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Le sort particulier de la petite famille Bohuon
Le sort particulier de la petite famille Bohuon
Le sort particulier de la petite famille Bohuon
Livre électronique360 pages4 heures

Le sort particulier de la petite famille Bohuon

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À propos de ce livre électronique

Dans une toute petite ville de province, la famille Bohuon vit tranquillement dans sa maison. Jean-Marie travaille à l’usine, Gabrielle mère au foyer s’occupe de leur fille unique Sandrine. Un jour, ils apprennent l’existence d’une lointaine grand-tante moribonde qui est à l’hôpital. Et celle-ci ne tarde pas à expirer. Étant les seuls à s’être fait connaître auprès du personnel hospitalier, les Bohuon se voient obligés de régler les funérailles de leurs poches. Avec une paye pour trois, Gabrielle n’est pas certaine de pouvoir faire face.
À l’enterrement, de vagues cousins lui révèlent que la grand-tante avait mis de côté un magot considérable. Puis, ce sont deux mystérieuses femmes à chapeau qui lui confient personnellement savoir où elle le planquait.
Gabrielle ne pouvait se douter que cet été-là allait être particulièrement cocasse.
LangueFrançais
Date de sortie17 août 2022
ISBN9782312124629
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    Le sort particulier de la petite famille Bohuon - David Bauquet

    cover.jpg

    Le sort particulier de la petite famille Bohuon

    David Bauquet

    Le sort particulier de la petite famille Bohuon

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2022

    ISBN : 978-2-312-12462-9

    Prologue

    GABRIELLE

    Quand on est du coin, on ne s’embête pas à dire Cournon-d’Auvergne. La municipalité a été rebaptisée ainsi au début du XXe siècle, pour ne pas être confondue avec le Cournon situé dans le Morbihan. On peut se demander pourquoi on n’a pas appelé ce Cournon-là, Cournon-de-Bretagne. Peu importe au fond. Toujours est-il qu’en Auvergne, on ne risque pas de confondre et qu’on dit Cournon, tout court.

    Le mois d’avril de cette année-là avait été exceptionnellement sec. Pas chaud, mais très sec. À Cournon, on n’avait pas tellement de raisons de s’en plaindre, mais les cultivateurs de la région eux tordaient du bec. Chacun voit midi à sa porte, pour Gabrielle Bohuon ce fut une aubaine que chaque tournée de linge eût pu sécher rapidement, et fut repassée dans la même journée. Elle adorait ça : lavé la nuit et séché le matin, repassé et rangé l’après-midi. Et puis bon, il s’était remis à pleuvoir au mois de mai. Les cultivateurs des alentours de Cournon ont retrouvé le sourire, et Gabrielle faisait la gueule. Mais ce n’était pas dans sa nature de faire la tronche uniquement parce que le climat perturbait un cycle de séchage parfait. Le linge allait devoir passer la nuit étendu sur les fils du sous-sol, exposé à la chaleur émise par la chaudière. Il allait lui falloir ne le repasser que le lendemain. Soit. Gabrielle n’avait pas le moral, parce qu’un ciel gris et une pluie fine n’inspirent pas la rigolade. Et surtout parce que la fin du mois allait une fois de plus, être très serrée. Gabrielle gérait habilement sa petite entreprise – c’est ainsi qu’elle appelait sa famille. Femme au foyer, elle et son mari avaient une seule fille, Sandrine, 8 ans cette année. Gabrielle n’avait aucun revenu, mais elle s’occupait elle-même de la maison du sous-sol au grenier, dût-elle se mettre à bricoler. C’est Jean-Marie qui faisait rentrer la monnaie. Elle estimait que son mari faisait un travail suffisamment pénible, pour qu’il n’eût pas à s’occuper des broutilles à la maison. Et elle aimait ça, bricoler. Mais il n’y avait pas que ça à gérer dans sa petite entreprise. Il y avait aussi les finances… C’est elle qui tenait les comptes à jour. Cette fin de mois n’allait pas être folichonne du seul point de vue alimentaire. Patates à toutes les sauces pendant plusieurs jours. Heureusement, Sandrine était un amour de gentillesse, jamais le moindre caprice. Un bouquet de frites dans son assiette sera pour elle comme un jour de fête. Gabrielle aura fait auparavant une purée de pommes de terre. Avec ce qu’il en resterait, le surlendemain elle en fera un hachis parmentier avec du steak haché. Il y avait aussi la solution des patates cuites à l’eau, puis grillées à la poêle avec des œufs cassés dessus. Très efficace. Et quand il n’y aurait plus de pommes de terre dans le filet, eh bien hop ! Pâtes à toutes les sauces les jours suivants. C’était tout de même une chance que Sandrine et Jean-Marie ne furent pas difficiles.

    Gabrielle se permettait de faire la gueule seulement lorsqu’elle était seule. Sa vraie nature c’était de plaisanter de tout. Faire l’andouille, comme elle le disait elle-même. Quand Jean-Marie et Sandrine étaient à la maison, elle était toujours à lancer des jeux de mots, à citer des sketchs de Coluche, ou encore à chanter quand un mot lui faisait penser à un couplet. Gabrielle en train de faire la vaisselle, Jean-Marie pouvait parler de n’importe quoi, quel que fut le sujet de son babil il n’avait qu’à dire « Il suffirait… », pour qu’elle embrayât sur : Il suffirait de presque rien, peut-être dix années de moins, pour je te dise je t’aiiiimeeeuuu. Elle s’arrêtait de chanter, se retournait et regardait son mari en biais. Jean-Marie faisait un effort de recherche in petto les yeux mi-clos, avant de lancer :

    – Serge Reggiani ?

    – Bravo mon chéri !

    Et Gabrielle de reprendre le nettoyage des assiettes en continuant la chanson : Eeelle eeest jooliiie… Comment peut-il encore lui plaire ? Elle au printemps, lui en hiver… Ce n’est pas qu’elle ne s’intéressait pas à ce que disait son mari, c’est juste qu’il lui fallait sortir ces paroles en mélodie. C’était plus fort qu’elle. Dans ces cas-là, Jean-Marie se grattait l’arrière du crâne en marmonnant : Qu’est-ce que je disais déjà ?

    Que Jean-Marie fût enfermé dans les toilettes, si Gabrielle était amenée à passer devant la porte, elle frappait et demandait sur un ton innocent : Qu’est-ce que tu fais ? Et Jean-Marie de ronchonner : Mais que tu es con. Si un jour c’est Gabrielle qui fût aux toilettes et que Jean-Marie voulut la tester en situation inverse, il frappait à la porte, mais aussitôt il l’entendait chanter de l’intérieur : Toc toc toc, qui qu’est là, qui qui frappe à ma porte, est-ce toi la Charlotte, est-ce toi ma bien-aimée…

    – Mais c’est quoi cette chanson ?

    – Pierre Vassiliu, 1964.

    – Ah, mais toi décidément !

    Dans sa 43e année, Gabrielle était encore séduisante avec sa bouille de femme enfant, toujours prête à s’amuser. On lui aurait donné pas plus de 35 ans. D’être active du matin au soir, presque sept jours sur sept, elle gardait la ligne sans le besoin de faire du sport. La plupart du temps, elle portait un ensemble corsage et jupe descendant aux mollets. Elle ne mettait ni chaussettes ni collants. À la maison, elle avait uniquement ses sandales Scholl aux pieds. Ses cheveux châtain foncé, frange sur le front et mi-longs jusqu’aux épaules, étaient parfois tirés en arrière pour former comme elle disait une queue de poney. Elle trouvait qu’ils n’étaient pas assez longs pour se représenter une queue de cheval.

    Mais là, elle faisait la gueule seule dans la buanderie, assise à côté du lave-linge en pleine action hebdomadaire. Les yeux dans le vague, le regard tourné vers la fenêtre qui offrait la vision d’un printemps maussade. Elle était dans l’ennui parce qu’un salaire pour trois, ce n’était pas beaucoup. Heureusement qu’elle était astucieuse et pas dépensière, pour que le compte en banque ne fût pas trop dans le rouge les fins de mois. Cela dit, elle ne s’en plaignait pas. Si elle ne travaillait pas, c’était justement pour s’occuper pleinement de sa petite entreprise. Veiller à ce qu’il ne manquât de rien à la maison. Que tout fût nickel dans son foyer, pour que son mari s’y sentît à l’aise les soirs et les week-ends. Pour que leur petite Sandrine s’y sentît heureuse et épanouie. Et ça marchait puisque la gamine se contentait de tout, elle ne réclamait jamais rien. Quant à Jean-Marie, ça le rassurait que Gabrielle eût pris la direction de la petite entreprise. Indépendante de toute obligation salariée et mobile puisqu’elle avait le permis de conduire, elle avait en plus cette capacité de prendre les choses en main spontanément.

    Ce mois-ci, il allait être difficile de joindre les deux bouts, mais au moins, Gabrielle avait résolu l’aspect alimentaire. Ce qui la tracassait c’était l’incertitude des mois suivants. Et aussi l’incertitude de ne pas perdre la face. Elle savait faire régner la bonne humeur et le faisait sans effort. Mais seule face à elle-même elle devenait un clown triste. Elle avait peur qu’un jour Sandrine ou même Jean-Marie ne la surprissent ainsi. Elle était la garante d’une atmosphère légère à la maison, elle ne voulait pas leur offrir l’occasion d’une désillusion.

    Une autre de ses préoccupations lui faisait songer qu’ils seraient la quatrième année sans partir en vacances. Et elle n’avait toujours pas d’idée pour cet été. Il était hors de question de prendre la route et partir quinze jours. Cela représenterait un surcroît de dépenses qu’ils ne pouvaient se permettre, si elle tenait à ce que sa petite entreprise tournât correctement le reste de l’année. Or, ça la travaillait que Sandrine ne pût se dépayser pendant deux semaines. Pour garder la tête haute, elle voulait la divertir sans partir hors de la région. La distraire vraiment, pour avoir quelque chose à raconter à ses copains et copines lors de la prochaine rentrée. Elle ne voulait pas que sa fille entendît les autres lui raconter avoir été à la mer et rigoler à s’en péter les bretelles, et elle seulement n’avoir à dire aux autres : Moi je ne suis allée nulle part en vacances… Ça la rongeait. Le Pal se trouvait à un peu plus de cent kilomètres d’ici, l’emmener au parc d’attractions voir des animaux pendant toute une journée, était envisageable. Cela représentait son ultime joker, elle n’avait pas trouvé mieux entre ça et le plan d’eau de Cournon, ou la Falaise de Malmouche. On ne manquait pas d’endroits où se tremper les fesses dans la région, mais rien que le fait de s’y rendre à pied n’était pas très grisant.

    Elle était donc toute seule chez elle ce matin à broyer du noir, et elle en profitait pour en broyer un maximum, afin de se débarrasser d’un gros bloc. Bercée par le ronron du lave-linge elle en avait marre de cette monotonie. Elle décida d’allumer le petit transistor qui était posé sur le bord de la fenêtre. Il était branché le plus souvent sur Europe no 1. Le son des grandes ondes crachotait à cause du mauvais temps, tirer l’antenne améliorait à peine son écoute. Ivan Levaï commentait l’actualité avec sa revue de presse, après quoi fut diffusée la chanson du groupe Toto, Africa. Gabrielle soupira. Le chanteur avait beau répéter « I bless the rains down in Africa » (Je bénis les pluies en Afrique), elle ne bénissait pas celle qu’elle voyait à travers sa fenêtre.

    C’est alors qu’elle entendit un bruit inhabituel. La buanderie était située au sous-sol à côté du compartiment à chaudière, et le bruit venait de là. Elle s’y dirigea sans appréhension, mais elle se disait qu’un bruit inhabituel dans ce coin pouvait l’amener à appeler le dépanneur. Et qu’au bout du compte, il y aurait une petite facture bien rigolote. Elle alluma le plafonnier et observa ce qui pour elle relevait du Rubik’s cube. La chaudière avait le hoquet : ça soufflait, le brûleur cherchait à démarrer, mais ça calait à chaque fois. Quelques secondes passaient, et ça recommençait.

    Ne nous voilons pas la face, la chaudière ne fonctionne plus.

    Elle n’aimait pas le bruit que ça faisait, elle préféra disjoncter le système. Maintenant, elle appréhendait d’appeler le dépanneur. Parce que la perspective d’une facture n’était plus au conditionnel. Et elle n’était plus rigolote. Après avoir éteint le plafonnier elle passa devant la buanderie, elle jeta un regard en direction du lave-linge et se dit : Voilà une tournée qui n’est pas près de sécher.

    Elle soupira en fermant les yeux.

    JEAN-MARIE

    Jean-Marie Bohuon avait deux ans de plus que sa femme. Mais lui les faisait bien ses 45 ans. Il portait des lunettes depuis dix ans, ses cheveux coupés courts commençaient de grisonner de façon homogène. Il n’avait jamais fait l’effort de séduire, et sans dire qu’il se laissait aller, il ne cherchait pas à garder la ligne. Ce grand gaillard d’un mètre quatre-vingts s’était épaissi avec les années. Au point que son cyclomoteur qui l’amenait au travail, avait de plus en plus de mal dans les côtes. Sa vieille AV88 peinait tellement, qu’il en était obligé de pédaler pour l’aider à avancer.

    Jean-Marie allait bosser en mobylette, car lui n’avait pas le permis de conduire. Il avait toujours prétexté que ça coûtait trop cher. Quand Gabrielle avait obtenu le sien, il s’était définitivement dissuadé de passer l’examen de conduite et n’alla plus aux leçons de code de la route. Bon. Mais il n’y avait pas que ça. Jean-Marie n’était pas non plus détenteur du moindre certificat d’études. Il travaillait depuis quasiment 25 ans dans la même usine d’assemblage mécanique et n’avait pas pris de galons, à part de l’ancienneté. Il n’avait jamais passé de concours. Et pourtant il était loin d’être con, lui aussi était astucieux. Seulement, à cause d’une émotivité maladive, l’idée de passer un quelconque examen, que ce fût d’études, de qualification, ou de permis de conduire, l’avait toujours rendu extrêmement nerveux. Au point de perdre tous ses moyens rien que d’y penser. C’est pourquoi il n’avait pas de diplômes, ne savait pas conduire, et n’avait jamais gravi l’échelle professionnelle. Grâce à son ancienneté à l’usine, il lui avait été accordé une augmentation qui lui faisait percevoir à peine plus que le SMIC{1}. C’est pourquoi il l’adorait sa Gabrielle. Car avec si peu d’entrée d’argent, elle savait maintenir leur ménage à flot d’une façon remarquable. Et comme en plus elle entretenait elle-même la maison, les week-ends il n’avait pas grand-chose à faire. Dernièrement, il s’était mis en tête de fabriquer un portique à balançoire pour la petite. Pourquoi pas ? Ce n’est certainement pas Sandrine qui le lui aurait réclamé, puisqu’elle ne demandait jamais rien. Mais cela lui ferait sûrement plaisir. Jean-Marie était adroit, avec de la récupération et de l’habileté, il pourrait étonner le voisinage.

    Cela faisait 20 ans cette année que Gabrielle et Jean-Marie s’étaient mariés. Elle était l’unique femme de sa vie. Il n’en avait pas connu d’autres. Mais il s’estimait chanceux. Il avait trouvé sa femme idéale du premier coup. Il n’enviait pas ces collègues qui se vantaient d’en avoir levé par dizaines avant d’épouser bobonne. Restait à savoir si c’était vrai, et dans quelles proportions.

    À l’âge de 20 ans, Jean-Marie travaillait chez un garagiste. Si, si. Il n’avait pas le permis de conduire, mais il s’y connaissait très bien en bagnole. Et il n’était pas mauvais en plus. Sorti de l’école à 14 ans, il était devenu un bon mécano. Et puis il eut l’opportunité d’être embauché à l’usine, pour une paye supérieure. Place de la Petite Fontaine où il a toujours vécu, des voisins avaient décidé de déménager. Les Bohuon allaient donc avoir de nouveaux voisins. Un beau jour, la famille Dubosclard allait emménager dans ce logement qu’elle avait acheté. Les Dubosclard venaient de Saint-Pourçain-sur-Sioule, à un peu plus de 70 kilomètres de là. Le père venait d’être embauché à l’imprimerie de la Banque de France, à Chamalières. Mais lui ne souhaitait pas s’y installer, il voulait être à l’écart, dans un coin tranquille. Cinq-cents tonnerres ! Ce fut une sorte de don du ciel pour Jean-Marie, quand il découvrit que les Dubosclard avaient une fille de 18 ans. Il eut comme un feu d’artifice dans la poitrine. Il trouvait qu’elle ressemblait à Brigitte Bardot lorsqu’elle était toute jeune et encore brune. Son émotivité tellement handicapante avait épargné à Jean-Marie d’effectuer son service militaire – tombé dans les pommes à deux reprises durant ses « trois jours{2} », il avait été réformé. Pourtant, et c’était assez paradoxal, il n’était pas timide du tout. Il n’a pas mis longtemps pour aller chercher la fille Dubosclard et lui faire visiter le village d’abord, puis sa campagne environnante. Ils se sont plu tout de suite et rapidement, ils sont devenus inséparables. Cinq ans plus tard, Gabrielle Dubosclard devenait madame Bohuon et ils s’installèrent à Clermont-Ferrand. Une dizaine d’années après, M. & Mme Dubosclard décédèrent tous les deux dans un accident de circulation. Gabrielle hérita donc du logement en 1972. Jean-Marie revenait dans son quartier d’enfance. Entre temps, ses propres parents avaient choisi à leur tour de déménager vers Clermont. Il y avait à présent une nouvelle famille dans l’appartement où il avait grandi. Des gens plus jeunes qu’eux-mêmes, ce qui réoxygénait le quartier. Puis les parents de Jean-Marie se sont éteints quelques années après. Lui à cause de la maladie, elle de chagrin un mois plus tard.

    La mort des parents de Gabrielle avait été nettement plus brutale. Cela aurait pu même aboutir à une double tragédie, rétroactivement. Les gendarmes avaient prévenu Gabrielle de l’accident mortel, par téléphone. Pour Jean-Marie, rien que ça, c’était moyen. Ils auraient tout de même pu se déplacer pour annoncer une telle nouvelle. Seule à la maison, elle aurait pu s’évanouir ou avoir une mauvaise réaction. Auxquels cas, ils auraient pu intervenir. Heureusement, Gabrielle était une personne forte de caractère. Mais à peine avait-elle raccroché le téléphone, qu’elle avait éclaté en sanglots. Elle n’avait pas tardé à appeler l’usine pour alerter son mari. Près de la retraite, le chef de poste de Jean-Marie avait été compréhensif, il l’avait libéré pour le reste de la journée. Rentré en moins de deux à la maison pour consoler l’amour de sa vie, Jean-Marie n’avait même pas pris le temps de se doucher. Il l’avait serrée dans ses bras sans cesser de l’encourager à pleurer, de laisser évacuer la tristesse provoquée par un choc aussi terrible. Le réconfort et le soutien de Jean-Marie pour sa Gabrielle dans les jours qui ont suivis, ont été salutaires pour elle. Ce fut la seule fois de sa vie où elle avait flanché. La seule fois de leur vie commune où ce fut Jean-Marie qui avait tout pris en main. Il a tout fait pour lui alléger sa peine. Instinctivement, naturellement. Mais aussi pour lui prouver, lui démontrer qu’elle pouvait compter sur lui en cas de coup dur. Au-delà de ça, il a fallu du temps à Gabrielle pour s’en remettre. Normal. C’était la première fois qu’elle fut confrontée à la mort. Environ deux ans plus tard, Sandrine allait pointer le bout de son nez. Ce que beaucoup de monde désigne comme un heureux évènement, a été un retour de flamme pour Gabrielle, le contrecoup de la tragédie. Pas seulement parce que Sandrine n’aura jamais connu ses grands-parents. Le raisonnement de Gabrielle était que ses parents à elle, n’auront jamais connu Sandrine. Ça la perturbait. Ça la contrariait. Ces neuf mois de grossesse ont été tendus. Jean-Marie craignait même que cela n’eût des conséquences psychiques sur l’enfant. Il s’était renseigné et savait que c’était possible. Jusqu’à l’accouchement il ne fut pas tranquille. Il a même observé que sa femme n’avait jamais chanté pendant sa grossesse, pas une seule fois en neuf mois. C’en était devenu inquiétant. Et puis le jour de la délivrance fut comme un lever de rideau. Après les douleurs de l’accouchement, le rictus sur le visage de Gabrielle s’était transformé en un sourire que Jean-Marie n’avait pas vu depuis deux ans. Elle était essoufflée, en sueur et ravie. Elle était là sous ses yeux, la plus belle femme du monde.

    Jean-Marie avait bien cru que sa Gabrielle avait changé à vie, après le décès de ses parents. Mais elle était redevenue elle-même après la naissance de Sandrine. La petite qui de ce fait, devint leur second amour à eux deux. L’amour était le liant de cette petite entreprise.

    Rentrée de la maternité la semaine suivante, Gabrielle chantonnait à nouveau. Jean-Marie fut définitivement soulagé.

    I. Cournon-d’Auvergne

    Gabrielle et Jean-Marie avaient déménagé deux fois. Lorsqu’une fois mariés ils quittèrent le bourg pour aller à Clermont, il y avait à peine plus de 3.000 âmes au village. Après le décès des parents de Gabrielle, dix ans après, Cournon devenait une petite ville prospère qui démographiquement avait déjà triplé. Les habitations allaient rapidement s’étendre sur l’est, le sud et sur une bonne partie ouest de l’aire municipale. L’année suivante, Jean-Marie proposa l’idée de vendre leur logement situé sur les hauteurs, entre l’église et la mairie, afin d’acquérir une maison pour un moindre coût. Il en avait repéré une à quelques centaines de mètres à l’ouest, dans un quartier vert plus aéré, plus neuf. Gabrielle était encore dans sa période sombre. Lui se disait qu’en changeant d’environnement elle retrouverait sans doute son humeur chantante. Signe encourageant : elle accepta volontiers. Le bonus : ils pouvaient le faire sans attendre. Un jeune couple qui fit bâtir sa maison réalisa une fois construite, qu’il n’avait pas les reins assez solides pour la payer. Les Bohuon leur rachetèrent le crédit. Ces deux jeunes ne furent pas les seuls à s’être emballés sans rien calculer. Pendant ce temps, des maisons et des résidences poussaient de toute part, là où auparavant ne se trouvaient que vignes et champs. Les rues se dessinaient par centaines, des boutiques puis des magasins ouvraient un peu partout. Mais aussi des écoles, des banques et différents établissements. Le paysage s’était métamorphosé, le village était devenu en peu de temps une ville à la campagne. Le monde changeait, il fallait faire avec. Vingt ans après leur mariage, la population municipale avait plus que quintuplé, ils étaient à présent près de 17.000 Cournonnais.

    Un jour, Jean-Marie fit remarquer à Gabrielle que Sandrine avait dû être conçue lors de leurs toutes premières nuits dans la maison. Elle était née exactement neuf mois après leur emménagement. Pas besoin d’être sorcier pour en arriver à une telle déduction. Dès lors, dans l’esprit de Gabrielle, le lien qui s’était noué avec cette maison avait quelque chose de fusionnel. Un attachement particulier qui représentait un second départ dans leur vie.

    Cela faisait tout juste huit ans.

    ***

    L’annonce du décès de Romy Schneider à la radio bouleversa Gabrielle. Sans doute parce qu’elles avaient le même âge. Puis la station diffusa Il suffira d’un signe de Jean-Jacques Goldman, elle ne pourrait plus dès lors se l’ôter de la tête. Elle avait mis le son suffisamment bas pour ne pas réveiller Jean-Marie qui faisait sa grasse matinée du samedi. Elle finissait de repasser le linge lavé depuis cinq jours, il lui avait fallu tout ce temps pour sécher. Pendant ce temps-là, la chaudière avait pu être réparée. Deux jours plus tôt, le dépanneur lui avait expliqué tout ce qu’il avait fait. Bien qu’attentive, Gabrielle n’avait rien retenu de ces termes auxquels elle n’était pas familière. Elle n’attendait qu’une chose, le montant de la note. Quand il lui a présenté la facture, elle a retenu sa respiration pour avoir le contrôle d’elle-même. Quand elle a découvert la somme, il lui avait fallu se maîtriser pour ne pas écarquiller les yeux et ouvrir la bouche de stupeur. Elle dut déglutir avant de reprendre son souffle, et demander :

    – Est-il possible de payer en plusieurs fois ?

    – Mais bien sûr ma petite dame. On a l’habitude des paiements échelonnés.

    – Je vous fais trois chèques, à encaisser mois par mois, ça ira ?

    – Mais oui ma petite dame.

    Il était très sympathique, ce n’était pas la première fois qu’elle faisait appel à lui. Compétent, arrangeant, il avait bien des qualités. Mais qu’est-ce qu’il pouvait l’agacer à l’appeler Ma petite dame, alors qu’elle mesurait cinq centimètres de plus que lui. Il y en a eu pour presque 2.000 balles. Il faut toujours se dire que ça aurait pu être pire. Mais tout de même, ça fait mal à l’aorte.

    Comme par hasard, le beau temps était revenu une fois que la chaudière fut en état de fonctionner. La veille, elle avait préféré étendre le linge dehors. Le linge séché aux quatre vents, même s’il n’y a pas de vent, sent meilleur une fois repassé que s’il avait séché dans le sous-sol. Un truc de bonne femme que peu de bonhommes comprennent. Même Jean-Marie ça le faisait rire.

    Maintenant le linge était repassé et rangé. Il était temps pour Gabrielle de bouger.

    Elle portait son ensemble corsage et jupe bleu-vert. Le bleu était son champ chromatique préféré. Ses ballerines à talons plats étaient gris-bleu, son sac à main était bleu égyptien. Elle vérifia si les clés de voiture étaient bien dedans (elles étaient bien dedans). Elle devait passer à la boutique de son amie Bernadette. Celle-ci tenait un atelier de retouche qui curieusement n’avait pas de nom. Ou plutôt, dont l’enseigne était « Atelier de retouche ». Elle ne s’était pas beaucoup raclé la soupière pour trouver un nom à son commerce. En tout cas, quand Bernadette ne touchait plus terre et qu’elle avait du boulot par-dessus la casquette, elle faisait appel à Gabrielle pour lui dégrossir le travail. C’était du travail au noir qui permettait de temps en temps d’arrondir certaines fins de mois. Là, ça tombait plutôt bien. Gabrielle allait donc chercher un ballot de vêtements à rattraper. Et au retour, elle irait chercher Sandrine à l’école.

    Avant, le samedi avec Jean-Marie ils allaient chercher Sandrine à l’école à onze heures et demie et sans revenir à la maison, ils allaient direct à la Croix-de-Neyrat quartier nord de Clermont-Ferrand, manger à la Cafétéria du Mammouth{3}. Ensuite, ils allaient faire leurs courses de la semaine en prenant leur temps. Mais tout ça, c’était avant. Avant qu’il ne fallût se serrer la ceinture. Gabrielle avait fait les comptes, il n’était pas nécessaire d’aller à Clermont faire leurs courses, désormais

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