des Tranedal, protégé par des chênes séculaires plantés en arc de cercle. Gitta fut enterrée à côté de sa mère qu’elle n’avait jamais connue. Knud E. ne participa pas à la collation qui suivit dans le manège couvert. Le lundi matin suivant, il se rendit à l’hôpital, car il avait rendez-vous avec le médecin-chef.

    MATIÈRE À RÉFLEXION

    LUNDI 16 OCTOBRE

    Knud Emmanuel Tranedal était né en 1942. Il n’avait jamais connu son père qui avait prêté serment d’allégeance à Hitler et s’était volontairement engagé dans le Corps franc danois. Il avait combattu comme officier dans le camp allemand et était mort sur le front de l’Est.

    Knud E. grandit auprès d’une mère neurasthénique qui le confia aux soins de nourrices jusqu’à ce qu’il fût en âge d’aller en pension.

    Knud E. était le seul héritier du domaine de Tranedal.

    La propriété se trouvait aux confins de l’île de Sélande, à vingt-cinq kilomètres de la plus grosse localité voisine de Haubjerg.

    Tranedal doit son nom aux grues qui, à chaque printemps et automne, interrompent leur vol migratoire pour prendre du repos sur les terres du domaine. Comme la ferme était exploitée depuis des générations par la famille de Knud E., le nom passa dans l’usage courant et fut adopté comme patronyme.

    Le domaine se composait d’immenses terres, avec des forêts, prairies et champs, et aussi de quelques logements mis en location. La forêt de Nysø Forst et son lac en faisaient également partie. Il y avait aussi trois grandes fermes administrées par des intendants qui se trouvaient sous les ordres du propriétaire du domaine et qui devaient lui rendre directement des comptes. Les trois fermes possédaient de grandes installations qui permettaient de produire des dizaines de milliers de cochons par an selon les méthodes les plus modernes. Un des intendants de Knud E. exploitait une visonnière dans la quatrième ferme appelée Gerdasminde.

    En plus de ses terres, Knud E. avait des actions dans des entreprises danoises réputées et lucratives ; beaucoup d’entre elles avaient des liens avec le secteur agricole, tandis que d’autres étaient plutôt tournées vers l’industrie. Il siégeait au conseil d’administration de quatre de ces entreprises et présidait même l’une d’elles. La part d’actions la plus importante qu’il détenait se trouvait toutefois dans le groupe pharmaceutique mondialement connu SanoDan.

    Il s’était fait de nombreux amis pendant ses années de lycée à Herlufsholm et avait gardé jusqu’à ce jour le contact avec quelques-uns de ses camarades de l’époque. Il y en avait bien entendu qu’il ne rencontrait plus aussi souvent, mais beaucoup participaient aux légendaires chasses de Tranedal en grand apparat, auxquelles se joignaient aussi des membres de la maison royale et nombre d’autres représentants de la haute société fortunée et influente danoise. À l’époque où Gitta était très occupée à grandir et à aller à l’école, son père ne savait où donner de la tête. Il avait été élu président du conseil d’administration de l’association des producteurs danois de cochons et il était devenu en même temps, en cette qualité, vice-président de la puissante organisation faîtière agricole danoise à laquelle on avait donné le surnom plus accrocheur et populaire de Saveurs du Terroir.

    *

    Le parking de l’hôpital était toujours bondé dans la journée. Seules les voitures des employés, des patients de jour et des visiteurs auraient en fait dû s’y trouver. Quand on avait construit l’hôpital à l’époque, juste derrière une des rues commerçantes de Haubjerg, personne n’avait sans doute imaginé que le parking serait également utilisé par des citoyens qui se déplaçaient pour d’autres motifs. Et lorsque l’hôpital avait été considérablement agrandi quelques années plus tôt, plusieurs centaines de places de parking environnantes avaient disparu sous les nouveaux bâtiments.

    Knud E. gara donc sa Range Rover noire plus loin dans le parking souterrain de la localité et se dirigea à pied vers l’hôpital sous le soleil éclatant de la matinée. Le vieillard de haute stature traversa la ville d’un pas résolu et le dos droit et raide, comme pour donner à entendre qu’il avait coutume de voir les autres s’effacer devant lui. Il portait une veste en loden confectionnée en Allemagne et des chaussures à lacets semi-montantes, mais n’avait pas de chapeau. On pouvait donc voir ses beaux cheveux mi-longs, parsemés de fils gris et abondants en dépit de son âge, mais ses tempes n’étaient pas encore dégarnies. Son visage au menton puissant et marqué d’une fossette était rasé de près.

    Le médecin se tenait dans le couloir, prêt à l’accueillir. Avec une obséquiosité qui ne correspondait pas à son statut social, il fit signe à Knud E. d’entrer dans son bureau avant de se présenter :

    -  Jens Nielsen. Son badge précisait Médecin-chef. Il savait clairement qui se trouvait devant lui. Il s’inclina légèrement et demanda : Un café ?

    -  Non, merci. Vous m’avez fait venir ici ? Que puis-je faire pour vous, docteur Nielsen ?

    -  Eh bien... Nous avons pensé qu’il serait préférable de vous parler à nouveau... du décès tragique de votre fille... Comment allez-vous, monsieur Tranedal ?

    -  Merci de l’intérêt que vous me portez, mais vous ne devez pas vous inquiéter pour moi. Venez-en au fait. De quoi souhaitez-vous me parler ?

    Le médecin rougit d’embarras et se racla la gorge à plusieurs reprises.

    -  Eh bien... Vous voyez, monsieur Tranedal, la fracture de votre fille a bien entendu été provoquée par un violent impact, mais elle n’était pas compliquée du point de vue chirurgical et l’opération s’est déroulée sans complications comme on peut s’y attendre dans un tel cas. Le docteur regarda Knud E. droit dans les yeux avant d’ajouter : Comme vous le savez, son état n’est devenu critique que quelques jours plus tard. La blessure à la jambe de votre fille a manifestement présenté une inflammation et l’infection a dégénéré en septicémie deux jours plus tard. Knud E. resta assis sans bouger pendant les explications et observait le médecin qui devenait de plus en plus nerveux.

    -  Je sais tout cela, docteur. Venez-en au fait.

    -  Nous avons administré à votre fille les antibiotiques les plus efficaces dont nous disposions, monsieur Tranedal, mais ils n’ont eu aucun effet !

    Comme pour confirmer qu’il avait déjà compris cela aussi, Knud E. soupira et regarda ostensiblement sa Rolex. Le médecin, qui était maintenant en terrain connu, ne se laissa pas déstabiliser par le comportement de Knud E. Il demanda d’une voix ferme :

    -  SARM CC398, ça vous dit quelque chose, monsieur Tranedal ?

    -  Mon entreprise élève plus de deux cent mille cochons par an, bien sûr que je connais cette désignation ! Le ton de Knud E. était aussi devenu plus incisif.

    -  Est-ce que votre fille faisait tous les jours un tour dans les porcheries ?

    -  Bien entendu.

    -  Souffrait-elle de maladies infectieuses ces derniers temps ?

    -  Elle était comme d’ordinaire, en bonne santé et en pleine forme.

    -  Pas tout à fait, apparemment. Nous avons constaté qu’elle avait pris, au cours des dernières semaines, un antibiotique à spectre large à cause d’une inflammation de l’utérus tenace. Ne vous en a-t-elle pas parlé ?

    Après un court silence, Knud E. répondit d’un ton péremptoire :

    -  Nous ne nous sommes pas entretenus d’une chose pareille, docteur Nielsen. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec sa... je veux dire... Il eut l’air de s’affaisser un court instant. « ... avec sa mort ? On ne meurt tout de même pas d’une inflammation de l’utérus ? »

    -  Non, pas à proprement parler. Sauf si le traitement antibiotique a détruit toute la flore bactérienne saine qui, en temps normal, empêcherait purement et simplement une infection provoquée par le SARM CC398.

    *

    Après le déjeuner, Knud E. se rendit au caveau familial du domaine, suivi de Lucky, son vieux labrador perclus de rhumatismes. La tombe de Gitta était couverte de fleurs et de couronnes aux couleurs de l’automne. Il s’assit sur le banc de pierre, le regard perdu dans le vide. La chienne fatiguée s’était couchée à côté de lui. Le vent d’automne avait peut-être aussi fait rouler une larme unique le long de sa joue.

    Et dire qu’un accident d’équitation banal avait suffi pour anéantir tous ses projets ! Sa raison de vivre dépendait de Gitta et du bonheur de celle-ci. Et maintenant, elle gisait là sous terre ! C’était insupportable.

    SARM CC398 ! Cela lui disait quelque chose, et comment ! Le verdict du médecin était clair : Gitta était morte d’une infection par le SARM CC398. Les staphylocoques résistant à la méticilline qui portent la désignation scientifique SARM CC398 sont appelés publiquement et peut-être un peu à tort bactéries porcines. Des bactéries SARM font aussi leur apparition dans des hôpitaux et établissements de soins où on les combat depuis très longtemps. Par contre, elles proliféraient maintenant surtout dans la plupart des porcheries danoises. Les recherches de laboratoire de l’hôpital avaient confirmé que les bactéries responsables du décès de Gitta provenaient d’une des porcheries du domaine de Tranedal dont elle assurait justement la gestion.

    Knud E. laissa ses pensées vagabonder dans le passé.

    En tant que président des producteurs danois de porcs, il s’était fait de nombreux opposants, pour ne pas dire des ennemis jurés. Au fil des années, il était devenu aux yeux du public l’incarnation même du défenseur d’intérêts le plus impitoyable et imprévoyant qui existât dans le pays. À coups de demi-vérités et de finesses rhétoriques, il s’était battu pour les intérêts de sa classe. Il était régulièrement interviewé à la télévision, à la radio et dans la presse où il exerçait sa verve agressive, populiste dans les débats et prenait ses interlocuteurs à l’improviste avec des mensonges et des techniques de rouleau compresseur. Étant l’un des plus grands éleveurs de cochons du pays, il se faisait souvent attaquer violemment. Beaucoup se souvenaient encore après de nombreuses années de son apparition dans une émission télévisée au cours de laquelle il avait raillé et tourné en ridicule des écologistes et des scientifiques qui mettaient en garde contre les risques du SARM. Ceux-ci croyaient que le traitement antibiotique était une bombe à retardement, non seulement au Danemark, mais dans le monde entier. Il termina le débat par une remarque arrogante selon laquelle il en savait plus long que ces étudiants intellos de gauche et ces lecteurs du quotidien de l’intelligentsia danoise, Politiken, et il avait quitté le studio en écumant de rage.

    À cette époque, des concitoyens de plus en plus nombreux comprirent que l’agriculture existante n’avait pas grand-chose à voir avec ce qu’ils avaient appris à l’école. Alors que la part de l’agriculture dans le produit national brut danois rétrécissait comme peau de chagrin, ce secteur d’activité adopta des méthodes purement industrielles. Les agriculteurs (qu’il était devenu trop trivial de qualifier de paysans) rebaptisèrent leurs animaux domestiques unités de production et les traitèrent aussi comme telles. Des lisiers et toxines provenant de champs industriellement cultivés se déversèrent dans des lacs, rivières et fjords. La protection des animaux relevait d’un concept étranger. Les agriculteurs se comportaient comme si toute la terre leur appartenait et empochaient des primes y compris pour les tâches les plus banales et les plus naturelles. En gros, les paysans donnaient l’impression d’être la catégorie professionnelle la plus cupide et la plus dénuée de scrupules de tout le Danemark. Nom de Dieu ! Il était impossible pas que des écolos de tout poil et des hippies repentis aient raison ? Cela faisait des années qu’il élevait lui-même des cochons et il n’avait jamais été malade ! Sa propre outrecuidance et son lobbying auraient-ils vraiment contribué à envoyer sa fille adorée vers une mort bien trop précoce ? Il ne parvenait pas à y croire ! Des pensées déroutantes tournaient en rond dans sa tête lorsqu’il rentra chez lui au crépuscule.

    BACTÉRIES

    JEUDI 9 NOVEMBRE

    Au cours du mois suivant, les employés du domaine ne virent pratiquement pas leur chef qu’il était difficile de contacter. Il chargea son employé de plus haut rang de trouver et d’engager quelqu’un qui pourrait reprendre les tâches de Gitta.

    Et il allait devoir aussi vendre tous les chevaux de selle du domaine.

    Il fit savoir qu’il ne voulait pas être dérangé, quelle que soit l’urgence de l’affaire. Voilà ce qu’il avait envisagé de faire et il s’en tenait à sa décision.

    Il se rendait chaque jour par tous les temps sur la tombe de Gitta où il restait longtemps assis immobile à regarder fixement devant lui. Sa posture ou l’expression de son visage ne trahissait pas les élucubrations qui agitaient son cerveau. Le personnel du domaine chuchotait dans son dos que le deuil lui avait fait perdre la raison. Mais ce n’était pas le cas. Il échafaudait bien au contraire des plans pour l’avenir, à l’âge avancé de soixante-quatorze ans !

    Dans la période de transition qui suivit la mort de Gitta, il avait brièvement envisagé d’abandonner totalement le gouvernail, de démissionner de tous ses postes, de créer un fonds qui reprendrait la direction du domaine et de se retirer. Mais une nouvelle idée avait rapidement germé dans son esprit. Son sens du devoir l’exhorta à répondre de ses erreurs graves et fatales. Pour ce projet, il avait besoin de l’ensemble des plateformes, réseaux et pouvoirs qui étaient à sa disposition.

    Il prit sa première décision : ne plus jamais participer à des débats sur l’utilisation de médicaments et de produits chimiques et ne plus jamais se prononcer sur le SARM. D’autres étaient prêts à prendre sa place dans ce contexte et il n’y aurait que de rares esprits bornés à se demander ce qu’était devenu Knud E.

    Sa deuxième résolution concernait un tout autre projet auquel il voulait s’attaquer. Il était président du conseil d’administration du groupe pharmaceutique SanoDan qui avait des bureaux, des départements de recherche et des usines sur quatre continents. La principale filiale se trouvait toujours à Sletved, à environ cinquante kilomètres au sud de Haubjerg, où travaillaient plus de trois mille collaborateurs. C’était là que se déroulaient aussi les réunions du conseil d’administration.

    Le responsable d’un des départements de recherche les plus secrets s’appelait Lars Krebs. Son père était un des anciens camarades d’école de Knud E. du temps de l’internat à Herlufsen et il était mort tragiquement avec son avion privé alors que Lars était encore un enfant. Les quarante savants internationaux de Lars Krebs travaillaient entre autres sur des projets de recherche en matière d’immunologie. Il était peu probable que SanoDan eût quelque chose à y gagner, mais tout pouvait arriver. Lars Krebs avait toujours été invité au fil des années aux célèbres chasses de Tranedal, mais depuis que Knud E. dominait le débat public dans sa campagne contre les détracteurs du SARM, Lars avait chaque année opposé un refus.

    Par un soir de novembre sombre et pluvieux, Knud E. appela Lars qui eut l’air surpris.

    -  Je ne vais pas m’étendre au téléphone. J’ai besoin de te parler. Aurais-tu l’obligeance de venir me voir ?

    -  Bien entendu !

    *

    Knud E. ouvrit lui-même l’imposante porte du bâtiment principal et conduisit Lars Krebs au grand salon. Les deux hommes se saluèrent d’une solide poignée de main et d’un regard pénétrant.

    Dans le fumoir, Knud E. servit de copieuses doses d’un cognac millésimé. Ils s’assirent dans les profonds fauteuils Chesterfield élimés sous des trophées de chasse empaillés et prirent le temps d’apprécier l’arôme et les premières gorgées du précieux breuvage. Un feu brûlait dans la cheminée ouverte et la chienne de chasse Lucky allongée se chauffait devant les flammes.

    Lars Krebs, environ cinquante-cinq ans, était svelte, portait des lunettes et était presque entièrement chauve. Il avait l’irritante habitude de se racler la gorge plusieurs fois avant de parler. Il était marié et avait deux filles presque adultes.

    Lorsqu’il avait perdu son père, Knud E. l’avait aidé financièrement pendant ses études. Il l’avait recommandé plus tard pour un emploi dans des départements de recherche microbiologique de SanoDan. Krebs s’était alors élevé dans la hiérarchie jusqu’à occuper son poste actuel, bien rémunéré et à responsabilité comme chef d’un des départements ultrasecrets de SanoDan. La direction du groupe ne s’attendait pas à réaliser de gros bénéfices avec cette recherche hautement spécialisée, placée sous les ordres de Krebs. Des biologistes et chimistes du département avaient été recrutés parmi l’élite internationale et avaient pratiquement carte blanche pour décider des énigmes scientifiques suivantes qu’ils souhaiteraient résoudre. Quand il apparut qu’ils obtenaient des résultats pratiquement exploitables, personne ne trouva à y redire. Mais quand ils contribuaient aussi à de nouvelles découvertes scientifiques fondamentales, la direction et le conseil d’administration considéraient cela comme une obligation sociale normale pour un groupe de cette taille. En contrepartie, le département de Krebs était entièrement soumis aux plus strictes clauses de confidentialité. Tous ceux qui travaillaient dans le secteur pharmaceutique étaient conscients du risque d’espionnage industriel. SanoDan employait aussi un département entier pour veiller à ce que les nouveaux œufs d’or du groupe fussent tenus secrets jusqu’à leur éclosion totale. Le conseil d’administration lui-même et son président Knud E. n’étaient que vaguement tenus informés.

    Knud E. entra dans le vif du sujet.

    -  Je sais bien, Lars, que mes idées sur la question du SARM ne t’ont jamais plu. Et tu n’as certainement pas apprécié non plus la façon dont je les ai défendues. J’ai aussi eu vent de ton refus de répondre à mes invitations ces dernières années. Non, ne m’interromps pas maintenant, s’il te plaît. Je sais que tu ne partages pas mes idées et je le respecte. Mais ta compagnie m’a manqué au cours de nos chasses. Tu sais que Gitta est morte et je voudrais te confier quelque chose que je te saurais gré de ne pas divulguer : Gitta est morte d’une septicémie causée par le SARM ! Les médecins sont formels. Et les souches bactériennes proviennent d’une de nos propres porcheries ! Non, laisse-moi finir, tu pourras parler ensuite. Depuis que je connais la cause de la mort de Gitta, j’ai gambergé comme un fou et je dois avouer que j’ai entièrement révisé mes positions. Je suis prêt à lutter contre le SARM, mais je ne dispose pas du savoir spécialisé pour cela. Je te prie donc de m’éclairer sur ce fléau, notamment sur son contexte et sur la situation actuelle. Dans une langue qu’un agriculteur âgé est en mesure de comprendre, il va de soi !

    Après quelques minutes de silence, Krebs se racla la gorge et dit :

    -  Cher Knud, tu n’imagines pas à quel point ta perte et ton chagrin dû à la mort de Gitta m’affectent, je compatis à ta douleur. Je me réjouis toutefois de te voir prêt à abandonner tes opinions anciennes, totalement irrationnelles et irresponsables. Je dis cela en toute conscience parce que tu étais le camarade d’école de mon père, que tu m’as aidé à voler de mes propres ailes et que tu es maintenant mon chef suprême : tu t’es conduit comme un taureau enragé, égoïste et borné. Nous pouvons enfin parler ouvertement.

    -  Oublie le passé et apprends-moi tout ce que j’ignore encore.

    Dans les deux heures et demie qui suivirent, Lars Krebs expliqua à son ancien mécène ce en quoi son jugement était erroné et la façon dont le monde bactériologique se serrait les coudes si on faisait abstraction de tout intérêt commercial sordide.

    -  Les bactéries sont partout. Et heureusement ! Sans elles, il n’y aurait pas de vie possible sur terre. Le monde des bactéries est très complexe, il existe des millions d’espèces très diverses. Elles sont extraordinairement petites et invisibles à l’œil nu. Et pourtant, toutes les bactéries du monde pèsent deux mille fois plus que toute l’humanité réunie ! Toi et moi et tous les autres humains avons environ un kilo et demi de bactéries dans notre appareil digestif. Cela peut paraître dangereux et répugnant, mais nous ne pouvons pas survivre sans elles. La plupart des souches bactériennes sont totalement inoffensives pour nous et beaucoup d’entre elles sont très utiles. Certaines sont mêmes indispensables pour digérer nos aliments et fabriquer des vitamines vitales. Nous sommes en résumé littéralement colonisés par des milliards de bactéries, de la cavité buccale au gros intestin – et ce chiffre n’est pas exagéré ! Tout va bien tant qu’elles restent dans l’appareil digestif et ne pénètrent pas dans le sang.

    Une seule bactérie peut

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