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Tordu
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Livre électronique674 pages8 heures

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À propos de ce livre électronique

Jean-Marc Caron est retrouvé mort, décoré de 72 coups de couteau formant le commandement « Tu ne commettras pas l'adultère » sur son corps. Est-ce le début d'un décalogue morbide?? C'est ce que craint le lieutenant François Larose, qui est assigné à l'enquête.Assisté de la nouvelle inspectrice Mylène Mongeau, le vieux flic plongera bien creux (vraiment creux?!) dans cette histoire aux ramifications insoupçonnables, car les victimes cachent parfois des secrets qui n'ont rien à voir avec leur assassinat…De Québec à Beijing en passant par New York et Paris, Tordu vous transporte dans un univers sordide, où les tables de la loi, les habitudes sexuelles insolites et les peintres automatistes se disputent le haut du pavé. Un roman irrévérencieux et plein d'humour noir qui prouvera une nouvelle fois, si besoin est, que le monde est petit… et complètement tordu!
LangueFrançais
Date de sortie3 mai 2012
ISBN9782894855324
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    Aperçu du livre

    Tordu - Chaperon Alain

    C.P. 60149, succ. Saint-Denis,

    Montréal (Québec) H2J 4E1

    Téléphone : 514 680-8905

    Télécopieur : 514 680-8906

    www.michelbrule.com

    Maquette de la couverture et mise en pages : Jimmy Gagné, Studio C1C4

    Conversion au format ePub : Studio C1C4

    Révision : Nicolas Therrien, Élyse-Andrée Héroux

    Correction : Élaine Parisien

    Distribution : Prologue

    1650, boul. Lionel-Bertrand

    Boisbriand, Québec J7H 1N7

    Téléphone : 450 434-0306 / 1 800 363-2864

    Télécopieur : 450 434-2627 / 1 800 361-8088

    Distribution en Europe : D.N.M. (Distribution du Nouveau Monde)

    30, rue Gay-Lussac

    75005 Paris, France

    Téléphone : 01 43 54 50 24

    Télécopieur : 01 43 54 39 15

    www.librairieduquebec.fr

    Les éditions Michel Brûlé bénéficient du soutien financier du gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC et sont inscrites au Programme de subvention globale du Conseil des Arts du Canada. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour des activités de développement de notre entreprise.

    © Alain Chaperon, Les éditions Michel Brûlé, 2012

    Dépôt légal — 2012

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque nationale du Canada

    ISBN : 978-2-89485-532-4

    Pour tout commentaire ou question technique au sujet de ce ePub : service@studioc1c4.com

    Alain Chaperon

    Tordu

    ALAIN CHAPERON

    TORDU

    PREMIÈRE PARTIE

    1

    Lorsque Jean-Marc Caron immobilisa son véhicule pour y faire monter Carl Néron, il le regretta aussitôt. L’autostoppeur montrait une figure de tueur. D’ailleurs, c’en était un. L’automobiliste eut envie de redémarrer sans accueillir le visiteur, mais il se dit que ça ne se faisait pas. Il allait vivre avec sa décision, il n’en mourrait pas. Une heure plus tard, il gisait, le corps dégoulinant d’hémoglobine, dans son auto stationnée le long d’une route secondaire de Saint-Agapit, près de Québec. On lui avait tranché la gorge et le sexe, et ajouté 78 entailles dans la peau. La nouvelle fit grand bruit.

    On ne comprenait pas qu’un honnête père de famille à qui on ne prêtait aucun vice particulier pût se faire tuer de façon aussi barbare. La chose choqua d’abord, inquiéta ensuite, puis finit par entrer dans la légende.

    Au début, il y en eut, bien sûr, de ceux qui ne croient qu’en l’esprit tordu des gens, qui élaborèrent des théories selon lesquelles la victime ne pouvait avoir la conscience en paix. Parmi ceux-ci se trouvait Élaine Borduas, une coiffeuse experte en commérages qui affirmait à ses clientes qu’elle était une parente de Paul-Émile du même nom, le célèbre artiste dont la majorité des femmes qui fréquentaient son salon n’avait jamais entendu parler.

    Élaine Borduas avait épousé en secondes noces un fabricant de portes et fenêtres qui l’avait amenée à déménager à Saint-Romuald, sur la Rive-Sud de Québec. Elle avait ouvert un salon à même le sous-sol de sa nouvelle demeure, située dans un tranquille quartier résidentiel. Grâce aux contacts de son époux, elle avait rapidement développé une clientèle fidèle, qui s’était agrandie au fil des confidences et des fous rires, car Élaine Borduas avait la qualité d’être drôle.

    Parmi celles qui, pour rien au monde, n’auraient raté leur rendez-vous bimensuel, on retrouvait une vieille femme de 76 ans qui avait pour nom Agathe Poirier. Outre le luxe de s’offrir une nouvelle coiffure aux deux semaines, la septuagénaire avait pris l’habitude de fréquenter les salons mortuaires. Si elle ne connaissait pas toujours le défunt ou la défunte, voire un ou une endeuillé(e), elle avait au moins le mérite, la plupart du temps, d’être l’amie d’une amie, ce qui lui permettait de socialiser lors des obsèques.

    Agathe Poirier avait un passé mystérieux. Quiconque eût porté attention à son discours aurait remarqué que sa vie ne commençait jamais avant 40 ans. Lorsqu’elle évoquait son enfance, ce n’était jamais de la sienne dont il était question, mais de celle de nombreuses autres femmes, dans l’histoire desquelles elle avait pigé des bribes éparses qu’elle émiettait selon le besoin, avec le souci de paraître la plus commune possible.

    À l’âge de 14 ans, Agathe avait été violée et engrossée par son oncle Fabien. Elle avait fait porter l’odieux de la chose sur un obscur soldat canadien qui revenait d’Europe auquel elle inventa un nom, une figure et un grade afin que personne ne le retrouve. Ainsi, ses parents moururent dans l’ignorance et son agresseur emporta son secret dans la tombe. Le bébé fut donné en adoption et sa mère biologique refusa de le rencontrer lorsqu’il en exprima le souhait, passé la quarantaine.

    Agathe Poirier ne sut que très tard qui avaient servi de parents à son fils. Si elle avait fait des recherches en ce sens, elle aurait découvert sans trop de mal que c’était Georges Néron et sa femme Gilberte — née Fabvre — qui en avaient fait le premier de leurs deux enfants adoptés.

    Si l’enfance et l’existence de la seconde, Ghislaine, avaient été exemptes de violence, ce ne fut pas le cas de leur fils Robert. Celui-ci hérita du caractère capricieux et agressif de Fabien Poirier. Il fut un enfant difficile, un élève médiocre et batailleur, enfin il passa de nombreux séjours en prison.

    Il s’assagit à l’âge de 40 ans après avoir rencontré une pétulante blonde de 18 ans sa cadette qui le mit à sa main en peu de temps. De leur union naquit un enfant : Carl. Celui-ci, âgé de 21 ans au moment où se déroule cette histoire, était devenu un tueur.

    2

    On confia l’enquête au lieutenant-détective François Larose de la Sûreté du Québec à Québec. Il était âgé de 50 ans depuis la veille, le 2 juin 2007, et il menait une existence que d’aucuns auraient jugée bizarre, puisqu’il avait pratiquement renoncé aux femmes depuis la mort de sa conjointe et de sa fille dans l’incendie de la demeure familiale, 20 ans auparavant. Seules quelques aventures parsemées au gré du hasard l’avaient fait déroger de sa routine monacale.

    Il était pourtant bel homme, mais il refusait de partager sa vie avec d’autres êtres que ses cinq chats : Néron, César, Tibère, Claudius et Auguste. Il aimait le cinéma, les péplums en particuliers, et avait eu, depuis 1987, une existence apparemment dénuée de remords, si on faisait exception d’une aventure homosexuelle avec un ami, qui avait aussitôt cessé de l’être, et de trois coucheries avec la sœur de sa défunte, qui s’était sacrifiée pour le consoler.

    En plus de 25 ans de métier, c’était la première fois qu’il était confronté à une affaire de pénis coupé, et le souvenir qu’il en garda ne disparut que vers la fin de sa vie, après que la maladie d’Alzheimer eut fait son œuvre.

    Jean-Marc Caron, la victime, avait reçu 78 coups de couteau, dont 28 étaient mortels. On ne semblait pas avoir déplacé le corps après la mort ; tout indiquait que le conducteur avait arrêté sa voiture avant qu’on le poignarde. Chose certaine selon Larose, on avait affaire à un forcené. On ne tuait pas quelqu’un de 78 coups de couteau sans en retirer un certain plaisir. Et on ne lui tranche pas le pénis sans avoir un problème sexuel inquiétant.

    Un détail frappa l’inspecteur : la propreté impeccable, quasi immaculée, de l’intérieur du véhicule. Le malade avait au moins la qualité de savoir tuer proprement.

    Le policier ordonna qu’on mette un psychiatre sur l’affaire. Il confia à deux agents de confiance, Luc Beausoleil et Mylène Mongeau, la délicate tâche d’aller annoncer la catastrophe à la famille du mort. Il fit fouiller les environs, retint le couple qui avait découvert le corps et autorisa rapidement qu’on déplace le cadavre aux fins d’autopsie. Évidemment, François Larose ne savait pas qu’il venait de foutre son nez dans l’histoire la plus extraordinaire de sa longue carrière.

    3

    Ce n’était pas qu’elle n’avait pas eu de réaction, c’était plutôt qu’elle n’eut pas celle qu’on attendait d’une nouvelle veuve. Monique Smith — nom joyeusement affreux — pleurait sincèrement, mais ne paraissait pas surprise.

    — Je lui avais dit qu’avec son habitude de prendre des gens sur le pouce, ça allait finir par être dangereux. Maudite tête de cochon ! avait-elle dit, les yeux hagards.

    C’était d’ailleurs de cette façon que les deux s’étaient rencontrés. Jeune fille courageuse ou inconsciente — question de point de vue —, la Monique Smith de 20 ans ne craignait pas l’autostop. Un petit couteau et un vaporisateur anti-méchants pouvaient lui servir d’armes et gonflaient son audace et sa confiance en elle. Or, elle n’en avait pas eu besoin ce jour de mai 1980 , le 21 plus précisément. C’était le lendemain du référendum et, la déprime aidant, les deux s’étaient vidé le cœur. Le corps avait suivi le soir même. Un an plus tard naissait le premier de leurs quatre fils. Depuis, l’amour fusion qui les avait unis dans les premiers temps avait abouti à une relation mariant la haine et l’affection en doses assez égales. Mais Monique aimait toujours profondément son époux et, de cela, elle n’avait jamais douté.

    Elle-même ne sut pas ce qu’elle pleurait. Était-ce la mort de celui qu’elle avait aimé ? Les regrets de n’avoir pas assez donné ? La fin d’une passion véritable qu’elle n’avait pas suffisamment exploitée ? Enfin, pleurait-elle pour ses enfants ? Jean-Marc était un bon père, elle le lui avait toujours accordé, et cela suffisait pour lui pardonner ses quelques écarts. Mais elle craignait que ses grands garçons, tous majeurs heureusement, ne sachent bien gérer la mauvaise nouvelle.

    Après lui avoir fait cette pénible annonce, les agents Beausoleil et Mongeau s’assurèrent des disponibilités de Monique Smith pour l’enquête. Dans toute affaire de meurtre, avaient-ils appris, le premier suspect est le mari ou la femme de la victime. Aussi allaient-ils revenir avec François Larose pour les questions d’usage et un interrogatoire plus serré.

    — Elle pleurait comme si on lui avait demandé de le faire, avança Mylène Mongeau, qui était d’un caractère suspicieux.

    — Non. Elle avait l’air sincère, objecta Luc Beausoleil, qui lui n’était pas d’un caractère suspicieux. Penses-tu, comme elle dit, que ça pourrait être un pouceux qui l’a tué ?

    — Si c’est ça, ça va rendre l’enquête méchamment compliquée. Ça voudrait dire que c’est un meurtre gratuit, sans mobile. Impossible de rattacher la victime à l’assassin… Meurtre parfait, dans le jargon.

    — Reste à espérer que des automobilistes aient pu identifier un autostoppeur… ou qu’ils réussissent à en faire la description.

    — C’est mince à faire peur. Mince de même, ça s’appelle Twiggy, acheva la policière.

    Luc Beausoleil ignorait de qui elle avait parlé, mais il s’en moquait, il avait déjà la tête ailleurs. Mylène Mongeau, elle, réfléchissait à cette haine viscérale qui l’accompagnait chaque fois que l’artifice prenait le dessus sur le naturel. Non seulement les mannequins lui faisaient pousser des boutons, mais cette Monique Smith, avec son visage chirurgiqué au Botox, ne lui inspirait que des haut-le-cœur méprisants.

    Les deux agents rentrèrent au poste pour écrire leur rapport et retournèrent chacun chez eux. Ils soupèrent, écoutèrent la télévision et se couchèrent, sans plus de souci.

    Monique Smith, pour sa part, contacta ses quatre fils. Leur annoncer la mort de leur père fut jusqu’alors la chose la plus difficile qu’elle avait eue à faire dans sa vie, et plus jamais elle ne pleura autant jusqu’à la fin de ses jours.

    Trois ans plus tard, elle referait sa vie avec Paul, le frère aîné de Jean-Marc. Elle vivrait avec lui jusqu’à ses 88 ans, alors que celui-ci la quitterait pour un monde meilleur. Elle mourrait six années plus tard, d’une pleurésie, à l’âge vénérable de 94 ans.

    4

    La première fois que Carl Néron avait tué un homme, il avait 19 ans et il ne connaissait pas sa victime depuis bien longtemps. Le meurtre avait eu lieu à Saint-Jean-Chrysostome, sur la Rive-Sud de Québec, mais on avait retrouvé le corps dans le fleuve à la hauteur de Lévis, non loin d’un traversier, une semaine plus tard. L’état dans lequel on l’avait repêché avait considérablement nui à l’enquête, qui restait non résolue.

    L’adolescent avait transpercé la peau de la victime de 78 coups de couteau avant de le châtrer. Le quinquagénaire qui lui avait servi d’exutoire avait fui son véhicule après que Néron l’eut menacé. Mais la course en plein bois qui avait suivi était trop inégale et le tueur l’avait facilement rejoint et massacré. Mort dès le troisième coup en plein cœur, Maurice Duval avait bien vite cessé de saigner. Ce fut ce qui expliqua la quasi-absence d’hémoglobine sur les lieux du crime.

    Maurice Duval, 56 ans au moment de son décès, attendait avec impatience sa retraite de l’enseignement, qui devait survenir trois semaines plus tard. Homosexuel discret, son seul vice était de draguer de jeunes hommes dans les bars gais de la Vieille capitale. Il n’allait jamais au bout de sa démarche, il voulait simplement vérifier si le charme opérait encore. Il vivait en couple avec un dénommé Simon Richard depuis plus de 20 ans. Il le laissa dans le deuil, lui, ainsi que ses frères, sœurs, neveux, nièces et amis.

    Il avait rencontré Carl Néron dans un bar de la vieille ville le soir même. Celui-ci avait absolument tenu à l’accompagner. Maurice l’avait informé qu’il ne se passerait rien, aussi le jeune homme avait inventé qu’il habitait près de chez lui. Ce fut le dernier mensonge qu’entendit Duval. Sa pensée ultime fut pour sa mère que, dans son dernier souffle, il espéra retrouver.

    Le tueur ne remarqua pas cette ultime expiration. Il était trop excité à enfoncer son arme dans le pauvre corps recroquevillé de l’enseignant pour y porter attention. Il demeura une bonne demi-heure à côté du malheureux après sa mort. Il ne trouva rien de mieux à faire que de se masturber près de lui et d’éjaculer sur sa dépouille. Mais les eaux froides du Saint-Laurent firent disparaître toute trace de sperme, donc de son ADN, avant qu’on ne découvre le cadavre.

    5

    — Un gars qui meurt de même, d’habitude, il a quelque chose à se reprocher. On meurt pas de même sans raison.

    Le jugement d’Élaine Borduas était sans appel. La femme tenait sa solidité de ses opinions tranchées, sans nuances, souvent impitoyables. Souvent, ceux qui ne la connaissaient pas croyaient d’abord qu’elle blaguait, tant sa pensée semblait extrême, voire extrémiste. Les autres faisaient avec, lui accordaient leur approbation, souvent sincère, car Élaine Borduas n’était pas de celles avec qui on argumentait. Alors, elle continuait à parler, même quand le client ne répondait pas. Mais quand elle entendit le nom de Jean-Marc Caron, elle échappa ses ciseaux et son peigne sur le sol et porta ses mains à sa bouche. Elle avait les yeux écarquillés. Plus rien n’existait que l’écran de la petite télévision qui surplombait l’armoire de ses livres de comptes.

    — La victime, Jean-Marc Caron, 50 ans, de Sainte-Foy, laisse dans le deuil sa femme et ses quatre enfants…

    En voyant la figure sur l’écran, elle reconnut l’homme. Les années n’avaient pas modifié les traits caractéristiques de son visage. Dire qu’ils auraient pu être de ces endeuillés, elle et l’enfant qu’elle n’avait pas mené jusqu’à la vie, et dont elle ne sut jamais le sexe.

    — Ça va ? demanda Agathe Poirier, surprise par le bruit des instruments touchant le parquet et par l’hébétude de sa coiffeuse.

    — Ça va. Excuse-moi, j’avais cru reconnaître quelqu’un.

    Elle reprit son ouvrage, mais la concentration n’y était plus. Elle travailla les cheveux de la vieille de façon approximative, ce que la cliente remarqua.

    — Maudite violence ! reprit Élaine. Si c’était rien que de moi, je les tuerais tous !

    — On n’est plus à l’abri nulle part. Qui c’est qui nous dit que c’est pas à nous autres que ça aurait pu arriver ?

    Les deux se turent. L’aînée dut balayer de sa pensée le souvenir lointain du viol, tandis que la plus jeune prit une grande respiration pour calmer cette main qui tremblait. Elle savait pourtant qu’elle ne pourrait en rester là. Il lui fallait des réponses. Elle ignorait encore à quelles questions, mais elle les trouverait bien assez tôt.

    6

    Sami Bleau et Karine Saint-Amour formaient le couple qui avait découvert le corps ensanglanté de Jean-Marc Caron le matin du 3 juin 2007.

    Karine Saint-Amour, 22 ans, était l’enfant unique de Suzanne Martel et Philippe Saint-Amour. Fille discrète et bien élevée, étudiante en médecine vétérinaire, elle fréquentait Sami depuis à peine un mois au moment du drame. Ses parents n’aimaient pas beaucoup leur nouveau gendre, plus reconnu pour ses frasques au village que pour son savoir-vivre et son intelligence. Mais il était beau, musclé et savait y faire avec les filles, surtout les brillantes et jolies comme Karine.

    Sami Bleau, 24 ans, s’était déniché un emploi d’éboueur après avoir été mis à la porte de la demeure familiale dix mois auparavant. Il avait dès lors cessé de vendre de la marijuana, et bien qu’il continuât à en consommer quotidiennement, il était permis de dire qu’il s’était calmé.

    Malgré tout, il tenait à sa réputation de voyou romantique. Il adorait raconter ses mauvais coups, surtout cette histoire selon laquelle il avait déjà vu un homme se faire abattre tout près de lui. Parce que la victime venait de lui acheter de la marijuana, il n’avait rien dit à la police, mais la légende était connue de bon nombre de personnes. On soupçonnait les forces de l’ordre de l’avoir à l’œil, mais rien ne s’était produit à ce jour qui eût pu l’amener derrière les barreaux.

    Sami et Karine venaient de faire l’amour dans la voiture du jeune homme. Celui-ci allait reconduire sa douce au dépanneur où elle devait travailler ce matin-là. Soudain, elle avait cru voir un homme ensanglanté dans la Honda Accord garée dans le champ qu’ils longeaient. Elle avait ordonné au conducteur de reculer, était descendue, s’était approchée et avait crié d’épouvante. Peu après, alors que Sami insistait pour qu’ils fuient, Karine avait composé le 9-1-1 sur son cellulaire. Ils n’avaient plus bougé jusqu’à l’arrivée des policiers.

    Lorsque l’inspecteur François Larose les interrogea, il remarqua tout de suite la vive émotion de la fille et l’inconfort du garçon.

    — T’as pas l’air à ton aise, mon jeune…

    — Ben là, je viens de voir un cadavre. Vous avouerez qu’il était pas beau à voir tu-suite.

    — C’est vrai : c’est un des pires que j’ai vus.

    — Calvaire que c’était dégueulasse !

    — Écoutez, pour l’enquête, je vais devoir faire fouiller votre voiture. Ça vous dérange pas ?

    — Non ! répondit franchement la jeune fille tandis que son copain se taisait.

    On découvrit une bonne quantité de marijuana dans le coffre à gants. On arrêta Sami Bleau sous l’inculpation de possession de stupéfiants, et le lendemain, la rumeur selon laquelle on avait arrêté le tueur circulait au gré du vent.

    La vie jusqu’alors tranquille de Karine Saint-Amour prit un tournant dramatique. Sa phrase préférée devint vite : « Maudit que j’suis pas chanceuse avec les gars ! »

    7

    Le soir du 2 juin, Robert Néron et sa compagne Jacynthe Lallier attendaient leur fils Carl à souper. Le rendez-vous était fixé depuis une semaine. Il devait être accompagné de sa nouvelle copine, Miranda, mais les deux s’étaient disputés. Aussi arriva-t-il seul, à pied, à 9 heures du soir.

    — On était inquiets, dit la mère lorsqu’il apparut dans l’entrée.

    — J’ai dû faire du pouce.

    Mais le sourire était radieux, la tenue, propre et décontractée et le rire, facile. On oublia vite le petit retard. Le souper se déroula sans anicroche, événement rare quand Carl était à table. Il fut un peu vague sur ses démêlés avec son amoureuse, mais Jacynthe, sa mère, était si heureuse de le voir dans d’aussi bonnes dispositions qu’elle conclut que cette chicane était la bienvenue. Elle termina sa soirée dans une bonne humeur qu’elle n’avait pas connue depuis des lunes. À minuit et quelque, quand elle fut couchée, Carl prit un air plus sombre.

    — P’pa, il faudrait que j’te parle…

    Robert Néron songea immédiatement qu’il aurait dû se méfier de la mine réjouie qu’avait offerte son fils à l’heure du souper.

    — J’aime pas ça quand tu fais cette face-là, dit-il.

    — Le gars que j’ai pogné sur le pouce m’a fait des avances. J’y ai dit que si y m’touchait, j’le tuais.

    — Pis ?

    — Ben… y m’a pas touché.

    Intérieurement, le père soupira d’aise. Il poursuivit la discussion pour la forme, bien qu’il eût préféré qu’elle se termine.

    — C’est quoi le problème ?

    — C’est ça le problème. J’y ai demandé de me débarquer, pis quand j’suis venu pour débarquer, y m’a dit : « Tu manques quelque chose. » J’y ai foutu mon poing sur la yeule.

    Un rictus un tantinet malsain vint s’étendre sur les lèvres de la vieille brute.

    — T’as ben faite !

    — Il s’est mis à saigner… J’ai peur qu’il porte plainte.

    — Il serait ben mal placé pour le faire. T’as ben faite je trouve. Faut les remettre à leur place, cette race-là !

    Et il n’en pensait pas moins.

    Carl Néron se coucha rassuré cette nuit-là. Mais il eut du mal à dormir, car il ébaucha divers plans : tout d’abord pour reconquérir sa Miranda, et ensuite pour tuer un autre homme.

    Le lendemain soir, il reconnut dans les journaux télévisés le visage de l’homme assassiné. Un malaise s’empara de lui et ne le quitta plus pendant trois jours. Puis il quitta la maison paternelle de Saint-Romuald et rentra à Montréal.

    Le soir du 6 juin, il téléphona à Miranda qui le reçut sans colère. Ailleurs, un autre corps gisait dans une voiture, non loin de Drummondville cette fois. Le cadavre était transpercé en 72 endroits et avait le pénis tranché.

    8

    Peu avant 5 heures de l’après-midi du 3 juin, François Larose rencontra le psychiatre qu’il avait fait quérir. C’était un homme immense de 1,93 m et de 140 kilos. Gilles Marien avait une barbe noire et drue qui caressait son menton. Il ne portait pas la moustache et il arborait des lunettes noires et sévères. Physiquement, il était une caricature de psychiatre. Mais il était efficace, ne faisait pas dans la dentelle et ne se perdait pas dans les subtilités langagières. Il savait expliquer. Il avait déjà travaillé avec Larose à six ou sept reprises et il appréciait sa franchise et son pragmatisme. Il lui fit immédiatement part de sa sérieuse analyse.

    — Après avoir étudié le cas, une évidence s’impose : c’est un ostie de malade, dit-il. C’est un rituel pour lui… ou un exorcisme.

    — C’est quoi la différence ? Un exorcisme, c’est un rituel, me semble, objecta le policier.

    — Pantoute ! Un exorcisme, c’est fait pour extérioriser un démon intérieur. La façon de faire peut varier. Dans le cas d’un rituel, la façon de faire est immuable. Si la façon change, le rituel est raté, ça devient un échec.

    — Ici, la cérémonie était pas ratée ? demanda le flic avec un filet d’inquiétude dans la voix.

    — Si le rituel avait été raté, il serait pas allé jusqu’au bout. Il lui aurait pas tranché le pénis.

    — C’était l’aboutissement ?

    — Faut croire… Si on se fie à la petite quantité de sang dans cette région-là, il l’a fait à la fin, quand la victime était déjà morte.

    — Ça pourrait pas être un exorcisme et un rituel en même temps ?

    — Tout à fait.

    — Ça m’arrangerait.

    — Pourquoi ?

    — Si c’est un exorcisme, le tueur a une raison de le faire. Il a un but, un mobile. Si c’est un rituel, ça prouve pas grand-chose sauf que c’est un méchant malade. Ça prouve pas qu’il y a un mobile. Avec un mobile, c’est plus facile. Habituellement, on a seulement à fouiller le passé de la victime. Ça rétrécit le champ d’investigation.

    — De toute façon, ton tueur a franchi la frontière.

    — La frontière ?

    — Il risque de recommencer.

    — Pourquoi ?

    — Deux raisons, répondit le gros psychiatre : ou il a aimé ça et il risque de recommencer. Ou encore ça l’a pas satisfait, c’était pas encore assez, pis ça va le forcer à remettre ça.

    — T’es sûr ?

    — J’suis jamais sûr de rien. Mais ça ressemble à ça. Alors j’extrapole.

    — J’aimerais mieux que tu sois sûr. J’ai envie de nager dans l’incertitude autant que dans une piscine remplie de sangsues.

    — À mon avis, il va recommencer parce que c’était pas la première fois.

    L’inspecteur demeura muet. Il interrogea le psychiatre du regard, attendant qu’il développe.

    — Il y a deux ans, on avait retrouvé un corps : pénis tranché, 78 coups de couteau… Tu te souviens pas ?

    — C’est vague.

    — Ça avait fait la manchette. Bizarre que tu t’en souviennes pas.

    — Quand, il y a deux ans ?

    — En été. Juillet, août, dans ces eaux-là.

    — J’étais parti en Espagne. Ma voisine gardait mes chats.

    — Ça explique tout… Moi, si j’étais toi, j’irais voir le dossier.

    — On avait rien trouvé ?

    — Si je t’en parle… Qu’est-ce t’en penses ?…

    Le policier eut envie de pleurer. Le spectre du tueur en série se profilait et il en avait autant envie que d’un toucher rectal. Il ne connaissait de ce phénomène que les livres et rapports qu’il en avait lus, que les films qu’il avait vus. Larose ne voulait pas être la vedette d’une mauvaise histoire où le policier, même brillant, ne découvre le psychopathe qu’après une dizaine de meurtres. Tout mais pas ça, Seigneur !

    Il prit rendez-vous avec le médecin légiste pour le surlendemain. Mais le rapport tarderait, lui avait-on dit. La journée suivante servirait donc à plonger dans les vieux dossiers de l’autre meurtre. Larose était malheureux. Il passa sa soirée à regarder un vieil album familial jauni, à soupirer sur ses amours perdues, et à se soûler de pizza et de Coke. Ça lui faisait du bien et ses chats raffolaient du pepperoni.

    9

    Agathe Poirier adorait les reportages sur les meurtres à la télévision. « Ça met de l’action », disait-elle. Dans les comptes rendus sur les guerres au Moyen-Orient, elle était même déçue quand le nombre de morts était inférieur à celui de la veille. C’était sa vengeance pour le viol subi durant son adolescence. Que d’autres souffrent et meurent lui procurait un sentiment de justice. Les mots compassion et conscience ne l’atteignaient que si elle pouvait en tirer un quelconque parti ou s’ils lui permettaient de se plaindre. Et puis, aller parasiter un salon funéraire où l’embaumé avait été victime d’un homicide, ça donnait à la place un halo de malaise dans lequel elle s’enivrait d’un bonheur sordide et rancunier.

    Lorsqu’elle s’était présentée au salon funéraire où reposait le corps de Maurice Duval, deux ans plus tôt, elle avait inventé que le « petit » avait grandi dans son voisinage et que c’était un amour. Puis, scrutant l’assemblée, elle avait pensé : Ça sent la fifure ici. La photo du pauvre homme avait consolidé son idée. Elle en avait déduit que, dans le fond, il avait cherché ce qu’il lui était arrivé.

    Elle avait passé les deux heures suivantes calée confortablement dans une chaise pourtant inconfortable. Elle jouait à l’espionne. Elle regardait de biais, écoutait de même et avait comblé tout son soûl de commérages.

    Une seule chose l’avait frustrée : on avait fermé le cercueil. Or, elle adorait voir les morts. Quand elle ne le pouvait faire, elle se contentait de toucher la bière. C’était le plus que la décence lui permettait. Cette fois-là cependant, au moment du contact entre elle et la tombe, des images troublantes avaient envahi son cerveau : un jeune mal rasé martelait le corps de Maurice Duval de coups de couteau. Le front du meurtrier perlait de sueur, les yeux fous criaient de jouissance, les mains ne tremblaient pas, elles frappaient avec puissance et précision.

    Mais qu’est-ce que le visage de l’oncle Fabien venait faire dans cet horrible assassinat ? Elle avait vite retiré sa main, brûlante bien que froide, et avait aussitôt ressenti une parenté douloureuse avec la victime. Elle avait quitté le salon à toute pompe et s’était effondrée en larmes une fois chez elle.

    Jamais elle n’avait revu avec une telle acuité la figure de son vieil assaillant. Il était par contre plus beau que dans son souvenir. Elle aurait voulu le redécouvrir plus laid et elle se troubla de lui trouver des qualités.

    Cependant, le 5 juin 2007, lorsque les médias déballèrent les détails de la mort du pauvre père de famille, le même malaise attaqua la vieille dame. Les 78 coups de couteau et la mutilation firent bondir son cœur. Probablement un autre fefi, tenta-t-elle de se rassurer. Et malgré son indisposition, elle savait qu’elle se présenterait au salon mortuaire où on exposerait le défunt.

    Déjà les idées les plus folles nourrissaient son anxiété. Elle craignit même que l’oncle Fabien ne fût pas mort ou qu’il habitât un autre corps. Aurait-elle la force de l’affronter ? L’heure de la vengeance avait-elle sonné ? Et à 76 ans, son corps lui permettrait-il de vaincre le monstre… ou son fantôme ?

    10

    Gilles Marien était psychiatre depuis 25 ans. Il l’était devenu pour deux raisons, disait-il : il aimait comprendre, et il était fasciné par le fait que de petites pilules pouvaient transformer à ce point le comportement des gens.

    Dans toute sa carrière, il n’avait commis qu’une seule erreur. Un médicament qu’il avait prescrit à un patient lui avait fait perdre la boule au point qu’il avait essayé d’assassiner son père. Il fut exonéré de tout blâme et devint par la suite maniaquement scrupuleux en ce sens. Sur d’autres plans cependant, il existait plus professionnel que lui. Ses dossiers traînaient longtemps sans qu’il n’y griffonne rien et il avait la dangereuse tendance à trop se fier à son instinct et pas assez à ses connaissances.

    Jamais cependant il ne souscrivit à la théorie selon laquelle il était devenu psychiatre, tout comme son père, pour prouver qu’il lui était supérieur. Homme violent, mais seulement avec sa propre épouse, Gilles Marien père fut pour lui-même le seul malade qu’il ne crut pas nécessaire de soigner. C’était en tout cas la théorie de son fils qui, dès qu’il fut adulte, n’eut de cesse de le haïr et de le « faire chier », pour reprendre son coloré vocabulaire. Il fit tout pour séparer ses parents sans jamais y parvenir. Mais son échec ne fut pas vain puisqu’il s’en servit pour construire sa thèse de doctorat, qui portait sur la dynamique du bourreau et de sa victime.

    Brillant mais accessible, Gilles Marien connaissait François Larose depuis l’incendie qui avait brisé sa vie. Les deux habitaient Montréal à l’époque. Ce fut vers lui que le syndicat des policiers avait envoyé Larose après la tragédie. Il avait droit à cinq rencontres, il n’en avait utilisé que deux. Dès cette époque, le spécialiste avait développé un grand respect pour l’inspecteur et il avait été honoré chaque fois qu’il l’avait assisté par la suite.

    En 1987, Larose était revenu étonnamment vite au travail. La plupart de ceux qui le connaissaient estimèrent qu’il s’agissait de force de caractère. Quelques autres optèrent pour une certaine insensibilité de sa part. Enfin, son psychiatre crut davantage à une perte de l’espoir ou à un esprit de fatalisme qui finit par habiter certains veufs. Comme si l’endeuillé se disait : Que faire, sinon retourner au travail ? ou encore : Elle ne reviendra pas, je n’ai d’autres solutions que de continuer à vivre. Le fait que le policier ne s’était jamais remarié donnait du poids au diagnostic du psy.

    Larose, selon ce qu’on voyait, n’était ni malheureux ni nostalgique. Il ne faisait que son métier, sans rien provoquer : ni amour ni rencontre. Neutre, mais vivant. Il riait quand il trouvait les choses drôles, ne pleurait pas, et il baisait très sporadiquement, si l’autre le désirait vraiment, et quand ça ne le dérangeait pas trop. Il détestait qu’on s’amourache de lui et il passait ses trop-pleins d’affection en caresses à ses chats.

    L’incendie qui avait détruit sa demeure était survenu la nuit du 14 juillet 1987, en pleine inondation, alors qu’il filait un homme qu’on soupçonnait de meurtre. Les circonstances de la filature firent en sorte qu’à partir de minuit le policier ne fut plus en contact avec la centrale, déjà surchargée à cause des conditions météo. Ce ne fut qu’aux petites heures du matin, alors qu’il revenait bredouille, qu’on lui annonça la chose. Il avait pris trois semaines de vacances.

    Lors de cet intervalle, le malfaiteur qu’il surveillait, Serge « Beef » Lebœuf, était tombé sous les balles d’un concurrent, un autre puissant dealer. Comme on le pourchassait pour trois autres homicides, il fut aisé d’ajouter celui de Lebœuf à son palmarès.

    Aux yeux de Larose, selon Gilles Marien, mourir dans un incendie durant un déluge tenait plus de la fatalité, du destin, de la colère de Dieu que d’une responsabilité humaine. Aussi, analysa-t-il, le reste de la vie de l’inspecteur se résumerait à ne pas allumer l’ire de l’au-delà.

    11

    Bien sûr, au moment où il se faisait poignarder, Jean-Marc Caron avait revu sa vie se dérouler en accéléré. Par courts flashes, comme un diaporama, les moments les plus marquants de sa vie défilaient en autant de photographies.

    Chaque lacération dans sa chair amenait un nouvel épisode : une prime jeunesse heureuse entourée de parents aimants et de sœurs complices ; une enfance remplie d’amour et de jeux simples ; une adolescence marquée par la découverte du corps et d’une sexualité débridée. Puis les études en ingénierie et en architecture, ajoutées au constant souci de cacher son vice ; le besoin d’une vie saine et l’envie de tout lâcher ; le mariage, les enfants, cette famille qu’il aimait de toute son âme, et cette libido gênante, trop forte, qui gagnait trop souvent… Au moment où il mourut, son esprit voguait entre la douleur de perdre sa femme et ses fils, et le soulagement de ne plus avoir à lutter contre ses démons. En vérité, il aurait préféré se faire trancher le sexe de son vivant, mais ça, le meurtrier ne le savait pas.

    Jean-Marc Caron avait presque toujours été un homme bon, généreux, empathique, travaillant, consciencieux. Il était un très bon père, un mari délicat et empressé, un voisin charmant. Il buvait peu, ne se droguait pas et il avait habilement réussi, moyennant mille ruses et contorsions, à cacher son problème à son épouse. En fait, il y parvint jusqu’à la naissance de leur troisième enfant. Accouchant avant terme, Monique avait tenté de joindre son mari au travail ; lui se trouvait avec son assistante et la baisait frénétiquement, férocement, ce qu’il avait fait trois fois plutôt qu’une.

    Sa naïve épouse l’avait talonné pendant un mois, puis l’ingénieur avait lâché le morceau. Il avait souhaité que la confession le soulagerait, le guérirait même une fois pour toutes. Il entra plutôt dans une spirale qui aspira insidieusement son couple. Son épouse tenta de cesser de l’aimer, elle devint amère et cynique, ne réservant la meilleure part d’elle-même qu’à ses enfants et ses amies. Seule demeura une estime sincère pour cet homme bon, mais malade.

    Puis, contre toute attente, la flamme s’était rallumée à la faveur d’un grave accident de la route qui avait failli emporter Monique. Elle en était ressortie en bénissant la vie. On l’avait trouvée transformée, pas toujours en mieux, mais infiniment plus énergique. Elle avait même offert un ultime garçon à son homme. Mais la routine s’était réinstallée tranquillement, avec son lot de bonheurs et de tricheries.

    Souvent amené à voyager entre Montréal et Québec, Jean-Marc Caron avait pour habitude de faire grimper à son bord les autostoppeurs qui longeaient l’autoroute 20. En près de 30 ans, il avait accueilli plusieurs centaines de voyageurs. Il avait développé une expertise, un instinct tout au moins, qui lui indiquait au premier coup d’œil qui était susceptible de céder à ses avances. Il ne s’était fourvoyé qu’à deux reprises, mais ce fut sans conséquence. Aussi multiplia-t-il les sauteries avec femmes et hommes, parfois les deux en même temps. Et parce qu’il était fortuné, il évita facilement les quelques écueils que la vie voulait lui réserver.

    Ainsi pouvait se résumer l’existence de Jean-Marc Caron avant ce fatidique 2 juin. Il avait 50 ans, une bonne situation, une excellente réputation, une belle maison, une femme charmante, quatre magnifiques garçons, et il y eut un monde fou au salon funéraire, le 7 du même mois.

    12

    Lorsqu’elle sauta du lit, le matin du 4 juin 2007, Mylène Mongeau prit une douche rapidement, se vêtit rapidement, mangea rapidement et se brossa les dents rapidement. Avec elle, tout était rapide : elle parlait vite, mangeait vite, marchait vite, faisait l’amour vite, s’endormait vite, réfléchissait vite. En prime, elle était nerveuse.

    Seule exception à la règle, lorsqu’elle buvait, le temps s’allongeait, s’étirait, s’élastiquait. C’était dans ces moments qu’elle était le plus heureuse, qu’elle relaxait, qu’elle avait l’impression d’être enfin elle-même. Elle devenait sentimentale, amoureuse, féline. Mais jamais une gueule de bois ne l’empêchait de redevenir policière dès le lendemain.

    Ce jour-là, elle devait accompagner Luc Beausoleil et l’inspecteur François Larose chez Monique Smith pour un interrogatoire plus fouillé que la veille. Les quatre fils devaient également y être.

    Dès qu’elle lui avait parlé, elle n’avait pas aimé la veuve. Ses traits botoxés, son air sec, presque hautain, lui rappelaient sa propre mère, Béatrice Michaud. Chaque fois qu’elle voyait une femme avec cette attitude, elle repensait à cette chicane terrible où sa mère, soudain hystérique, n’avait pu accepter que sa fille devienne policière. Cette pensée revenait tel un réflexe, un automatisme ancré dans le cerveau qu’elle ne parvenait pas à reconditionner.

    Mylène était née depuis deux ans quand sa mère trouva un conjoint. Fils d’industriel, Raoul Mongeau était maladroit, laid et plus porté sur les casse-têtes que sur la chose. Quoi qu’il en fût, sa fortune était déjà assurée, aussi Béatrice, jeune mère célibataire, lui fit une cour assidue à laquelle il fut sensible. Elle était belle, plus maligne que lui et il aima tout de suite sa fillette. Il fut d’ailleurs un excellent père, affectueux et attentionné. Sa mort hâtive plongea la jeune Mylène, 13 ans, dans une grave dépression qui ne la quitta qu’à force de sports et de jeux virils.

    Victime d’un accident dans son usine de fabrication de vis et de boulons, Raoul Mongeau fut peu regretté, sinon par Mylène et les fabricants de casse-têtes. Mais l’incident qui lui avait coûté la vie avait fait jaser et le ministère public avait même exigé une enquête. On ne comprenait pas qu’il eût pu se retrouver prisonnier de la chaîne de montage, ni même qu’il se fût trouvé seul au moment du drame, ou encore que nul n’eût sonné l’alarme. Malgré tout, en l’absence de coupable, on résuma l’affaire à un malheureux concours de circonstances.

    Mylène, elle, refusa toujours de concéder à la fatalité la mort de son père adoptif. Elle connaissait les amants de sa mère et ne se surprit pas de son remariage deux ans plus tard. Admise dans le beau monde après sa première union, celle-ci en avait adopté les us et les tons jusqu’à la caricature. Elle avait donc fricoté dans le même milieu et y avait rapidement déniché un nouvel époux.

    Bien qu’élevée en petite bourgeoise, par réaction, la jeune Mylène s’était conduite en garçon manqué une grande partie de sa jeunesse. Elle se fit expulser de son école privée et, petit à petit, elle se mit à aimer les filles. En cinquième secondaire, la chose devint de notoriété publique alors que, défendant celle qu’elle aimait contre un gang de petits machos prétentieux, elle les avait menacés de castration, ce qu’elle aurait fait sans hésiter. Parmi les garçons se trouvait Alexandre Caron. Dans l’histoire qui nous intéresse, celui-ci venait tout juste de perdre son père.

    13

    Depuis le secondaire, Alexandre Caron avait beaucoup changé. De caractère surtout. De petit con imbu de lui-même, fier de son allure et de ses succès, il était devenu sensible, altruiste et travailleur social. Rien ne le satisfaisait plus que de venir en aide aux voyous, délinquants et autres mal partis de la vie.

    Lui-même ne savait pas trop ce qui l’avait transformé, mais il avait le choix : une peine d’amour douloureuse ; une raclée monumentale subie aux mains d’un petit génie à bout de nerfs ; le grave accident de la route dont son frère avait été victime et qui l’en avait rapproché. La vie s’était chargée de rappeler à Alexandre Caron que faire le bien faisait du bien.

    Aussi, il n’y eut nulle grimace agressive lorsqu’il vit Mylène Mongeau entrer dans la demeure paternelle en compagnie de son collègue Beausoleil et de son supérieur Larose. Il échappa tout au plus un drôle de rictus qui accompagnait son Le monde est petit qui lui traversa l’esprit. Pour le reste, Alexandre, tout comme ses trois frères, proposait plutôt une face d’enterrement fort à propos.

    La compassion d’usage avait servi de carte de visite aux trois policiers. Par la suite, ceux-ci avaient attaqué avec les questions habituelles. Évidemment, ils interrogèrent chaque membre de la famille séparément. À Monique Smith, on posa, à peu de mots près, les questions suivantes :

    Décrivez votre mari en quelques mots.

    Lui connaissiez-vous des ennemis ?

    Comment allait votre couple ?

    Aviez-vous des problèmes d’argent ?

    Comment ça allait au travail de votre mari ?

    Pourquoi, à votre avis, aurait-on voulu le tuer ?

    Êtes-vous la bénéficiaire de sa police d’assurance et, si oui, à combien s’élève-t-elle ?

    Avait-il des manies qui pouvaient lui attirer des ennuis ?

    Parlez-nous de cette habitude qu’il avait de prendre des gens en autostop.

    Monique Smith répondit solidement, sans ton évasif, comme une personne innocente de tout crime, comme une femme libre de tout secret.

    Elle parla d’un homme bon et aimé, sans ennemi, pour qui la vie ressemblait à une mer calme mais vivifiante. Le couple écoulait des jours heureux, peut-être sans éclat, mais son mari n’était pas du genre à s’en plaindre. Bien sûr, elle était la principale bénéficiaire de son assurance-vie, qui s’élevait à un million de dollars. C’était une grosse somme, elle en convenait, mais elle s’en foutait comme de sa première pipe.

    Elle ne prononça pas un mot sur la très active vie sexuelle du disparu, et elle n’eut jamais la tentation de le faire. Elle voulait clore le dossier. Trouver le responsable de sa mort l’indifférait complètement. Alors elle avait répondu de façon à ce qu’on cesse le débat, pour qu’on la laisse tranquille. La fatigue, l’écœurement qu’elle ressentait étaient sincères et elle n’avait plus qu’une envie : dormir, ne plus avoir conscience, oublier.

    Le sergent Luc Beausoleil revint souvent sur cette habitude qu’avait l’époux de prendre en stop ceux qui se prêtaient au jeu.

    Elle eut peu à dire à ce sujet sinon que, très jeune, Jean-Marc Caron avait beaucoup pratiqué ce sport. À cette époque, il s’était promis que le jour où il profiterait d’une automobile, il offrirait à ses semblables ce qu’on lui avait si souvent refusé. Le jeu était dangereux, lui avait-elle souvent dit. Mais le conducteur croyait en la bonté de ces aventuriers et, ajoutait-il, « on ne fait pas de mal à ceux qui nous rendent service ». Là s’arrêtaient leurs conversations à ce sujet. Plus que jamais, il fallait chercher en ce sens, croyait le policier Beausoleil. Fausse piste, pensèrent pour leur part le détective Larose et l’agente Mongeau.

    Quand vint le tour du suivant, Mylène Mongeau, qui avait la mémoire longue, donc rancunière, reconnut assez vite Alexandre Caron. Elle ne put voir que son vieil ennemi et, décidément, cette famille ne lui inspirait que des ulcères d’antipathie. Elle ne crut pas à la sincérité de l’ancien ado stupide et, si elle ne se permit pas de douter de sa douleur, elle resta convaincue qu’il en savait plus qu’il le laissait voir.

    À l’entendre, son père était parfait, sa famille, sans défauts, la vie du défunt, sans taches et ses habitudes, dénuées de vices.

    — Coudonc, Alexandre Caron, on n’est pas dans La petite maison dans la prairie ! L’homme parfait pis la famille parfaite, j’y crois autant qu’à la Fée des dents. T’étais un méchant taouin au secondaire ; comment un taouin pareil peut avoir grandi dans une famille parfaite ? Y a quelque chose qui grince dans ton affaire !

    Le ton courtois et délicat qu’avait instauré l’inspecteur Larose était rompu et trois paires d’yeux interloqués fixèrent la femme, l’air de dire : Comment ose-t-elle ?

    Elle avait gaffé. Elle l’avait su dès ses premiers mots, mais elle avait poursuivi sa diatribe. Par principe. Elle s’en voulut et finit par demander pardon.

    — Excusez-moi, c’est sorti tout seul, dit-elle en substance.

    — C’est correct, Mylène Mongeau. C’est vrai que j’étais un méchant taouin comme tu dis, mais mon père avait rien à voir là-dedans, répondit le fils, qui était demeuré le plus calme de tous. J’étais parfaitement capable d’être un con tout seul, sans aide. J’étais quelqu’un à la maison pis un autre à l’extérieur. Mais ça fait longtemps tout ça. Ben des choses se sont passées depuis.

    — Excuse, j’ai dit ! reprit la policière, semi-honteuse, mais entièrement contrariée.

    — J’étais peut-être un méchant taouin, mais j’ai jamais menacé personne de le castrer, moi, conclut le jeune homme.

    Le reste des entrevues se déroula sans anecdotes, mais le malaise était installé. Les trois autres fils, Guillaume, Benjamin et Francis, avaient les épaules tendues et la mâchoire raide aussitôt que la femme prenait la parole. La famille, dont on espérait la collaboration franche et spontanée, était maintenant sur ses gardes. Dans la maison, on sentait une odeur de méfiance ; ce parfum-là, l’inspecteur Larose le détestait. On avait besoin de la famille pour débusquer le coupable. Mais à cause des maladresses de Mongeau, ça s’engageait mal.

    14

    Le psychiatre Gilles Marien n’avait pas de rendez-vous ce jour du 4 juin. Il savait aussi que François Larose ne devait rencontrer le médecin légiste que le lendemain.

    Or, une chose l’avait frappé en observant les photos du

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