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Pierre Levy: Un Juif alsacien sous l’Occupation
Pierre Levy: Un Juif alsacien sous l’Occupation
Pierre Levy: Un Juif alsacien sous l’Occupation
Livre électronique430 pages6 heures

Pierre Levy: Un Juif alsacien sous l’Occupation

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À propos de ce livre électronique

À Strasbourg, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Le brasseur Philipp Steinbrod pensait enfin avoir atteint le plus haut niveau de l’échelle sociale, depuis que quelqu’un portant l’un des noms les plus prestigieux avait accepté de se tenir à ses côtés. Il considérait les fiançailles de son fils Robert avec une héritière des Zolleskind comme un tampon d’authenticité sur ses lettres de noblesse personnelles.
Les vifs rayons du soleil de la fin du printemps s’accrochaient aux épais rideaux. Comme un voile transparent, l’ombre se posait sur les meubles anciens qui ornaient son cabinet de travail. Les ferrures en cuivre finement ciselées du vieux bureau brillaient d’une simplicité distinguée. Philipp Steinbrod jeta un coup d’œil aux photos de ses parents qui semblaient lui faire signe de la tête. Il jeta ensuite un regard scrutateur dans le miroir entouré d’un cadre doré que son grand-père avait lui-même fabriqué. Le brasseur réajusta sa cravate de soie lourde, qu’ornait une perle de la taille d’un pois. À cet instant, il prit ses cheveux déjà très gris pour une couronne d’argent, tandis que sa silhouette trapue lui parut plus grande que d’habitude. Son visage de grossier paysan, dont l’originalité exprimait la confiance en soi et la fierté, et qu’un mode de vie raffiné n’avait pas réussi à déformer, lui plaisait aujourd’hui, pour une fois. Il prit son pouls et constata avec satisfaction qu’il se manifestait 75 fois par minute et qu’il ne battait pas trop fort. Un mode de vie sédentaire, dépourvu de tout effort physique, avait valu à celui qui était arrivé trop tard pour l’ère du sport, l’infirmité d’une activité cardiaque accélérée et d’une tension artérielle élevée. Philipp Steinbrod se mit à siffloter, ce qu’il ne faisait que lorsqu’il constatait que ce qui se passait autour de lui allait dans le sens de ses désirs. Un coup frappé à la porte le tira de sa rêverie éveillée. La bonne annonça que le café était servi dans le salon...
LangueFrançais
ÉditeurXinXii
Date de sortie10 févr. 2024
ISBN9783989833814
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    Aperçu du livre

    Pierre Levy - Pierre Claude

    1.

    Le brasseur Philipp Steinbrod pensait enfin avoir atteint le plus haut niveau de l’échelle sociale, depuis que quelqu’un portant l’un des noms les plus prestigieux avait accepté de se tenir à ses côtés. Il considérait les fiançailles de son fils Robert avec une héritière des Zolleskind comme un tampon d’authenticité sur ses lettres de noblesse personnelles.

    Les vifs rayons du soleil de la fin du printemps s’accrochaient aux épais rideaux. Comme un voile transparent, l’ombre se posait sur les meubles anciens qui ornaient son cabinet de travail. Les ferrures en cuivre finement ciselées du vieux bureau brillaient d’une simplicité distinguée. Philipp Steinbrod jeta un coup d’œil aux photos de ses parents qui semblaient lui faire signe de la tête. Il jeta ensuite un regard scrutateur dans le miroir entouré d’un cadre doré que son grand-père avait lui-même fabriqué. Le brasseur réajusta sa cravate de soie lourde, qu’ornait une perle de la taille d’un pois. À cet instant, il prit ses cheveux déjà très gris pour une couronne d’argent, tandis que sa silhouette trapue lui parut plus grande que d’habitude. Son visage de grossier paysan, dont l’originalité exprimait la confiance en soi et la fierté, et qu’un mode de vie raffiné n’avait pas réussi à déformer, lui plaisait aujourd’hui, pour une fois. Il prit son pouls et constata avec satisfaction qu’il se manifestait 75 fois par minute et qu’il ne battait pas trop fort. Un mode de vie sédentaire, dépourvu de tout effort physique, avait valu à celui qui était arrivé trop tard pour l’ère du sport, l’infirmité d’une activité cardiaque accélérée et d’une tension artérielle élevée. Philipp Steinbrod se mit à siffloter, ce qu’il ne faisait que lorsqu’il constatait que ce qui se passait autour de lui allait dans le sens de ses désirs. Un coup frappé à la porte le tira de sa rêverie éveillée. La bonne annonça que le café était servi dans le salon.

    Madame Lucie, qui plaçait des roses fraîches dans le vase de Sèvres, portait une robe d’un modèle simple qui donnait un air de jeunesse à ses 46 ans. Sa silhouette, qui avait tendance à s’empâter un peu malgré les massages et un peu de sport, semblait plus mince que d’habitude. Sur son visage, où brillaient des yeux noisette, des soins attentifs et professionnels avaient effacé dix ans d’âge. « Elle est toujours aussi belle, » constata son époux avec plaisir. Robert disparaissait presque dans un haut fauteuil. Le fils de la maison pressait comme d’habitude une cigarette à la commissure gauche de ses lèvres. Il fallut un certain temps avant qu’il ne tournât son visage vers son père. « Comme il ressemble à sa mère, » se dit le brasseur. « Les mêmes yeux, les mêmes traits, » constata-t-il en éprouvant un certain regret de voir que l’apparence de son fils n’était pas marquée par la moindre caractéristique paternelle. « Où est Jeanne ? » demanda le père après une pause de réflexion. « Comme toujours, avec ses livres, » répondit la mère. « Mais elle va venir de suite, je l’ai fait appeler. » À cet instant, on frappa fortement à la porte, qui s’ouvrit sans attendre de réponse. Une jeune et belle fille se précipita presque dans la pièce. De son visage régulier émergeaient des yeux bleus bien ouverts. Des cheveux blonds ondulaient légèrement sur son haut front. Ses dents d’une blancheur éblouissante brillaient entre des lèvres naturellement fraîches. « Excusez-moi, » dit la jeune fille, « je n’avais pas encore tout à fait terminé mon devoir de philosophie. » – « Comment s’intitule le sujet intéressant que tu as traité ? » lui demanda sa mère. – « La vraie charité ne connaît pas l’aumône. » Le père réfléchit, la mère sourit avec bienveillance, tandis que son frère siffla de manière sarcastique : « N’importe quoi. » – « Seulement pour ceux qui ne peuvent pas comprendre ou qui ne veulent pas, » répondit-elle vivement. « Ne vous disputez pas tout le temps, » leur dit leur mère. Le père fronça les sourcils en lançant un regard d’avertissement à son fils et d’apaisement à sa fille.

    Le mariage est dans six semaines et j’ai encore tellement de choses à faire, » soupira Madame Steinbrod. « N’avons-nous oublié personne ? » demanda son mari. Une fois de plus, les membres distingués de la famille et les notables défilèrent devant leurs yeux selon leur gloire et leur estime. Les parents que la vie avait rendus moins riches avaient depuis longtemps été supprimés de la liste des membres de la famille. « Pas que je sache, » répondit Robert, tandis que ses parents hochèrent la tête en signe d’approbation. Ce fut alors que Jeanne s’exclama : « Le professeur Levy ! » – « Tu es folle, » lui rétorqua son frère, « un Juif, il ne manquerait plus que ça. » – « C’est un homme respectable et, en plus, le fidèle gardien de notre santé. Son frère, le confectionneur et sa famille sont eux aussi des citoyens très respectables, » fit Madame Steinbrod. « Oui, oui ! » grommela le brasseur.

    Et ils me sont bien plus sympathiques que beaucoup d’autres gens, » s’exclama Jeanne.

    Surtout Pierre Levy, ce socialiste utopiste, » se moqua Robert.

    Ça me regarde, , Monsieur le Hálwerbáron vun so un so,¹ » rétorqua sa sœur. « Ça suffit ! » s’exclama leur père.

    Le visage de Jeanne sembla soudain avoir perdu ses couleurs.

    « Je dois aller au tennis, » dit-elle en prenant congé de ses parents à la hâte.

    Robert ne resta pas longtemps non plus, sa fiancée l’attendait. Madame Steinbrod prétexta d’un mal de tête – et se retira.

    « Ne prends pas trop d’aspirine, » lui lança son mari avec bienveillance.

    *

    Lucie Steinbrod se trouvait seule dans son boudoir. Un malaise s’empara de ses pensées, dont sa fille était la préoccupation. Cette étudiante en philosophie avait déjà défendu à plusieurs reprises des idées qui n’avaient pas leur place dans une maison bourgeoise distinguée. Le père avait toujours souri aux opinions de sa fille. Mais la mère n’avait pas toujours fait valoir l’insouciance de la jeunesse là où elle pensait reconnaître des idées étrangères. Pourtant, elle n’avait jamais réagi au comportement de sa fille autrement que par des conseils bien intentionnés. Jeanne était restée, selon toute apparence, une catholique fervente, bien plus encore que sa mère qui, depuis son mariage avec un brasseur protestant, n’observait plus ses strictes règles religieuses que dans des moments de détresse. Elle devait aussi tenir compte de son mari et de son fils, qui puisaient leur morale de vie dans la religion protestante. Madame Steinbrod se mit en tête de parler à sa fille. Elle se rendit soudain compte que son enfant était devenue adulte.

    Jeanne avait quitté la maison, une raquette de tennis à la main. Elle était cheftaine d’éclaireuses et, en tant que telle, hostile à la poudre et au maquillage. Une certaine fatigue se lisait sur son visage frais et juvénile. La scène à laquelle elle s’était livrée avec son frère n’était pas la première, mais aujourd’hui, cela l’avait plus touchée que d’habitude. Il avait bâti sa vie sur sa soif de reconnaissance, et ses parents l’avaient aidé à le faire. Le fait qu’il soit prêt à s’enfoncer toujours plus profondément, avec les pieux de la lâcheté, dans le sol de l’égoïsme, provoquait chez elle une sensation de dégoût presque physique.

    « Je terminerai mes études et exercerai un métier. Je veux être libre, » se promit-elle.

    Depuis le kiosque à journaux, une affichette lui criait en grandes lettres jaunes et rouges la devise de l’association nationaliste que son frère présidait et que l’argent de son père finançait secrètement : « La France aux Français ! » Elle ouvrit le fruit chatoyant de ce slogan et en extirpa son noyau de vérité : « La France à nous ! » Ce n’était rien d’autre qu’un instinct de vengeance patriotique, enrobé d’une auto-louange et exposé comme une vertu dans les baraques de foire de la vie publique. Les faiblesses humaines des autres, toujours largement et longuement évoquées, n’étaient après tout que l’arrière-plan sombre sur lequel devaient se détacher de manière éclatante ses propres qualités et ses propres mérites. Elle secoua la tête et serra plus fort contre elle sa raquette de tennis. Ce fut alors qu’un jeune homme robuste et de grande taille, vêtu d’une tenue de sport, s’approcha d’elle et la salua chaleureusement. Son visage encore enfantin était éclairé par de grands yeux sombres. « Jeanne, puis-je t’accompagner un peu, ou bien es-tu pressée ? » dit-il en s’adressant à Mademoiselle Steinbrod. « Avec plaisir, » lui répondit-elle, et ils traversèrent ensemble la chaussée coupée par les rails du tramway qui reliait la place Brant² à l’allée de la Robertsau. Les voitures arrivaient de la gauche, les tramways de la droite, si bien qu’ils durent s’arrêter un instant au milieu du trafic qui passait à toute vitesse. « Jeanne Steinbrod et Pierre Levy, seuls sur une île, baignés par les vagues rugissantes de la vie, » dit-il en souriant à sa camarade, lui montrant involontairement ses dents blanches. « Qu’est-ce que les gens diraient de ça ? » ajouta-t-il. « On les voit souvent ensemble, » répondit-elle brièvement en le regardant. « Peut-être même qu’on nous prendrait pour des amoureux, » dit-il maintenant en éclatant de rire. « Et alors ? » répondit-elle avec défi. « On ne démolit pas si facilement des digues et des barrages existant depuis des siècles. C’est trop difficile de creuser un nouveau lit, et à quoi bon si le fleuve l’évite, » dit-il sérieusement. Pendant plusieurs minutes, ils marchèrent côte à côte en silence. Les arbres qui, en cette fin de printemps, portaient un grand et large chapeau à tonnelle, barraient le chemin de l’avenue aux rayons brûlants du soleil. Ce ne fut que lorsque les deux jeunes gens arrivèrent près du court de tennis que Jeanne s’arrêta. « Pierre, » dit-elle, « nous vivons dans un monde qui exige le sacrifice de notre individualisme et qui nous offre en contrepartie une âme uniforme et multicolore, ornée des rubans bigarrés d’une profession de foi grégaire bêlant bruyamment. Je pourrais me ranger parmi les moutons de tête, les miens sont en tête parce qu’ils s’y pressent toujours. Notre attachement au sol, notre spécificité, nos coutumes et nos traditions, qui ont traversé les siècles, nous donnent la force de survivre aux événements les plus tumultueux. Ce droit à la patrie, tel qu’il est inculqué aux paysans croyants par leurs prêtres, éveille en eux un sentiment de fierté et de possession qui s’est encore renforcé lors du changement de nationalité. En particulier dans les couches sociales dites supérieures, le patriotisme, ou plus exactement l’adhésion bruyante à un ordre existant, est très souvent une monnaie d’échange pour des intérêts matériels, ou même – lorsque ceux-ci sont saturés – pour des avantages moraux. C’est parce qu’un nouvel ordre se profile à l’horizon, que le troupeau de moutons entêté attend, au carrefour des événements, un signe qui lui permettra d’atteindre les pâturages les plus juteux de la manière la moins dangereuse et la plus agréable. Tout le ballast doit alors être jeté, toute relation compromettante être reniée ; mes règles de foi catholique – mon amour du prochain, qui n’est pour moi ni un manque d’intérêt moral, ni une prescription de bon ton, mais un besoin de l’âme et une raison d’être – m’interdisent d’y participer. Pierre, quoi qu’il arrive, je resterai fidèle à mes amis d’hier. » Elle s’était redressée, comme si ses paroles avaient renforcé son échine – et tendit la main à son compagnon. « Tu es une fille courageuse, » répondit-il. « Laisse ta partie de tennis pour aujourd’hui – et poursuivons notre promenade. » Elle hocha la tête en signe d’approbation.

    Il lui prit sa raquette de tennis. Ils évitèrent l’Orangerie³ très fréquentée et, au pont séparant la Robertsau de la ville, ils bifurquèrent sur le chemin de halage suivant le canal sur son lent parcours. Ils marchèrent côte à côte, sans dire un mot. Jeanne plongea ses grands yeux interrogateurs dans le bleu pur du ciel d’éther, tandis que Pierre fouillait dans la chambre noire de ses pensées avant de pouvoir s’en détacher enfin. À leur droite se trouvait un bas banc en bois, datant de l’époque où le corps et l’esprit avaient encore beaucoup de temps pour se détendre. Désormais délabré et à moitié démodé, de la mousse verte et noire recouvrant ses fissures et ses crevasses, il n’avait pas l’air très accueillant. Pierre s’arrêta et l’examina, mais Jeanne y avait déjà pris place. Il s’assit alors à côté d’elle. « Jeanne, » susurra-t-il. « Pierre, » laissèrent légèrement s’échapper les lèvres de Jeanne qui posa sa main sur la sienne – douce comme du velours.

    Les eaux indolentes du canal devant eux s’ennuyaient dans le parcours rectiligne de la contrainte et de l’habitude, des rayons de soleil brisés saignaient loin derrière les sapins de la Forêt-Noire, le soir fatigué dormait dans les arbres. Pierre rêvassait, il évitait tout mouvement, craignant que la main chaleureuse de Jeanne ne glissât de la sienne. De son côté, elle pensait qu’elle pourrait lui faire du mal si elle la retirait. C’est ainsi qu’ils restèrent assis côte à côte, muets, jusqu’à ce que le vent se mît à se quereller avec les feuilles, jetant sur le sol les plus faibles d’entre elles. Jeanne retira alors sa main. Pierre leva les yeux. Ses traits étaient tirés et, d’une voix grave, il s’adressa à sa compagne. « Le vent souffle aussi sur la branche de ma vie, et dans les heures sombres, c’est même le tourbillon de la haine et de l’envie. En ces jours agités de septembre de l’année dernière, alors que notre sang était à vendre comme celui des autres hommes sur le marché de la guerre, il m’est apparu comme une certitude qu’il valait bien moins cher que celui des autres. Et comme s’il était corrompu, il fut sali et souillé. La clameur furieuse ne se brisa contre aucune digue du droit du prochain, contre aucune digue de l’amour des hommes. Il y en avait bien qui se tenaient à l’écart, muets et tristes. Mais qui voulait prendre parti pour le frère proscrit ? » – « Mais Pierre, » lui répondit Jeanne d’un ton de reproche, « il y en a d’autres, qui sont de vrais chrétiens. » Il continua cependant, le ton de sa voix encore plus bas de quelques degrés : « Je suis une jeune pousse sur un vieil arbre dans le jardin des hommes. Jadis, il fut amené ici d’un pays lointain, solidement ligoté, et placé dans un marais. Il dut y plonger ses racines – et c’est pourquoi il vous semble éternellement insignifiant et de surcroît souillé. Le temps et la prospérité ont sans doute asséché le marais, mais l’arbre porte encore sa marque d’origine. Dans les jours sombres, l’envie le frotte à blanc – et tous se réjouissent – certains sans doute en silence – d’être d’un autre bois, d’un bois... meilleur. » – « Pour moi, toi et les tiens, vous comptez autant que tous mes semblables, » l’interrompit Jeanne. – « Je ne te laisserai jamais tomber, quoi qu’il arrive, et je ne suis pas lâche, » dit-elle solennellement en se levant et en lui tendant la main pour donner poids à ses paroles.

    Il se leva à son tour et la regarda dans les yeux. « Viens, nous devons rentrer, » lui dit-elle en haussant légèrement la voix. – Ils marchèrent silencieusement l’un

    côté de l’autre dans cette soirée qui s’enfonçait dans la nuit. Elle, l’étudiante et l’éclaireuse qui voyait dans la découverte de la vérité le but de sa vie et qui dépensait l’énergie débordante de sa jeunesse dans des activités sportives, avançait avec des joues rougies et un cœur qui battait fort. Lui, qui avait oscillé dans le conflit constant des moments de sentiment et d’intellect et évité toute sensation profonde, frissonna tout à coup dans l’exaltation de la joie de vivre. Lorsque leurs regards se croisèrent à nouveau, ce fut comme s’ils se voyaient pour la première fois. Tout ce qui les séparait avait disparu, il ne restait plus qu’un jeune homme et une jeune fille. La fille du riche Steinbrod et le fils du Juif Levy s’embrassèrent ardemment. – Des pas dans la rue voisine les firent sursauter. « Il est tard, nous devons rentrer, » dit Jeanne. Il la fixait, les yeux écarquillés. « Le bonheur est-il passé si vite ? – Ou n’était-ce que de la pitié ? » semblaient-ils demander. « Pierre, donne-moi ma raquette, le tramway arrive, » dit-elle de sa voix habituelle et assurée. Il accéda machinalement à son désir. L’adieu furtif de Jeanne lui sembla presque valoir réponse.

    *

    L’horloge perpétuelle qui se remontait toute seule indiquait neuf heures lorsque Jeanne rentra à la maison. Elle s’excusa auprès de ses parents. Elle leur annoncerait plus tard la raison de son absence prolongée. Sa voix avait un timbre beaucoup plus doux que d’habitude, et l’expression de son visage semblait également modifiée. Sa mère remarqua immédiatement l’étrangeté de son attitude, tandis que son père trouva aussi sa fille différente des autres jours. « Tu nous caches des choses, » se moqua son frère. « Je ne mens à personne, même pas à moi-même, » répondit-elle brièvement. « Ne vous chamaillez pas tout le temps, » lança le père. À ce moment-là, la bonne annonça que le dîner était servi, lequel se déroula, comme d’habitude, de façon monotone. Une fois le repas terminé, on se retira dans le salon. Jeanne aurait bien voulu aller dans sa chambre, mais elle ne voulait pas contrarier ses parents. « J’ai reçu aujourd’hui la visite d’une relation d’affaires de Munich qui m’a fait part de certaines choses qui me laissent songeur, » raconta le père. « De quoi s’agit-il ? » s’exclama le fils. La mère tendit l’oreille elle aussi – seule Jeanne était assise négligemment et rêvassait dans son fauteuil. Comme son fils insistait, le brasseur révéla ce qu’on lui avait dit. « Là-bas, un peuple de quatre-vingt millions d’hommes, endurci dans sa volonté, pénétré de sa mission de renouvellement du monde, doté d’armes implacables, n’attend apparemment que la parole de son chef pour conquérir l’espace vital auquel il prétend au nom de son droit d’exister. Toutes les forces entravant son ascension ont été mises hors d’état de nuire. Une dynamique semble habiter ces masses rajeunies de la sorte, qui les mettra en mesure de briser toute résistance. Il se peut que ce monsieur de Munich ait exagéré, mais il y a certainement quelque chose de vrai dans ses paroles. Et que pouvons-nous opposer – en tant que butoir que nous sommes – à cette masse fanatisée, convaincue de sa supériorité mentale et physique ? Tous ces malheurs sont dus à notre système pourri, corrompu et infecté par le communisme. Dieu merci, les Alsaciens, pour qui la discipline et l’ordre allemands sont imprégnés dans la chair et dans le sang, ne sont pas encore aussi pourris que leurs compatriotes de l’Intérieur ! » – « C’est toute la France qui doit être renouvelée dans cet esprit, » ajouta le fils en accord avec le père. La mère les regarda l’un et l’autre, puis fixa son regard sur sa fille, qui s’était déjà redressée depuis longtemps dans son fauteuil et écoutait attentivement la conversation. Rien ne trahissait ses pensées, et seuls ses yeux tressaillaient de temps à autre.

    Il faudrait en fait essayer de renouer certains liens d’avant-guerre, que l’on avait rompus par excès d’orgueil national. Un commerçant doit être prudent à tout point de vue, et chercher à se protéger autant que possible contre tout malheur éventuel. Nous pourrions peut-être inviter le cousin Hugo, de Hambourg, au mariage. C’est un haut fonctionnaire de justice et certainement une personnalité importante, » dit encore le père.

    Pourquoi pas, les Zolleskind demanderont aussi à leurs parents d’outre-Rhin de venir à la noce, » répondit son fils avec approbation.

    Ce fut alors que Jeanne se leva d’un bond. Son visage était blanc comme marbre. Elle se tenait là, l’index tendu vers son père et son frère, telle une accusation devenue plastique dans sa plus haute expression. Et lourdement, comme si toute la chape de plomb de son indignation pesait sur eux, ses mots tombèrent de ses lèvres : « Votre Légion d’honneur et votre uniforme d’officier ne sont finalement rien d’autre que des fanfreluches dans votre vitrine patriotique. » – « Tu as perdu la tête, » s’écria son père, « j’aime la France comme jamais. »

    Je suis officier et soit je vaincrai, soit je mourrai, » ajouta son frère. « Mais comprends bien ceci, Jeanne : l’ennemi est à la porte – et la moelle de notre pays est rongée par la jalousie et la haine propagées par les communistes. Notre défense d’acier présente des fissures que seul recouvre le drapeau tricolore. »

    Les grèves et le Front populaire nous ont affaiblis, et nous le paierons sans doute, » ajouta le père, « je suis un homme d’honneur, ton frère est lieutenant de réserve, nous savons ce que nous devons à notre pays, mais nous connaissons aussi nos devoirs envers nous-mêmes. »

    C’est ce qui m’effraie, cet instinct de conservation, voulu et conditionné par la nature, qui accorde le droit de se protéger soi-même quand tout s’effondre tout autour de soi, » rétorqua Jeanne avec énervement.

    Les femmes ne font pas de politique, » dit la mère en guise d’apaisement. Mais la fille ne se laissa pas distraire. « Liberté, égalité, fraternité ! La devise dont on orne tout et donc rien depuis 150 ans est usée depuis longtemps. À quoi sert au peuple une soi-disant charte de liberté, si la réalité l’oblige à continuer à demeurer un serviteur. Vous êtes payés en espèces et d’avance, mais les grandes masses, elles, doivent attendre. Vous n’avez fait que leur donner l’aumône – et vous en vouliez en retour une reconnaissance éternelle. »

    Entendez la, cette utopiste, » se moqua son frère.

    Vous avez de bonnes relations partout et vous êtes assurés contre toutes les éventualités, » ironisa sa sœur. « Ça suffit maintenant, parlez d’autre chose, du mariage si vous voulez, » interjeta le brasseur avec autorité. – « Ça ne m’intéresse pas, » lança Jeanne. « Ou plutôt si ! Si les Levy ne sont pas invités, je me désinvite. J’ai déjà choisi mon cavalier, ce sera Pierre Levy ou personne. » – « Tu es complètement folle, » lui dit son frère avec un sourire moqueur, tandis que ses parents la regardèrent eux aussi avec étonnement. « C’est le seul jeune homme qui me soit plus que sympathique. » – « Je n’admettrai jamais que tu épouses un Juif – et je saurai t’en empêcher. Une Steinbrod et un Levy ! » s’insurgea le père. Sa colère fit se gonfler sa veine frontale et il serra le poing. « Va te coucher ! » ordonna-t-il à sa fille, « je t’apprendrai qui commande ici ! » Jeanne se leva et s’apprêta à partir. La mère s’était levée elle aussi, si stupéfaite qu’elle en regardait tout à tour son mari, son fils et sa fille. Cette dernière se retourna soudain et s’adressa calmement à son père : « J’ai de la vie une autre conception que toi. Malgré l’obéissance et la gratitude que je te dois, je ne peux pas m’abaisser à soumettre ma volonté à la tienne. Demain, je poserai ma candidature pour un poste d’institutrice. Mais pour que la moindre tache ne vienne pas ternir votre beau blason, je demanderai à être nommée à l’Intérieur.⁴ « Bonne nuit ! » – dit-elle encore avant de sortir. Sa mère s’apprêtait à la suivre. « C’est ça, cours lui encore après, » aboya le brasseur.

    *

    Lors des très rares scènes de famille ayant jusqu’alors secoué le foyer des Steinbrod dans son calme conventionnel, la maîtresse de maison s’était toujours réfugiée dans les larmes lorsque la situation devenait désagréable pour elle. Mais ce jour-là, elle se ressaisit et résista. D’une voix irritée, elle rétorqua brutalement :

    Je ne me laisserai pas dicter ma conduite par qui que ce soit. » Et après avoir jeté un regard presque hostile à son mari, elle sortit également.

    Le père et le fils se retrouvèrent seuls dans le salon. Le brasseur était d’une nature bienveillante, malgré son tempérament irascible qui l’emportait de temps en temps dans une explosion de colère. Il regrettait souvent après coup d’être allé trop loin et aurait volontiers réparé un prétendu tort par des cadeaux voire même des mots d’excuse. Ce jour-là encore, il regrettait d’avoir dépassé les bornes. C’est pourquoi les paroles de son fils tombèrent sur un terrain favorable. « Ne t’énerve pas, papa, on n’en est pas encore là. Les lubies d’une jeune fille ne durent jamais longtemps. » Il saisit sa montre et s’exclama : « Il est presque dix heures, je dois aller chercher ma fiancée et sa mère au théâtre, comme nous l’avons convenu. Il est grand temps. » Après une poignée de main, à laquelle le père répondit à peine, il disparut à son tour.

    *

    Le brasseur était seul. C’est comme si cet incident lui avait soudain révélé un compte déficitaire du bilan de sa vie, dont il n’avait pas soupçonné l’existence jusqu’à ce jour. À l’actif, les succès s’enchaînaient, le passif ressemblait à une page blanche sur laquelle planaient certes parfois les ombres d’une santé chancelante et de l’approche de la vieillesse, sur laquelle flottaient aussi parfois de légers voiles de sombres pressentiments politiques, mais jusqu’à présent, cette page était vierge. Il lui semblait maintenant que les colonnes se remplissaient de déceptions et d’espoirs qui ne se réalisaient jamais. Sa femme, qui n’avait exprimé son opinion personnelle que sur des questions secondaires, semblait prendre position contre lui dans une affaire familiale capitale, par amour maternel mal compris, voire par une obstination se réveillant soudainement. Son amour pour lui, qu’il avait toujours considéré comme une évidence, et qu’il croyait porté par la gratitude et la reconnaissance de sa valeur personnelle, lui semblait soudain un devoir devenu une habitude. Son fils se sentait déjà chez lui dans des cercles devenus socialement distingués bien plus tôt. Il se croyait également capable de prendre avantageusement la relève de son père dans l’entreprise, et plus encore, il était convaincu de pouvoir donner à sa direction une impulsion plus moderne, accélérant encore sa propre ascension. Et sa fille ? Jusqu’à présent, elle s’était adressée à lui avec deux requêtes : L’autorisation de rejoindre les scouts – et celle de poursuivre ses études. Peut-être s’était-elle attachée à lui uniquement par amour propre, et lui, n’avait pas pris le temps de la comprendre ? Elle était fière et volontaire comme lui. C’était une Steinbrod. Et maintenant, il y avait cette histoire délicate avec ce Pierre Levy. D’un côté, il pouvait s’appuyer sur le puissant, ancien et noble arbre généalogique des Zolleskind. De l’autre, pouvait-il s’accrocher au saule des Juifs, à peine enraciné ? Même s’il le voulait pour sa fille, ce serait impossible, même pour elle. Un saule se plie jusqu’à ce qu’il se brise. « Mon fils n’a plus besoin de moi – il fonde une nouvelle grande maison, où il n’y a guère de place pour son père, » conclut-il, « mais je dois aider ma fille, et contre sa volonté, s’il ne peut en être autrement. Ma femme, que je me suis aliénée un instant dans ma colère, doit m’assister dans cette tâche. » Le commerçant ne se laissa pas longtemps prendre au piège des émotions sentimentales. Il se sentait à nouveau maître de la situation et réfléchissait à la manière dont il pourrait maîtriser les événements à venir. C’est à ce moment-là que la cloche se mit à sonner lourdement dix heures du soir. – La cloche des dix heures, dont la légende raconte que la fonte s’est mêlée au corps et à l ’âme de la fille du fondeur de cloches et de son fiancé, parce que son père avait maudit son amour. Le son étrange de la cloche, le battement de cœur de l’amour qui ne se tait jamais, fit tressaillir Steinbrod pour la première fois ce jour-là. Enervé, il se mit à marcher de long en large. Il ne cessait d’écouter les bruits qui venaient de la rue et non de la chambre de sa fille, comme il le croyait. Finalement, il n’en put plus et se faufila prudemment jusqu’à la chambre de la fille. Il écouta d’une oreille tendue, mais chaque son se perdait dans les joints calfeutrés. Au bout d’un moment, il frappa. La porte s’ouvrit à la volée. « Entre, père, et sois mon hôte et celui de ma mère, » l’accueillit Jeanne avec bonne humeur. Elle déplaça une chaise à côté du fauteuil sur lequel sa mère s’était recroquevillée.

    Si tu me promets de m’écouter calmement et de ne pas t’énerver, je te donnerai des explications intéressantes quant aux droits et devoirs d’un père. Et alors, nous nous entendrons peut-être mieux, » dit-elle en souriant d’une manière aussi charmante que seules les jeunes et belles filles peuvent le faire. Le brasseur se prêta au ton badin de sa fille, prit place à côté de sa femme en s’inclinant et dit :

    Laissons-nous instruire. »

    Le devoir d’éducation entraîne le droit d’éducation, » commença Jeanne, « mais le droit des parents de gouverner sur le bateau printanier des enfants ne doit être qu’un frein à une poussée sauvage et irréfléchie vers des écueils dentelés de danger, et non une obligation de ramer vers une tranquille baie vespérale. »

    Je ne veux pourtant que ton bien, » lui répondit son père, « nous avons tracé un long chemin pour que nos enfants puissent le parcourir d’un pas léger. Mais je te mets en garde contre l’escalade de ta propre passerelle, alourdie de chaînes juives, car tu es trop faible pour cela. » – « J’ai vu Pierre aujourd’hui, il me semble, pour la première fois. Il est jeune comme moi et cherche lui aussi un chemin qui mène à ses propres hauteurs. Le parcourrons-nous ensemble ? Je ne sais pas. » – Un soupir de soulagement traversa la poitrine de Philipp Steinbrod – comme si tout n’était pas encore au point où il le craignait.

    Mais à présent, j’ai un souhait que tu me dois d’exaucer, » dit-il en s’adressant à sa fille. « Promets-moi de ne jamais entreprendre quoi que ce soit de décisif sans en avoir d’abord parlé avec tes parents. » Jeanne réfléchit une seconde. « D’accord, » répondit-elle fermement.

    La jeune fille, enfin seule, contempla longtemps encore ses lèvres rouge pêche que Pierre avait embrassées aujourd’hui avec tant de chaleur et de ferveur. Un frisson de plaisir parcourut son corps. Le vent frais de la nuit éventait son front ardant.

    *

    Les époux Steinbrod s’étaient également rendus dans leur chambre. Le mari et sa femme restèrent un moment assis face à face, muets, et se regardant parfois d’un air interrogateur.

    Qu’en penses-tu, Lucie, Jeanne va-t-elle suivre sa propre voix ? » dit-il tout à coup d’une voix si étrangement riche qu’elle le regarda avec grandeur et étonnement. « Tu aurais presque chassé notre enfant de la maison, et crois-moi, je serais partie avec elle. Tu piétinerais facilement quiconque s’oppose à ta volonté – et en plus, tu as été grossier. » – « Bien, » pensa-t-il, « l’orage s’est déchaîné. »

    Nous sommes partis de fausses suppositions, » poursuivit-elle, « nous ne pensions pas que Jeanne briserait le carcan traditionnel dont les filles de bourgeois d’hier n’osaient pas sortir. Nous avons peut-être trop relâché les rênes, mais nous ne devons en aucun cas les resserrer si nous voulons éviter un sursaut de défiance de sa part, ou même empêcher qu’un conflit de conscience, qu’on lui imposerait, ne déclenche une sombre résignation qui pourrait facilement se réfugier derrière les murs d’un couvent. » Il sursauta ; il avait l’impression qu’un abîme s’ouvrait devant lui, dans lequel la joie de vivre de sa fille menaçait de sombrer avec la sienne. Fidèle à la promesse qu’il avait faite à ses défunts beaux-parents, il avait voué sa fille à la foi catholique. Jusqu’à aujourd’hui, il ne s’en était souvenu que rarement et seulement superficiellement. Mais maintenant, il se rendait compte que la barrière imaginaire, comme il l’avait décrite à son défunt père, pouvait se transformer en une véritable barrière de séparation. Pour éviter cela, il était alors prêt à presque toutes les concessions. « Lucie, nous devons récupérer notre

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