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Sur la route du tabac, tome 1: Le temps des récoltes
Sur la route du tabac, tome 1: Le temps des récoltes
Sur la route du tabac, tome 1: Le temps des récoltes
Livre électronique438 pages6 heures

Sur la route du tabac, tome 1: Le temps des récoltes

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À propos de ce livre électronique

Une nouvelle trilogie qui se déploie dans les vallons de Lanaudière, par l’auteure des séries à succès La promesse des Gélinas, Au chant des marées et L’Anse-à-Lajoie.


Été 1943. Dans le village de Saint-Thomas, Théodore et Eugénie Veilleux s’occupent de leurs quatre enfants à la ferme familiale. Âgée de dix-sept ans, Claire rêve d’une vie normale malgré la maladie qui l’affecte depuis l’enfance; Albertine et Arnaud, tout juste majeurs, ressentent les premiers émois de l’amour; Léandre, à treize ans, travaille dans les champs de tabac comme les autres membres de sa famille.

L’arrivée d’un premier contingent de femmes au centre d’entraînement militaire de Joliette sème l’émoi dans les villages voisins de la région. Souhaitant participer à l’effort de guerre, les recrues Marguerite Lapointe et Charline Gravel doivent faire face aux jugements de villageois qui doutent de leurs bonnes mœurs. À l’occasion d’une soirée dansante organisée par l’armée, plusieurs verront le cours de leur existence bouleversé par des événements inattendus.


Après les Laurentides, l’Abitibi, le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie, la plume de France Lorrain nous invite cette fois dans Lanaudière, épicentre de la tabaculture au Québec à l’époque.
LangueFrançais
Date de sortie2 mars 2022
ISBN9782898272417
Sur la route du tabac, tome 1: Le temps des récoltes
Auteur

France Lorrain

France Lorrain demeure à Mascouche et enseigne au primaire. Elle est aussi chargée de cours à l’Université de Montréal. On lui doit 16 romans jeunesse en plus de sa remarquable saga en autre tomes, La promesse des Gélinas, propulsée au sommet des ventes dès la sortie du premier tome.

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    Aperçu du livre

    Sur la route du tabac, tome 1 - France Lorrain

    Prologue

    Couchée dans son lit depuis quelques heures, la jeune femme n’arrivait toujours pas à croire qu’elle s’était laissé faire ainsi. Elle aurait dû éviter de suivre cet homme à l’écart de la grande place, mais il était si gentil. Avec près de mille personnes ayant participé à la danse au camp militaire, il leur avait été facile de s’éclipser sans qu’on les remarque. Mais à présent, les images de la soirée tournaient en boucle dans sa tête, ne lui donnaient aucun répit et lui rappelaient sans cesse l’erreur qu’elle avait commise. Naïve, elle avait cru que son attitude intéressée pendant qu’il la faisait tournoyer n’était que synonyme du plaisir partagé à profiter de cette belle soirée d’été.

    — Venez, on va s’éloigner un peu pour reprendre notre souffle, avait-il murmuré à un moment donné.

    La jeune femme, flattée d’être ainsi courtisée, avait donc saisi le bras qu’il lui tendait. Au fond d’elle-même, elle espérait recevoir un baiser sur la joue. À ce moment, elle n’avait pas encore décidé si son compagnon lui plaisait vraiment, mais elle avait apprécié ses attentions.

    « Je pouvais pas deviner ce qu’il voulait », pensa-t-elle, les yeux fermés pour éviter de pleurer.

    Rouge d’embarras, elle enfouit son visage dans son oreiller en tentant de chasser les images qui lui venaient en tête.

    « Oh, Seigneur, qu’est-ce que j’ai fait ? C’est de ma faute aussi, j’aurais dû m’en aller », songea-t-elle avant de se dire qu’au moins, elle n’aurait plus à le revoir. Jamais.

    La jeune femme finit par s’endormir d’un sommeil agité. Si on en venait à apprendre son secret, elle mourrait de honte.

    Chapitre 1

    Saint-Thomas-de-North-Jersey*¹

    Juin 1943

    — J’en reviens juste pas ! On va faire rire de nous autres dans toute la région !

    Théodore Veilleux ne décolérait pas depuis qu’il était revenu du bureau de poste de la rue Notre-Dame de Joliette. La nouvelle circulait partout dans les environs. En ces temps de guerre, toutes les raisons étaient bonnes pour discuter avec les autres habitants. On échangeait sur les mois qui s’étiraient sans signe de trêve, on se plaignait du rationnement, on partageait les échos reçus d’outre-mer… Mais abasourdi par cette rumeur folle qu’il avait entendue alors qu’il allait déposer les lettres destinées à des vendeurs de semences, Théodore s’était empressé de saluer le maître de poste avant de retourner chez lui pour informer sa famille. L’homme était âgé de 49 ans, mais en paraissait facilement 10 de plus. Était-ce en raison de sa chevelure complètement blanche ou de son visage émacié et ridé par les heures passées sur ses terres ? Toujours est-il qu’il ressemblait plus à un sexagénaire quand il rentrait chez lui, courbé, à la fin d’une longue journée dans les champs. Généralement taciturne, l’agriculteur ne mâchait pas ses mots en cette fin d’après-midi, et sa famille s’étonna de son irritation.

    — Voyons, papa, veux-tu bien nous dire ce qui t’enrage de même ? demanda Léandre, le benjamin de la famille. T’as les yeux sortis de la tête comme une grenouille !

    Le gamin pouffa de rire sans se préoccuper du regard d’avertissement de sa mère, qui craignait que son mari ne se choque encore plus. Théodore Veilleux et son épouse Eugénie étaient parents de cinq enfants. L’aînée, Violette, avait quitté la maison pour se marier, quatre ans plus tôt. Enceinte d’un troisième enfant depuis peu, la jeune femme de 23 ans vivait dans le village de Saint-Henri-de-Mascouche avec son époux, Gratien Brisebois, et leurs deux garçons. En s’installant à la table dans la cuisine d’été, Théodore prit sa famille à partie sans réagir à la moquerie de son fils cadet.

    — Ce qui me fâche, mon gars ? riposta plutôt l’homme maigre en grimaçant. Je m’en vais te le dire, pendant que ta mère me sert mon assiette.

    Eugénie comprit le message et s’empressa d’obtempérer. Les membres de la famille fixèrent le patriarche avec un peu d’inquiétude. Depuis le début du printemps, Théodore était de plus en plus imprévisible. Alors qu’il était auparavant calme et aimable, sa femme et ses enfants constataient qu’il devenait plus irritable quand les situations ne faisaient pas son affaire. À d’autres moments, son tempérament s’assombrissait, et il pouvait passer des heures sans parler. Comme Théodore ne poursuivait pas sur sa lancée, c’est son autre fils de 20 ans, Arnaud, qui s’informa à son tour avec impatience :

    — Qu’est-ce qui te vire à l’envers de même, papa ? T’es toujours bien juste allé au bureau de poste !

    Théodore s’installa sur la chaise droite en face de son fils, posa ses coudes sur la table, malgré le regard sévère d’Eugénie, qui déposait son repas devant lui, et lança :

    — Ça a l’air qu’une gang de bonnes femmes de l’armée canadienne va venir s’établir au camp militaire dès la fin de la semaine prochaine ! C’est Gros-Pou qui me l’a annoncé. Vous savez bien que les soldats passent tous par son bureau de poste, ça fait qu’il apprend les nouvelles avant le reste du monde.

    — Hein, qu’est-ce que tu dis là, papa ? questionna Arnaud, curieux, en fronçant les sourcils.

    Le blond frisé au teint basané profita d’un moment de distraction de son jeune frère pour voler un bout de saucisse dans son assiette. Léandre, qui avait les yeux fixés sur son père, ne réagit pas, et ses deux sœurs de 17 et 19 ans se donnèrent un coup de coude en ricanant. Depuis quelques mois, Claire et Albertine avaient remarqué l’intérêt grandissant de leur frère aîné envers la gent féminine. Les deux complices ne se gênaient pas pour se moquer d’Arnaud, qui n’avait pas la répartie aussi facile. Plus timide que ses sœurs, le jeune homme se contentait de piquer un fard chaque fois que ses cadettes mentionnaient ce changement dans ses intérêts. Toutes les occasions étaient bonnes pour le faire rougir :

    — Comme ça, tu trouves que Valérienne a grandi ?

    ou

    — Il paraît que t’as bien jasé avec Suzanne, au magasin, hier après-midi. Me semblait qu’elle était niaiseuse… T’as changé d’idée, mon Arnaud ?

    Alors que leur mère Eugénie avait l’habitude d’intimer à ses filles l’ordre de se taire, la femme ronde était actuellement trop préoccupée par les paroles de son époux pour se rendre compte de la scène qui se déroulait entre ses enfants. Elle arrêta de couper les légumes dans son assiette et le questionna :

    — Qu’est-ce que tu racontes, des femmes ? Le camp de Joliette est déjà occupé par des centaines de soldats. Et ce sont tous des hommes. T’as mal compris, mon Théo !

    L’homme piqua un gros morceau de patate et le porta à sa bouche en secouant sa tête. Il le mâcha quelques secondes, puis riposta :

    — J’ai très bien compris, au contraire ! Ça a l’air que des groupes d’environ 50 femmes à la fois vont venir se former au camp, tout au long de l’année. Le premier contingent doit arriver sous peu. C’est Gros-Pou qui l’a appris directement d’un officier. Il y a pas meilleure source que ça, vous en conviendrez !

    Dans la cuisine d’été bien aérée, tous cessèrent de manger. Si le maître de poste Fernand Turcot partageait une telle information, elle devait être véridique. Grâce à sa position géographique, en plein cœur de la ville de Joliette, l’homme recevait fréquemment les confidences des hommes qui vivaient au centre d’entraînement de la base militaire 42². Théodore hocha la tête avec satisfaction en regardant tour à tour les membres de sa famille. Enfin, ils comprenaient le sérieux de son annonce.

    — Voyons donc, ça se peut pas ! marmonna Eugénie, la première à retrouver la parole.

    — Elles vont faire quoi dans un camp militaire ? s’informa Claire.

    — J’imagine que c’est pour aider au ménage et à la cuisine, rajouta Albertine.

    À présent, les questions fusaient, et le père fut enchanté d’avoir leur attention.

    — Non, ma fille ! Elles vont suivre la même formation que les soldats. Lecture de cartes, maniement d’armes. .. ouais, exactement la même affaire !

    Les autres membres de la famille Veilleux étaient pendus aux lèvres de l’agriculteur. Depuis 1940, un vaste camp militaire était érigé dans la paroisse Saint-Jean-Baptiste, à Joliette. Les deux cent cinquante premiers militaires étaient arrivés en septembre de cette année-là. Les habitants du coin avaient eu un intérêt mitigé pour ce projet auquel ils n’avaient toutefois guère eu le choix d’adhérer.

    — Au moins, avaient tout de même soupiré certains parents, nos gars vont pouvoir s’entraîner près de la maison.

    Dans la demeure grise du Petit Rang, où habitait la famille Veilleux, la conversation s’étira un bon moment sur le sujet, jusqu’à ce que Léandre et Arnaud se lèvent afin de se préparer pour retourner travailler aux champs. Ils restèrent pourtant un moment debout sans bouger, peu pressés d’aller s’éreinter encore quelques heures. Leur père marmonna, en déposant son verre de lait :

    — On commence à peine à s’habituer à voir tous ces militaires en uniformes parader dans les rues de Joliette. Puis voilà que le gouvernement va nous imposer des femmes sol-dates, asteure ! Une vraie décision de cornichon, ronchonna Théodore en se levant à son tour pour fixer la route de terre au bout de leur allée.

    Eugénie secoua sa tête avec une moue désapprobatrice. Elle se dirigea devant son four pour brasser son bouillon de poulet qui mijotait, afin d’y défaire le peu de viande qui restait sur la carcasse, et s’approcha ensuite de son mari, qui venait d’allumer une cigarette. Elle demeura près de lui sans ajouter un mot de plus. Le couple s’était connu à la petite école et était marié depuis 27 ans. Si la vie n’avait pas toujours été facile, il n’en demeurait pas moins qu’ayant été des amis avant d’être des amoureux, Théodore et Eugénie partageaient la plupart du temps les mêmes valeurs.

    — La place d’une femme, c’est pas sur un champ de bataille, continua l’homme.

    — Ni dans un centre d’instruction³, compléta son épouse.

    — Moi, je pense pas que les femmes sont capables de tuer comme les hommes le font, murmura Claire en grimaçant.

    — Une femme, c’est fait pour donner la vie, pas l’enlever, ajouta Albertine en serrant la main de sa cadette avec affection.

    Les deux filles échangèrent un regard entendu, avant qu’Albertine ne suppose, avec sagesse :

    — Ça doit être des infirmières. Arrête donc de t’énerver comme ça, papa. Il faut quand même qu’elles apprennent aussi à se protéger pour le jour où elles seront déployées.

    — Tu te trompes, ma fille ! répliqua sèchement son père. Gros-Pou a précisé que ces femmes-là s’en venaient apprendre à faire la guerre. Elles font partie des CWAC⁴*, ça a l’air ! Des soldats en jupons, quelle farce !

    Les quatre enfants ouvrirent la bouche avec étonnement devant la réponse acerbe de leur père. Les deux filles ne pouvaient s’imaginer s’enrôler dans l’armée, alors que les garçons, eux, songeaient que les femmes n’auraient jamais l’endurance pour passer au travers de l’entraînement militaire. À l’occasion, ils avaient vu les hommes courir le long des routes ou faire des exercices physiques fort exigeants. Pas une recrue féminine n’aurait cette capacité de les imiter. Albertine, la plus volubile du quatuor, insista, en s’approchant de Théodore :

    — Donne-nous plus de détails, d’abord. Ça fait trois ans que le camp est ouvert, et il y a toujours eu juste des hommes sur le site. Je vois pas comment ça se fait que le gouvernement décide tout d’un coup d’y former des femmes pour aller se battre. Ça fait pas de sens !

    Claire allait poursuivre lorsque Léandre la coupa pour demander :

    — Je peux prendre ton dernier bout de saucisse ?

    — Hein ? Oui, oui.

    De tous les membres de la famille, Claire était la plus renseignée sur les enjeux de ce conflit mondial. Elle se trouvait donc à être la plus épatée de constater que certaines Canadiennes françaises étaient prêtes à s’enrôler dans une guerre qui se déroulait sur un autre continent. Depuis que leur voisin Jean-Luc avait perdu la vie au combat, en février dernier, ses parents et sa fratrie se tournaient souvent vers elle pour en apprendre un peu plus. Elle leva son menton et demanda ardemment :

    — Ça veut dire que ces femmes-là vont devenir des vrais soldats ? Comme les hommes ? Elles vont même aller se battre en Europe et tirer pour vrai sur les Allemands ?

    Surpris d’entendre Claire s’exprimer avec autant de fébrilité, Théodore garda le silence un moment, en la fixant avec hésitation. Il éprouvait toujours des émotions partagées envers sa fille cadette. Parfois, il avait envie de la protéger pour toujours, à d’autres moments, il se demandait quel homme voudrait d’une compagne aussi fragile. Toujours debout près de la porte de la maison, il se secoua un peu et répondit sèchement :

    — Dis pas des idioties, Claire ! Une femme fera jamais un soldat ! Ça prend de la force et du courage pour aller combattre l’ennemi. Même Jean-Luc est pas passé au travers, Dieu ait son âme !

    — Pauvre lui, murmura Eugénie, en faisant un petit signe de croix.

    Toute la famille garda le silence quelques secondes en songeant aux voisins, les Héon, qui avaient reçu la dépouille de leur aîné au moment où leur cadet, Julien, s’engageait à son tour. Avant de s’enrôler, Jean-Luc était promis à un bel avenir, puisqu’il avait terminé son cours de mécanicien avec l’idée d’ouvrir son propre garage dans la région, à son retour de la guerre. Malheureusement, le sort en avait décidé autrement. Les enfants Veilleux songèrent avec tristesse à tous les moments qu’ils avaient échangés avec les frères Héon dans le passé. S’il fallait que Julien meure à son tour, le village en entier serait ébranlé. Son aîné avait été le premier villageois à mourir au combat. Tous les habitants de Saint-Thomas priaient pour qu’il soit le seul. Au bout d’un instant, Théodore reprit la parole :

    — Je sais pas ce qui s’est passé dans la tête du premier ministre King pour qu’il donne son accord à une niaiserie pareille ! Jusqu’à maintenant, on avait été épargnés, même si ça fait quelques années qu’on en entend parler. Des Anglaises, je veux bien croire, mais que nos propres filles choisissent cette voie, c’est ridicule !

    — T’as raison, mon Théo ! Oh, mon Dieu, j’espère qu’ils pensent pas obliger le service militaire pour toutes ! lança son épouse, en jetant un regard inquiet vers ses deux filles.

    — Impossible ! riposta Albertine en se levant pour desservir la table. Comment voulez-vous qu’on mette des enfants au monde et qu’on les élève, si on est parties se battre dans les vieux pays ?

    Théodore opina de sa tête blanche avant de sortir sur le balcon de leur maison, construite par son propre père, 60 ans auparavant. Claire déposa ses ustensiles dans son assiette encore assez pleine et ajouta, avec un air rêveur :

    — C’est quand même une bonne action de la part de ces femmes-là, vous trouvez pas ? J’ai entendu une de ces sol-dates à la radio, l’autre matin. Les arguments de la dame étaient logiques. En prenant la place des hommes pour les tâches à faire ici, au Canada, ça permet à plus de soldats de se déployer en Europe.

    — C’est stupide, tu veux dire ! s’interposa Arnaud, en relevant ses larges épaules pour montrer sa supériorité.

    Habitué d’être complice avec son père, il lui jeta un coup d’œil pour avoir son approbation. Mais ce dernier était plongé dans ses pensées. Claire baissa sa tête en faisant la moue. La jeune femme avait juste 14 mois de moins qu’Albertine, mais elle avait une santé précaire depuis toujours. Déjà, à sa naissance, ses parents avaient bien cru la perdre. Le poupon ne pesait pas cinq livres, et pendant des mois, Eugénie avait dû l’allaiter jour et nuit, tout en prenant soin de ses autres enfants. Le médecin avait été formel :

    — Il vous faut la nourrir au besoin. Le lait maternel est ce qui va permettre à votre bébé de survivre. Donnez-lui le sein aussi longtemps que nécessaire.

    Alors, malgré ses réticences, la mère de famille avait détaché ses blouses, robes et jaquettes sur demande jusqu’à ce que Claire commence à marcher sur ses petites jambes instables. À ce moment-là, la femme avait décidé qu’elle avait donné le meilleur d’elle-même pour sauver sa fille. Comme Eugénie était de nouveau enceinte, elle trouvait très impudique de se dénuder ainsi, alors qu’un autre enfant grandissait dans son ventre. Et même si cette cinquième grossesse n’avait pu être menée à terme, la femme n’avait plus eu de lait. En vieillissant, Claire avait toujours été de constitution délicate et sujette à des chutes encore inexpliquées à ce jour. Tous les spécialistes qu’elle avait rencontrés jusqu’à présent étaient catégoriques :

    — Même si son trouble s’apparente au grand mal⁵, votre fille n’en souffre pas. Par contre…

    — Par contre, ils savent pas ce qu’elle a ! rageait parfois Eugénie, lasse de s’inquiéter continuellement.

    Quand les discussions autour de leur culture du tabac jaune⁶ s’enflammaient, Claire ne faisait que hocher sa tête en souriant affectueusement. La jeune femme constatait qu’elle ne faisait jamais partie des plans futurs des siens, sans trop en vouloir aux membres de sa famille.

    « Ils sont tellement préoccupés par ma santé, je peux pas en plus m’attendre à ce qu’ils pensent à mon avenir », songeait-elle à l’occasion.

    Par contre, quand venait le temps d’échanger sur la guerre, comme en ce moment, la jolie brunette ne donnait pas son pareil. Lorsqu’elle se retrouvait seule dans la maison, Claire s’empressait d’allumer la radio pour entendre les dernières nouvelles. Souvent, pendant les repas, sa famille l’écoutait attentivement rapporter les atrocités dont le récit émanait des vieux pays au compte-gouttes. Comme partout ailleurs dans le monde, le nom d’Adolf Hitler était synonyme de bourreau.

    — En tout cas, moi, je pense que ces recrues-là pourraient être très utiles, murmura la jeune femme, en repoussant son assiette vidée par son frère Léandre. De toute manière, il faut attendre avant de juger, n’est-ce pas, maman ?

    — Oui, oui, ma fille, répondit à contrecœur Eugénie, qui avait l’habitude d’user de ces sages paroles.

    À présent sur le seuil de la porte, Théodore décida de clore cette conversation qui commençait à l’ennuyer, et il apostropha ses garçons, qui semblaient peu pressés de le suivre. Il était temps de retourner sur la terre pour se concentrer sur leur ouvrage. L’homme lança son mégot en bas du balcon et grogna, sans regarder dans la cuisine d’été :

    — Bon, grouillez-vous, vous deux, on a du travail encore pour une partie de la soirée !

    — J’arrive, papa ! lança Arnaud en bougeant enfin, aussitôt suivi par son jeune frère, qui se ravisa ensuite pour se précipiter sur la dernière tranche de pain qui trônait au milieu de la table, avant de suivre son aîné.

    Albertine lui jeta un coup d’œil avant de dire, d’un ton goguenard :

    — Tu devrais manger moins, mon Léandre, tu t’en viens avec la même bedaine que Violette quand elle est enceinte.

    — C’est pas vrai !

    L’adolescent gourmand hésita tout de même à engloutir le pain, mais la tentation était trop forte, et il se promit de faire un peu plus attention le lendemain. Pour l’instant, Léandre se dit qu’il avait besoin d’énergie pour aller s’occuper des plants de tabac que la famille cultivait depuis quelques années. Bénéficiant de plusieurs acres de terre sablonneuse autour de leur maison du Petit Rang, Théodore avait délaissé les autres cultures lorsque la demande pour le tabac à cigarettes avait commencé à prendre de l’ampleur dans la province. Mais après deux années difficiles, le tabaculteur vivait cette nouvelle saison l’angoisse au fond du cœur :

    « J’espère que notre engrais viendra à bout des maudites chenilles, cette année », songea l’homme en sautant en bas des marches pour s’éloigner vers la route qui le séparait d’un de ses champs verdoyants.

    Si la famille de Théodore Veilleux avait mis tout son cœur dans la tabaculture, il n’en demeurait pas moins que le travail était beaucoup plus demandant que pour l’avoine et l’orge. Depuis le début de la guerre, la main-d’œuvre était plus jeune, car plusieurs hommes canadiens-français avaient choisi de s’enrôler. Les employés arrivaient vers 7 heures le matin et repartaient en fin d’après-midi, laissant la famille continuer seule après le souper. Chaque jour, Claire restait à la maison pour s’occuper de la vaisselle et du ménage, alors qu’Albertine se dirigeait vers la Coopérative des tabacs laurentiens de Joliette*, où elle travaillait depuis deux ans. Même si Claire avait voulu aider les siens, comme le reste de sa fratrie, sa mère refusait de la laisser aller dans les champs.

    — Pas question que tu fasses un coup de chaleur et que tu t’écrases à terre ! martelait Eugénie lorsque sa fille insistait.

    Malgré l’importante nouvelle rapportée par Théodore la veille concernant les recrues féminines au camp militaire, tous étaient beaucoup plus préoccupés par l’état de leurs plants de tabac, qui souffraient de la chaleur hâtive de cette fin de printemps. Théodore, Arnaud et Léandre avaient à peine mis les pieds dans la maison de toute la journée, et Albertine les avait rejoints aux champs dès son retour de Joliette. Si elle savait qu’elle n’avait pas le choix de seconder les hommes de la famille, la brunette aurait bien aimé prendre la place de sa sœur Claire pour une soirée.

    « Je sais bien qu’elle est malade, pensa-t-elle en se dirigeant vers le fond de leur terre, mais ça m’empêche pas de l’envier, parfois. Moi, je m’échine 10 heures par jour debout devant des feuilles de tabac, et après, il faut que je pioche pendant 3 heures. »

    Restée seule avec sa fille cadette, Eugénie décrocha une grande blouse grise de la patère près de la porte pour l’enfiler par-dessus sa robe de tous les jours.

    — Quand t’auras fini de nettoyer les chaudrons, ordonna-t-elle à Claire, tu continueras ton tricot sur le balcon.

    Claire sourit gentiment à Eugénie en acquiesçant. La jeune était habituée à se retrouver seule dans la maison. Consciente de ses limites, la brunette avait compris qu’il ne servait à rien de supplier pour participer à l’effort collectif autour des rangs de tabac.

    — Tu nuis plus qu’autre chose, ronchonnait Eugénie. J’ai toujours besoin de te surveiller, puis ça me retarde. Occupe-toi du ménage, mais énerve-toi pas. Il faut que…

    — … que je me repose, oui, je le sais, maman !

    Alors Claire profitait des lieux pour rêver en paix à une vie de liberté. À peine sa famille sortie pour la soirée, elle se pressait vers le poste de radio posé sur la table du salon. Elle l’allumait en tournant le bouton noir du volume au maximum pour que le son se rende jusqu’à elle. Dans la cuisine, elle s’installait sur le haut tabouret que son frère Arnaud avait fabriqué pendant l’hiver, les yeux fixés sur les vastes champs qui séparaient leur maison de celle de leurs voisins. Même si Claire se sentait parfois bien peu utile, elle trouvait des avantages à s’occuper des tâches ménagères.

    « Au moins, pensait-elle, je me fais pas piquer par les moustiques et j’ai pas la face pleine de terre. »

    Comme chaque soir, elle s’empressa donc d’acquiescer en souriant aux recommandations d’Eugénie :

    — Sois prudente.

    — Bien sûr, maman. Toujours !

    Claire observa sa mère, qui sortit de la maison pour rejoindre le reste de la famille. Demeurée seule, la jeune fille soupira en se demandant si un jour, les siens cesseraient de la traiter en invalide.

    — Ça fait presque un an que j’ai pas eu de malaises. Je suis sûrement même guérie, marmonna-t-elle en se dirigeant vers la chambre de ses parents pour s’assurer que personne ne revenait vers la maison.

    Elle jeta un regard par la fenêtre et fut satisfaite de constater qu’Eugénie s’éloignait vers le fond du terrain. Claire se dépêcha alors de retourner dans la cuisine, et elle ouvrit la porte à son gros chien de couleur caramel, qui l’accueillit avec joie, tandis que sa queue frétillait :

    — Allez, Magique ! Grouille !

    La bête, qui leur appartenait depuis près de huit ans, considérait Claire comme sa maîtresse depuis le premier jour. Ses parents ne voulaient pas que le chien entre dans la maison, prétextant qu’il avait toujours les pattes sales et qu’il bavait partout. Cela n’empêchait pas la jeune de désobéir à la première occasion. « C’est mon seul ami, après tout ! »

    — Ma prochaine visite chez le docteur devrait permettre à maman de moins s’inquiéter, continua Claire, en donnant un bout de pain à son chien. En tout cas, je l’espère ! Je pourrais même les aider pour la récolte à la fin de l’été, si tout va bien.

    Malgré ce souhait, la jeune savait que sa mère éprouverait toujours des craintes à la laisser seule trop longtemps. Eugénie avait été échaudée par toutes ces années marquées par des chutes inexpliquées chez sa cadette, des pertes de conscience subites et des tremblements qui avaient obligé le docteur Lavoie à se précipiter chez les Veilleux à de multiples occasions. Rassemblant les chaudrons et la vaisselle sur le comptoir, Claire laissa son regard errer sur les plantations d’avoine de la famille Héon, qui accrochaient la lumière du soleil descendant. La femme pensa au fils cadet de Régis et Mathilda, qui avait été déployé en Europe au milieu de l’hiver. Son cœur se serra au souvenir de son ami de toujours, qui avait pris un tel risque, laissant ses parents ainsi que ses quatre frères et sœurs craindre chaque jour de recevoir encore de terribles nouvelles.

    « Je me demande si Mathilda et Régis ont reçu une lettre de Julien dernièrement. J’ose pas leur demander quand on les voit à l’église, songeait Claire depuis le début du mois. Je pourrais peut-être m’informer auprès des jumeaux. »

    Elle ferma les yeux pour envoyer un peu de courage à son ami soldat, puis elle soupira longuement.

    — Bon, assez rêvassé, murmura-t-elle, en jetant un regard un peu découragé vers le comptoir encombré de multiples chaudrons et de vaisselle de toute sorte. Je me demande comment on arrive à salir autant d’affaires dans une journée ! Je serais peut-être mieux dans le champ de tabac, finalement ! Au moins, je prendrais de l’air, hein, Magique ?

    1Les passages suivis d’un astérisque renvoient à une note de l’auteure à la fin du livre.

    2Ce camp était désigné par les lettres C.A.B.T.C. numéro 42 (Canadian Army Basic Training Center).

    3Autre nom pour le camp militaire.

    4Canadian Women’s Army Corps.

    5Nom familier de l’épilepsie.

    6Le tabac à cigarettes.

    Chapitre 2

    Le ciel dégagé et la chaleur emmagasinée dans le sol, tout au long de cette journée torride, rendaient le travail épuisant pour les agriculteurs de Saint-Thomas, et ce, même à 7 heures du soir. Préoccupés par la sécheresse qui sévissait depuis près d’une dizaine de jours sur la région, Théodore et son fils aîné parcouraient les champs pour évaluer l’état de la situation. Les feuilles vertes qui manquaient de tonus inquiétaient les deux hommes. Théodore ronchonnait qu’il fallait que le Seigneur leur donne un coup de main, sinon, ils perdraient beaucoup de plants.

    — Une chance que le soleil commence à baisser ! s’exclama Eugénie, en arrivant aux côtés de ses enfants, en pointant l’horizon. C’est pas des farces, des journées chaudes de même ! Me semble…

    — … me semble que c’est la première fois qu’on en a autant en juin… se moqua Albertine, en donnant un coup sur l’épaule de Léandre. On le sait, maman ! Tu dis ça tous les soirs depuis le début du mois !

    — Et c’était la même chose l’année passée, grommela son cadet, à genoux derrière les deux femmes. On appelle ça un perroquet, me semble ? ajouta le jeune en riant.

    La mère plissa le front pour répliquer, mais réalisa bien vite que ses enfants avaient raison. Elle secoua donc sa tête aux cheveux raides noirs, parsemés de fils gris, puis marmonna à voix basse.

    — Si je le dis souvent, c’est parce que c’est vrai !

    Les deux jeunes se lancèrent un regard amusé sans répliquer. Comme il ne restait qu’une heure trente avant la tombée de la nuit, le groupe cessa de parler pour se remettre à l’ouvrage. Après le début de la saison, qui avait demandé un sarclage du sol quotidien pour éviter que les mauvaises herbes n’envahissent le sol, les Veilleux devaient maintenant procéder au repiquage de nouveaux plants pour remplacer ceux qui avaient été attaqués par les vers gris* ou qui n’avaient pas survécu au gel tardif. Jetant un coup d’œil vers son père, qui s’était éloigné avec leur cheval Jupiter pour vérifier leurs autres champs, Albertine délaissa sa tâche et se rapprocha de son frère Arnaud.

    — J’ai assez hâte d’aller au bureau de poste pour en apprendre plus sur les soldates du camp militaire, chuchota la jeune femme. Tout le monde parlait de ça à l’usine aujourd’hui.

    — Tu penses que c’est vrai, toi ? Me semble que ça se peut pas !

    Le jeune homme naïf qu’était Arnaud s’appuyait souvent sur sa sœur Albertine, plus délurée. Bien enrobée et assez grande, la jeune femme attirait les regards des quelques célibataires du village qui ne s’étaient pas mobilisés. Pourtant en âge de se fiancer, elle ne ressentait d’intérêt pour aucun d’entre eux. Loin d’être réfractaire au mariage, la fille de Théodore et Eugénie espérait bien, au contraire, unir sa destinée avec un homme en particulier. Cependant, la jeune femme n’avait confié son secret à personne, même pas à Claire, pourtant sa plus proche confidente, et encore moins à son frère Arnaud ! Par contre, elle s’empressa de préciser :

    — Certain que c’est vrai ! Les femmes vont arriver très bientôt.

    Sa tête frisée penchée sur le pied d’un plant chétif, Arnaud marmonna quelque chose. Sa sœur tendit l’oreille :

    — Quoi ?

    — Je dis qu’ils vont bien nous obliger à nous enrôler, si ça continue de même !

    La guerre qui ne semblait pas vouloir cesser de l’autre côté de l’océan avait épargné leur famille, et Arnaud en était très heureux. S’il était en âge de s’engager au sein de l’armée, sa présence, requise sur la ferme, l’avait dissuadé de le faire.

    — Penses-y même pas, mon gars, l’avait d’ailleurs avisé Théodore lorsqu’il avait su que les fils Héon avaient donné leur nom pour faire partie de l’armée canadienne. Je m’occuperai pas de la terre tout seul.

    Arnaud aurait aimé avoir le courage de s’imposer, d’affirmer qu’il voulait faire partie des volontaires comme ses voisins, Julien et Jean-Luc, mais la vérité, c’est qu’il avait été bien soulagé en janvier, lors de son vingtième anniversaire, quand sa mère avait renchéri :

    — Heureusement qu’on a besoin de toi sur la ferme ! T’as pas besoin d’avoir peur, si le gouvernement change d’idée pour la conscription* !

    — Au pire, il pourra se couper un doigt, comme Gilbert Corbeil dans le temps, avait ricané Albertine, en pointant en direction de la maison de ce cultivateur, qui avait choisi ce moyen extrême pour éviter d’être conscrit.

    — Franchement, Albertine !

    Malgré ses reproches, Eugénie avait quand même songé qu’il fallait être lâche pour aller jusqu’à amputer une partie de son corps pour manquer à son devoir. Du même coup, la mère avait senti son regard s’embuer à l’idée qu’un de ses fils soit déployé à l’autre bout du monde. Chaque fois qu’elle croisait ses voisins, Mathilda ou Régis, elle ne savait pas trop comment agir. Les deux familles se côtoyaient pourtant depuis toujours, s’entraidaient et entretenaient des liens amicaux. Mais que dire à des parents qui avaient reçu la dépouille de leur enfant tué sur un champ de bataille ? Eugénie avait béni leur culture de tabac, malgré toute la lourdeur que la tâche ajoutait à sa vie quotidienne. « On pourra toujours garder nos fils près de nous. »

    « À moins qu’ils choisissent de s’engager », soufflait parfois une voix dans la tête de la mère de famille.

    En ce vendredi soir de juin, quand le soleil se coucha derrière les brise-vent naturels formés par les conifères, à l’autre bout de la terre, les membres de la famille Veilleux étaient éreintés. D’un pas lourd, tous se redirigèrent lentement vers la maison. Cette demeure à deux versants avait été celle de Théodore dès sa naissance. Quand ses frères et sœurs avaient quitté le village vers d’autres horizons, ses parents avaient cédé la ferme à leur fils et Eugénie, afin qu’ils puissent devenir propriétaires.

    — Ouf, je suis crevée, souffla Albertine. Je pense que j’aurai même pas le temps de mettre ma tête sur l’oreiller que je vais dormir !

    Arrivée la première au pied du balcon, sur le

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