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L’incorrigible famille: Littérature blanche
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L’incorrigible famille: Littérature blanche
Livre électronique399 pages6 heures

L’incorrigible famille: Littérature blanche

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À propos de ce livre électronique

À quarante ans, Édouard est un personnage hors-norme. Trop grand, trop gros, un sens de l’humour douteux, il est pourtant le seul de sa famille à s’être extrait, à force de travailler, de la condition très moyenne dans laquelle elle se complaît. Sa famille, justement, ne va rien lui épargner ; entre ses parents qui se noient dans un verre d’eau et une sœur absolument impossible. Au fil du temps, sa vie si stable va être mise à l’épreuve. Quand on est affublé de parents comme les siens, vaut-il mieux se taire pour préserver les apparences ? Ou au contraire, être sincère et prendre le risque de tout détruire ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Denis Beauchamp a fait des études de commerce international avant de rejoindre le monde agricole. Passionné du milieu rural, il aime en décrire les joies, les non-dits et l’incroyable richesse des rapports humains qu’il retranscrit dans son roman L’incorrigible famille.
LangueFrançais
Date de sortie6 sept. 2021
ISBN9791037732514
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    Aperçu du livre

    L’incorrigible famille - Denis Beauchamp

    I

    Eugène

    1

    — Sale temps pour les gros ! lui lança son grand-père en le voyant passer, couvert de sueur.

    — M’en parle pas ! lui répondit Édouard. Tu m’achèterais ma maison en viager que tu ferais une affaire !

    C’est vrai qu’en pleine canicule, Édouard faisait presque peine. Il faut dire qu’il avait plutôt un physique à résister aux grands froids, que de marcher sous le soleil du mois de juillet. Il mesurait précisément 2,01 mètres de hauteur « le centimètre de plus c’est pour bien marquer qu’il a passé la barre du dessus », disait sa mère ; et son poids avoisinait, pour la dernière fois qu’il avait osé regarder sans se fâcher avec sa balance, les 135 kilos.

    Il ne se trouvait pas gros lui, après tout quand on culmine à une telle hauteur il faut bien remplir la carcasse. En revanche, il avait toujours été grand. Toujours. Aussi loin qu’il se souvienne, il ne s’était pas passé une seule journée sans que quelqu’un lui dise « Mais qu’est-ce qu’il est grand ce bonhomme », puis « mais qu’est-ce que tu es grand, c’est dingue ça ».

    Oui, c’est dingue ça. Ce qui est dingue c’est qu’on ne dit jamais aux gens qu’ils sont moches, vulgaires ou avec un bras plus grand que l’autre. Ou alors on ne leur fait pas remarquer, par gentillesse, par éducation, ou même par pitié pour eux qui n’ont déjà pas une vie facile. Mais quand on est très grand, tout le monde se permet de le faire remarquer.

    Alors, maintenant qu’il avait forci – un peu – c’était coup double, on se permettait tout. On lui disait qu’il fallait se bouger, mais, il se bougeait, lui. Plus jeune, il avait fait du basket : « t’es grand, tu as des facilités ». Tu parles, des facilités, les autres aussi ils en ont, du coup ça s’annule et il n’y a pas d’intérêt.

    Il avait essayé aussi le rugby : « avec un physique comme le tien, rien ne va t’arrêter ». Ben si, faut croire que les autres y arrivent assez bien finalement.

    Bref, le sport, Édouard, ce n’était pas trop son truc. Sauf la marche. Il pouvait marcher des heures et des heures, il tenait bon. Courir aussi, il aimait bien, à son rythme. Assez lent, mais longtemps. En somme, j’ai des capacités de marathonien, mais dans un corps de semi-remorque. C’est pas de bol quand même.

    Justement, aujourd’hui il revenait de faire une petite boucle, d’une douzaine de kilomètres, sur un parcours qu’il aimait bien parce que c’était sur des chemins bordés d’arbres qui faisaient de l’ombre, avec même un passage dans un petit bois – au moins je n’ai pas peur de croiser un ours, au pire c’est moi qui le bouffe – disait-il souvent pour faire rire les gens que les blagues sur les gros faisaient rire.

    Et surtout, c’était un parcours où il était à peu près tranquille, à part des retraités qui le regardaient passer par la fenêtre l’hiver, ou assis sur une chaise devant la porte l’été, personne pour l’interrompre ou lui demander du feu, ou de prendre en photo le couple sur le banc devant la rivière.

    En revenant chez lui, il passait devant la maison de son grand-père, une maison toute neuve qu’il avait fait construire quand la grand-mère était brutalement partie pour son dernier voyage, emportée par un méchant cancer du pancréas qui ne lui avait laissé le temps ni de dire à ses proches combien elle les aimait, ni à ceux qu’elle détestait, combien elle ne les aimait pas.

    C’était la vie. Mais Eugène, le grand-père, ne se sentait plus le courage de vivre dans son ancienne maison qui était pleine de souvenirs, de poutres bouffées par les insectes et d’électricité qui menaçait de mettre le feu chaque fois qu’on allumait la télé en même temps que le radiateur du salon. Et il lui fallait une maison de plain-pied, plus pratique et plus petite. Il avait pu avoir une parcelle à une centaine de mètres de son ancien chez lui, ce qui tombait plutôt bien. Il n’aurait de toute façon quitté, pour rien au monde, ce petit coin de campagne de la plaine du Forez, traversé par la Loire qui n’est ici qu’une petite rivière sans grande prétention et qu’on pouvait même franchir à pied l’été.

    Alors, sa vieille maison, Édouard la lui avait rachetée. Il vivait seul, il travaillait, il avait les moyens, il approchait la quarantaine, il avait plein d’idées de travaux et de décorations qu’il avait vues chez des amis, ou dans des émissions à la télé où ils refont tout en trois jours avec une musique émouvante à la fin.

    Bon, il était réaliste quand même, et avec l’aide de quelques amis il s’y était mis, faisant faire à des professionnels les travaux les plus difficiles. Les professionnels, ce sont ces gens qui sont capables de couper une planche exactement à six mètres et douze centimètres, avec un biseau de quarante-cinq degrés, du premier coup. Ils avaient également fait les travaux les plus stratégiques comme le raccordement des toilettes, et enfin après deux ans, il vivait dans la maison.

    Certains projets du départ étaient d’ailleurs sur le point d’être achevés, pendant que d’autres l’étaient déjà totalement, mais surtout dans son imagination pour le moment.

    Bref, la cuisine était faite – on n’allait pas manger par terre – le salon était presque terminé à condition de faire abstraction des gaines électriques qui pendent à droite et à gauche, de l’absence de peinture sur les murs et de la dalle en béton qui n’avait ni carrelage ni rien dessus.

    Sa chambre aussi, où il manquait la tapisserie et où on pouvait voir les trucs que les ouvriers avaient écrits sur les plaques de placo pendant les travaux. Il se disait d’ailleurs qu’avant de tapisser il devrait lui aussi écrire un truc bizarre et flippant, genre carte au trésor ou incantation vaudou, que de futurs propriétaires découvriraient peut-être un jour. Une sorte de bouteille à la mer, mais sur un mur, et dans une maison à la campagne.

    Le reste de la maison « recelait un très fort potentiel » comme on dit… Mais ça ne l’inquiétait pas. D’ailleurs, Édouard avait cette capacité à garder un calme olympien en toute circonstance, une sorte de flegme et de bienveillance qui lui avait souvent montré qu’on s’énervait moins en restant calme – logique imparable.

    « Mon frère, c’est un vrai culbuto, tu crois qu’il va s’énerver mais non, il te revient toujours avec un sourire niais », disait, ironiquement de lui, Ariane, sa sœur. Car Édouard avait une sœur. Et quelle sœur... Une du genre qu’on adore voir dans les séries américaines, rigolote, qui a toujours une vanne cruelle au bon moment, qui fait rire tout le monde, mais on ne vit pas dans une série américaine.

    Dans la vraie vie, Ariane, que ses parents avaient appelée comme ça à cause de la fusée – ils trouvaient que ça faisait plus moderne après Édouard, et puis au moins « il n’y en aura pas douze dans sa classe à l’école » – Ariane donc, était décoratrice d’intérieur. Enfin, c’est ce qui était marqué sur le diplôme qu’elle avait reçu à Pôle Emploi, après quelques semaines de « formation ». Ariane avait donc maintenant un sens aigu de ce qui se faisait et ne se faisait pas en matière de couleur, d’agencement, de matériau, et surtout, elle savait que chez son frère c’était ce qui se faisait de pire et encore la maison n’était même pas finie.

    Son parcours scolaire avait été chaotique, il s’était terminé très tôt et comme pour beaucoup de monde qui ne parvenait pas à apprendre correctement, elle avait atterri en filière professionnelle : la coiffure dans un premier temps. Échec, parce que, disait-elle, « ça me saoule ». La vente ensuite, mais l’idée d’obéir à une patronne sans lui manquer de respect lui était inconcevable. Finalement, après avoir essayé beaucoup de choses, elle avait eu une révélation : elle était en fait une grande artiste, incomprise évidemment (ou une grosse feignasse, disait Édouard, qui n’avait même pas essayé de lui trouver un vrai travail, flairant l’échec à venir).

    Elle avait donc tenté absolument tous les castings de toutes les émissions qui recherchaient des chanteuses en les faisant passer devant un jury qui les humiliait en direct à la télévision. Mais elle était tellement incomprise qu’elle n’eut même pas l’honneur de passer dans le bêtisier de l’émission où ils font défiler tous les incompris comme elle, qui ont poussé leur maîtrise vocale tellement loin que personne ne parvient à les suivre.

    Du coup, elle vivait toujours chez ses parents. Elle avait 10 ans d’écart avec son grand frère, ce qui pouvait sembler beaucoup mais « la nature en a décidé ainsi », disait sa mère.

    Elle passait ses journées à ne pas chercher de travail et utilisait ce temps libre à traîner avec des amies à elle, incomprises aussi dans leur domaine et à qui la société refusait de donner un emploi à la hauteur de leur talent.

    « Quelle tristesse », lui disaient les gens, « une si belle jeune fille ». C’est vrai qu’elle était jolie Ariane, car elle n’était pas que décoratrice, elle était aussi rousse. « Blond Vénitien, avec des reflets cuivrés », disait-elle fièrement. Ce n’était pas sa couleur naturelle bien sûr, ceux qui l’avaient connue avant ses quatorze ans (date de la première coloration, avec une amie dans la salle de bain) savaient qu’elle avait une couleur naturelle très classique, le même châtain clair à la noix que tout le monde en fait.

    Mais peu importe, les gens affectaient de ne pas s’en souvenir et lui faisaient des compliments sur sa chevelure, ce qui lui regonflait le moral aussi souvent que son ego le nécessitait, c’est à dire pratiquement tous les jours en fait.

    Ariane était passée dans les mêmes écoles que son frère, qui, lui, avait laissé un souvenir d’élève modèle, appliqué et sérieux : la déconvenue avec la petite sœur fut d’autant plus vive, et personne ne s’était privé de le lui faire remarquer. En revanche, elle n’avait pas un physique hors-norme comme son frère : elle était même très mince, élancée, élégante même ; mais à l’intérieur bouillait un caractère aussi agité qu’une discussion politique après le quatrième apéritif.

    Chacun son handicap, avait-elle dit à Édouard… Toujours un compliment à faire.

    Mais Édouard, ça le laissait de marbre. La plupart du temps, il aimait bien sa sœur, mais il la préférait quand même quand elle ne disait pas trop de saloperies.

    De son côté, il avait un emploi très stable : il était chef comptable dans une PME qui fabriquait des pièces détachées pour l’aéronautique. Il y était entré à la sortie de ses études pour remplacer la cheffe comptable de l’époque pendant son congé maternité. Quand elle est revenue, il a été engagé comme assistant, et pendant 7 ans c’est ce qu’il a fait, il l’a bien assistée. Tellement bien que lorsqu’elle a eu une opportunité dans une autre société pour un plus gros salaire, et puis je ne pouvais plus progresser ici, c’est tout naturellement lui qui l’a remplacée.

    C’est un travail qui exige de la rigueur, du calme, du sérieux et surtout de ne pas faire de blague sur les chiffres lorsqu’il faut les présenter au directeur général, ou aux commissaires aux comptes qui viennent certifier qu’il n’a pas fait de malversations ou qu’il n’a pas planqué d’argent pour moins payer d’impôts, ou alors dans une limite raisonnable. Ces limites étant d’ailleurs souvent définies à la table du restaurant, après la troisième bouteille de Bourgogne.

    Il lui arrivait souvent de finir assez tard, car il aimait le calme du bureau une fois que tout le monde était parti, et de toute façon personne ne l’attendait chez lui. Ce n’était pas pour autant un célibataire dans l’âme. Sa relation « record » avait duré presque deux ans, avec une jolie commerciale de sa boîte, qui avait rompu avec lui le jour où elle avait changé d’employeur et de région. Les autres, entre les filles de passage et celles qui fantasment sur le « géant », ça n’avait jamais fonctionné bien longtemps… Mais il se disait qu’il avait le temps, que ça arriverait naturellement un jour. Ou alors, tu n’es peut-être pas fait du tout pour la vie de couple, et tu finiras tout seul dans ta grande maison. Avec un labrador. Merci Ariane.

    Ça ne l’ennuyait pas de faire de grosses journées. Il avait des responsabilités, il aimait son travail, il gagnait bien sa vie, c’est déjà pas mal, se disait-il, il y a des tas de gens qui triment toute la journée pour un boulot qu’ils détestent, pour un salaire de misère et qui peuvent même pas se payer quinze jours en camping à la Grande-Motte. Alors que lui il avait déjà pas mal voyagé et visité plein d’îles où on peut faire de belles randonnées. Enfin, surtout quand il était étudiant, parce qu’avec le travail, ça avait diminué fortement.

    Ses parents, Jacqueline et Paul, à la retraite aujourd’hui, faisaient partie de ce qu’on appelle la « classe moyenne », mais plutôt vers la moyenne basse. Son père avait été manutentionnaire dans un entrepôt, il conduisait des chariots élévateurs avec lesquels il était interdit de faire des courses-poursuites quand le patron n’était pas là, depuis qu’un jeune s’était tué en se renversant ; à cause d’un virage pris trop serré dans la troisième allée, celle où on range les produits défectueux.

    Sa mère avait été cantinière à l’école du village, ce qui lui avait assuré pas mal de vacances, mais surtout un petit salaire et le devoir de faire manger les vingt-cinq enfants de l’école communale tous les jours, même quand il y avait des endives au jambon. À sa décharge, elle ne cuisinait pas tout : la commune achetait les repas tout faits et elle se contentait de réchauffer les plats. Elle préparait cependant elle-même les entrées, et c’était là qu’elle devait faire des miracles avec le peu de moyens que la commune lui accordait. Mais les enfants avaient l’estomac plein à la fin du repas, ce qui était une performance à chaque fois, et ce pendant presque vingt ans.

    Globalement, les parents d’Édouard et Ariane ne les avaient jamais vraiment poussés à faire de grandes études, ils se disaient qu’ils feraient bien ce qu’ils pourraient et qu’ils trouveraient toujours du boulot à l’entrepôt avec leur père en cas de besoin. Une chance pour Édouard d’avoir été tout de suite en tête de classe, sans trop se forcer, ce qui avait fait bonne impression à l’instituteur. Ça lui avait permis, quand il y a eu besoin, de se mettre vraiment à travailler et d’aller plus loin que ce qu’il aurait escompté s’il avait écouté ses parents.

    Il a ainsi pu découvrir la vie en résidence étudiante dans une grosse ville, les soirées, les filles, la mauvaise bière pas chère qu’on boit par pack entier (et il avait une sacrée résistance de ce côté-là…), les nuits blanches avant d’aller en cours ; bref, il n’avait pas perdu son temps.

    Il faisait toujours son petit effet quand il rentrait dans une pièce, à devoir se baisser pour passer la porte, alors quand il rentrait dans un amphithéâtre d’université plein à craquer, ça faisait du spectacle pour les gens fades qui n’ont aucune particularité physique d’aucune sorte.

    Pour autant, il n’avait pas négligé les cours, les obligations, les dossiers à rendre, les travaux en groupe, les exposés, les présentations, en un mot tout ce qu’on demande à un étudiant qui voudrait bien avoir ses diplômes.

    Il avait compris que son évolution sociale, personnelle, ne tenait qu’au fait qu’il réussisse ses études, personne ne pourrait le pistonner à aucun endroit ni le faire rentrer dans une grande banque où il aurait pu refuser des prêts à des gens qui le demandent.

    Il avait donc fini par être diplômé, en terminant d’ailleurs dans les dix premiers de sa promo, ce qui lui avait permis de choisir plus facilement ses stages dans des cabinets d’experts-comptables où il s’était frotté à toutes les subtilités qu’on n’apprend pas à l’école. Et quand l’opportunité de se rapprocher de sa ville d’origine s’était présentée, il n’avait pas tergiversé bien longtemps.

    Ce samedi matin, en revenant de sa course à pied où il essayait d’évacuer la pizza de la veille, Édouard se remit dans les travaux de sa maison, d’une part parce qu’il faisait vraiment trop chaud pour faire quoi que ce soit dehors, d’autre part parce que les murs criaient leur absence de peinture.

    C’est donc armé d’une bâche de protection pour le sol, de scotch à mettre sur les encadrements de fenêtre et de porte, d’un rouleau déjà utilisé mille fois et d’un pinceau qui va dans les coins pour dégager les angles (un « pinceau à rechampir » avait-il découvert que ça s’appelait au magasin de bricolage… Il trouvait ça drôle de devoir absolument nommer toutes les choses avec un nom bien précis) ; qu’il se dit qu’il allait attaquer le mur en face du bar de la cuisine.

    Il avait bien scotché la bâche par terre, protégé le bord de la fenêtre, il était sur le point d’ouvrir le pot de peinture « bleu ardoise de Cancale » qu’il avait acheté la semaine d’avant, quand Eugène frappa à la porte. Ça lui faisait toujours drôle à Eugène de voir cette maison qui avait été la sienne, être totalement transformée à un tel point qu’il ne reconnaissait plus rien. Par exemple, la cuisine ouverte sur le salon avec un bar au milieu, c’était « un truc de citadins ou d’Américains, chez nous, la cuisine, elle était fermée parce que sinon ça dérangeait ta grand-mère ». Et cet immense salon qui avait englobé l’ancienne chambre du père d’Édouard qui ne servait plus à personne, mais qui était bien pratique pour stocker du bazar qui ne tenait plus ni au grenier ni au garage ; eh bien, ça faisait vraiment hall de gare. En revanche, le fait d’avoir percé une grande baie vitrée dans le mur qui n’en avait pas, ça, c’était une vraie bonne idée. Il y avait pensé Eugène, mais il avait peur que la maison ne s’écroule en faisant le trou. Finalement, la baie était là, la maison était toujours debout, c’est ça de faire appel à des professionnels.

    — Cette maison, tu sais mon petit Édouard, ça me rappelle tellement de souvenirs… Finalement, tu fais bien de tout y casser, j’aurais pas aimé que quelqu’un vive dans nos affaires et dans nos murs à nous qui ont vu et entendu tellement de choses, que parfois ils n’auraient jamais dû entendre ; mais que veux-tu ta grand-mère n’était pas une personne à se faire marcher sur les pieds, même par son mari…

    La grand-mère de son vivant avait en effet une réputation de femme forte (« une maîtresse femme », avait-on dit à Édouard alors qu’il était trop jeune pour comprendre qu’on ne parlait pas d’institutrice), qui savait tenir sa maison mais qui savait surtout quoi penser de tout le monde. Oh, pas méchamment non, mais elle ne se privait pas de dire ce qu’elle pensait, y compris si parfois les gens lui en voulaient de ne pas avoir eu la politesse de la fermer.

    — Elle a toujours eu ce caractère, ta grand-mère. Ça faisait partie de son charme… Tiens, je ne t’ai jamais raconté, tu sais comment on s’est rencontré avec ta grand-mère ?

    — Non, répondit Édouard, assez surpris de cet élan de confidences, pas très courant chez son grand-père.

    — Je vais te le dire alors. Et puis il y a prescription maintenant, et je l’ai jamais vraiment raconté à qui que ce soit.

    Alors voilà. J’étais au café du village avec les copains. On y allait quand on ne travaillait pas, c’est à dire pas très souvent. Et puis, on n’avait pas beaucoup de sous à dépenser non plus, tu sais. Le bar était tenu par la Fernande, mais pas Fernande comme dans la chanson, elle quand tu la voyais, tu chantais autre chose, crois-moi !

    Donc on était assis, on jouait à la belote, sans tricher pour une fois parce qu’on ne voulait pas se fâcher. Dehors il pleuvait à seaux, il y avait de l’orage, il avait fait une chaleur d’enfer toute la semaine, un peu comme maintenant. Et le ciel avait décidé qu’il avait eu bien assez chaud comme ça, qu’il fallait qu’il relâche un peu et donc on avait droit à des torrents de pluie.

    Donc je tenais à la main mon valet de carreau – c’est important le valet à la belote, tu le sais – quand d’un coup la porte s’est ouverte ; et alors j’ai vu rentrer trois grands gaillards, trempés comme des soupes, qui essayaient comme ils pouvaient de pas tout inonder le sol du café. Mais le troisième tenait la porte toujours ouverte, comme si quelqu’un devait encore entrer. Et elle est entrée. Mon Dieu, quelle entrée ! En pestant comme une poissonnière contre le temps, en s’essuyant ses souliers sur le paillasson, en lançant un « Bonjour Messieurs-dames » assez fort alors que les trois autres – ses frères, je l’ai su par la suite – avaient juste hoché de la tête comme s’ils rentraient dans une église sans faire de bruit et en enlevant leur béret.

    Les trois gars sont allés au bar, pendant que Rose – ma petite fleur, elle pique toute l’année pour ne fleurir qu’une fois par an, tu sais – s’assied seule à une table où traînait le journal qu’elle a commencé à feuilleter en le tenant bien haut, pour se tenir à l’écart du regard des autres. Mais moi je la voyais bien. Elle était trempée comme ses frères, sa robe à fleurs lui collait aux épaules, ses cheveux gouttaient de l’eau de pluie qui aurait dû tomber directement par terre plutôt que d’aller dans sa tignasse blonde.

    Nous, on a continué à jouer comme avant, il fallait bien finir la partie mais du coup ça m’intéressait moins.

    Ils avaient tous l’air assez agacés, mais je ne savais pas trop pourquoi. La pluie, je me disais. C’est énervant la pluie. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, j’ai vu quatre vélos entassés à côté de la porte d’entrée. C’est qu’à l’époque mon gars, on n’avait pas les voitures comme vous, nous on était courageux, on prenait les vélos et hop direction le bal du village, parfois on faisait 20 kilomètres pour aller danser, et 20 kilomètres pour rentrer, complètement ronds mais qu’est-ce qu’on rigolait bien de ce temps-là…

    Je me suis dit qu’ils devaient revenir de quelque part, ou essayer d’y aller je ne savais pas trop… Je n’arrêtais pas de la regarder. Et je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai dû avoir un élan de courage, d’un coup je me suis levé en direction du bar pour commander encore une tournée de blanc pour moi et les copains. Et en revenant, porté par un souffle de hardiesse, je me suis arrêté à son niveau, et je lui ai demandé : « les nouvelles sont bonnes ? » vu qu’elle lisait le journal. Elle a baissé le haut du journal, m’a jeté un regard noir – ces yeux noirs, c’est la plus belle chose que j’ai jamais vue. Des immenses yeux noirs qui jettent des flammes – et elle m’a répondu sèchement : « Il y a de tout. Du bon et du mauvais ».

    Le son de sa voix, mon petit Édouard, c’était du Mozart. Elle parlait avec une voix aiguë, un peu nasillarde, qui était très douce à écouter quand elle disait de jolies choses, et insupportable quand elle criait, on aurait dit des glapissements d’animal blessé.

    Comme je ne savais pas trop quoi lui répondre, je suis juste allé me rasseoir avec les copains qui avaient bien vu que j’avais parlé à la fille et qui me charriaient un peu, parce que moi, je n’ai pas été éduqué à aller embêter les jeunes filles comme ça, moi je me suis toujours bien tenu à carreau comme on m’a élevé. Mais là, j’ai juste demandé si les nouvelles étaient bonnes, je ne lui ai rien dit qu’on pouvait me reprocher. Et ça s’est fait tellement vite que ses frères n’ont même pas remarqué que je lui avais parlé, vu qu’ils nous tournaient le dos.

    Quand l’orage s’est arrêté, les trois frangins ont payé leur verre – elle n’avait rien pris – et se sont dirigés vers la sortie. Elle les a suivis, sans un regard pour moi, en lançant un « Au revoir messieurs-dames », et elle a claqué la porte. Elle est bien éduquée, je me suis dit. Et les autres ont l’air pas très commodes, et en plus ils sont assez impressionnants.

    Du coup, je me suis senti un peu benêt, j’avais vu une fille qui me plaisait beaucoup comme jamais ça ne m’était arrivé, et elle était ressortie aussi vite qu’elle était rentrée, comme ça, pfuit.

    J’en étais là de mes considérations quand Maurice, un de mes copains est allé chercher le journal qu’elle avait laissé, vu qu’on ne jouait plus à la belote. Le journal était plié en quatre, ouvert sur une page qui annonçait le bal dans notre village la semaine d’après. Et là, je me suis dit qu’elle avait dû lire l’article, et que si ça se trouve elle allait venir… De toute façon, nous on avait prévu d’y aller, parce qu’on courait tous les bals du coin à cette époque.

    La semaine qui a suivi, Édouard, ça a été la semaine la plus longue de toute ma vie. Enfin, de ma petite vie, tu sais j’avais 17 ans et à l’époque on n’avait pas fait beaucoup de choses à cet âge-là. Le samedi d’après, Maurice, Henry, Pierrot et moi – tu les connais, on a même enterré le Pierrot l’année dernière, mon pauvre vieux Perriot – on était prêts, beaux comme des camions américains, je m’étais même mis de l’eau de Cologne que j’avais prise chez mes parents.

    Je l’ai attendue des heures et des heures… Et elle n’est pas venue. Elle n’est pas venue ! J’étais déçu mon Édouard t’imagines pas. J’en aurais pleuré s’il y avait pas eu les copains, et si ça avait été acceptable pour un homme de pleurer à cette époque.

    Le lendemain, on est allé chez Fernande pour jouer aux cartes et cuver un peu du vin de la veille. J’étais toujours tristoune de pas l’avoir revue ma jolie blonde aux cheveux trempés. Et j’avais mal à la tête parce qu’on avait un peu forcé sur le blanc au bal, même qu’il y en a qui s’étaient battus à la fin – ça se battait toujours à la fin, c’est à ça qu’on voyait que c’était un bal où il y avait de l’animation – mais pas moi, parce que j’étais pas bien bagarreur, et pas bien costaud non plus par rapport à ceux qui se tapaient dessus.

    La Fernande elle avait bien vu que je n’étais pas dans mon assiette. « Ben alors mon Gégène, t’as encore trop picolé ? », qu’elle me dit avec son sourire où il manquait la moitié des dents du bas.

    « Non, non, ça va, t’en fais pas », je lui ai répondu. Et puis, d’un coup, j’ai eu une idée. Une idée mon Édouard que si je l’avais pas eue, toute ma vie aurait pas été pareille.

    Je lui ai demandé « dis donc, l’autre semaine, là, quand y’avait l’orage, y’a trois gars qui sont rentrés. Ça me semble que je les connais mais je sais plus trop d’où. Ça te dit, toi ? »

    J’ai vu qu’elle réfléchissait, parce qu’elle fronçait les sourcils en fermant un peu les yeux comme quand elle devait compter l’addition d’une table où il y a plein de monde. Au bout d’un moment, elle s’est gratté le nez en faisant une grimace, et puis elle m’a dit « Je ne sais pas comment ils s’appellent, non. Mais je crois que ce sont des gars de Saint-Pierre-le-vieux, leur père il était marchand de bêtes et il s’arrêtait parfois quand il passait par ici, à l’époque c’étaient des gamins mais là ils ont bien grandi hein ! »

    C’était un bon début Édouard ! J’avais le nom du patelin ! C’était à quinze kilomètres de chez moi ! Mais je ne pouvais pas y aller comme ça, ça aurait fait trop louche de rôder par là-bas sans raison. Et à l’époque tu sais, les petites vieilles elles surveillaient tout ce qui se passait dans le village, qui arrivait, à quelle heure, avec qui, comment il était habillé, tout mon gamin ! Comment tu crois que ça marchait pendant la guerre ! Et à cette époque-là, va, pas besoin de téléphone, tout le monde savait bien où se trouver pour jacasser.

    Bien sûr, il n’y avait pas de bal prévu à Saint-Pierre, ça aurait été trop facile… De toute façon, ils n’en organisaient jamais parce que c’est quand même du boulot avec l’orchestre, la caisse, les boissons et tout ça… Ce n’était pas trop des marrants dans cette commune-là alors que le maire était communiste en plus.

    Mais finalement, j’ai trouvé un moyen d’y aller quand même, parce que quand on a une idée en tête, on l’a pas ailleurs, tu sais. Un moyen un peu bizarre, mais quand il faut, il faut. Ce qu’il s’est passé, c’est qu’il y a eu un enterrement. L’enterrement d’un vieux gars que je ne connaissais pas, mais je l’avais su en lisant le journal. Ma grand-mère me demandait toujours de lui lire la rubrique nécrologique – elle ne savait pas lire – parce qu’elle disait qu’un jour elle serait morte sans s’en rendre compte, et qu’il n’y a qu’en lisant le journal qu’elle le saurait.

    Et j’ai vu, on était un mardi, que le jeudi il y avait l’enterrement d’Alphonse Prépoignot. Je ne savais pas qui était cet Alphonse, mais ce que je savais, c’est qu’il était mort dans la bonne commune ! Quel bon gars cet Alphonse !

    Alors j’y suis allé, à vélo. Mes parents ont trouvé bizarre que j’aille faire un tour à vélo « juste pour me promener », mais je ne pouvais pas leur dire la vérité.

    Je me suis mis au fond de l’église, avec les gens qui ne viennent aux enterrements que pour montrer qu’ils se sont déplacés, même s’ils s’en fichaient pas mal du gars en question. Mais c’était comme ça à l’époque, il fallait que tout le monde du coin aille aux enterrements, sinon on disait que pour le sien il y aurait personne et c’est triste de s’enterrer tout seul.

    Je peux t’assurer qu’une fois en place, de derrière mon pilier je surveillais toutes les entrées. Et il en est arrivé, du monde, j’aurais pu tous les compter un par un, tellement j’étais concentré… Et enfin, je l’ai reconnu. Pas ta grand-mère, son frère. Puis l’autre. Puis une vieille qui était sa mère. Et enfin, elle… J’ai cru me sentir mal. Elle avait une robe sombre et pas l’air trop triste, je me suis dit qu’elle ne devait pas être de la famille ou alors pas trop proche. Parce que bon, j’étais bien décidé à aller lui reparler, mais ça fait malpoli de faire la cour à une fille qui enterre un parent.

    Elle s’est installée, trois rangs devant moi. Je la voyais se lever et s’asseoir au rythme de ce que disait monsieur le curé, je l’ai même un peu entendu chanter – cette voix ! – j’ai eu tout le temps de la voir de dos. J’ai essayé de la croiser en allant communier, mais comme c’est dans l’ordre depuis le fond, je n’étais pas arrivé qu’elle était déjà en chemin vers l’autel, et du coup on ne s’est pas croisé. Mais je me suis discrètement éclipsé avant la fin et je l’ai attendue. Je n’allais pas la rater encore une fois, ça non, j’étais bien décidé ! Et quand elle est sortie, mon petit, je l’ai trouvée encore plus belle que quand elle était entrée.

    Elle était un peu à la traîne des autres – il ne va pas falloir que ça devienne une habitude je me suis dit, je n’aime pas ça les retardataires moi – et j’ai osé. Je me suis avancé à sa hauteur, et je lui ai dit… « Euh… Bonjour mademoiselle, et… Euh… Toutes mes condoléances pour ce Monsieur »

    Elle s’est arrêtée, m’a transpercé de ses yeux noirs et de sa voix si douce m’a répondu « Je le connaissais à peine, je suis venue pour faire plaisir à mon père, moi les enterrements ça m’ennuie, il n’y a que des gens tristes. Et puis, ça ne fait pas revenir les morts. Mais vous, vous m’avez suivie jusqu’ici depuis le café de l’autre jour ? »

    La vache, bonne mémoire la petite que je me suis dit. Elle m’avait reconnu tout de suite, elle n’avait pas hésité longtemps.

    « Euh non, pas du tout, enfin j’aurais bien aimé mais euh… Enfin non… » Je suis devenu pivoine, j’aurais voulu mourir. Quel

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