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Psychotria
Psychotria
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Livre électronique623 pages7 heures

Psychotria

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À propos de ce livre électronique

Psychotria est ma pléiade de poésie, publiée durant sept ans, chez LEN.
Un planet opera et cinq nouvelles de poésie-fiction, ainsi que l’anthologie de mes poèmes versifiés.
LangueFrançais
Date de sortie27 avr. 2023
ISBN9782312132822
Psychotria

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    Aperçu du livre

    Psychotria - Johnny Boyer

    cover.jpg

    Psychotria

    Johnny Boyer

    Psychotria

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2023

    ISBN : 978-2-312-13282-2

    À Jessie, Josian et Juanito.

    Tu me demandes vraiment

    De quoi est faite mon âme

    Ma belle enfant du fleuve

    Aux dentelles d’aventurine

    Elle est faite de vents

    De pluies et de flammes

    Elle vole au milieu de ces forêts

    Qu’un oiseau illumine.

    Prélude

    Septembre 2022. Je viens de recevoir par la poste ma dernière et ultime publication de science-fiction : La Comète du Samouraï.

    Sa couverture est époustouflante d’épure et de beauté. Mais les plus belles plumes peuvent parfois cacher de la mauvaise viande.

    Voilà donc pourquoi mes phrases ont fini fatalement par se réduire à des ellipses.

    Jusqu’à un unique mot parfois.

    Et finalement par être réduites à quia.

    La source de mon inspiration se retrouve désormais en plein désert.

    Mon écriture s’est métamorphosée en un fleuve aréique.

    Qui atteindra peut-être un jour l’océan de fervents lecteurs, assoiffés de rêves et de savoir.

    Je viens de m’aménager une nouvelle garçonnière dans un hangar de Cambaie.

    Sous l’aile de mon ULM : Draco.

    J’ai presque cinquante ans à présent. L’âge de la tranquillité.

    Le temps est venu d’effeuiller ma vie. Page après page. Plume arrachée chaque jour à l’aile du passé.

    De transcrire de temps à autre un nouveau quatrain.

    Comme un poète dans son nid de faucon. Qui regarde déferler les nuages du jour.

    Et les étoiles de la nuit souveraine.

    Draco

    Madeleine Larouge vient tout juste de s’en aller, nous laissant seuls dans son modeste appartement.

    Le duplex d’à peine vingt-cinq mètres carrés, malgré son large balcon et ses baies vitrées qui donnent sur une colline hérissée de végétation, nous apparaît soudainement étriqué, froid et mal ventilé.

    Une grosse mouche métallisée bourdonne, de long en large, dans un rai de soleil, tel un esprit bleu en maraude.

    Fidèle à son patronyme, presque tout son ameublement arbore une couleur sang qui finit par nous glacer les veines. Ou peut-être sont-ce les larmes de la pluie fine, qui entrent par les nacos, sous forme de volutes drainées par l’alizé ?

    N’y tenant plus, mes deux tantes et moi décidons de sortir. Et d’improviser une petite balade revigorante en direction de l’Anse des Cascades.

    C’est Claudette qui conduira. Adèle quant à elle s’installe sur le siège passager de la coccinelle, et moi de tout mon long sur la banquette arrière.

    En chemin, nous nous arrêtons dans une gargote en bord de route, afin d’embarquer des barquettes de cari. Sauté de mines pour les deux tantes, et rougail morue aux gros piments, pour mon fragile estomac d’aventurier en herbe.

    Une rue descend bientôt, parmi les champs de cannes, vers le bleu enragé de la mer.

    Dans cinq minutes, l’anse merveilleuse déploiera devant nous ses versants verts échancrés de cascades effervescentes. L’écrin débordant de jade et d’émeraude que constitue sa végétation larmoyante.

    De quoi métamorphoser un poète en un ciseleur de joaillerie !

    Claudette n’est pas trop coutumière des créneaux. C’est pourquoi elle gare sa coccinelle en épi, parmi les troncs rouges des grands cocotiers sauvages.

    Une envie irrépressible nous aimante vers les vagues écumantes. Vers la cale pittoresque, émaillée de canots bariolés de couleurs criardes.

    – On m’a dit, Janus, que tu étais très proche de Madeleine ?

    – Cela dépend de ce que l’on entend par proche, Claudette ! Mais suffisamment en tout cas, pour comprendre que la cérémonie, qu’on est en train de lui offrir, n’est pas du tout dans ses goûts !

    – Tu aurais peut-être préféré, ironise Adèle, essoufflée déjà par la petite promenade de santé, toute une liturgie de bougies noires, autour d’une croix inversée ?

    Saisis par la violence des embruns, nous décidons de rebrousser chemin vers le précédent kiosque, planté au beau milieu d’un groupe de faux-poivriers.

    Deux ou trois molaires auront vite fait de me servir de décapsuleur, afin d’accéder au nectar de ma bière locale au mojito.

    Nous libérons ensuite, sous les branches chargées de baies roses, la flaveur de notre frugal repas, ainsi que celle de nos dernières émotions.

    Des martins tristes élancent leurs trilles parmi les ramilles, suivi par le croassement d’un corbeau mauricien. C’est au tour d’Adèle de poursuivre l’interrogatoire. De plus en plus inquisiteur quant à lui :

    – Tu peux nous dire en toute franchise, Janus, comment s’appelle le dieu de Madeleine ?

    Je m’enfile une pleine goulée de dodo, avant de répondre. Car je sais que je suis en train de trahir la sorcière :

    – Le dieu de Madeleine s’appelle Lucifer !

    Un grand silence solennel s’installe. C’est un ange noir qui passe, fouaillé par le fracas des vagues sur les grèves de galets roulants, le vent salé dans les aiguilles acuminées des filaos, la roucoulade des tourterelles roses.

    Nous déposons enfin, à même le sol les reliefs de nos repas, à l’intention des chiens errants. Et puis nous rentrons.

    ***

    De retour, devant la rutilante coccinelle orange, toute la famille s’est agglutinée.

    À l’abri de la pluie, sous le grand balcon qui devance l’appartement de Madeleine, un buffet offre même du café et quelques trompe-la-faim.

    Mon oncle vient de solliciter mes gros bras de marin, pour hisser son fauteuil roulant jusqu’à l’étage.

    En compagnie de mon cousin, un autre malabar, nous obtempérons.

    Mais la veillée sera de courte durée. Car arrive l’heure de la mise en bière, orchestrée par trois croque-morts habillés de funeste.

    Je porte un ultime baiser au front de Madeleine Larouge. Ce dernier m’apparaît aussi froid qu’un cuir de viande boucanée, tout juste sorti du réfrigérateur.

    – À quoi bon ? me lance mon oncle d’un regard dur et réprobateur.

    – Pour lui souhaiter un bon voyage, Gabriel !

    – Je ne crois pas que ce soit vraiment nécessaire ! Elle hérite déjà du sort qu’elle s’est elle-même jeté, en s’écartant du Tout-Puissant. Les flammes de l’enfer doivent déjà lui lécher les pieds à l’heure qu’il est.

    – C’est fort possible pour ses pieds, Gabriel ! Je n’ai pas eu la décence d’aller vérifier ! Mais pas pour son front en tout cas !

    Les principes et les courants d’air demeureront toujours les fleurs du paradis.

    – C’est bon messieurs, dames, est-ce qu’on peut refermer le cercueil ? interrompt l’un des trois fossoyeurs.

    Tandis qu’Adèle fustige le corps de sa sœur d’une dernière giclée d’eau bénite, mon bourru d’oncle opine du chef d’un signe péremptoire.

    L’alpha a toujours raison, même campé dans un fauteuil roulant. Il s’est affranchi de l’homme, me disait-il. Mais songe-je en mon for : pas du sortilège de l’alcine.

    Ainsi se clôture la mise en bière. Et le sarcophage est scellé ! Il ne tardera plus à rejoindre les pissenlits du cimetière de Sainte Rose et leurs succulentes racines. Sous les yeux incandescents des tisserins au plumage d’or, qui trament dans le chuintement des feuilles sèches, celles des hautes bambouseraies, leurs nids en forme de cœur.

    Dans un coin pourpre du sofa, un grand félin blanc aux yeux vairons nous scrute silencieusement.

    C’est Algol : le chat de la sorcière.

    Sa fortune est elle aussi scellée. Sourd, les yeux jaune et bleu comme débordants de maléfice, qui d’autre qu’une magicienne aurait pu adopter cette autre âme mutilée ?

    Pour lui aussi les patates douces sont cuites !

    ***

    L’église de Sainte Rose se trouve juste en face du cimetière. Et c’est bien là l’antichambre de la mort.

    Antiennes, patenôtres, ave maria, liturgies d’encensoirs et d’eau bénite, rosaires et bondieuseries en tout genre. Rien ne manque à la pièce montée, offerte avec tant de morgue aux bigotes et aux bernardines de cette société matriarcale.

    Un authentique miroir aux alouettes en définitive.

    Et cerise sur le gâteau : un glas qui sonne faux ! Faux comme la voix inaudible du marabout au timbre de gospel, strangulée par un micro mal branché.

    Faux, comme tous ces rostres ajourés de moutons beuglants, penchés avec dévotion sur le vaste billot lustré du plancher.

    – Regarde le plafond ! me lance distraitement ma jeune sœur, on dirait la coque d’un bateau !

    – Je suis assez d’accord avec toi, Léa ! Mais j’hésite encore entre la Nef des Fous de Jérôme Bosh, ou alors le Radeau de la Méduse de Géricault !

    Des légions d’âmes en perdition, sur une épave à la dérive, sur le servile océan de l’aliénation.

    L’aigle de William Blake n’aurait jamais perdu autant de temps, qu’à écouter les sermons de ce corbeau !

    Un arc-en-ciel au dehors est venu, heureusement, allumer sa flamme iridescente sur tout ce tas de fumier d’obscurantisme et d’inquisition. Et qui promène depuis deux mille ans déjà, à travers la noble Terre, sa sempiternelle mascarade fourchue.

    Son indétrônable chasse aux sorcières.

    Son marteau rouillé !

    Il est pourtant une pluralité de mondes, clamait un philosophe italien des Lumières.

    Une seule réponse de l’Assemblée, face à cet innocent et bredouillant néo-concept de pluralité : le bûcher de bois sec !

    Non, une pucelle n’aura pas suffi !

    La procession s’avance bientôt. La pluie tombe désormais à gros bouillons. Je vais ouvrir à mon tour mon parapluie irisé, au milieu de tout ce troupeau travesti de ténèbres, et qui verse des larmes hypocrites de caïmans noirs.

    Nous nous empressons de suivre le corbillard sous le déluge, avant que la fosse creusée, presque à la verticale, ne s’effondre sous un amas de boue informe. Et sous les yeux rouges invisibles des oiseaux-béliers des bambouseraies adjacentes.

    Je jette la première pelletée de terre, sur les fleurs déjà enfouies au milieu des décombres.

    Sur les rudérales de son cœur.

    On délègue alors le reste de l’inhumation à la mini pelle. C’est encore la machine qui l’emporte !

    Que restera t-il de Madeleine Larouge et de son esprit ? Sous les coups de boutoir insensibles, et sous les larmes enlisées dans le déluge d’un ciel aveugle et sourd ?

    Que restera t-il de la mémoire d’une sorcière réunionnaise et de ses vaines imprécations ?

    La mort est toujours celle des autres.

    Quant à moi je préfère me confier, avant le crash inéluctable, de tout mon orgueil à l’Éternité.

    Toute aventure alchimique commence encore par son œuvre au noir : la mort de Madeleine Larouge.

    Et puis vient celle des couleurs et de l’arc-en-ciel, l’œuf d’or de la vie.

    Une aventure n’est-elle pas plus belle lorsqu’elle se termine bien ?

    Car c’est la mienne que je veux conter à présent. Mais avec parcimonie.

    Car mon écriture est plus qu’une inspiration.

    Il s’agit surtout d’une mission.

    Les charognards n’ont qu’à bien se tenir !

    ***

    Il fait beau : il pleut !

    Il pleut toujours au Tremblet. Une véritable cascade qui mitraille la tôle dans un grand bruit assourdissant.

    Je me réveille, après ces funèbres funérailles, dans la chambre haute d’un gîte familial, serti dans un écrin de forêt.

    En ouvrant les volets détrempés, j’ai comme l’impression d’avoir dormi dans le creux d’un arbre. Un arbre pleureur, ployé sous le déluge du ciel.

    J’aime tellement cette pluie qui me rend triste, qui tend devant mon âme, éternelle mélancolique, les barreaux filandreux de sa chevelure élégiaque.

    Cette pluie entremêlée de lumière. Quiète, moite et angoissante quintessence de la vie.

    Une douce odeur de café à la vanille a vite fait de me hameçonner par le rostre, pour me traîner un étage plus bas. Le fil invisible et olfactif me force à dégringoler quatre à quatre l’escalier.

    Heureusement que j’ai trouvé le temps d’enfiler mon habit de lumière. Ironie de ma belle-sœur, décontenancée par les couleurs criardes de ma combinaison de bûcheron, bariolée d’orange et de vert.

    – Tu pars dégager la vanille, Janus ?

    – Faut bien gagner sa croûte, Sylvia ! J’ai un nouvel avion à payer !

    – Combien ?

    – Pas moins d’une brique à verser encore ! Si je le fous pas en vrac avant, comme pour les trois autres !

    – Et sans indiscrétion, il te propose combien ton frère pour ta prestation ?

    – Cent euros par jour ! Si je veux solder mon ULM, il va me falloir presque foutre en l’air toute la forêt !

    – Et tes livres ? ose t-elle, en me servant l’odorant café pointu, dont le sang noir sourd du cœur sulfureux d’une italienne.

    – Oh j’ai bien dû vendre cinq romans l’année dernière ! Autrement dit cent mille fois moins qu’un grand écrivain aventurier de chez Gallimard, qui lui s’est pourtant cassé la gueule du toit d’une maison !

    Mais pas de sa maison d’éditions, rassure-toi !

    Au contraire cette dernière constitue plutôt un solide tremplin, qui lui aura permis de se propulser jusqu’à la stratosphère.

    De quoi chauffer ses vieilles bottes, auprès d’un feu de chalet, jusqu’à la fin de sa vie !

    – C’est de la jalousie, Janus ?

    – Pour sûr ma belle-sœur, de la pure jalousie ! Dis-moi quel écrivain vagabond ne rêve pas d’un chalet dans les montagnes ? Ne serait-ce que pour poser, de temps à autre, son gros sac de randonnée et sa tente miteuse de nomade !

    Ah, s’asseoir enfin à cinquante ans, avec sa muse et son vieux chien, auprès d’un feu rose et crépitant comme une source claire !

    Et prendre alors le temps de relater ses périples, sans se préoccuper de la marmite.

    Mais assez postillonné sous mon propre arbre à palabres, ma tronçonneuse m’attend !

    La pluie s’est rassérénée. Bien à l’abri sous un appentis, à l’arrière de la grande bâtisse, je révise mes cours d’affûtage appris dans les forêts boréales, circonscrivant un grand lac québecois. Non loin du village amérindien de Pointe-Bleue.

    Le sentier qui mène à la vanilleraie est tracé dans une scabreuse coulée de lave. Au beau milieu des brandes de goyaviers et de fougères ruisselantes.

    J’arrive bientôt au niveau d’un gros tronc de manguier, débité hier seulement par ma valeureuse scie à chaîne. Et qui m’invite par reconnaissance à venir déployer mon attirail.

    La reine de cet éventaire reste bien la tronçonneuse orange aux dents brossées de frais, qui scintillent dans cette fusion d’eau et de lumière, qu’auront su apprécier les anciens adeptes de Dionysos, dans le principe humidifiant du Ganos grec.

    Et puis viennent les commensaux de cette grande dévoreuse de steaks ligneux : la scie d’élagage, la lime ronde appelée parfois abusivement queue de rat, le casque anti-bruit, les jerricans d’essence parcimonieusement assaisonnée d’huile, le bidon d’huile à chaîne. Sans oublier la glacière où reposent tranquillement les corps fuselés en forme de grosses munitions de quelques bières des Mascareignes.

    Ma mission consistera aujourd’hui à décapiter tous les tuteurs envahissants de vanille, en majeure partie les goyaviers, pour laisser sourdre la lumière à travers les hauts feuillages de la forêt pluviale. Un véritable stroboscope pour ces lianes dansantes d’orchidées lactescentes.

    Ma mission sera d’accélérer en définitive le processus de déhiscence des futures gousses, issues des fleurs vierges, qu’auront fécondées les doigts intrusifs de mon jeune frère Juan.

    Mais pour l’heure, trêve de circonlocutions ! Et revenons-en à nos moutons, ou plutôt à nos avions !

    Je disais donc à ma belle-sœur que j’avais possédé autrefois trois aéronefs, tous détruits, tous disparus. Ces avions, je les considérais jadis comme mes dragons. Celui que je bichonne à présent, je l’ai baptisé d’ailleurs Draco 4.

    Un busard de Maillard : le roi des rapaces de La Réunion, vient de se poser au vertex de l’arbre sur lequel je m’appuie. C’est de bon augure ! Car c’est à lui à présent que je m’apprête à raconter l’histoire de mes quatre dragons de vérité…

    ***

    Il est à Cambaie un long chemin qui mène, jusqu’au lit noir d’une plage de sable sauvage, à la base des derniers aviateurs.

    C’est certainement l’un des chemins les plus pourris de l’île, truffé de nids de poule et miné tout le long de pâtés d’enrobé.

    Ces greffons d’asphalte sont constamment rajoutés à l’arrache, afin d’aller combler justement les cratères qui ne cessent de s’élargir au rythme des ravinements.

    La rue Henri Cornu affiche une pente cruelle. Lors des fortes pluies d’été, de véritables rivières en crue y dévalent.

    Mon vieux Land Rover lui-même, pourtant rehaussé de dix bons centimètres, éprouve parfois du mal à remonter le torrent de boue ! Tant le slalom entre les crevasses s’avère périlleux !

    Mais nous sommes en ce vendredi de septembre 2022, à la fin de l’hiver austral.

    Et cette pluie que j’affectionne par-dessus tout, matrice des esprits saturniens et de la vie, s’est retirée des rues poussiéreuses. Un reflux de marée lointaine.

    Je plante bientôt le pare-buffle du tout-terrain, en plein cœur de la couronne d’un gros agave azuré.

    Le pareil-soleil est de rigueur, au bord de cette grande Baie de Saint-Paul, irradiée de lumière.

    La mer est un grouillement de fourmis-miel.

    En descendant, je compisse le sisal bleu. Mon flot d’or descend en pagodes dans le gros chou épineux. C’est encore mieux qu’un tournesol rimbaldien.

    J’ouvre enfin la porte arrière, afin de libérer ma petite passagère : la femelle cocker blonde du nom de Silex. Et voici qu’elle s’enhardit déjà à courser un agame : ce gros lézard rouge et violacé émigré de Madagascar.

    Un corbeau mauricien croasse dans le lointain.

    Le hangar des Passagers du Vent est ouvert en grand des deux côtés, mer et montagne.

    Un barattage d’hélice m’interpelle. L’appareil de Michaigle – un surnom d’aviateur que je lui ai attribué – s’arrête bientôt du côté de l’atelier où Alain, le propriétaire, confectionne d’ordinaire de grands flotteurs d’ULM-hydro.

    Tandis que Pandora et Ramsès : les deux molosses de service, viennent rendre leurs salutations baveuses à Silex, j’honore avec patience la descente du vieux pilote octogénaire.

    Il n’y a pas de bons pilotes, il n’y a que des vieux ! Tel le veut l’adage que ressassent les anciens de notre aviation ultra-légère.

    – Alors, Janus, t’es revenu voir ton étalon sauvage ?

    – Salut Michaigle, ton pégase n’est pas mal non plus !

    Grand et sec, tout en pilosité blanche, le vieil homme au sourire d’enfant est intégralement habillé de rebut militaire. Et il est vrai que son ULM a aussi des allures d’avion de chasse.

    Car René Fonck demeure son éternelle idole. Un as des as de la Première Guerre, qui ne compte pas moins de soixante-quinze victoires à son actif. Et qui fondait lui-même ses balles de fusil, nous radote chaque jour le doyen de la base. Sans oublier sa vision d’aigle impérial, du dix-sept sur dix pour chaque œil. Comment pourrait-on seulement contredire ce féru d’aviation ?

    À présent que le voilà déjà, ingambe, monté sur un trépied bancal, afin d’inspecter le cœur de sa monture, je me décide à mon tour à dire bonjour à mon étalon céleste.

    Draco 4 somnole encore dans l’antre du hangar, toutes griffes rétractées. Sous le Rotax à quatre cylindres de cent chevaux, le feu aussi sommeille.

    L’ULM est vraiment caparaçonné comme un minuscule monstre fabuleux : un tout petit dragon. Un hippocampe du ciel.

    Une hélice tripale lui sert de moustache hirsute. Ses ailes blanches et son fuselage sont frangés de sang pur. Et au beau milieu de son corps, sur fond rond rouge, est tatoué un authentique dragon noir.

    Je réalise que se trouve à présent, sous mes yeux, le blason de mon quatrième dragon.

    Mais celui-ci n’est pas né du néant. Il est le fruit des entrailles des trois premiers reptiliens.

    Par pure fantaisie, j’ai envie de les comparer, en termes d’analogie spirituelle, aux quatre évangélistes du Nouveau Testament :

    Le Taureau, le Lion, l’Ange et l’Aigle.

    Alors commençons tout d’abord par le Taureau. Ce pendulaire acheté en Guyane Française. Et qui ne sera jamais parvenu, en définitive, à s’arracher du sol de l’Amazonie.

    ***

    Lorsque j’arrivai chez les Bufflard, en l’année 2014, dans la savane Matiti appartenant à la commune de Macouria, j’étais inconscient de l’enjeu financier qui pesait sur les épaules de ce brave couple d’éleveurs.

    Aujourd’hui j’apprends qu’une procédure d’expropriation étend son ombre sur leur tête, comme une sournoise et hypocrite épée de Damoclès.

    On vous confie des centaines d’hectares de terre à valoriser.

    Et ceci étant fait, même au bout de trente ans, on vous joint la facture grevée de trois décennies de plus value.

    Les charognards affectionnent les prospectives et les spéculations à longue échéance. Les procrastinations et les sempiternels atermoiements.

    Car certains gouvernements ne sont rien d’autre, pour parler de manière diplomatique, que des dragons de Komodo, à la salive putride et létale.

    Lorsque le varan géant vous a mordu, il ne fait que flairer, grâce à sa grande langue bifide de serpent, vos propres miasmes de proie en déliquescence. Vos odeurs d’ammoniaque.

    Et au bout de trente ans s’il le faut, il ramène sa grande dentition démoniaque de reptilien. Une tronçonneuse rouillée et satellisée par les mouches de Belzébuth, qui vous décapite sans vergogne ni procès. Pour vous éponger jusqu’à la dernière goutte de sang. Pour vous vampiriser jusqu’à la moelle.

    Mais tout le monde n’a pas lu Marx !

    Un Marx et ça repart pourtant !

    Car les hommes, qui ne sont rien d’autre que de la praxis recyclable, finissent par retourner eux-mêmes à la terre, et par l’engraisser.

    À grands coups de sueur, de sang et de semence.

    Et pour finir, de tout le suc déliquescent de leur chair putréfiée.

    Au seul bénéfice des charognards : les vautours noirs ou urubus.

    Au pied des adipeuses montagnes

    Suspendues sur l’abreuvoir des zébus

    Les robes noires des urubus

    Celles des anis des savanes.

    J’arrivai ainsi des rives du fleuve Maroni.

    Dans la ville de Saint-Laurent, sur le tarmac de l’aéroport, j’avais repéré un pendulaire en vente à quatre mille euros : mon premier dragon.

    Pour les novices de l’ULM, sachez qu’on distingue essentiellement deux espèces pionnières : le pendulaire et le trois-axes.

    Le trois-axes n’est rien d’autre qu’un avion ultra léger. Le pendulaire en revanche : un chariot propulsé par une hélice, suspendu à un deltaplane, et gouverné par un triangle directionnel sur deux axes.

    C’est un peu minimaliste comme distinction, voire totalement cuistre. Mais je préfère laisser les leçons de stabilité et de déplacement de centre de gravité, aux savants à cheveux blancs et parfois à tête de clown, qui aiment bien tirer la langue aux béotiens en mon genre.

    En avoir une plus grande que les autres ne légitime pas de devenir une icône de l’exhibition. Quelle que soit la vulgarité de l’appendice.

    Mais revenons-en à nos avions !

    À Palambala : le village indien où je logeais, et qui veut dire papillon, en galibi je crois, je rencontrai Hervé. Ce motard droit dans ses bottes était un ami de monsieur Bufflard :

    – Si tu tiens vraiment à te payer cette épave volante, Janus, je vais te donner l’adresse d’un éleveur de Matiti. Il cherche un factotum, autrement dit un homme à tout faire. C’est la période de l’engraissement des bovins. Tu lui donnerais surtout un coup de main, pour la complémentation alimentaire !

    – La complémentation, quoi ? Par le diable, Hervé, ça existe réellement un vocable aussi pompeux ?

    – Je sais, Janus, c’est plutôt superfétatoire ! Comme l’engraissement des bovins ! Faut croire qu’il existe aussi des vaches folles parmi les grammairiens ! En tout cas tu lui demanderas toi même !

    Et si tu es d’accord, on peux trinquer !

    T’as pas soif ?

    ***

    – La complémentation alimentaire, ça veut dire quoi, monsieur Bufflard ?

    Nous étions dans un container semi-ouvert, en présence de Frank son fils, aux abords de cuves remplies de maïs, de soja et de farines diverses et spécieuses. Au milieu de l’abri trônait un petit tracteur flambant neuf, avec une vieille remorque connectée.

    – Cela veut simplement dire, Janus, que Frank se chargera chaque matin de remplir quarante fichus sacs de ces aliments.

    Et que ce seront tes fichus gros bras qui les chargeront dans la remorque ! Afin de les distribuer aux troupeaux, dont les parcelles et le besoin en nombre de sacs sont indiqués, sur le fichu tableau que tu peux voir juste là, en dessous de ton fichu gros pif !

    – T’as juste besoin de tes fichus yeux pour favoir lire, Janus ! renchérit le fiston, avec un cheveu sur la langue. Quant à la terminologie, elle est réservée à feux qui ont le potentiel pour réfléchir. Pour aujourd’hui, je te guiderai devant avec le quad. Quand tu auras tout chargé, t’auras qu’à me fuivre avec le tracteur et tes fichus gros bras !

    Je te le ferai favoir quand le moment fera venu de t’acheter un ferveau !

    Il m’a bien fallu trois raisons, durant toute l’année où je suis resté dans le ranch des Bufflard, pour ne pas encastrer la tête de ce zozoteur, dans l’un des broyeurs de graines de l’estancia familiale.

    La première était toute évidente : j’avais besoin de cet ULM pour échapper à toutes les contingences. Et à l’éternel joug des seigneurs, qui nous maintiennent, toute une vie terrestre, sous leur servile martingale.

    La seconde, qui explique pourquoi je suis resté plus longtemps que prévu dans le ranch, même après avoir thésaurisé la somme nécessaire au bout de huit mois seulement, c’est que j’avais entamé l’écriture d’un roman, publié seulement huit ans plus tard, sous le titre de La Comète du Samouraï.

    Et la dernière enfin, on ne peut plus surprenante, fut que je me suis approprié un fusil de calibre douze.

    ***

    Un seul coup, comme avec une salope !

    Car mon capybara avait tôt fait de se retrouver sur le dos, allongé comme une brouette, sur le lit de la berge boueuse.

    Nous partions à l’aube, Fernando et moi, muni chacun de notre Baïkal. Lui en juxtaposé, et un coup unique pour le mien donc.

    La préférence de Fernando allait à la chevrotine. Et quant à moi, à la balle brenneke, conçue spécialement pour le gros gibier.

    Car le capybara, ou cabiaï, est le plus gros rongeur du monde.

    Nous nous postions sous le couvert de palétuviers, au bord des marécages infestés par les anacondas géants, grands amateurs de notre venaison, mais aussi friands d’humains.

    Fernando chuchota bientôt à mon oreille :

    – Vise le plus gros Janus, à trente mètres à trois heures ! Je vais le mettre en joue !

    Il fallait des yeux particulièrement aiguisés pour, dans la pénombre matutinale, distinguer l’ombre du mastodonte de cinquante kilos. Mais Fernando était un vaquero brésilien, mâtiné d’indien Oyapock, originaire des hauts du fleuve-frontière du même nom.

    Le bruit qui surgit ne fut pas celui de la chevrotine qui claque, mais le plongeon d’un grand iguane vert depuis les branches hautes.

    Le rongeur géant pointa recta ses oreilles et agita son joli museau en notre direction. Une poule d’eau hystérique caqueta son affolement avec excentricité.

    L’avertissement de la sentinelle était sans confusion. Nous avions été repérés.

    Sous la fumée du canon, les deux coups retentirent.

    Le demi-quintal de gibier n’eut pas le temps d’aller s’immerger sous la surface heureusement.

    – Tant pis pour les urubus ! Ils se contenteront des reliefs pour cette fois ! Allez viens, Janus ! On va dépiauter cette cochonne sur son lit de mort ! Et lui baptiser la matrice à grande eau ! Avant de charger la barbaque sur la vieille remorque !

    La vieille remorque, c’était celle du petit tracteur, dont il s’avérait urgent à présent d’essorer le sang, avant la complémentation du jour.

    Que Frank n’ait pas à me rebattre les oreilles surtout, au sujet de ma petite boîte de petits pois, avec son feveu sur la langue ! Pour pas que je me trompe de salope cette fois encore ! Ou de falope selon le zozoteur !

    Je sais, c’est pas drôle ! Alors ne rions pas !

    Les blagues ne sont pas toutes faites pour rire, parfois seulement pour tromper l’esprit, voire en l’occurrence pour se venger d’un zozoteur.

    J’aime assez celle que me radote sans arrêt le vieil aviateur. À propos du Français, qui arrive à l’heure du thé chez une dame anglaise, lors de leur premier rendez-vous galant, et qui lui réclame du thé russe :

    – Désolée, s’excuse la gente dame dans un français bancal, mais ne me reste plus que du thé anglais !

    J’ai bien regardé dans le fond du boîte, je n’ai plus du thé russe !

    – Oh inutile, madame, d’aller si vite dans les présentations ! lui répond le gentleman, en se pinçant les lèvres, tout en excusant son français.

    Cela confirme qu’on ne peut rire de tout. Du moins pas pendant les situations incongrues !

    Mais allons, revenons-en à nos avions !

    ***

    Au bout d’une année tout de même, j’enlevais enfin la taie de mon oreiller, heureusement parfumé par la visite de quelques Brésiliennes rabattues par Fernando. Et qui avaient en passant réussi tant bien que mal à alléger copieusement le poids de mon oreiller.

    La dernière d’ailleurs n’eut même pas le temps de se débarrasser de ses rollerblade.

    Je fêtais là mes quarante ans. Et lorsque je courus le lendemain chez le médecin, pour des traces suspectes autour des lèvres, et encore un peu de graisse de roulements à billes sous les ongles, il me diagnostiqua sans rire une allergie à un fruit trop acide.

    Une allergie à la nana, lui rétorquai-je pour édulcorer un tant soit peu la chose ! Il finit par me répondre, en rabat-joie, que ce roi des fruits épineux se prononçait avec un S à la fin.

    Mais revenons-en à nos avions !

    Je défis donc définitivement les coutures, faites et refaites une demi-douzaine de fois comme une Pénélope – pour rester correct cette fois – et dit au-revoir aux gentils Bufflard, à Fernando et même à monsieur tête de veau. Et pour finir à son poil de chatte sur la langue. Oui ça pue bien !

    J’avais racheté la vieille remorque toute gominée de sang à monsieur Bufflard, et l’avais accrochée au cul de mon vieux Land Rover.

    J’embarquai à son bord mon hamac de brousse avec moustiquaire intégrée, mon Baïkal, quelques boîtes de chevrotines, le manuscrit de mon roman déjà exhaussé de deux cents pages.

    Et finalement mon vieil oreiller poisseux, aux odeurs de chevelure vénale et de vieille liasse de billets moisis de cinquante euros.

    Cap sur Saint-Laurent du Maroni, pour charger le bestiau. Déjà démonté par son feu propriétaire. Les places sont chères dans les hangars d’aviation !

    Et cerise sur le gâteau de l’aventure : trois cents kilomètres de virages à gerber, jusqu’à Régina, où m’attendait le véritable enfer vert.

    Mais cela, je ne le savais pas encore.

    ***

    C’est sous toute une murmuration d’étoiles que j’arrivai sur l’aérodrome de Régina.

    Au milieu de la voûte céleste fulminait sa majesté la grande Croix du Sud.

    Et voilà que je la retrouve enfin cette fameuse murmuration. Celle des étoiles. Celle des constellations. Celle des univers. Car plus qu’à l’universalité, mon écriture aspire désormais à la multiversité.

    Mais cette écriture demeure tout de même un parasite. Un ver solitaire qui me ronge de l’intérieur. Moi et tout mon misérable portefeuille !

    Parviendrais-je tout de même un jour à l’arracher à mes entrailles ? Afin de lui tordre son cou gluant de dysenterie noire ?

    Je garai mon vieux Land Rover, au beau milieu du taxiway. Devant la piste bétonnée de huit cent cinquante mètres. L’ancien propriétaire de l’ULM m’avait bien roulé dans la farine. À part celui des pompiers, il n’existait aucun hangar au bord du tarmac. Où allais-je donc bien pouvoir abriter le pendulaire, après son remontage ?

    Me munissant de ma lampe frontale de mille lumens, je m’attelais avec frustration au débagoulement de toutes les pièces. Puis au remontage à la diable de Draco I.

    Tant bien que mal, j’avais heureusement réussi à respecter le plan de montage. Mais lorsque l’étoile du matin fit son retour, dans le ciel brumeux de Régina, je mesurais grandement l’erreur de cette irresponsable précipitation.

    Les cris des paracouas, sortes de pintades sylvestres, précédèrent ceux des singes hurleurs roux, à la lisière de la jungle fumante. Mais si forts que pouvaient êtres les rugissements de ces grands simiesques, ils n’égalèrent en rien mes jurons de Cambronne : « Et merde, et merde, et merde ! »

    La toile du deltaplane, que j’avais déroulée, à même le bitume du taxiway, s’était transformée en passoire. Coupables, toutes ces myriades de clous cavaliers, négligemment abandonnés sur le sol, par quelques saboteurs d’ouvriers.

    Ma toile était fichue : l’aile du dragon totalement déchiquetée.

    Et comble de tout, voici que déboulaient, sous le crépuscule du matin, sautant d’une pirogue amarrée à la berge boueuse de l’Approuague, les deux premiers charognards. Deux grands caboclos, avec des visages frères, blancs comme une paire de lunes. Le plus badasse, à la musculature saillante et noueuse, m’interrogea le premier :

    – Bonjour, le monsieur a des problèmes ?

    J’avais bien entendu une réponse toute mijotée en mon for, comme un écho coprophage à cette pestilentielle nuit blanche :

    « Et merde ! Et merde ! Et merde… »

    ***

    Le plus jeune des deux frères s’appelait Morgan, son aîné Ange. Je n’invente rien. D’autant plus que leur ravissante sœur avait pour incomparable prénom : Amazone.

    Je n’ai rien connu des autres enfants de la fratrie Girolle, au nombre d’une demi-douzaine au total.

    Quentin, le benjamin des quatre frères, avait eu pour projet, peu avant mon départ de Guyane, de filmer un récit sur la vie de sa smala des bords du fleuve.

    Un projet qui devait être intitulé Gamaqa.

    Un acronyme regroupant l’initiale du prénom de chacun des enfants de la marmaille Girolle.

    Le jour de notre rencontre, ce sont uniquement ces deux frères du fleuve, qui me convièrent à venir prendre le café chez eux, afin de convenir d’une solution à mon problème de hangar.

    Je me souviens d’une passerelle de fortune. Confectionnée par deux ou trois planches de bois noir imputrescible. Imprégnée de cette lourde boue rouge, qui la rendait dangereusement glissante. Sans bastingage ni autre garde-fou.

    Un simple et scabreux trait d’union entre la berge fangeuse de la piste de latérite, et la vieille bicoque vermoulue : grosse vache à moitié enlisée, dans la mangrove de L’Approuague.

    En lotus, sur la paille d’une vieille chaise, Amazone arborait un tee-shirt blanc dégueulasse, et un mini short en jean qui s’effilochait par tous les bouts.

    Il est vrai que les grands prédateurs ne se faisaient pas rares à ce point d’eau. Et que dès les premiers levers de lune, leurs griffes se faisaient plus insistantes, à l’encontre de ces faons fébriles.

    Un coup d’œil, un peu plus inquisiteur, me fit remarquer qu’elle ne portait aucun dessous. Mais à quoi bon ?

    Anaconda de fange et de lumière, le grand fleuve s’étirait dans la mangrove, jusqu’en dessous de la cahute érigée sur pilotis. Servant à la fois de réserve d’eau ménagère, de salle de bain et de toilettes. Pour des ablutions plus intimes.

    – C’est toi l’abruti de gringo, qui vient de s’échouer dans ce bled pourri, avec son épave volante ? Dis-moi, que comptes-tu donc faire de ton vieux coucou, gringo ? Mes grands frères me disent que tu cherches un hangar pour le retaper ?

    Ange s’interposa : mais bordel, Amazone ! Tu pourrais pas croiser un peu tes deux guibolles ! T’as peut-être bien le feu au cul ! Mais là, le monsieur est venu juste pour louer le hangar de Papy Taka ! Pas pour te reluquer la tapette à souris, sœurette ! Tu veux peut-être que je t’y colle un bout de gruyère, ma garce ? Fais-nous plutôt couler un brésilien, et bien noir avec ça !

    La sœurette obtempère, et se jette, avec force imprécations, sur une italienne noircie de charbon.

    Il est vrai que l’ange blanc, avec sa montagne de muscles et son bec de lièvre, s’avère particulièrement intimidant.

    Le jeune frère, quant à lui, en profite pour se fendre la poire. Sa tête blonde aussi, aux yeux de marrons glacés, culmine à un mètre quatre-vingt dix du sol. Au sommet d’un corps moins bodybuildé que son aîné, mais tressé comme une liane-serpent.

    Et à chacun des gestes de ces deux sauvages au torse nu, glabre et bronzé, les muscles et les tendons tressautent. Au milieu d’un entrelacs de nerfs, qui me font penser à une chevelure mouvante de gorgone.

    Tant de vigueur et de virilité me laissent, devant le café fumant, pour le moins médusé.

    ***

    Enfilé le café noir, nous reprenons le chemin de boue rouge, en direction d’un grand hangar désaffecté. Toujours vêtue de son mini-short moulant, Amazone nous accompagne.

    Juste au bord du grand fleuve, qui enroule ses tourbillons soporifiques, pour mieux les lover dans un coin de ciel ensoleillé, nous arrivons devant la toiture bleue du hangar.

    La coque alu d’une pirogue, en forme de lame rutilante, s’est fichée gentiment entre les racines en échasses d’un gros palétuvier, où pend la grosse corde d’une balançoire.

    Un ange parle :

    – Le vieux noir que tu aperçois auprès du feu, flétri et nu comme un ver de terre, c’est lui !

    – Papy Taka ! C’est à lui qu’appartient le hangar ?

    – Non, Janus ! Ce hangar est libre ! C’est une ancien dépôt de bois de roses, abandonné depuis plus d’un quart de siècle ! Mais il convient tout de même d’en informer son locataire, si tu comptes rester pour un temps ici !

    Tu pourras également y rentrer ton 4x4 ! Et te trouver un coin pour ton hamac ! C’est pas la place qui risque de te manquer ! Il y a là mille mètres carrés !

    Amazone et Morgan ont préféré choisir la pirogue, comme plongeoir pour leurs ablutions du matin. Évidemment la sirène a délaissé, sur un banc de l’embarcation, son tee-shirt souillé de latérite, ainsi que son cache-sexe en jean. Le bel éphèbe, lui aussi, s’est métamorphosé en nouvel Adam.

    La vie paraît si simple, dans ce délicieux jardin

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