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Aux portes de la pierre et du temps
Aux portes de la pierre et du temps
Aux portes de la pierre et du temps
Livre électronique395 pages5 heures

Aux portes de la pierre et du temps

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À propos de ce livre électronique

Dans une ville de murs et de secrets, où un seul homme est censé posséder la magie, Kai, une jeune flle de dix-sept ans, s’efforce de cacher son propre secret elle peut manipuler les fls du temps. Lorsque Kai avait huit ans, Reev l’avait trouvée sur les berges de la rivière, et son «frère» s’en est occupé depuis. Kai ne sait pas d’où lui viennent ses habiletés ou d’où elle provient. Tout ce qui compte, c’est qu’elle et Reev restent ensemble, et déménagent peut-être un jour du conteneur qu’ils appellent maison, loin des murs métalliques du Labyrinthe. Le seul ami de Kai est le fls du propriétaire d’une boutique, Avan, dont la scandaleuse réputation l’effraie et l’intrigue à la fois. Mais Reev disparaît. Alors que demeurer silencieuse et en sécurité signife qu’elle le perdra pour toujours, Kai fait le vœu de faire tout ce qu’il faut pour le retrouver. Elle quittera la seule maison qu’elle a connue et risquera de s’insérer dans une révolution vieille de plusieurs siècles. Mais pour sauver Reev, Kai doit démêler les fls de son passé et faire face à des vérités choquantes sur son frère, son amitié avec Avan, et son pouvoir unique.
LangueFrançais
Date de sortie25 janv. 2016
ISBN9782897529413
Aux portes de la pierre et du temps
Auteur

Lori M. Lee

Lori M. Lee was born in the mountains of Laos. Her family relocated to a refugee camp in Thailand for a few years and then moved permanently to the United States when she was three. She has a borderline-obsessive fascination with unicorns, is fond of talking in Caps Lock, and loves to write about magic, manipulation, and family. She currently lives in Wisconsin with her husband, kids, and a friendly pit bull. She is the author of Gates of Thread and Stone. Visit her at www.lorimlee.com.

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    Aperçu du livre

    Aux portes de la pierre et du temps - Lori M. Lee

    Chapitre 1

    La Mort habitait une tour de verre au centre de la Cour blanche. Je pouvais voir cette tour à partir de n’importe quel endroit dans la ville. Elle coupait la ligne d’horizon comme une lame. La Mort — elle avait probablement un vrai nom — était le bras droit de Kahl Ninu et son bourreau personnel. Ou, du moins, c’était ce que racontaient les rumeurs. Ça m’était égal qu’elles soient vraies, tant que ce n’était pas ma tête qui était sur le billot.

    Le fait que le bourreau de Kahl habitait dans le bâtiment le plus impressionnant de la ville n’était pas la seule raison pour laquelle la Cour blanche me déconcertait. Je n’étais jamais allée plus loin que la caserne le long du mur intérieur, mais j’avais pu voir les Gris élaborés de la Cour se précipiter à travers les rues pavées, certains ayant des formes monstrueuses ; leurs corps imposants étaient assez gros pour transporter trois cavaliers à la fois.

    La sangle de mon sac messager s’enfonçait dans mon épaule, et je la remontai alors que je tournais à droite, vers la barrière. Des murs de six mètres séparaient la Cour blanche du reste de la ville. Seules les personnes qui détenaient les bonnes autorisations pouvaient entrer ou sortir.

    — On se voit demain, Kai.

    Le Gardien me fit signe de sortir. Comme postière, j’y avais accès durant les heures de travail.

    Après avoir franchi la porte, je me sentis moins tendue. Le District Nord — affectueusement surnommé « la Ruelle » par certains, et pas si affectueusement « le Purgatoire » par d’autres — était fort différent de la Cour blanche. Ici, les immeubles étaient faits de pierres et de briques, laids et bruns, et d’une uniformité réconfortante.

    Je passai du trottoir au caniveau pour éviter un tas étincelant de verre brisé. Au-dessus de l’amas, le mur du bâtiment en ruine avait une fenêtre cassée, des éclats en dents de scie toujours accrochés au cadre. Alors que je tournais le coin, je jetai un coup d’œil à une affiche collée sur un lampadaire bosselé. C’était une parmi une demi-douzaine d’autres dans ce quartier particulier — inutile de faire de la publicité auprès des personnes sans crédits.

    Aujourd’hui, l’affiche montrait un homme et une femme à moitié nus qui incitaient les gens à leur rendre visite sur les quais. Je pouffai de rire. La semaine dernière, on avait annoncé une imbécilité au sujet de la ville merveilleuse de Ninurta. Une publicité complémentaire vraiment astucieuse. De qui essayaient-ils de se moquer ?

    Mais, bon, tant que Kahl Ninu nous laissait tranquilles, mon frère et moi, il pouvait bien faire ce qu’il voulait.

    Une épaule heurta la mienne sur le trottoir. Je ne pris pas la peine de vérifier mes poches. Elles étaient déjà vides. Mais parfois, j’y laissais de petites notes qui, je l’imaginais, pourraient réjouir un voleur à la tire. « Réessayez demain. J’ai oublié mes diamants chez moi. » ou « Vous auriez peut-être plus de chance avec ce gars-là. », accompagné d’une flèche griffonnée.

    Eh bien, de toute façon, elles m’amusaient.

    Ici, le trottoir se rétrécissait. Des garçons de l’école flânaient au coin de la rue. Les éclats de leurs voix portaient dans la rue fissurée. L’un d’eux venait de finir de manger une pomme et lança le cœur à un Gris qui passait dans sa forme étincelante de cerf aux cornes recourbées. Au service de la Cour blanche. Les Gris de la Cour étaient faciles à distinguer des Gris de la Ruelle qui étaient sales et rouillés.

    Le cerf renversa la tête et le cavalier se mit à crier, mais les rires des garçons noyèrent ses paroles.

    J’évitai tout contact visuel et je serrai mon sac messager plus près. À ma droite, il y avait une rangée de boutiques. Des auvents rayés pendaient des supports de bois ; et des affiches du dernier club clandestin, de ceux que mon frère désapprouvait, habillaient les fenêtres.

    J’enjambai une tache brune grumeleuse sur le sol et je coupai à travers une ruelle ; c’était un raccourci vers le Centre de tri postal du district, ou CTPD. De la lessive était accrochée aux murs de chaque côté, tandis que des tuyaux rouillés rampaient comme des veines par-dessus les briques. J’évitai les côtés de la ruelle ; les murs paraissaient humides et couverts de quelque chose de vert et possiblement en mouvement.

    À l’avant, une jeune femme avec une coupe mohawk noir et blanc était appuyée contre les barreaux d’une sortie de secours brisée. Le métal craqua sur des charnières écaillées alors qu’elle se déplaçait légèrement. Elle baissa les yeux sur ses bottes grises, les mains enfouies dans les poches de son chandail. Je marchai à vive allure.

    Comme je passais devant elle, je lui fis un hochement de tête à peine perceptible. Juste pour être polie. Reev disait qu’il fallait toujours être poli, même si personne d’autre ne s’en souciait.

    La jeune fille se précipita, me poussant contre le mur de la ruelle. Je perdis le souffle alors que nous heurtions les briques, mon sac amortissant l’impact. Je levai le bras pour la faire dévier, mais elle le repoussa de côté.

    Des doigts forts, couverts de terre, se serrèrent autour de mon cou. Une paume moite se pressa sur ma clavicule, et un bord tranchant fouilla dans mes côtes.

    Si elle devait faire un trou dans ma tunique, je la flanquerais à terre. Ma tunique était gris terne, usée aux coudes, avec des boucles partiellement effilochées cousues le long des ourlets — rien de spécial, sauf que c’était Reev qui me l’avait confectionnée.

    — Tu es un peu loin de la Cour blanche, n’est-ce pas ?

    La jeune fille se mit à ricaner, et je remarquai ses lèvres colorées en rouge vif.

    — Combien penses-tu que quelqu’un paierait pour te ravoir ?

    Je cessai de me débattre. Quoi ? Un rire bouillonna jusqu’à ma gorge. D’accord, c’était nouveau.

    Les doigts autour de mon cou se desserrèrent, et la fille tressaillit un peu.

    — Qu’est-ce qui est si drôle ?

    — Je vis dans le Labyrinthe, lui dis-je carrément.

    Si le District Nord était le Purgatoire, alors le Labyrinthe était l’Enfer. C’était ainsi que nous appelions le Quartier Est, précisément un labyrinthe de conteneurs qui nous servaient de maisons, si étroitement entassés qu’ils s’étaient transformés en une ville dans la ville. Opérant selon ses propres règles tacites, le Labyrinthe se trouvait à peu près aussi bas que possible sur l’échelle sociale, ce qui, à Ninurta, voulait dire quelque chose.

    — Personne ne va payer un seul crédit pour moi.

    Ce qui était un mensonge, parce que Reev paierait chaque crédit qu’il avait épargné pour nous afin de nous permettre de quitter les murs de métal suintants et la claustrophobie du Labyrinthe. Il donnerait encore plus pour moi, et je ne permettrais jamais que cela arrive.

    — Je t’ai vue quitter la Cour blanche, dit la fille, sa main moite glissant contre ma peau.

    Sa nervosité ne me rassurait pas ; elle ne la rendait que plus imprévisible.

    — Regarde de plus près, dis-je, et je baissai les yeux vers la sangle de mon sac messager sur mon épaule.

    J’écartai mes longs cheveux noirs, et la fille se concentra sur l’oiseau jaune cousu dans la vieille toile. C’était le logo du Centre de tri postal du district — un symbole suranné de vol et de liberté, ce qui était profondément ironique, et quelque chose à quoi je ne pensais pas de peur que mes yeux se retrouvent directement dans les Terres interdites.

    Dès que la jeune fille prit conscience de ce qu’elle voyait, son corps se raidit et son visage déjà pâle devint cendré.

    — B-bien, commença-t-elle. Tu… Je…

    Elle lâcha un juron. Le couteau s’enfonça plus fort dans mes côtes. Je retins mon souffle. La fille jura de nouveau.

    — Alors, en avons-nous fini maintenant ?

    Je me sentais un peu mal pour elle. Elle n’était pas beaucoup plus âgée que moi. Peut-être dix-huit ou dix-neuf ans ; mais la plupart des jeunes d’ici avaient pénétré par effraction dans leur première boutique à cinq ans. J’ignorais si c’était vrai pour moi, étant donné que je ne pouvais me souvenir de rien de ce qui s’était passé avant mes huit ans.

    Il fallait que je parte, sinon je serais en retard pour remettre mon sac au CTPD. Ma route était chronométrée et je ne pouvais me permettre de perdre des crédits.

    La main de la jeune fille me serra le cou.

    — Tu es jolie, dit-elle, son regard parcourant mon visage. Et tes yeux sont assez inhabituels.

    Je gémis. Et c’est parti.

    — Je parie que j’obtiendrais un bon prix pour toi sur les quais.

    J’en avais assez entendu.

    Je tendis le bras avec mon esprit, tâtonnant pour toucher aux fils du temps qui flottaient autour de nous. Si vous étiez capable de les voir, vous les verriez partout, entrelaçant les personnes, les bâtiments érodés, les pierres sous mes pieds. Ils se déplaçaient vers l’avant en mouvements constants. Toujours vers l’avant. J’imaginai mes doigts qui attrapaient les fibres, les faisant ralentir pendant qu’elles s’entremêlaient.

    Le temps ne s’arrêtait jamais vraiment. Pour autant que je pouvais le dire, cet arrêt était impossible. Mais je pouvais le ralentir pendant quelques secondes, juste assez pour obtenir l’avantage.

    Les lèvres peintes de la fille continuèrent de bouger de façon minimale, sa voix devint un bourdonnement indiscernable. Je combattis les fils qui m’enlaçaient aussi, me tordant pour sortir de l’emprise de la fille et poussant sur le couteau enfoncé dans mon ventre. L‘arme était grossière, un simple débris de métal brisé avec une extrémité enveloppée dans un chiffon qui servait de poignée.

    Je ne pouvais pas retenir les fils très longtemps. Le temps ralentissait seulement dans l’espace autour de moi, et la pression croissante pour continuer vers l’avant et rattraper le reste des fils brisait mon emprise. Le temps claqua vers l’avant, rebondissant. Je m’arrachai, me laissant entraîner par l’élan du temps accéléré, et je tombai au sol. Une douleur envahit mon bras.

    Derrière moi, la jeune fille parut avoir le souffle coupé.

    La crainte me figea sur place. Elle avait vu.

    Je bondis sur mes pieds, frottant mes paumes en même temps que je me retournais pour lui faire face. Elle ne pouvait pas avoir vu. Personne d’autre que Reev était au courant de mes manipulations. Pour tous les autres, la perception du temps demeurait ininterrompue, ce qui préservait la conviction que personne à part le Kahl ne possédait la magie.

    La jeune fille ne me regardait pas. En fait, elle n’était même pas debout. Elle était agenouillée à côté du mur de la ruelle, et elle était tombée sur son couteau qui sortait de son ventre.

    Je la regardai alors qu’elle se glissait sur le côté dans un tas flasque. Sa tête heurta le sol avec un craquement. Je tressaillis, cherchant d’un côté et de l’autre de la ruelle, mais si quelqu’un avait vu ce qui était arrivé, il était déjà passé à autre chose. Rien que je puisse faire pour aider cette fille maintenant.

    Alors que je me détournais, la jeune fille gémit. Je regardai par-dessus mon épaule. Je ne pouvais voir son visage, mais je pouvais l’entendre marmonner.

    Je jetai un coup d’œil vers la sortie qui s’ouvrait sur la rue. Je devrais la quitter. Par sa nervosité et la façon maladroite dont elle m’avait attaquée, il était évident qu’elle n’était pas une criminelle aguerrie. Mais elle voulait me vendre sur les quais — elle méritait ce qui lui arrivait. La ville irait mieux sans une autre bouche désespérée à nourrir, et avec toutes les personnes qui disparaissaient chaque année, que serait une de plus ?

    D’ailleurs, il ne s’agissait pas d’une ruelle dissimulée. Quelqu’un finirait probablement par la trouver à temps.

    Mais si quelqu’un l’attendait ? Un frère. Une sœur. Un bébé affamé pour le dîner. Qu’arriverait-il à sa famille si elle ne revenait pas ?

    Stupide conscience.

    Le coursier le plus près était au coin. Alerter les cour­siers était le seul moyen de mettre la main sur les Gardiens — à part de me rendre directement à leur poste local, ce que je ne ferai certainement pas. Mais les coursiers chargeaient un prix fou pour leurs services, des crédits que Reev et moi ne pouvions nous permettre de dépenser, et même si j’essayais de mentir sur mon nom, ils me demanderaient une pièce d’identité pour vérifier ma citoyenneté.

    Je jetai un regard noir vers la jeune fille qui saignait dans la terre. Merde !

    Chapitre 2

    Lorsque j’avais dix ans, Reev avait passé un de ses dimanches de congé avec moi près de la rivière. Nous étions à la recherche d’insectes sur la rive boueuse et nous nous demandions quels pouvoirs mutants nous pourrions obtenir en tombant dans l’eau trouble. Il avait fait semblant de m’y lancer, et j’avais eu si bêtement peur qu’il le fasse que je m’étais tordu la cheville en le repoussant.

    Reev s’était senti très mal. Il avait promis de ne plus être aussi rude, et je lui avais dit de lancer sa promesse dans la rivière parce que personne n’imposait des restrictions à mon frère, même pas lui-même. Dans ma tête, c’était assez logique.

    Il m’avait transportée tout le long du chemin jusqu’à notre boîte dans le Labyrinthe. Je me souviens de la façon dont ses cheveux éraflaient mon visage, de la chaleur de son épaule contre ma joue et de l’odeur de la rivière — douceâtre comme des fruits pourris — sur ses vêtements. Sa voix qui murmurait des excuses inutiles était la seule chose douce à son sujet. Tout le reste avait été — et était encore — dur, fort, inflexible.

    Rassurant.

    Je ne voulais pas que la fin de semaine se termine. Je voulais une autre journée. Je le voulais tellement fort que lorsque je me suis réveillée le matin suivant pour trouver Reev toujours à la maison, j’ai cru que mon souhait s’était concrétisé.

    Le plus étrange — c’était qu’il s’était effectivement réalisé. Nous étions encore dimanche.

    Reev était parti travailler pour finir par découvrir que personne d’autre ne s’était rendu compte que c’était censé être lundi. Une fois la confusion dissipée, une colère froide s’était glissée sur son visage — sa bouche s’était crispée en une ligne et son regard s’était durci, ses yeux devenant comme des pierres grises. C’était la première fois qu’il me regardait de cette manière.

    — Promets-moi, avait-il dit, que tu ne le feras plus jamais. Jamais.

    J’avais été incapable de dire quoi que ce soit parce que le changement en lui m’avait tellement effrayée. Nous avions vu les Gardiens prendre des gens — les traîner sur leurs Gris, à travers les barrières de la Cour blanche, et nous n’en entendions plus jamais parler. Dans le Labyrinthe, nous avions un dicton : Reste silencieux, reste immobile, reste en sécurité.

    Mais Reev était le seul à l’avoir remarqué. Il n’y avait pas de Gardien martelant à notre porte.

    Les fils se déplaçaient autour de moi, devenant plus tentants à mesure qu’ils se clarifiaient dans ma vision. La Renaissance avait éliminé presque tous les mahjos — les utilisateurs de magie. La lignée de Kahl était censée être la dernière, et il se servait de sa magie pour aider la ville. Si j’avais un pouvoir spécial, un pouvoir qui ne faisait de mal à personne, pourquoi ne pourrais-je pas l’employer, moi aussi ?

    — Kai, avait dit Reev. Promets-moi.

    Nous nous étions regardés tous les deux, mais l’expression de peur dans ses yeux m’avait finalement poussée à acquiescer.

    Cette promesse, je l’avais brisée trop de fois pour les compter. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Ce moment avait été la première fois où je prenais conscience de ma différence. Une fois que j’eus compris ce qu’étaient les fils et que j’étais sans doute la seule personne à les voir, ils m’avaient fascinée.

    Le lendemain, le temps s’était ajusté de lui-même en poursuivant avec le mardi. Tout autour de moi, les gens grommelaient sur la façon dont le lundi s’était écoulé en un clin d’œil et se plaignaient de ne pouvoir se souvenir de quoi que ce soit ce jour-là. Kahl Ninu lui-même ne semblait pas l’avoir remarqué. Je n’ai jamais pu répéter ce niveau de manipulation, et je ne sais toujours pas comment j’y suis parvenu.

    À Ninurta, toute source d’énergie venait de la magie de Kahl, mais personne ne l’avait jamais vu à l’œuvre. Chaque mois, de nouvelles pierres d’énergie étaient disponibles pour l’achat, et les Gris, faits de magie et de métal, couraient continuellement les rues comme des bêtes brillantes. Qui étions-nous pour remettre en question la situation ? Je ne pouvais rien faire d’à moitié aussi utile, mais que mes capacités relèvent de la magie ou d’un caprice de la nature, je ne pouvais le dire.

    Je n’osais pas me donner le nom de mahjo, même dans ma tête. Ce statut semblait trop relié au Kahl, et je ne me faisais aucune illusion sur le fait d’être son égale.

    Et maintenant, avec ces lourds frais qui m’attendaient, peut-être devrais-je pratiquer une certaine retenue.

    Après l’arrêt auprès des coursiers — qui étaient si lents qu’ils auraient dû se faire appeler escargots —, je me précipitai au CTPD pour laisser mon sac juste à temps. J’aurais dû être plus inquiète à propos de la femme qui avait failli mourir que de l’état de nos crédits. Mais je ne l’étais pas.

    Comme je quittais le CTPD, je regardai droit devant moi et passai rapidement devant le Gardien qui montait la garde aux doubles portes en verre. Il me suivit des yeux.

    Il y a quelques jours, ce même Gardien m’avait traînée dans la pièce arrière où j’entrepose mon sac et m’avait offert deux fois mon salaire pour « service personnalisé ». Heureusement, ma patronne était entrée brusquement une seconde plus tard pour voir ce qui me retenait, et je m’étais échappée.

    À l’extérieur, un flux de circulation humaine bloquait le trottoir. Marcher était la seule façon de se déplacer dans la ville sans un Gris, et les rues étaient assez bondées en ce moment de la journée. Je pataugeai à travers les corps qui se poussaient pour arriver de l’autre côté de la rue. Je demeurai à proximité des vitrines, la plupart sombres ou recouvertes de panneaux. Une rangée de pigeons s’éloignèrent en battant des ailes alors que mon épaule se heurtait à un auvent affaissé. Je levai les yeux, mais ils n’avaient volé qu’assez loin pour trouver un nouveau perchoir dans la rue.

    Pendant trois cent cinquante-huit jours par an, les oiseaux ne volaient pas plus haut que les bâtiments. Comme s’ils avaient oublié comment faire. Mais dans cinq jours, les nuages se sépareront et libéreront des rayons de soleil sur la ville. Pendant une semaine par année, la rivière dansait avec des lumières. Les arbres osaient bourgeonner. Et les oiseaux s’envolaient, devenant des taches brunes contre un ciel gris.

    La Semaine du Soleil était mon moment préféré de l’année. J’avais si hâte.

    Droit devant, une boutique était installée au coin de ce qui était autrefois la rue Souveraine et la Sixième Avenue, mais les plaques de rue étaient tellement déformées qu’elles n’étaient plus lisibles. En comparaison avec les bâtiments, ce n’était pas le pire. On les avait peints en vert à un certain moment au cours des vingt dernières années, mais maintenant, la peinture ressemblait à de la moisissure qui s’émiettait. Au-dessus des fenêtres à volets, il y avait le nom de la boutique « Drivas » en lettres jaunies et écaillées.

    Depuis des années, Kahl Ninu promettait des rénovations dans le District Nord, mais rien n’avait été fait. Toutes les ressources de Ninurta provenaient d’un quartier fermé à la circulation dans la Cour blanche, il y avait donc peu à faire que d’attendre et d’espérer pour le mieux. Et être soumis à des frais exorbitants juste pour demander de l’aide aux coursiers.

    Je soupirai. Il faudrait que j’établisse un budget rigoureux au cours des prochaines semaines pour compenser les frais payés. Et je devrais surveiller le courrier. Un avis serait envoyé avec un délai de trois jours pour que nous envoyions nous-mêmes les crédits, sinon, ils seraient prélevés auto­matiquement. Il fallait que je déchire l’avis avant que Reev ne le découvre. C’était une bonne chose que ce soit l’été, ce qui signifiait plus d’heures et plus de crédits à gagner. Durant l’année scolaire, Reev ne me permettait de travailler que la fin de semaine.

    Les enfants étaient tenus de fréquenter l’école, mais personne n’appliquait cette règle. Une fois, j’avais essayé de parler à Reev pour qu’il me laisse travailler à temps plein afin que nous puissions amasser plus de crédits. Il ne m’avait même pas fait le plaisir de répondre. Étant donné que la plupart de mes amis avaient interrompu leurs études, aller à l’école était devenu une corvée. Une corvée de neuf mois, monotone et sans paie. Le seul véritable ami qui me restait, c’était Avan Drivas, dont la famille était propriétaire de la boutique. Mais puisqu’il avait obtenu son diplôme l’année derrière, j’avais peu de raisons de me réjouir à propos de l’école qui commençait dans quelques mois.

    J’entrai dans la boutique. Ce que je préférais ici, c’était la propreté. Même si la marchandise n’était pas la plus fraîche, les propriétaires avaient au moins la décence de jeter les produits pourris. Les comptoirs étaient essuyés, les planchers balayés tous les soirs, et les fenêtres lavées une fois par semaine. Je le savais, parce que même si Avan affirmait qu’il ne faisait que donner un coup de main à son père, il gérait pratiquement la boutique et il aimait qu’elle paraisse bien rangée.

    — Salut, Kai, cria Avan de derrière le comptoir.

    Quand il souriait, une fossette se creusait sur sa joue.

    Je lui fis signe et je m’esquivai dans une allée, me sentant idiote. Il avait un an de plus que moi ; il était grand, avec un teint olive et des cheveux noirs. Nous étions amis depuis assez longtemps, alors sa présence n’aurait pas dû avoir d’effet quelconque sur moi, mais allez dire cela à mon estomac. Comme pour se moquer de moi, il fit un petit saut.

    Je parcourus les étagères et je pris un paquet de tranches de poires séchées et un sandwich au concombre. Il était difficile de se procurer de la viande, mais de toute façon, elle aurait été trop chère pour moi. Je dis alors à mon estomac de se calmer, puis j’apportai mes articles au comptoir.

    — Comment était l’illustre Cour blanche aujourd’hui ? demanda Avan en même temps qu’il enregistrait mes articles.

    Il avait de belles mains, minces mais solides, avec de longs doigts. Les muscles de ses avant-bras se contractaient quand il les bougeait. Je les regardai quelques instants de trop et je me hâtai de détourner les yeux.

    — Éblouissante, répondis-je. Il faudra que je me roule un peu partout à l’extérieur pour me débarrasser de la sensation de propreté.

    Avan sourit de nouveau, ses yeux sombres s’attardant sur mon visage avant de se détourner pour déposer mes achats dans un sac de papier. Un tatouage noir dentelé commençait sous sa mâchoire, s’étendait sur le côté de son cou et disparaissait sous le col de sa chemise. Il s’était fait tatouer quelques années plus tôt, à l’époque où je commençais à penser à lui comme à un ami. J’essayais d’imaginer ce à quoi ressemblait le reste.

    Il tendit le bras derrière lui, puis il glissa quelque chose d’autre à l’intérieur du sac : une miche de pain enveloppée et un morceau de fromage à pâte dure.

    — C’est arrivé ce matin, dit-il. Je ne les ai pas encore placés sur le plancher.

    Sa voix était grave. Lorsqu’il parlait aussi doucement, je pouvais presque sentir un grondement dans ma poitrine.

    Je hochai la tête pour le remercier. Avan aimait insérer des produits frais dans mon sac. C’était ainsi que tout avait commencé — notre amitié. Bien sûr, je l’avais toujours remarqué. Impossible de ne pas le faire. Mais quand j’avais douze ans, il m’avait glissé quelques pommes avec un sourire paisible. C’était la première fois qu’il me remarquait.

    Au début, je m’y opposais. Je n’étais pas habituée à des actes de bonté gratuits et j’exigeais de savoir ce qu’il voulait. Mais il ne m’a jamais rien demandé et n’a jamais cessé d’essayer de m’aider. J’ai fini par cesser de discuter. Il aurait été plutôt stupide de retourner des aliments gratuits.

    — Comment va ton frère ? demanda-t-il en déposant mon sac sur le comptoir entre nous.

    J’étais reconnaissante pour la barrière, même si elle était petite.

    — Bien. Comment…

    Je détournai les yeux, incapable de m’empêcher de jeter un coup d’œil vers la porte dans le coin qui conduisait à l’appartement de ses parents.

    — Comment vont… les choses ?

    Avan avait vu où je regardais et il se tendit. Il ne parlait plus vraiment de sa mère, et poser des questions sur son père ne m’était pas permis ; pas depuis que je lui avais asséné un coup de pied dans l’aine quand j’avais treize ans. Je m’étais lassée d’entrer pour trouver Avan au comptoir avec des ecchymoses violettes et les mains bandées. Alors, la fois suivante où j’avais vu M. Drivas, imbibé d’alcool et qui criait après lui, j’étais arrivée par-derrière et je l’avais visé entre les jambes.

    Avan avait essayé de me protéger tandis que son père devenait rouge de rage, mais M. Drivas ne m’avait pas frappée. Même ivre, il savait que Reev l’aurait envoyé à l’hôpital.

    — Ma mère va bien, dit Avan, interprétant ma vague question.

    Lorsqu’il ne souriait pas, il paraissait plutôt sombre. Même triste. Je me demandai s’il le savait.

    — Alors tu as entendu les nouvelles ?

    — Tu sais que tu es ma meilleure source.

    Plutôt ma seule source. Je ne me préoccupais pas beaucoup de ce qui se passait dans la ville si cela ne nous touchait pas, moi ou Reev, mais Avan avait des contacts, et en général il était bien informé.

    Et j’aimais avoir cette excuse pour rester là et lui parler.

    — Il y en a eu une autre, dit-il. Dans la partie supérieure de la Ruelle.

    Mes doigts se mirent à jouer avec le sac. Personne ne parlait beaucoup des disparitions. Il s’en produisait quelques-unes par année au plus — pas suffisamment pour causer une panique générale, mais certainement assez fréquemment pour qu’on le remarque —, et soit les gens réagissaient avec la peur et la paranoïa, soit qu’ils détournaient le regard.

    Comme nous devions nous préoccuper de notre propre survie, nous n’avions pas beaucoup d’inquiétude à revendre.

    — Le Cavalier noir frappe à nouveau ? dis-je avec une bonne dose de sarcasme.

    Aucun d’entre nous ne croyait à la prétention de Kahl Ninu selon laquelle un rebelle nommé Cavalier noir kidnappait les Ninurtans. Quel type de criminel qui se respecte se nommerait Cavalier noir ? Et à part la propagande qui insistait pour dire que le Cavalier avait l’intention de renverser le Kahl, personne ne l’avait jamais vu ni n’avait entendu parler de lui.

    Franchement, on aurait dit une tentative bancale pour essayer d’étouffer quelque chose. Probablement parce que le Kahl n’avait pas encore attrapé celui qui enlevait effectivement des gens. Par contre, étant donné qu’il avait la magie à sa disposition, je croyais que cela aurait été pour lui une tâche facile.

    — Quelqu’un que tu connais ? demandai-je.

    — Pas vraiment. J’ai rencontré cette fille à quelques reprises, mais…

    Il haussa les épaules, et c’était vraiment tout ce qu’il y avait à faire.

    Dans quelques semaines ou quelques mois, une fois que sa famille aurait accepté qu’elle ne soit pas retrouvée, ses proches se rendraient au vieux temple mahjo au centre du District Nord et organiseraient une cérémonie d’adieu. Puis, ils continueraient leur vie.

    — Fais attention à toi.

    Chaque jour, il me répétait ces mêmes paroles, et je lui donnais la même réponse.

    — Toujours.

    Je le remerciai de nouveau pour les produits d’épicerie et je partis. Je descendis la colline vers les quais. La rivière séparait le District Nord du Quartier Est, et alors que plusieurs ponts reliaient les rives, seuls quelques-uns étaient sûrs. Les proxénètes régnaient le long de la rivière, et il fallait être prudent à tout moment de la

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