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Les Jaloux saboteurs
Les Jaloux saboteurs
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Livre électronique282 pages4 heures

Les Jaloux saboteurs

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À propos de ce livre électronique

Jamais la vie de bureau n'a semblé ennuyeuse à Jean-Pierre. Après 20 ans de bons et loyaux services au sein des Mutualistes Jaloux, il trouve toujours une joie douce à déguster son Cappuccino grain moyen lait normal plus à la machine à café tout en exerçant une pression tyrannique sur ses collègues les plus inoffensifs.

Un matin, la photocopieuse s'emballe sans raison manifeste : des feuilles de papier se répandent, sans discontinuer, débordent par les fenêtres, envahissent Paris créant une pagaille sans précédent. La quiétude de Jean-Pierre est ainsi brutalement anéantie par plusieurs tonnes de papier. Coupable désigné, il fuit et entre dans la clandestinité. Il est prêt à tout pour reconquérir sa tranquillité chérie. Et son Cappuccino grain moyen lait normal plus...
LangueFrançais
Date de sortie6 oct. 2021
ISBN9782960256956
Les Jaloux saboteurs
Auteur

Aurélie Jourde

Aurélie Jourde vit et travaille à Paris, mais a grandi dans le sud de la France. De ses années fouettées par le Mistral, elle garde un goût prononcé pour les légendes populaires, les rodomontades, les récits rocambolesques et, bien entendu, la tourte au poulpe. Elle s'intéresse à l'épique dans notre quotidien, à l'absurde, à l'humain, à tous ces petits dérèglements qui font le sel de la vie quand on est privé de celui de la mer Méditerranée.

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    Aperçu du livre

    Les Jaloux saboteurs - Aurélie Jourde

    Chapitre 1

    « Paris – Le 13ème arrondissement plonge dans l’effroi après une nouvelle attaque de pigeons qui endeuille sa population. La victime, une septuagénaire pratiquant son Tai Chi au moment du drame, est décédée à l’hôpital des suites de ses blessures portant à 237 le nombre de morts par columbidé cette année. Les autorités invitent tout un chacun à la plus grande vigilance.

    Ile de France – C’est une saisie record réalisée par les forces de l’ordre : près de 300 kilos de disques, cassettes et magazines de musique « Yéyé » auraient été interceptés à Mantes-la-Jolie dans le cadre d’une vaste opération de lutte contre la culture déviante. Lors de sa prise de parole, le Ministre de la Culture Respectable a salué « l’héroïsme et l’abnégation de ceux qui luttent pour protéger notre jeunesse. »

    Sport – Le championnat du monde de marelles, c’est ce soir ! Il opposera le Brésil à l’Angleterre suite à la malheureuse défaite de l’équipe tricolore en demi-finale. Pour prévenir tout débordement sur la voie publique, la préfecture a annoncé l’interdiction de la vente d’alcool à proximité des gares et des dancings dès 17 heures.

    International – Une page se tourne en Corse où Ange IX succède à son père Lisandru VI. La cérémonie d’accession au trône sera retransmise en direct sur la première chaîne. Les plus grands espoirs accompagnent le jeune monarque qui aura la lourde tâche de faire cesser la Guerre des Figues qui met, depuis 10 ans, le pays à feu et à sang.

    Santé – Le beurre de cacahuète n’en finit pas de révéler ses puissantes propriétés anti cancérigènes… »

    Jean-Pierre, torse nu dans sa chambre, écoutait d’une oreille distraite la vieille radio crachotant les informations du jour. Comme tous les matins, il se préparait devant sa glace et, comme tous les matins, hésitait sur le choix de sa cravate. Sans parvenir à déterminer laquelle mettrait le plus en valeur sa physionomie, il passait alternativement la cravate bleu nuit à fines rayures puis la cravate bleu nuit à rayures moyennes sous ce simple menton qui faisait sa fierté. D’aucuns en auraient été surpris mais Jean-Pierre pouvait, sous certains aspects, être qualifié de « coquet ». Ses critères d’exigence étaient peu nombreux mais inflexibles : le vêtement devait tomber juste, les couleurs ne pas s’entrechoquer et les matières se montrer honnêtes. Déroger à ces principes ne lui avait jamais rien apporté de bon. Un jour, un maillot de sport en lycra lilas lui avait valu une crise d'urticaire épique dont la seule pensée suffisait à lui donner des envies de se gratter la couenne jusqu’à l’os… Bref, Jean-Pierre aimait plus que tout se sentir à son aise, respectable, dans des vêtements comme il faut.

    Bien que de taille moyenne, il était de robuste constitution : ses épaules étaient solides, ses mains carrées, son cou puissant. Il approchait de la cinquantaine et, depuis quelque temps, avait observé des signes d’usure dans ce corps qui jusqu’ici le portait fidèlement. Le constat était sans appel : la peau se distendait çà et là. Après des années à balayer d’une moue désapprobatrice la moindre évocation d’une activité physique, il avait finalement résolu de s’entretenir.

    La cravate à fines rayures l’emporta ! Il la posa sur le couvre lit en tricot, bien à plat, à côté du maillot de corps en coton et de la chemisette immaculée parfaitement repassée.

    Il passa dans la salle de bains, une petite pièce aux carreaux de faïences orange et brun, et couvrit ses joues d’une mousse onctueuse. Son rasoir commença à courir, tout en douceur, sur sa gorge. Si le sommeil le possédait encore, cette caresse matinale le réveillait définitivement et demandait une grande concentration. En la faisant longer son épaisse moustache, il actionnait la lame avec une infinie précaution et entendit, au loin, le jingle de fin du bulletin d’information. Il était 7h. Sa fenêtre était encore imbibée d’encre nocturne qui bientôt serait entièrement absorbée par une chaude journée de printemps. Les oiseaux de la nuit lançaient déjà leurs derniers cris, ces cris qui d’heures en heures descendaient profondément dans leurs gorges soyeuses pour finir en graves roucoulements roulant sur les toits verts de gris. Jean-Pierre se rinça le visage puis l'enfouit dans une serviette. Il jeta un œil dans le miroir, leva les bras, montra ses biscotos… pas mal.

    « Une journée qui commencera sous un grand ciel bleu, avant de virer à l’orage pour la moitié nord du pays. Les températures monteront... »

    Jean-Pierre retourna dans la chambre et rangea le fin gilet de laine moutarde qu’il avait sorti en cas de fraîcheur matinale. Consciencieusement, il enfila ses vêtements. Ses gestes étaient précis, mesurés, intériorisés comme ceux d’un samouraï ajustant son obi. Il resserra la boucle de sa ceinture et rentra sa chemise dans son pantalon en prenant soin de n’y créer aucun pli. Le cuir, le métal, le coton, les doigts de Jean-Pierre parcouraient ces textures et les appréciaient une par une. Ce rituel matinal était un éveil de son âme, un renouveau de ses sens. Il aimait se sentir en pleine conscience, maîtrisant les petits gestes du quotidien, les chérissant jusqu’aux derniers avant de plonger dans le tourment de la ville.

    Dans l’entrée, il ôta les embauchoirs de bois de ses chaussures qui, chaque matin, attendaient patiemment de reprendre vie sous le porte manteau. Devant la sortie à venir, elles agitaient les lacets d’impatience. « On y va mes belles, on y va » les rassura Jean-Pierre tout en les flattant d’une caresse. Aidé d’un chausse-pied, il y glissa sans à-coup. Pour se sentir en communion avec le monde, certains ont besoin d’une aube dorée, d’arbres bruissant, d’un lac à la surface plane dans lequel ils se laissent couler sans provoquer la moindre ride... Pour Jean-Pierre, il lui suffisait de se chausser. Son nœud de cravate était la touche finale de sa tenue. Il le réalisait en savourant chaque étape, appliqué comme un écolier. Ainsi harnaché, il se sentait prêt à affronter le chaos d’une nouvelle journée de bureau.

    Puis, il tourna le bouton de la radio qui en resta sans voix sur son napperon.

    Avant de claquer la porte du petit appartement, il saisit son attaché-case lustré et, au dernier moment, attrapa un parapluie qui pendait au mur. Le bulletin avait parlé d’orage, Jean-Pierre était quelqu'un de particulièrement prévoyant.

    Chapitre 2

    Paris au petit matin ressemblait à un manège se mettant en train. La ville tournait

    au ralenti, exerçant un étrange pouvoir de fascination sur ceux qui s'apprêtaient à s’y engouffrer. Puis, progressivement, à mesure qu’elle engloutissait ses habitants, la machine s’emballait : plus vite, toujours plus vite... bientôt, il faudrait prendre son courage à deux mains pour monter en marche sur cette infernale attraction. Pour en sortir également comme en témoignaient les silhouettes hagardes, échevelées qui parcouraient la capitale en fin de journée.

    Jean-Pierre sortait à une heure où le rythme de la ville restait raisonnable. Cependant il savait que cela se jouait à peu de chose et s’engouffrait sans musarder dans la bouche du métro avant de rejoindre les quais.

    Il était 7h15 et Jean-Pierre était encore présentable, parfaitement japonais. Cela ne durait jamais...

    Lorsque Jean-Pierre parvint à s’extirper de la rame, rouge et suant, il était tout juste 7h45. Moins une ! Il essuya son front et tenta de reprendre son souffle et ses esprits sur le quai de sa destination. La ville avait encore gagné, elle le mettait toujours dans un état impossible ! Que cela pouvait l’exaspérer ! Tout ce soin réduit en cendres par l’injuste pression du monde. Il y avait toujours quelque chose : la pluie, une grève ou, comme ce matin, un obèse ! Encore un de ces fichus obèses qui bloquaient le mécanisme d’ouverture des portes ! S’il n’avait pas mobilisé toutes ses forces pour le pousser, jamais Jean-Pierre n’aurait pu dégager un chemin de sortie. Sur le quai, un petit groupe l’entoura : les passagers qui s’étaient engagés dans la brèche ouverte par son courageux effort le congratulaient et lui tapotaient le dos à qui mieux mieux aux cris de « Ben mon vieux ! Quel morceau ! ». Après ces effusions minutées, ils prirent congé et détalèrent en direction des différents couloirs où ils se répartirent équitablement.

    Jean-Pierre se retrouva alors seul avec la masse de l’énorme individu qui gisait à la renverse sur le quai, incapable de se relever. Il gémissait, ses petites pattes dodues griffaient l’air de manière grotesque alors que ses flancs flasques se soulevaient au rythme de ses halètements. Jean-Pierre lui jeta un regard triomphant qui se planta dans cet amas de graisse en héroïque javelot : seul, armé de ses poings et de son désir de ponctualité, Jean-Pierre l’avait jeté à bas. Ces cours de lutte gréco-romaine pour lesquels il déboursait une fortune commenceraient ils à porter leurs fruits ? Il tâta ses biceps à travers la toile de sa chemise. Pas de toute, ils avaient considérablement forci. Il releva la tête et adopta un pas chaloupé, pour s’approcher du monstre terrassé. Arrivé à sa hauteur, il le larda encore de quelques regards acérés puis, du bout de son soulier, fit rouler la forme gélatineuse vers le bord du quai. Lentement, elle bascula sur les rails dans un « floc » pathétique de méduse avachie.

    « Prochain train dans 3 minutes ! ».

    « Pour les prières, il ne va pas devoir traîner le pachyderme… » songea Jean-Pierre en jetant un œil à sa montre « Ciel, 7h50 ! ». D’un pas pressé, il s'avança vers le premier couloir et se laissa happer par le système de ventilation. Tout en flottant à quelques centimètres du sol, porté par la force d’aspiration du tunnel, il réajusta sa tenue et sa coiffure dans les grands miroirs qui recouvraient les murs. Au premier tournant, il jouit d’une belle succession de Jean-Pierre en vingt exemplaires. « Quel plaisir de vous trouver là tous réunis ! Que vous êtes beaux mes amours ! Bien le bonjour à vous ! Quelle belle journée n’est-ce pas… ». Ses reflets lui renvoyaient des clins d ’œil complices et de grands gestes d’encouragement pour stimuler sa motivation. Les plus espiègles se fendaient même d’une petite danse en dandinant du popotin. « Les coquinous » pensait-il, indulgent.

    C’est finalement sous une véritable haie d’honneur – car toute « ola » demeurait strictement interdite dans les souterrains du métropolitain – de cent exemplaires de lui-même qu’il sortit de la station à 7h50, galvanisé.

    Son bureau se trouvait heureusement très proche de la station. C’était définitivement une bonne place, surtout si l’on considérait la qualité irréprochable de la cantine. Ah ces petites brochettes de poulet servies le mardi...

    À 7h53, il arriva dans la rue la Boétie au pied du siège des Mutualistes Jaloux, grimpa trois marches avec légèreté et poussa une lourde porte d’acier. Puis, il traversa le hall capitonné de faux marbre, s’engouffra dans l’ascenseur et appuya sur le bouton du 5ème étage. A cette heure-ci, les hauts parleurs de la cabine ne diffusaient pas encore leurs mélopées cent fois honnies. Comme à chaque fois, il ressentit un soulagement certain à ne pas partager cette boîte exiguë de si bon matin : personne pour engager la conversation sur la météo du jour, aucun bonjour à rendre, aucun commentaire à faire sur la victoire du gentil Moldave dans l’émission nationale de télé-crochet… enfin ! Une trêve dans la socialisation quotidienne forcée. A son étage, il marcha d’un pas léger jusqu’au bureau 237, pendit son parapluie derrière la porte, posa sa sacoche en croûte de cuir et alluma son poste de travail. Ses gestes étaient précis, mécaniques, implacables. Il ne lui restait que 4 minutes pour reprendre un rythme cardiaque de circonstance, c’est-à-dire à peine plus élevé que celui d’une holothurie¹.

    À 7h59, Jean-Pierre venait d’achever l’ouverture d’un nombre raisonnable de fenêtres sur l’écran de son ordinateur. Il s’approcha alors du robinet à papier placé derrière son bureau et l’ouvrit en fredonnant. Une dizaine de feuilles de papier immaculées en sortirent avant de tomber dans la bannette prévue à cet effet. Il les déplia gravement avant de les froisser une par une avec soin. Puis, il déposa ces boulettes dans la corbeille qui jouxtait son bureau non sans oublier d’en laisser une ou deux bien en vue sur le sol. Il sortit quelques documents de dossiers en cours et les dispersa savamment sur son bureau. Enfin, il sema quelques trombones sur le tout et regarda son œuvre, satisfait. L’ensemble était particulièrement réussi ! Il ne s’attendrit pas sur cet harmonieux agencement, cette nature morte professionnelle, dans laquelle jouait déjà la lumière clignotante du néon. Non. Il jeta un œil à droite, puis à gauche, ouvrit le caisson du bas de son bureau et en sortit avec précaution une boîte à chaussures. Il souleva le couvercle et balaya du regard les trésors qui s’y nichaient. Avec une précaution infinie, il saisit entre le pouce et l’index quelques gobelets de café usagés qu’il posa sur sa table de travail. La touche finale ! « Chérie on the cake comme disent les Anglais ! »

    Les verres issus de sa collection trônaient souverainement au-dessus de ce désordre studieux, nobles témoins de son « activité matinale acharnée ». Tout était en place... Il se carra dans la mousse bon marché de son fauteuil, empoigna sa souris d’ordinateur, ferma les traits de son visage : seuls les clics répétés venaient troubler le silence soudain qui s’était installé dans son royaume.


    ¹ concombre de mer, pour vous en boucher un coin.

    Chapitre 3

    8h15 : trois coups furent frappés à la porte. Un grommellement leur répondit. De grands yeux inquiets apparurent, suivis de la silhouette entière d’Estelle qui s'avança sur la pointe des pieds en traversant le bureau. Elle était en retard, elle le savait. Ses mains maigres tremblaient un peu, produisant un son de castagnettes espagnoles.

    Alors qu’elle passait devant lui, Jean-Pierre jeta un regard ostentatoire au cadran de sa montre. Ce simple geste la fit bondir jusqu’à son petit bureau tubulaire où son corps menu se coula prestement sur sa fragile chaise en plastique. Elle se figea et retint sa respiration, les mains posées à plat sur sa table de travail.

    Jean-Pierre leva lentement la tête et la regarda en silence. Après s’être entraîné des années à fixer les gens sans ciller, il avait développé un talent certain pour jeter des regards aussi longs que malaisants. L’entreprise requiert une concentration extrême. Un battement de paupières et toute l’intensité du moment s’écroule ! Sous ce regard qui s’alourdissait seconde après seconde, les épaules d’Estelle se contractèrent. Elle rentra sa tête dans son cou dans un réflexe de protection primitif, sa frange recouvrant presque entièrement ses grands yeux délavés remplis de crainte. Jean-Pierre continua de la fixer, rétrécissant ses paupières pour un effet plus que pénétrant… « Bip, bip, bip, biiiiiip » pensa-t-il avant d’imaginer un bruit d’explosion.

    Mais Estelle n’explosa pas. Elle resta là, immobile, attendant la remarque assassine. Celle-ci ne vint pas. Les secondes s’écoulaient, se traînaient, s’étiraient... Finalement, un Bonjour presque chaleureux s’échappa des lèvres de Jean-Pierre, faisant frissonner les poils de sa moustache. Surprise, confuse, Estelle bafouilla un Salut ! brouillon en retour et se courba vers les dossiers, servile mais soulagée.

    Les petites lunettes rondes de Jean-Pierre flamboyaient de plaisir. Il savourait ce petit mouvement sec de rétractation du dos d’Estelle. La terreur qu’il savait infliger, la peur qu’il faisait régner sur cet espace de 18m2 lui procuraient un plaisir certain. Il en était le maître incontesté et personne, non personne ne pouvait rivaliser avec sa volonté. Ces carrés de moquette bleue constituaient son territoire. Quiconque y pénétrait devait obéir à sa loi, se soumettre. Estelle ainsi que tous ses os le savaient. Elle avait enfreint la règle et, si elle pouvait s’enfoncer dans le sol, disparaître dans les peluches qui oscillaient entre le cobalt et le marine à ses pieds, elle le ferait sans aucune hésitation.

    Satisfait, il retourna aux documents sur son bureau, froissa des feuillets, arqua les sourcils tout en faisant des mouvements impétueux de la main, des clics rageurs. Poséidon furieux au milieu des océans déchaînés, sa souris comme trident vengeur.

    En silence, Estelle se tortilla sur sa chaise. « Et hier, vous avez terminé tard ? » Jean-Pierre, sans lever la tête, grogna en retour. « Si le service gestion savait faire son travail, peut-être aurais-je pu quitter mon poste à 18 heures… » Il marqua une pause « Comme vous … » Sa voix devint mielleuse « D’ailleurs ce cinéma… c’était « sympa » ? » Estelle ne s’attendait plus à cette pique. Oui, elle était partie tôt hier et arrivait en retard ce matin. Jean-Pierre était très à cheval sur les horaires. Il pourrait la dénoncer et crac, c’en serait fini du bon poste d’assistante dans cette prestigieuse maison. Elle n’appréciait pas particulièrement la compagnie de Jean-Pierre, son supérieur, mais la paye était acceptable et la cantine vraiment savoureuse, surtout les petites brochettes de poulet du mardi... Elle baissa les paupières et répondit faiblement « Pas mal… vous savez c’est mon mari qui a choisi, il y avait beaucoup trop de violence j’ai trouvé… » Voyant le peu de réaction qu’entraînait chez son supérieur, cette spirituelle remarque, elle se dressa comme un ressort. « Monsieur, je vais à la machine, voulez-vous un café ? »

    Il acquiesça d’un mouvement de tête volontairement distrait. Estelle sortit avec empressement. Jean-Pierre suivit sa silhouette du coin de l'œil, sans cesser ses gesticulations. Mère nature avait été bien ingrate avec Estelle : corps d’allumette et tête lourde, elle avait tout de la femme bilboquet. Lorsqu’elle marchait, sa tête surmontée d'un casque de cheveux frisés dodelinait de droite à gauche puis de gauche à droite suivant ainsi le rythme de ses pas. Peut-être l’utilisait-elle comme gouvernail ? Et les jours de torticolis, était-elle obligée de tourner en rond frénétiquement toute la journée ? Cela pouvait expliquer ses arrêts maladie répétés... Jean-Pierre se jura d’être plus vigilant sur ce point à l’avenir.

    Il tendit l’oreille vers les pas d’Estelle qui s’éloignaient à vive allure dans le couloir. Lorsqu’ils eurent tout à fait disparu, Jean-Pierre se renversa entièrement dans son fauteuil dans un profond soupir de satisfaction. A cette heure, l’attente devant la machine à café était à son comble et la file s’entortillait jusque dans les escaliers au point d’atteindre le 2ème étage. Estelle allait en avoir pour une plombe. Un petit sourire gai orna sa moustache à cette pensée : il se détendit et offrit son visage aux constellations du plafond qui s’allumaient néon par néon. Celles-ci se reflétèrent dans ses prunelles attentives. Le signe zodiacal de l'« Agrafeuse » était déjà bien visible à cette heure. « Il doit être presque 8h30 » en déduisit-il.

    Jean-Pierre appréhendait toujours l’approche de 9 heures, heure à laquelle la constellation du « Parapheur » sortait de l’ombre. Un néon défectueux clignotait alors systématiquement. Ces œillades lumineuses répétées mettaient ses nerfs en pelote. Heureusement, le « Parapheur » n’était pas son signe totémique. Le sien apparaîtra un peu plus tard pour dessiner un trombone… il pourrait enfin y lire son horoscope de la journée. Il goûtait ses minutes de calme où il pouvait se laisser aller à sa curiosité astrologique tout en peignant calmement ses doigts.

    Jean-Pierre était « Directeur du classement » au sein des Mutualistes Jaloux. Ce titre, il l’avait gagné à la sueur de son front. Il avait en effet développé une méthode révolutionnaire dans cet art qui demande finesse et doigté : la méthode tactile.

    La méthode de rangement tactile était – comme son nom l’indique – une méthode de reconnaissance basée sur le toucher. Les vert pomme, les roses criards, les bleu électrique des classeurs et des dossiers donnaient des ensembles discordants qui agressaient les sens et provoquaient des crises d’épilepsies répétées parmi les employés les plus dévoués. De plus, cette logique basée sur la seule couleur empêchait l’entreprise d’embaucher des malvoyants. Or ces derniers étaient des êtres reconnus pour leur intelligence supérieure, que l’on pouvait de surcroît payer des clopinettes. En effet, si un employé avec deux bons yeux recevait un salaire normal, il était tout à fait autorisé de ne payer les borgnes qu’à hauteur de 50%. Alors pour les aveugles... c’était presque gratuit. Une aubaine...

    Confronté à ces difficultés, le Service du Classement se trouvait irrémédiablement fragilisé. Or, comme le prophétisait fort justement Albert Einstein (homme de ménage émérite aux Mutualistes Jaloux) « Si le classement devait s’arrêter, l’entreprise n’aurait plus que quelques années avant de disparaître ». C’est alors que Jean-Pierre inventa la glorieuse méthode du rangement tactile ! Sa démarche fut simple, il collectait lui-même les ongles, grains de café, cheveux, dents des employés, pour fournir matière à son classement. Il posait alors ce butin sur les couvertures des classeurs et le figeait à l’aide d’une épaisse couche de vernis. Nulle erreur n’était alors permise : cheveux

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