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Le diable ne se repose jamais
Le diable ne se repose jamais
Le diable ne se repose jamais
Livre électronique313 pages5 heures

Le diable ne se repose jamais

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À propos de ce livre électronique

À Rochebrune, au sein de la belle demeure ancestrale, la famille Forestier vit ses amours et ses conflits sous l’œil souverain de Malinette, la grand-mère et de son fils bien aimé, le grand Max. Une photo de famille idéale. Mais Alex, l’ainée des filles va recevoir une série de lettres anonymes dans lesquelles plusieurs femmes témoignent de leur douleur quand leurs vies sont soudainement percutées par les bouleversements du siècle et la fureur des guerres. Qui sont ces femmes ? Que veulent-elles ? Qu’ont-elles à voir avec les Forestier ? Il va falloir un drame pour que des morceaux de vérités surgissent des mémoires.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Agnès Ollard est née en 1954 à Angoulême en Charente où elle réside toujours. Elle écrit son premier roman La chaise rose de Virgile (Editions Spinelle) en 2020. Puis publie un second livre Dentelle et salopette (Editions 5 sens) en 2021. Elle signe avec Le diable ne se repose jamais son troisième roman. Des romans sur la fatalité et l’âpreté du monde venant bousculer des vies ordinaires, des mises en récits pour capter la complexité des âmes et des mises en mots pour exprimer l’indicible. L’écriture acérée d’Agnès Ollard, marquée de ruptures entre violence, poésie et humour vient renforcer, s’il en est encore besoin, les paradoxes des êtres. Ce dernier récit qui met en scène des personnages profonds et fragiles, entraîne le lecteur et bouscule son émotion.
LangueFrançais
Date de sortie10 mai 2023
ISBN9782889496075
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    Aperçu du livre

    Le diable ne se repose jamais - Agnès Ollard

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    Agnès Ollard

    Le diable ne se repose jamais

    Pour Cloclo

    Jeudi 21 juin 2001.

    Ma Paula, mon amie,

    Je vais écrire cette histoire.

    Quel titre portera-t-elle ? La douleur des guerres ? La défaite des femmes ?

    Elle pourrait aussi s’appeler la chaise ou la chaise d’en face ou encore la chaise d’à côté. Car c’est souvent assis sur une chaise qu’on regarde les astres, qu’on veille ses morts, qu’on apprend à lire et qu’on attend le facteur ou le destin.

    C’est assise à mon bureau que je vais commencer cette histoire aujourd’hui.

    Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Max. On ne le fête pas. On ne le fête plus. Depuis cette histoire.

    Pour mieux la raconter, je me suis installée à Sauvaitre, dans ce petit village, près de Rochebrune. La maison que j’ai louée est nichée à flanc de coteaux et au-delà la fenêtre, je peux voir les étangs en contrebas et même apercevoir un héron en tapinois derrière les joncs. Oui, je vais écrire cette histoire.

    Un an plus tôt

    Mercredi 1er mars 2000.

    Ma Paula,

    Pardonne ce long silence, mais il me fallait absolument terminer ce roman afin de l’envoyer à quelques éditeurs. Pourquoi ce besoin impérieux et cette urgence vaine ? Pourquoi vouloir lancer tous ces mots à la mer sans personne pour les pêcher, pourquoi vouloir faire vivre quelques pauvres héros morts avant que d’être aimés, morts de n’être pas aimés ? Et toutes ces natures mortes peintes pour le néant et tous ces récits momifiés avant la première phrase, tous ces levers de soleil sur un désert aride et ces beaux sentiments à ranger au grenier. Je conviens de l’absurde et la vanité de cette tentative et parfois, il me prend l’irrésistible désir de me coucher sur le bord d’un fossé tant je suis fatiguée de ces longues marches verbeuses au bout desquelles personne ne m’attend pour une respiration. Autour de moi aussi, c’est silence. Paula, est-on toujours si seul au milieu de ses rêves ?

    Le plus souvent, Pascal rentre de son cabinet, d’une humeur maussade et remplit nos silences par les misères de ses malades avant de s’assoupir, bouche ouverte, en milieu de canapé. Je le trouve laid. Je le regarde, étranger à lui-même, étranger à ce qu’il fut. Pascal, mon amour qui traversait la vie à grandes enjambées, qui riait fort et qui d’un mouvement vif, redressait la boucle noire qui lui barrait les yeux. Pascal l’insouciant et l’enchanteur Pascal. Ce soir, il parait vieux, alourdi d’une cinquantaine trop bien nourrie, trop mal bouffie. Et la mienne, qu’est-elle devenue ? Serait-elle aussi moche en plus d’être méchante ? Je m’en veux.

    Tout à l’heure, nous nous sommes cherché chicanes sans raison, sauf à être nous, misérablement nous. De fil en aiguille, nous nous sommes jeté un tas de guenilles à la figure comme des oripeaux de fin d’amour. Puis il a boudé pendant que je marmonnais dans mes casseroles et enfin, parce qu’il fallait bien manger, nous avons mâchonné des excuses du bout des lèvres, retenant par un fil, les mots accrochés à nos pensées. Ils se sont tenus tranquilles, sagement en retrait comme des amis qui assistent à une scène de ménage et la bouclent par peur de jeter de l’huile sur le feu.

    Je déteste ce que nous sommes. Maintenant Pascal somnole bouche ouverte sur le canapé et je le trouve laid. Nous étions beaux de vie et d’amour et sans que nous y prissions garde, la vie comme une souris nous a grignotés et recrachés laids et vieux. Maintenant nous voici deux vieux cons dans un couple de vieux cons.

    Je dois avouer en toute sincérité que je suis à fleur de peau par la faute de ces fichus romans et plus encore de ce dernier roman ; et ces milliers de mots, qui me prennent mes jours et ma peau et mon sang sans un signe en retour. Un impossible amour. Et sais-tu, que je le vois dès le dernier mot posé, tel qu’il est, bancal et méprisable. Un maquereau suffisant et bavard. Voilà tout. Médiocre comme moi, comme tout ce que je fais et, en creux, tout ce que je suis. Pour éviter la vérité, je ne peux m’empêcher de rendre Pascal, responsable de mes naufrages. Parce qu’il est lui, parce qu’il est là. En toute injustice, je me noie et c’est lui qui prend l’eau. Lassé, il ne fait plus semblant de me soutenir, se contentant de me renvoyer distraitement à mes amusements comme on renvoie un enfant à ses pâtés de sable. Cette fois, il n’a demandé ni le titre, ni le thème de ce bouquin. C’est te dire ! Devant mes doutes ressassés, il s’est contenté d’un laconique : « L’important, c’est de te faire plaisir. » Comme si je pratiquais la masturbation ou le tricotin. Ils disent tous la même chose, même les moins cons et il me prend l’envie de les étrangler tous. D’ailleurs, j’y pense, le premier qui redit pareille ânerie, je l’étrangle et tous les autres suivront aussi. Il y aura alentour un grand champ d’étranglés. L’écrivain est belliqueux à défaut d’être talentueux. Heureusement que tu es là, sinon…

    Comme il est impudique d’avouer que l’on écrit. Sans être publié, comme tu ne peux te prétendre écrivain, tu passes pour un raté ou un hurluberlu ou les deux à la fois. Les gens changent de conversation et se détournent gênés, comme si prise de folie, tu voulais te mettre à poil au milieu du salon. Tous ont cet imperceptible recul, même les plus intimes. Ensuite ils ne t’en reparlent plus, ne te demandent pas si tu progresses, si tu en baves des ronds de chapeaux et personne ne propose de lire ta prose. Le pire sont les rares à qui tu as tendu ton manuscrit, gênée et éperdue. « Tu me diras sincèrement ce que tu en penses ? » Ils tentent de fourrer ce machin encombrant dans leur sac et se disent « Mince alors, il fallait que ça tombe sur moi ! » Ils sourient faussement et soudainement pressés, ils filent leur chemin. Tu te retrouves bras ballants parce que tu n’as pas pu, ni su vendre tes mots. Ensuite viennent l’attente et le silence car tu n’oses pas relancer. C’est perdu, t’est foutu ! Fichtrement seule au milieu de ta prose. Et pourtant, le plus douloureux reste à venir. Recommencer. Et savoir que sans doute, toute cette douleur sera, pour rien, ni pour personne. Mais je ne peux pas faire autrement. Je ne sais pas vivre sans scribouiller comme je ne peux pas vivre sans respirer. Je ne peux pas.

    Ai-je eu raison de quitter mes élèves pour me mettre sous le diktat de ce maître implacable ? Faut-il toucher le fond de cette solitude pour mener ce travail de forçat ? Mais pour une fulgurance de bonheur à nul autre pareil, je consens et me plie. Il n’y a que toi, ma Paula pour m’encourager et me retenir in extrémis quand il me prend l’envie de lancer ma plume par la fenêtre et m’accrocher à ses ailes pour m’envoler aussi.

    Je n’en parle plus et Pascal non plus. Une non-question dans un consensus mou. Mon fils, Paul me pose parfois une question comme une politesse dont on n’attend pas la réponse. Une sorte de « comment va automatique » qui se suffit à elle-même. Puis père et fils, médecin et médecin, se calent sur les fauteuils pour parler boutique. Paul, en ce moment, a entrepris une étude de grande envergure sur les ilots de Langerhans. Ne va pas penser comme moi, pauvre ignare, qu’il s’agit d’une contrée inconnue. Ils sourient, indulgents à mon ignorance. Non, c’est une petite glande qui emplit nos soirées de l’entrée au café que je sers à mes deux mandarins. Ils sont heureux l’un de l’autre et moi par ricochet, je suis heureuse aussi.

    Voilà, où j’en étais de mes ruminations hier, quand la femme de ménage de ma grand-mère a appelé pour nous prévenir qu’elle l’avait trouvée dans une mare de sang, en bas de l’escalier. Les portables, tu t’en doutes, ont sonné leurs fanfares et toute la troupe a foncé à la clinique où elle venait d’être admise en urgence. Nous avons couru dans les couloirs, attendu devant des portes interdites au public, guetté des blouses blanches masquées pour leur expliquer que nous ne faisions pas partie du public mais voilà, désolées, elles ne pouvaient rien dire pour l’instant et elles continuaient à rouler leurs chariots. Enfin après un long dédale de couloirs, la porte de la chambre 122 s’est ouverte. Notre Malinette était là. Elle reposait épanouie comme une sultane, le crâne enrubanné de bandes Velpo, retenues par un drôle de filet blanc et bleu attaché au sommet.

    « 18 points de suture ! » fanfaronna la vieille dame comme si elle venait de gagner un concours. On a rigolé ! Les On, c’est moi, Pascal et Véro. Max était déjà dans la chambre et a commencé à nous engueuler avant même la porte refermée. Il nous a rendus responsables de tout et en particulier de cette chute et de toutes celles à venir. Nous sommes restés sans voix. « Il faut dire qu’à ton âge Malinette, ce n’est pas prudent de rester toute seule à Rochebrune » ont dit les lèche-culs réunis. Les lèche-culs sont toujours Pascal, Véro et moi. Devant notre reddition, Max a cessé se tourner autour du lit comme un jaguar. « Je n’ai pas encore 80 ans, tout de même » a soutenu Malinette.

    Personne ne la contredit. À plus de 82 ans, elle persiste à vouloir vivre dans cette grande baraque glaciale, isolée sur son piton où le vent d’hiver siffle jusque sous les édredons. Son fils, le grand Max, mon père qui terrifie tout le monde, que personne ne contrarie, qui jette des ordres comme d’autres balancent des claques, même lui n’y peut rien. Notre Malinette veut rester vivre là-bas et contempler le monde du haut de son rocher. La seule concession, consentie de mauvaise grâce, fut la présence d’une femme de ménage, deux heures chaque matin et à part envoyer l’armée pour la déloger, rien, ni personne, ni même Max n’y peuvent rien changer. Ses aïeux sont nés là-bas, sont morts là-bas, elle est y née et veut y mourir aussi. Point final. Fin de discussion. Elle détourne son joli visage.

    Évidemment, nous sommes consternés. Mon père et sa femme Véro se tiennent raides au pied du lit. En geste d’apaisement, elle pose la main sur son bras mais impatient, il lève le coude pour se dégager. Pascal se fait petit dans un coin de mur, ce qui ne le grandit pas à mes yeux. Mais pour comprendre cette capitulation, il faut intercepter le mépris du grand chirurgien à l’encontre de son gendre, vulgaire généraliste, juste bon à soigner une angine. Et encore. Il l’écrase de sa haute stature et soupire avec condescendance. C’est pourquoi Pascal se fait minuscule dans son coin, et je voudrais qu’il se redresse et qu’il…

    Heureusement, Paul, mon petit Paul, mon grand fils est arrivé. Et soudain, tout s’est dégrippé. Il est entré et tout s’est décoincé. Tout le monde s’est remis à bouger, à parler, à respirer. Max a souri, s’est avancé d’un pas et a ouvert les bras pour l’embrasser. Comme ils se ressemblent. Mêmes traits abrupts, même menton carré, même regard bleu marine avec l’arcade droite qui se relève avec nervosité. Des jumeaux dont l’un des deux aurait soudainement vieilli durant la nuit. En effet, Max s’est légèrement tassé ces derniers mois, ce qu’il compense par un surcroît de raideur mais devant le lit de Malinette, soumis, il baisse la garde. Malinette radieuse, s’entête. Il insiste pour la forme. « Maman, tu vois bien que tu ne peux plus rester seule à Rochebrune. » En réponse, Malinette offre un sourire si ingénu, qu’il s’incline vaincu. C’est Véro qui essuiera ses humeurs. « Ma pauvre Véro… » dira-t-il avec une vacherie en bout de phrase. Je le déteste parfois mais j’en veux également à Véro de ses renoncements et de ses soumissions. Entre l’humiliant et l’humilié, je ne sais plus qui combattre, qui défendre et après tout je ne vais pas dénier à Véro la force de se révolter. Dans cette histoire cent fois rejouée, les bourreaux, les victimes, je les confonds parfois. Qu’ils se débrouillent. D’ailleurs ils se débrouillent. Mieux que moi.

    L’attente fut longue et silencieuse pour ne pas fatiguer Malinette. Les murs de cette chambre d’hôpital nous étouffaient. Collés peaux contre peaux, nous sentions nos souffles, nos odeurs, nos crispations, gênés de cette intimité irrespirable. Lorsque d’ordinaire, nous nous retrouvons à Rochebrune, les pièces immenses, nous laissent libres de ne pas nous toucher, de ne pas nous croiser et même de nous ignorer. Là-bas, sous les peupliers, dorment les étangs aux couleurs changeantes au gré de nos humeurs, où l’on peut se cacher, se taire ou bien pleurer. Nous pouvons être ensemble et ailleurs à la fois et nous-mêmes parfois. Ici, dans cette chambre surchauffée, il était impossible d’échapper au regard de l’autre qui toujours se posait, s’enfuyait mais toujours revenait, capturait. Pascal a essayé vainement d’entrouvrir la fenêtre. Il secouait la poignée, s’énervait et Max a haussé les épaules. On transpirait.

    Quelqu’un a demandé : « Est-ce qu’on a pensé à prévenir les autres ? »

    Tu devineras que les autres sont ma sœur Léa et mon petit frère Julien.

    La « pauvre » Véro s’est excusée de ne pas…

    Et Malinette s’est endormie ou plutôt a feint de s’endormir pour éviter une scène. Tendre Malinette qui câline et apaise pour nous avoir heureux blottis autour elle. Si bien, que silencieux pour protéger son repos, on s’est aplatis contre les murs.

    Puis, Julien est arrivé mal à propos selon son habitude.

    « Salut ! » a-t-il lancé.

    Personne n’a répondu. Il a fixé Max. Que la situation fût légère ou bien grave, il faut qu’il nargue son père, arborant à ses lèvres, une sorte de rictus, qui se fout de la gueule du monde. C’est quoi, Paula ? Une provocation, une déclaration de guerre, une posture de prestance ou bien tout à la fois ? C’est tellement absurde pour qui connait la douceur de Julien. En la circonstance, il arborait, un débardeur kaki-kaka qui dénudait des tatouages multicolores en forme de boléro comme en portent les toréros. Max qui se veut impassible, a tout de même cillé et j’ai croisé le désarroi étonné de son regard. Malinette a émis un couinement en se bouchant les yeux de ses aigues-marines. Paula, ce que j’écris lentement n’a duré qu’une fraction de seconde tout au plus, le temps de se reprendre, de reprendre son rôle.

    « Alors, fiston, on a sorti ses gribouillages ? »

    Julien rougit violemment piquant un sourire arrogant au milieu d’une bouche qui se contracta violemment. Mais son arrogance est si abattue si vaincue. Il a baissé les yeux et la tête et les ailes et tout le corps s’est rapetissé pour demander pardon. Ceci fait, tout redevint ordinaire. Les conversations qui n’engagent à rien ont repris. On a chanté le temps, le printemps, le beau temps et le temps qui passe.

    Malinette redressée sur ses coussins, règne plus régalienne que jamais. Elle tapote son drap pour inviter tel ou tel à prendre place à ses côtés. Elle adoube, elle distribue, elle rassemble, elle congédie. Que serons-nous quand elle ne sera plus ? Minuscule dame au pouvoir majuscule, notre plus belle fleur de serre, la plus parfaite, la plus mortelle aussi. D’ailleurs, il y a toujours quelqu’un pour dire : « Ce sera peut-être le dernier noël de Malinette ? » On soupire à cette idée. On le dit aussi pour Pâques, les anniversaires, les fêtes des mères et toutes les fêtes. Et comme ce sera peut-être la dernière fois, personne ne peut prendre le risque de ne pas être là, alors, on fait cercle autour d’elle, autour de la dinde ou du gigot. On peut vivre une passion torride, voyager au bout du monde, avoir une fièvre de cheval, comme ce sera la dernière fois, nous sommes là. Elle le sait. Rayonnante, sous sa poudre de riz rose, elle sent la violette et pavane au milieu de ses petits serrés dans son giron. Nous sommes là, même Julien qui tire la gueule, même Léa qui jure que c’est la dernière fois qu’elle se fait baiser et que la prochaine fois…, elle fait un bras d’honneur à la place des mots manquants mais elle sait qu’elle sera là. Tu connais ma sœur et son exubérance. Mais tu vois que l’on soit grande gueule ou révolté musette ne change rien à rien. Car comme peut-être ce sera la der des ders, on sera là. En fait, Malinette est immortelle comme ces fleurs qui sèchent mais gardent leurs couleurs. On parle de sa disparition comme on parlerait de l’apparition de Bernadette Soubirou. Sans y croire. Ma grand-mère parle de sa mort depuis si longtemps qu’elle semble l’avoir mise dans sa poche, comme nous tous. Mais là, il faut avouer que les choses se compliquent car c’est la première fois que notre sémillante Malinette tourneboule dans les escaliers et c’est un miracle qu’elle ne se soit pas rompu les os sur le marbre. Je vois que Max se trouve embarrassé de la question, comme fils d’abord mais aussi comme médecin. La chose fait des nœuds dans sa tête, ce qui le rend plus hargneux, s’il se peut. Véro propose de s’occuper de Malinette chez eux, dans leur grande et somptueuse demeure cachée derrière les murs des remparts d’Angoulême. « Vous voulez me tuer, ma parole. Il n’en est pas question » réplique cette dernière plus vivement qu’elle ne l’aurait voulu, avant de reprendre plus doucereuse.

    « C’est gentil, Véronique mais tu connais les habitudes d’une vieille dame accrochée à ses petites manies. »

    Ces deux-là se détestent, c’est du moins ce que je crois car tout observateur ne verrait qu’une politesse guindée dans ces sourires contraints. Quand balles il y a, elles sont en caoutchouc et les batailles se mènent en chuchotis. Voilà maintenant longtemps que Véronique a prêté allégeance à sa belle-mère qui avant tout, est la mère de Max. C’était perdu d’avance.

    Mais voilà, avec cette chute dans l’escalier, personne ne sait plus quoi faire de cette Malinette qui prend des airs de sainte pour affirmer que bientôt, elle ne gênera plus personne. « Oui, mais en attendant, tu es toujours là ! » dit Julien. Tous les regards le fusillent et le cobra d’encre bleue qui enserre son cou maigre, se violace et redresse la tête prête à mordre. Pourtant Julien a reculé vers le mur alors que Max avance d’un pas vers lui.

    Mais Malinette d’un mot, se jette entre eux.

    « Pour l’instant, je reste là ! Max, mon chéri, toi qui es le patron de cette belle clinique, tu voudras bien me garder le temps de me rétablir, n’est-ce pas ? On me recoud, on me découd et hop, en trois mouvements, je serai sur pied et je reviendrai à Rochebrune. N’allez pas croire mes chéris que vous allez vous débarrasser si facilement de moi. Ici je suis dorlotée comme une papesse, alors inutile d’en faire toute une pendule. »

    Elle s’est redressée comme une rose et glousse de ce petit rire cristallin qui enchante Rochebrune et on a tous envie en cet instant de serrer cette fleur si fragile contre nous.

    « On verra, on verra » bougonne Max dont on sent la tendresse infinie sous la rocaille.

    Les yeux pervenche de notre aïeule balaient l’assistance, pour lever la dernière résistance et comme il n’y en a plus, souriante elle s’endort pour de vrai cette fois. Chacun inspire, respire. Un ange passe et repasse content.

    C’est à ce moment-là que Léa est entrée dans la chambre comme elle entrerait sur scène. Trop fardée, trop rousse, trop court vêtue, trop volubile, trop tout et surtout trop tout pour son âge : 46 ans. Elle a ouvert la porte à la volée, fait valser la poussière et maintenant occupe tout l’espace. Elle en fait trop. C’est ce que l’on peut entendre dans le silence embarrassé. C’est vrai qu’elle en fait trop. Léa a basculé d’un coup, de ménagère translucide en pute flamboyante. En un mois, ce fut fait. Un lundi, elle envoya valdinguer mari, maison, confort et Rotary. Ce ne fut pas un lundi particulier mais un lundi ordinaire, un lundi comme un autre. Elle a loué un studio tout moche, trouvé un job miséreux et s’est fait teindre les cheveux en rouge. Elle n’a gardé de son ancienne vie que ses jumeaux adolescents qui rigolent jaune et préféraient une mère grisonnante. « Grave ! » fut leur plus long commentaire.

    Elle dit qu’elle est heureuse et tous les autres la disent folle. Surtout Max qui déteste l’incongru quelle qu’en fut la forme. Donc ma sœur entre toutes voiles dehors et étale ses jupons multicolores sur l’édredon de Malinette et la couvre de baisers. « Fais attention, redresse-toi. Tu vas faire mal à ta grand-mère » tonne Max. La voix est coupante et Léa obéit car elle vient de retrouver ses dix ans et l’avant, ses vingt ans et après. Max commande et les autres obéissent. C’est inscrit. Personne ne bronche. La main de Malinette suspend la caresse ébauchée. Pascal contemple la pancarte de traitement accrochée au bout du lit. Véro gratte dans son sac. Julien triture ses bagues têtes de mort. Moi, je ne fais rien ! Un instant vacant ! Une panne de famille !

    « Dans moins d’un mois, c’est Pâques. Qu’est-ce qu’on fait, on annule ou on se retrouve à Rochebrune comme d’habitude ? » C’est naturellement que Paul pose la question. Du coup, le moteur se remet en route dans un embrouillamini de mots enchevêtrés.

    « Ah, oui ? »

    « Ah, bon ? »

    « Pourquoi non ? »

    « Sans elle ? »

    « Et alors ! »

    Max tranche.

    « Bien entendu que nous fêterons Pâques à Rochebrune, comme tous les ans. N’est-ce pas maman ? Nous trouverons une solution et d’ailleurs, Malinette sera rétablie dans un mois. »

    Des nuages passent sur les visages, certains doux et cotonneux, d’autres plus gris, porteurs d’averses. Nous sourions.

    « Ce sera chouette ! »

    « On est contents ! »

    Malinette s’épanouit comme une Ronsard. Tu vois, ma Paula rien n’a changé ici. Les mêmes phrases convenues, les mêmes hypocrisies. On joue à la famille, comme jadis, nous jouions à la poupée. Pourtant, je les aime. Je les hais. Mais comme je les aime plus que je les hais, va pour le gigot de Pâques à Rochebrune. Malinette se tiendra en bout de table. Comme l’âge l’a tassée, on la grimpe maintenant sur un gros coussin à franges et comme l’âge l’a aussi éblouie, on lui met de grosses lunettes de soleil comme Liz Taylor et elle sourit de son dentier tout neuf. Comme elle est jolie et douce, notre Malinette. Comme elle sent bon. À sa droite, se tiendra son fils, son amour, son grand Max et à sa gauche, son petit-fils préféré, mon petit Paul, le passeur de flambeau, l’héritier désigné de Rochebrune et de ses traditions. À sa naissance, penché sur son berceau, Max l’a choisi comme dauphin et lui a dessiné un destin.

    Autour de la table, comme toujours, les autres seront rangés par ordre décroissant d’importance. Véro, en bout de table, déclassée depuis longtemps et devenue inhabitée comme ces mannequins de papier glacé. Elle se tient raide comme si elle assistait à un office et sourit à qui veut bien lui prêter une seconde d’attention. On a envie de la remonter comme ces délicats automates pour qu’elle s’anime de nouveau et redevienne la pétillante jeune femme épousée jadis. Elle est demeurée belle mais sa beauté s’est ternie comme ces perles de culture qui meurent dans un tiroir. Souviens-toi, comme elle irradiait de jeunesse quand elle est arrivée à Rochebrune. Elle regardait Max son amour et rayonnait. Te souviens-tu comme elle se montrait affectueuse avec Julien encore si petit. Puis elle s’est éteinte sous nos yeux comme une nuit qui tombe sans que nous y prenions garde. Nous la regardions si peu.

    Bien sûr qu’à Pâques, nous serons tous là. Tels qu’en nous-mêmes. Julien, renfrogné dans son coin, Léa tout en excès, flanquée de ses jumeaux enfermés dans leur monde d’écran. Max tapotera tendrement le dos de Paul et je lui pardonnerai tout. Malinette resplendira. Au retour, Pascal me fera grief de n’avoir pas réagi au dédain de mon père. Mince de mince. Et si cette année, je n’allais pas à Rochebrune où on se gèle le cuir autant que le cœur. Ou alors si tu faisais le voyage pour l’occasion. Tu serais là comme avant et on se ficherait d’eux comme avant. Viens ! Je t’embrasse ma Paula.

    Alex

    Samedi 25 mars 2000.

    Ma Paula,

    Voilà. Vite fait, mal fait, bien fait. Encore trois lettres et trois refus de maisons d’éditions pour mon roman renvoyé au pilon en même temps que mon moral. Cette fois encore, je n’avais pu m’empêcher d’espérer, je n’avais pu m’empêcher de guetter le facteur, pas pu m’empêcher de rêver. Non de gloire et d’argent mais d’un seul lecteur pour justifier ce terrible voyage en solitaire quand le marin désespère d’apercevoir la terre. Que de souffrances de galérien pour rien, ni personne. Je me trouve dans un état d’abattement post-partum. C’est cela, je fais une dépression d’après naissance d’un bouquin mort-né et c’est une douleur ! Sans tes encouragements, je bannirai toutes velléités d’écriture mais que serait ma vie sans elle ? Présentement, elle ne vaut

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